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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS
Traduction (légèrement adaptée)
de G.T. Villenave, Paris, 1806
ARGUMENT. Dispute des armes d'Achille entre Ajax et Ulysse; Ajax changé en fleur. Ruine de Troie. Polydore égorgé par le roi des Thraces. Polyxène immolée sur le tombeau d'Achille. Hécube changée en chienne. Oiseaux nés des cendres de Memnon. Énée cherche le Latium. Les filles d'Anius changées en colombes. Diverses métamorphoses. Acis et Galatée; Acis devient fleuve. Glaucus est mis au nombre des dieux de la mer.
Le jugement des armes. Ajax (XIII, 1-381)
Tous les chefs ont pris place. Les Grecs sont rangés en cercle autour d'eux. Ajax se lève, fier d'un immense bouclier : impatient et fougueux, il jette un regard farouche sur le rivage de Sigée, sur la flotte renfermée dans le port; et, les bras levés vers les cieux :
"Ô Jupiter, s'écrie-t-il, c'est donc devant les vaisseaux que je plaide ma cause, et c'est avec Ulysse que l'on me compare, Ulysse que ces mêmes vaisseaux ont vu fuir, lorsque, prêt à les embraser, le terrible Hector ne fut repoussé que par moi ! Vaudrait-il donc mieux savoir discourir que combattre ! Il m'est aussi difficile de bien parler, qu'il l'est à Ulysse de bien agir; et, autant je l'emporte sur lui par les armes, autant par la parole il l'emporte sur moi.
"Cependant, ô Grecs, je ne pense pas qu'il soit nécessaire de vous retracer mes exploits, vous les avez vus. Qu'Ulysse fasse donc connaître les siens, qui n'ont eu de témoins que lui seul et la nuit. Le prix que je demande est grand, je l'avoue : mais un tel concurrent en abaisse l'honneur; il y en a peu à l'obtenir dès qu'Ulysse a osé y prétendre. Déjà même sa gloire est assez grande, puisque, quoique vaincu, l'on dira qu'il me fut comparé.
[21] "Mais moi, si ma valeur était moins connue, je pourrais me prévaloir des droits de ma naissance. Je suis fils de Télamon, compagnon d'Alcide ravageant les murs d'Ilion; compagnon de Jason au rivage de la Colchide. Ulysse eut pour père Éaque, qui donne des lois aux ombres silencieuses dans le noir royaume où Sisyphe roule sans cesse un énorme rocher. Le souverain des dieux reconnaît Éaque, et l'avoue pour son fils. Mais Ajax voit aussi dans Jupiter le second de ses aïeux. Que cependant ici soit estimé peu l'honneur de cette illustre origine, si je ne le partage point avec le grand Achille. Achille était fils du frère de mon père : c'est donc l'héritage d'un frère que je réclame. Mais toi ! né du sang de Sisyphe, et qui lui ressembles par tes artifices et par tes larcins, à quel titre veux-tu mêler des noms étrangers aux noms des Éacides ?
"Parce que j'ai pris les armes avant lui, sans y avoir été forcé par un dénonciateur, est-ce pour cela qu'on me refuserait ces armes ? et en jugerait-on plus digne celui qui se présenta le dernier; celui qui, couvrant sa lâcheté d'une feinte folie, se tint éloigné des périls jusqu'à ce que le fils de Nauplius, Palamède, plus rusé qu'Ulysse, mais trop imprudent, découvrit son infâme artifice, et l'entraîna dans les combats qu'il voulait éviter ? Celui qui refusa de s'armer obtiendrait le plus noble prix de la valeur ! Et j'en serais honteusement privé, quand je peux le regarder déjà comme mon héritage, moi qui accourus aux premiers dangers !
