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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


 

QUINTILIEN
L'INSTITUTION ORATOIRE
LIVRE PREMIER

 Chapitre VIII

De la lecture de l'enfant.


(1) Reste la lecture. Elle a pour objet d'apprendre à l'enfant quand il doit s'arrêter pour reprendre haleine, où le vers se partage, où le sens finit, où il commence, quand il faut élever ou abaisser la voix, ce qui doit être prononcé avec une inflexion lente ou rapide, douce ou animée: ce qui ne peut guère se démontrer que dans la pratique.

 (2) Or, je n'ai qu'une chose à recommander à cet égard: pour bien faire tout cela, qu'il comprenne bien ce qu'il lit. Qu'il s'accoutume surtout à lire d'un ton mâle, qui ait à la fois de la gravité et de la douceur. Et puisque ce sont des vers, et que les poètes disent eux-mêmes qu'ils chantent, le ton ne doit pas être le même que pour la prose, sans dégénérer pourtant en une modulation languissante et efféminée; défaut presque général aujourd'hui, et qui donna occasion à un bon mot de C. César, lorsqu'il portait encore la robe prétexte: Si vous chantez, disait-il, vous chantez mal; si vous prétendez lire, vous chantez.

 (3) Je ne suis pas non plus de l'avis de certaines personnes qui veulent qu'on lise les prosopopées sur le ton d'un comédien; seulement, une certaine inflexion est nécessaire pour les distinguer des endroits où le poète parle lui-même.

 (4) La lecture, sous les autres rapports, réclame des préceptes plus sérieux. D'abord, comme les impressions ne sont jamais plus profondes qu'à l'âge où l'on ignore tout, l'âme tendre des enfants exige qu'on ne regarde pas moins à l'honnêteté qu'à l'éloquence dans le choix des livres;

 (5) et c'est fort sagement qu'on fait commencer la lecture par Homère et Virgile, quoique, pour comprendre les beautés de ces deux poètes, il faille un jugement plus formé; mais il reste du temps pour cela, et ils ne les liront pas qu'une fois. En attendant, la sublimité du poème héroïque élèvera leur âme, la grandeur du sujet excitera leur enthousiasme, et cette lecture jettera en eux les semences du beau et du bon.

 (6) La lecture des tragiques est utile; celle des lyriques nourrit aussi l'esprit, pourvu néanmoins que, pour ceux-ci, on fasse un choix, non seulement parmi les auteurs, mais encore dans leurs ouvrages. Car les Grecs sont souvent licencieux, et il y a des endroits dans Horace que je ne voudrais pas expliquer. Quant à l'élégie, qui ne roule que sur l'amour, et aux hendécasyllabes, où il y a des bouts de vers sotadéens (car pour les vers sotadéens purs et simples, il ne faut pas même en faire mention), c'est un devoir d'en préserver les enfants, s'il est possible, ou au moins d'en différer la lecture jusqu'à un âge plus avancé.

 (7) À l'égard de la comédie, qui, par la peinture générale des hommes et des passions, peut être d'un grand secours par l'éloquence, je dirai bientôt, et en son lieu, l'usage que, selon moi, on doit en faire avec les enfants. En effet, dès qu'il n'y aura plus lieu de craindre pour les moeurs, la comédie devra faire leur principale lecture.

 (8) Je veux parler de Ménandre, sans toutefois exclure les autres; car les comiques latins ne seront pas non plus sans utilité. Mais il faut commencer par ce qui peut nourrir l'esprit et élever l'âme des enfants; pour le reste, c'est-à-dire pour ce qui ne regarde que l'érudition, ils auront assez de temps devant eux. La lecture des anciens poètes latins sera aussi d'un grand secours, quoique pour la plupart ils aient plus d'esprit que d'art. L'élocution peut surtout s'y enrichir, et puiser dans la tragédie la gravité, dans la comédie l'élégance, et partout une sorte d'atticisme.

 (9) L'économie y est aussi plus soignée que dans la plupart des modernes, qui font consister tout le mérite des ouvrages de l'esprit dans les pensées. C'est chez eux surtout qu'il faut aller chercher cette chasteté, et, pour ainsi dire, cette virilité que nous ne connaissons plus, aujourd'hui que les raffinements d'une fausse délicatesse ont gagné jusqu'à l'éloquence.

 (10) Enfin croyons-en les grands orateurs, qui, pour le succès de leurs causes ou l'ornement de leurs discours, ont fait des emprunts aux poèmes des anciens.