[43] "Et plût aux dieux que la démence d'Ulysse eût été véritable, ou du moins que la Grèce n'en eût pas soupçonné l'imposture, et que ce conseiller du crime n'eût point vu les remparts d'Ilion ! Malheureux fils de Péan, nous ne t'aurions pas perfidement abandonné dans Lemnos. Là, comme on le raconte, caché dans des antres sauvages, tu attendris les rochers par tes gémissements. Tu demandes aux dieux que le fils de Laërte reçoive le châtiment mérité : fassent les dieux que tes prières ne soient pas vaines ! Hélas ! ce héros, un des chefs de la Grèce, lié avec nous par les mêmes serments, seul héritier des flèches d'Hercule, tourmenté par un mal cruel, dévoré par la faim, n'ayant pour nourriture que la chair des oiseaux, pour vêtement que leur plumage, exerce contre les habitants de l'air ces mêmes traits réservés pour les destins de Troie. Cependant Philoctète vit encore, parce qu'il n'a point suivi Ulysse sur ces bords.
"L'infortuné Palamède aurait mieux aimé avoir été abandonné ainsi; se souvenant trop bien que Palamède avait eu le malheur de déjouer sa folie simulée, Ulysse l'accusa de trahir la cause des Grecs. Il supposa le crime, et le prouva en montrant à nos yeux l'or que lui-même il avait enfoui dans la tente de ce guerrier. C'est ainsi que, par l'exil, ou par la mort, Ulysse affaiblit notre armée; c'est ainsi qu'Ulysse combat, et c'est ainsi qu'il se rend redoutable.
[63] "Fût-il plus éloquent que Nestor, il n'effacerait point à mes yeux la honte d'avoir abandonné ce vieillard dans le combat. Prêt à succomber, son coursier blessé, et le poids des ans trompant son courage, Nestor appelait Ulysse à son secours. Nestor fut trahi par son compagnon; et ce n'est point ici un crime supposé; le fils de Tydée sait si j'en impose; plusieurs fois lui-même il appela Ulysse par son nom, et reprocha vainement à cet ami pusillanime sa fuite et son abandon.
"Mais les dieux tiennent toujours ouvert l'il de leur justice sur les actions des mortels. Bientôt Ulysse eut besoin pour lui-même du secours qu'il avait refusé à Nestor. Il méritait d'être abandonné; il avait donné l'exemple et fait la loi. Il appelle ses compagnons, j'accours : je le vois pâle et tremblant devant la mort présente à ses regards. J'oppose aux ennemis mon vaste bouclier, il couvre son corps renversé sur l'arène, et je sauve un lâche, action sans gloire pour Ajax.
"Si tu persistes à prétendre aux armes d'Achille, viens encore aux mêmes lieux où je sauvai tes jours. Que je t'y retrouve au milieu des mêmes ennemis, avec tes blessures et ta frayeur accoutumée : cache-toi derrière mon bouclier, et là, dispute ensuite contre moi !
[80] "Lorsque je l'eus délivré, trop blessé pour combattre et pour se soutenir, il sut trouver des forces pour la fuite, et aucune blessure ne retarda ses pieds légers. Hector paraît, et entraîne avec lui les dieux dans la mêlée. Partout où il se montre, Ulysse, tu n'es pas seul épouvanté; les plus braves pâlissent, tant Hector apporte avec lui de terreur ! Je saisis une roche pesante et le renverse au milieu de son vaste carnage. Et comme il demandait qu'un de nous vînt se mesurer avec lui en combat singulier, c'est moi seul qui ai osé le faire; vous avez alors fait des vux pour mon sort, Achéens, et vos prières ont été exaucées. Voulez-vous savoir l'issue de ce combat ? sachez qu'Hector ne m'a pas vaincu.
"Voilà que les Troyens portent contre notre flotte et le fer et la flamme. Où étais-tu alors, Ulysse, avec ton éloquence ? Grecs, c'est moi qui fis de mon corps un rempart à vos mille vaisseaux, seul espoir de votre retour. Donnez les armes d'Achille pour tant de vaisseaux conservés. Et s'il m'est permis de parler sans détour, je ferai plus d'honneur à ces armes qu'elles ne m'en apporteront. Notre gloire est unie : les armes d'Achille ont plus besoin d'Ajax, qu'Ajax n'a besoin d'elles.
[98] "Que le roi d'Ithaque oppose à mes exploits l'assassinat de Rhésus et la mort du lâche Dolon et le Palladium enlevé avec le prêtre Hélénus : il n'a rien entrepris au grand jour; il doit tout à la nuit, et n'a rien fait sans le secours de Diomède. Si vous accordez les armes d'Achille pour prix de ces travaux obscurs, partagez-les du moins, et que Diomède ait la meilleure part. Mais pourquoi les donner à Ulysse, qui agit sans combat, dans les ténèbres, et ne sait que tromper par ses artifices un ennemi peu prévoyant ! L'or dont ce casque étincelle trahirait sa marche et ses stratagèmes au milieu des ombres de la nuit. Sa tête fléchirait d'ailleurs sous ce casque pesant. Son bras débile ne pourrait soutenir cette forte lance; et ce bouclier, où Vulcain grava l'image entière du monde, ne convient point à une main timide qui ne semble faite que pour le larcin.
" Insensé, pourquoi demandes-tu des armes qui doivent t'accabler ? Si les Grecs trompés te les accordent, elles ne te rendront pas plus redoutable l'ennemi, mais elles offriront l'enlèvement facile d'un riche butin. Le poids de ces armes ralentira ta fuite (car c'est à fuir que tu excelles, ô le plus lâche des mortels !). Ajoute que ton bouclier, qui a vu si peu de combats, est encore entier, tandis que le mien, ouvert par mille traits, demande un successeur.
[120] Enfin, à quoi bon discourir ? Qu'on nous mette à l'épreuve en nous faisant agir; que l'on jette au milieu des ennemis les armes du héros; commandez-nous d'aller les chercher et accordez-les à celui qui les rapportera.
Le fils de Télamon avait cessé de parler. Son dernier défi excite parmi les Grecs un murmure favorable. Le fils de Laërte se lève : il tient d'abord les yeux baissés vers la terre; il regarde ensuite les chefs impatients de l'entendre. Il parle, et, dans son discours, la grâce ne masque point l'éloquence.
"Si les dieux avaient écouté vos voeux et les miens, l'héritier de ces riches dépouilles ne serait pas incertain. Achille, tu jouirais de tes armes, et nous jouirions de toi-même. Mais puisque les destins cruels nous ont envié ce bonheur (et à ces mots, il parut essayer quelques larmes), qui peut plus justement prétendre à l'armure d'Achille que celui. qui donna Achille à la Grèce ? Que l'esprit dur et grossier d'Ajax, qu'il vante lui-même, ne soit pas un titre en sa faveur; et que mon génie, qui vous fut toujours utile, ne me nuise point aujourd'hui. Que mon éloquence, si j'ai de l'éloquence, n'irrite point l'envie, lorsque après l'avoir employée si souvent pour l'intérêt commun, je m'en sers une fois pour moi seul. On ne doit point refuser de faire usage de ses propres biens, car je regarde comme étant à peine à nous la naissance, les aïeux, et ce que nous n'avons pas fait nous-mêmes. Mais puisque Ajax se glorifie d'être l'arrière-petit-fils de Jupiter, à Jupiter aussi se rattache mon origine. Nos degrés sont égaux. Je suis fils de Laërte, et Laërte eut pour père Arcésius, né de Jupiter. Mais, parmi les miens, on ne trouve ni coupable, ni banni. Mercure, qui reconnaît ma mère pour sa fille, m'a transmis une seconde noblesse, et, des deux côtés, j'ai des dieux pour ancêtres.
[146] "Mais ce n'est ni parce que ma mère rend ma naissance plus illustre que celle d'Ajax, ni parce que l'auteur de mes jours ne s'est point souillé du meurtre de son frère, que je demande les armes d'Achille. Ne nous jugez que sur nos actions. Que ce ne soit pas un avantage pour Ajax que Télamon soit frère de Pélée. Les degrés du sang ne doivent point fonder nos droits : c'est au mérite seul à les établir. Si cependant on voulait rechercher dans l'ordre du sang le premier héritier d'Achille, le père de ce héros, Pélée, vit encore, et Pyrrhus est fils d'Achille. Qu'on porte donc ces armes à Phthie Ou à Scyros. Teucer n'est pas moins qu'Ajax le cousin d'Achille. Mais demande-t-il ces armes ? et s'il les demandait, les obtiendrait- il ? C'est par les faits qu'il faut y prétendre. Il me sera difficile de rappeler tous les miens. Je suivrai cependant l'ordre des temps.