 (11) Ne voyons-nous pas, en effet, Cicéron surtout, et souvent même Asinius et les autres orateurs qui touchent à la même époque, citer des vers d'Ennius, d'Accius, de Pacuvius, de Lucilius, de Térence, de Cécilius, etc., et recueillir le double avantage de laisser, pour ainsi dire, respirer l'oreille fatiguée de l'âpreté du style judiciaire,

 (12) et, indépendamment du charme de la poésie, d'apporter à l'appui de leurs propositions les pensées de ces poètes, comme des espèces de témoignages? Au surplus, ce qui regarde les enfants est ce que j'ai dit d'abord; ce que je viens de dire s'adresse à un âge plus avancé, car l'amour des lettres et le goût de la lecture ne sont point limités au temps des classes: ils n'ont de bornes que celles de la vie.

 (13) Il est de petits soins que le grammairien ne doit pas négliger dans la première explication des poètes, comme d'exiger que l'enfant fasse l'analyse des parties du discours en décomposant le vers, et remarque les propriétés du nombre, dont la connaissance est d'autant plus nécessaire dans la versification, qu'elle se fait désirer même dans la composition oratoire;

 (14) de lui faire observer ce qui est barbare, impropre, ou contraire aux règles du langage; non pour en faire un reproche aux poètes, qui, obligés la plupart du temps de s'asservir à la mesure, ont droit à l'indulgence, et dont nous déguisons les défauts, comme je l'ai déjà dit, sous des noms honorables, attribuant en quelque sorte à la nécessité le mérite de la vertu; mais pour familiariser l'enfant avec les termes de l'art et pour exercer sa mémoire.

 (15) Il ne sera pas inutile non plus de lui enseigner, parmi les premiers éléments, de combien d'acceptions les mots sont susceptibles. À l'égard de la glose, c'est-à-dire de l'interprétation des mots peu usités, le grammairien ne devra pas la regarder comme une chose indifférente.

(16) Mais ce qu'il devra enseigner plus scrupuleusement encore, ce sont les tropes, qui sont un des principaux ornements de la prose comme de la poésie, et ce qu'on appelle figures de mot et figures de pensée. Je remets à parler de ces figures, ainsi que des tropes, lorsque je traiterai des ornements du discours.

 (17) Enfin, ce qu'un grammairien doit surtout s'appliquer à faire remarquer à son élève, c'est l'art avec lequel toutes les parties du poème sont distribuées, et la convenance observée soit par rapport aux choses, soit par rapport aux personnes; c'est la beauté des pensées et des expressions, les endroits où l'écrivain a été tantôt abondant, tantôt sobre, selon la circonstance.

 (18) À cela se joindra l'explication des traits tirés de l'histoire ou de la fable, qu'il faut sans doute traiter avec soin, mais sans la surcharger de superfluités. Il suffit d'exposer ce qui est généralement reçu, ou du moins ce qui est rapporté par des auteurs célèbres. S'attacher à tout ce qui a été dit par de misérables écrivains serait un excès d'ineptie ou une vaine parade d'érudition, outre que cela embarrasse et surcharge l'esprit, et fait perdre un temps qu'on emploierait plus utilement à autre chose.

 (19) Quiconque serait curieux d'étudier toutes ces rhapsodies, indignes d'être lues, pourrait aussi trouver de quoi s'instruire dans les contes de vieilles femmes. Cependant les cahiers des grammairiens sont remplis d'un pareil fatras, et à peine peuvent-ils se reconnaître dans leur propre travail.

 (20) On sait ce qui arriva à Didyme, qui poussa si loin la manie des compilations: on racontait devant lui une histoire à laquelle il refusait d'ajouter foi: pour le convaincre, on lui présenta un livre de lui, qui la contenait.

 (21) Mais c'est surtout dans les récits fabuleux que cet abus va jusqu'au ridicule, et même jusqu'à l'effronterie. Comme alors la fiction peut se donner carrière, rien n'arrête un grammairien sans conscience; il va jusqu'à supposer des livres entiers, des auteurs, au gré de son imagination; et il peut mentir en toute sûreté, bien certain qu'on ne le convaincra pas d'imposture sur ce qui n'exista jamais, tandis que sur des choses véritables on s'expose à être relevé par les érudits. Je mets donc au rang des qualités d'un grammairien d'ignorer certaines choses. 

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