[162] "Thétis, mère d'Achille, prévoyant la mort prématurée de son fils, cacha son sexe sous l'habit d'une vierge, et ce déguisement trompa les Grecs, et Ajax avec eux. C'est moi qui, parmi de frivoles atours, mêlai des armes, dont la vue devait émouvoir le courage d'un héros. Ses vêtements étaient encore ceux d'une compagne de Déidamie, quand il saisit le bouclier et l'épée : "Fils d'une déesse, m'écriai-je alors, les destins réservent à ton bras la chute de Pergame. Que tardes-tu à venir renverser ses trous et ses remparts ?" Et, saisissant sa main, je l'entraîne, et conduis un grand courage à de grandes actions. Ainsi, tout ce qu'a fait Achille, c'est à moi que vous le devez. Ainsi, croyez que c'est par ma lance que Télèphe fut abattu, que Télèphe vaincu et suppliant conserva la vie. Croyez que la ruine de Thèbes fut mon ouvrage; que Lesbos, Ténédos, Chrysé et Cilla, villes consacrées à Apollon, devinrent ma conquête; que j'ai pris Scyros, que j'ai fait tomber les murailles de Lyrnèse. Et, passant sous silence tant d'autres exploits, c'est moi qui ai donné à la Grèce celui qui pouvait seul vaincre Hector : c'est donc par moi que l'illustre Hector a péri. Je demande ces armes pour prix de celles qui me firent reconnaître Achille; je lui donnai des armes pendant sa vie; je réclame les siennes après sa mort.
[181] "Lorsque l'injure d'un seul eut armé toute la Grèce, et que nos mille vaisseaux étaient retenus dans l'Aulide par le silence des vents, un oracle inhumain ordonnait qu'Agamemnon immolât sa fille innocente au courroux de Diane : Agamemnon refusait d'obéir; il accusait les dieux, et le père l'emportait sur le roi. C'est moi qui fis céder sa tendresse à l'intérêt commun. Maintenant, je l'avoue, et qu'Atride ne s'offense pas de cet aveu, le succès était difficile devant un juge séduit par l'amour paternel. Mais l'intérêt des peuples de la Grèce, l'affront de son frère, et la dignité du sceptre remis dans ses mains, l'emportent enfin, et il consent qu'un peu de sang achète tant de gloire. Je suis envoyé au-devant de Clytemnestre. Il ne s'agissait plus d'exhorter, de persuader une mère : il fallait la tromper. Si Ajax eût pris ma place, nos voiles dans l'Aulide attendraient encore les vents.
"Député par les Grecs, j'entre avec audace dans les remparts de Troie. Je vois la cour superbe de Priam : elle était alors pleine de guerriers. Je parle, avec assurance, au nom de toute la Grèce, qui m'a rendu son interprète. J'accuse Pâris, je redemande Hélène et les trésors enlevés avec elle. Priam est ému, Anténor est persuadé. Mais Pâris et ses frères, et les complices de l'enlèvement d'Hélène peuvent à peine contenir leur fureur. Ménélas, tu t'en souviens, et ce jour te vit partager ce premier péril avec moi.
[205] "Il serait trop long de rappeler tous les services que vous ont rendu ma sagesse et mon bras pendant la durée de cette longue guerre. Après les premiers combats, les Troyens se tinrent longtemps renfermés derrière leurs murailles. La carrière de Mars ne s'ouvrit plus au courage : enfin, à la dixième année, nous avons combattu. Que faisais-tu cependant, toi qui ne connais que la lance et l'épée ? Quels étaient les services alors par toi rendus ?
"Si tu cherches les miens, je dressais des pièges à l'ennemi; je fortifiais notre camp; je consolais le soldat, je l'exhortais à supporter patiemment les ennuis d'une si longue guerre; j'indiquais les moyens de trouver des vivres; j'enseignais l'art de combattre, et j'étais envoyé partout où les besoins de l'armée appelaient ma présence.
[216] "Cependant, trompé par un songe qu'il croit envoyé par Jupiter, Agamemnon ordonne de lever le siège. L'autorité de Jupiter peut lui servir d'excuse. Mais Ajax s'oppose-t-il au départ des Grecs ? Exige-t-il que Pergame succombe ? Demande-t-il à combattre, seule gloire à laquelle il puisse prétendre ? Pourquoi n'arrête-t-il pas les soldats qui déjà regagnent les vaisseaux ? Pourquoi ne prend-il pas les armes ? Pourquoi ne donne-t-il pas l'exemple à l'armée ? Ce n'était pas trop pour celui qui ne sait que vanter ses exploits. Mais, que dis-je ? toi-même, Ajax, je t'ai vu fuir, et j'ai rougi, lorsque, tournant le dos à Troie, tu préparais les voiles pour un honteux départ. Aussitôt je m'écrie : "Que faites-vous; où fuyez-vous ? Quelle démence vous entraîne, et vous fait abandonner Troie prête à succomber ! Qu'allez-vous remporter dans la Grèce, si ce n'est la honte, après dix ans de travaux ! " Par ce discours et par d'autres encore que l'indignation rend éloquents, je ramène les Grecs, déjà montés sur les vaisseaux, et se préparant pour le retour.
"Le fils d'Atrée convoque ses compagnons paralysés par la terreur; même alors le fils de Télamon n'ose pas ouvrir la bouche; et cependant Thersite avait bien osé lancer contre les rois des paroles insolentes. Je me lève, j'excite contre les Troyens les chefs indécis et troublés; et, à ma voix, les Grecs retrouvent leur vertu. Dès ce moment, tout ce qu'Ajax a pu faire de grand devient mon ouvrage, puisque je l'ai rappelé de la fuite aux combats.
"Enfin, quel est celui des Grecs qui te vante et s'associe avec toi ! Mais Diomède me communique tous ses projets; il écoute mes conseils, et toujours se croit sûr du succès, ayant Ulysse pour compagnon. C'est un honneur sans doute d'être seul choisi par Diomède entre tant de guerriers. Le sort ne m'avait point désigné pour le suivre, lorsque, méprisant les dangers de la nuit et du nombre des ennemis, nous marchons, et j'immole Dolon, qu'un projet pareil au nôtre avait conduit vers les tentes des Grecs; mais je ne lui donnai la mort qu'après l'avoir contraint de révéler tout ce qu'il savait, et je connus les desseins secrets de la perfide Troie.
[247] "Je savais tout, je n'avais plus d'enquête à faire; je pouvais retourner sur mes pas avec la gloire que je m'étais promise. Mais c'était peu pour moi : je marche aux tentes de Rhésus, et, au milieu de son camp, je le plonge avec ses compagnons dans les ombres éternelles. Alors, satisfait et triomphant, je reviens, monté sur le char du vaincu et chargé de ses dépouilles. Maintenant, refusez-moi les armes d'Achille, d'Achille dont le traître Dolon demandait les chevaux pour prix des périls d'une nuit, et qu'Ajax vous paraisse plus digne de les obtenir.
"Rappellerai-je les bataillons du lycien Sarpédon que ravagea mon épée, lorsque je renversai dans des flots de sang Céranos fils d'Iphitus, Alastor et Chromius, Alcandre et Halius, Noémon et Prytanis ? Citerai-je Chersidamas et Thoon, et Charops, et Ennomos conduit par des destins cruels, et tant d'autres guerriers moins célèbres que mon bras a fait tomber sous les remparts de Troie ! Mes blessures attestent ma valeur, et leur place est honorable. Ô Grecs, ne croyez pas à de vains discours, mais voyez (et en même temps il découvre son sein), voyez ce cur toujours dévoué à vos intérêts; mais, en dix ans de guerre, quel sang le fils de Télamon a-t-il versé pour vous ? Son corps est sans blessures. Qu'importe cependant, s'il assure avoir pris les armes pour défendre nos vaisseaux contre les Troyens et Jupiter lui-même ? Il l'a fait, je l'avoue : ce n'est point mon usage de ternir méchamment les grandes actions. Mais qu'Ajax ne prétende pas s'attribuer à lui seul la gloire qui est commune à tous, et qu'il daigne au moins vous en laisser une part. Patrocle, couvert des armes d'Achille, et pris pour ce héros lui-même, repoussa mieux qu'Ajax les Troyens dont les flammes menaçaient nos vaisseaux.
"Ajax se vante d'avoir osé seul accepter le défi d'Hector. Mais il oublie Agamemnon, et d'autres, et moi-même. Il ne se présenta que le neuvième, et ne fut choisi que par le sort. Mais enfin, quel fut, vaillant Ajax, l'événement de ce combat ? Hector se retira sans aucune blessure.
[280] "Ô douleur ineffaçable ! pourquoi suis-je obligé de rappeler ce jour où, avec Achille, tomba le rempart de la Grèce ! Ni mes larmes, ni mon accablement, ni mes périls, ne m'empêchèrent de relever son corps couché dans la poussière. Ce fut sur ces épaules que je portai le grand Achille, sur ces épaules que je portai les armes du héros, ces mêmes armes que je demande à porter encore. Mes forces suffisent donc pour un si noble poids; et si vous me jugez digne de cet honneur, je puis du moins en sentir, en reconnaître le prix.
"Thétis, dans sa tendre ambition pour son fils, n'aurait-elle fait fabriquer ces armes immortelles où Vulcain déploya tout son art, que pour qu'elles devinssent la parure d'un soldat ignorant et grossier ! Connaîtrait-il seulement ce que le ciseau grava sur ce bouclier, l'Océan et la Terre, les Astres et les Cieux; les Pléiades, les Hyades, l'Ourse, qui ne descend jamais dans l'onde, tant de cités diverses, et la brillante épée d'Orion ? Il demande des armes, qui seraient une énigme pour lui.
"Il m'accuse d'avoir fui les travaux de Mars, et de n'y avoir pris part que lorsqu'ils étaient commencés. Mais il ne s'aperçoit pas qu'il insulte au magnanime Achille ! S'il appelle crime une feinte, Achille et moi avons feint tous les deux. Si c'est une faute d'être venu tard devant Troie, j'y suis venu avant Achille. Je fus retenu par la tendresse d'une épouse, Achille l'était par celle d'une mère. Les premiers moments leur furent donnés : le reste vous appartint. Et, si je ne pouvais l'excuser, je ne craindrais pas un crime qui m'est commun avec le grand Achille. Cependant, cet Achille fut découvert par l'adresse d'Ulysse, mais Ulysse l'a-t-il été par l'adresse d'Ajax !
[307] "Je ne m'étonne point qu'il ait lancé sur moi les traits de sa langue grossière. Grecs, il ne vous a pas épargnés vous-mêmes. S'il est honteux pour moi d'avoir accusé Palamède d'un crime imaginaire, est-il glorieux pour vous de l'avoir condamné ? Mais le fils de Nauplius ne put justifier son crime : il était évident. On ne se borna point à vous parler de sa trahison, vous la vîtes; et le prix qu'il en avait reçu fut mis devant vos yeux.
"Quant à l'abandon de Philoctète dans Lemnos, ce n'est pas moi qu'il faut en accuser : Grecs, défendez votre cause. Je l'avoue, j'ai donné le conseil : vous avez ordonné. Je voulais, sauvant au fils de Péan les fatigues du voyage, les travaux de la guerre, laisser à ses maux cruels un calme nécessaire. Il consentit lui-même à ne pas vous suivre, et il vit encore. Mon avis ne fut pas seulement sincère, il fut heureux : il suffisait qu'il fût sincère.
"Mais puisqu'un oracle le demande pour renverser les murs de Troie, ne m'envoyez point à Lemnos : c'est Ajax qu'il faut charger de cette mission. Son éloquence saura calmer un furieux qu'aigrissent la colère et de longues douleurs; ou bien l'adroit Ajax réussira par quelque autre artifice. Mais on verra le Simoïs remonter vers sa source, l'Ida dépouillé de son feuillage, et les Grecs s'armer pour les Troyens, avant que l'industrie d'Ajax soit utile à vos intérêts, si je les abandonne.
[328] "Farouche Philoctète, quelque irrité que tu sois contre les Grecs, contre Agamemnon et moi- même, malgré les imprécations et la haine dont tu me poursuis; quoique tu ne cesses de dévouer ma tête, de demander que le ciel m'offre à ta colère, et que tu aspires à te rassasier de mon sang, en devenant maître de mon sort comme je le fus du tien, j'irai cependant te chercher : je te persuaderai de me suivre; ou du moins, secondé par la fortune, je saurai m'emparer de tes flèches, comme je m'emparai du devin Hélénos; comme par lui je connus les réponses des Immortels et les destins d'Ilion; comme j'enlevai le Palladium dans le temple de Minerve, au milieu des Troyens. Et Ajax ose se comparer à Ulysse ! Les oracles l'annonçaient, Troie était imprenable, si elle conservait l'image de Pallas. Où est le superbe Ajax ? Que servent les discours si fiers de ce grand capitaine ? Pourquoi craint-il, lorsque Ulysse ose marcher dans les ténèbres, se confier à la nuit, traverser les gardes ennemies, pénétrer non seulement dans Ilion, mais dans sa haute citadelle, enlever la statue de la déesse, et l'emporter à la vue des Troyens. Sans cette heureuse audace, vainement Ajax aurait couvert de sept cuirs son vaste bouclier. Dans cette nuit, je triomphai de Troie; je vainquis Troie, en la réduisant à n'être plus invincible.
[350] "Cesse, Ajax, de me rappeler, en ce moment, Diomède par ton geste et par tes murmure. Sans doute Diomède a sa part de gloire dans mes exploits. Mais toi-même, étais-tu seul, lorsque, couvert de ton bouclier, tu défendis nos vaisseaux ! Une foule de guerriers t'accompagnaient, et je n'en avais qu'un avec moi. Si Diomède ne savait que la valeur cède à la prudence, et qu'être invincible n'est pas un titre pour prétendre aux armes d'Achille, il les eût demandées. Et le fils d'Oïlée, plus modeste que toi, le terrible Eurypile, le généreux fils d'Andramon, Idoménée, et Mérionès, nés dans la même patrie, prétendraient à cette récompense; le frère du puissant Atride aurait les mêmes droits. Tous ces braves, qui ne te cèdent pas en valeur, ont cédé à ma prudence. Ton bras peut servir dans les combats, mais il a besoin que mes conseils le dirigent. Tu n'as qu'une force aveugle, je prévois l'avenir. Tu peux combattre, mais le fils d'Atrée choisit avec moi le temps du combat. Le corps seul agit en toi, dans Ulysse c'est la sagesse; et autant le pilote qui gouverne le vaisseau est au-dessus du rameur, et le chef d'armée au-dessus du soldat, autant je l'emporte sur toi. Cependant mon génie n'est pas supérieur à mon courage, et l'un et l'autre ont la même vigueur.
[370] "Illustres chefs de la Grèce, donnez donc ces armes à qui veilla toujours pour le salut de l'armée. Que cet honneur soit la récompense de tout ce qu'il a fait d'utile dans cette longue guerre. Déjà nous touchons au terme de nos travaux. J'ai détruit l'obstacle qu'opposaient les destins. J'ai pris Pergame, en rendant sa conquête possible. Je vous conjure donc par l'espérance commune, et par ces remparts qui vont s'écrouler. Je vous conjure par les dieux que j'ai ravis aux Troyens, par le génie et la prudence qu'il faudra consulter s'il reste encore à tenter quelque entreprise difficile et hardie pour achever les destins de Troie : souvenez-vous d'Ulysse; et si vous me refusez les armes d'Achille, donnez-les à cette déesse". Et à ces mots, il montra la statue fatale de Minerve ".
Mort d'Ajax (XIII, 382-398)
Les chef de l'armée applaudirent. On vit alors ce que peut l'art savant du langage, et l'éloquent Ulysse emporta les armes du vaillant Achille. Ajax, qui soutint seul tant de fois et le fer et la flamme, Hector et Jupiter, ne peut soutenir l'affront qu'il a reçu. Ce guerrier invincible est vaincu par la douleur. Il saisit son épée : "Du moins, dit-il, ce fer m'appartient. Mais Ulysse le demanderait-il encore ! Je n'ai plus qu'à m'en servir contre moi : il fut souvent rougi du sang phrygien; qu'il le soit enfin de celui de son maître; et qu'Ajax ne puisse être vaincu que par Ajax !" Il dit, et enfonce le glaive dans son sein jusque-là sans blessure. On fit de vains efforts pour arracher le fer; le sang, jaillissant avec violence, put seul le repousser. La terre que ce sang rougit fit éclore, sur une tige verte, une fleur de pourpre pareille à celle qui naquit du sang d'Hyacinthe. Le mêmes lettres tracées sur les feuilles, dans l'une expriment un nom, et dans l'autre une plainte.
Hécube. Les Troyennes (XIII, 399-438)
Ulysse, après sa victoire, s'embarque pour Lemnos, terre infâme où jadis les hommes qui l'habitaient, furent tous égorgés par ordre d'Hypsipylé, fille de Thoas. Maître des flèches d'Hercule, et suivi de Philoctète, Ulysse revient sous les remparts de Troie.
Enfin les derniers travaux de cette longue guerre s'achèvent. Troie et Priam tombent en même temps. Hécube, épouse infortunée, après avoir tout perdu, perdit encore la forme humaine, et, par des aboiements nouveaux, épouvanta les airs sur des rives étrangères.
[408] Ilion brûlait aux bords où l'Hellespont s'allonge, se resserre et s'enferme entre deux mers. L'autel de Jupiter avait bu le vieux sang de Priam. Traînée par les cheveux, la prêtresse d'Apollon, Cassandre, tendait vers le ciel de suppliantes mains. Prix injurieux de la victoire, les mères Troyennes, embrassant, tandis qu'elles le peuvent encore, les autels des Dieux de leur patrie, et réfugiées dans les temples embrasés, en sont arrachées par le vainqueur. Le jeune Astyanax est précipité du haut de ces tours d'où sa mère lui montrait si souvent Hector combattant pour lui et pour le trône de ses aïeux.
[418] Déjà le souffle heureux de Borée invite les Grecs à partir. Les voiles s'enflent et frémissent. Le pilote veut qu'on profite de la faveur des vents : "Adieu, Troie ! on nous arrache de ton sein !" s'écrient les Troyennes captives. Elles embrassent la terre qui les vit naître, et quittent les toits fumants de leur patrie. Hécube, quel spectacle ! Hécube arrive la dernière. Ulysse l'entraîne : il l'a trouvée errante au milieu des tombeaux de ses fils, et baisant leurs froids ossements. Elle a pu du moins avaler les cendres de son Hector; elle les emporte dans son sein, et n'a laissé sur le monument que ses cheveux blancs et ses larmes, seules offrandes aux mânes de son fils.
Sur la rive opposée aux lieux où fut Troie, est le pays habité par les Thraces. C'est là que régnait le riche Polymestor. Priam lui avait confié secrètement Polydore pour éloigner cet enfant des périls de la guerre : sage précaution, s'il n'eût pas envoyé avec son fils de riches trésors, qui devaient tenter l'avarice et l'inviter au crime. Lorsque les destins de Troie furent accomplis, le roi des Thraces, s'armant d'un glaive impie, égorgea le jeune prince commis à ses soins; et, comme s'il eût pu cacher le forfait avec le corps de la victime, il précipita, du haut d'un rocher, Polydore dans la mer.
Surpris par la tempête, les Grecs arrêtent leurs vaisseaux dans les ports de la Thrace; et, tandis qu'ils attendent une mer plus tranquille et des vents favorables, soudain la terre s'ouvre, et l'ombre du grand Achille apparaît, terrible et menaçante; tel que le héros était pendant sa vie, lorsqu'il osa, dans sa violence, tirer l'épée contre le fier Atride.
"Grecs, dit-il, vous partez, et vous oubliez Achille ! La mémoire de mes actions est ensevelie avec moi ! Qu'il n'en soit pas ainsi; et, afin que mon tombeau ne reste pas sans honneur, je demande, pour apaiser mes mânes, le sacrifice de Polyxène."
[449] Il dit, et les Grecs, obéissant à l'ombre impitoyable, arrachent des bras de sa mère Polyxène, dernière consolation qui restait à sa douleur. Cette princesse, que son courage élève au-dessus de son sexe et de son malheur, est conduite en victime sur la tombe d'Achille. Digne fille des rois, elle arrive à cet autel barbare, et voyant les funestes apprêts du sacrifice, Néoptolème debout, qui tient le couteau sacré, et attache sur elle ses regards : "Répands, dit-elle, ce sang illustre et pur : que rien ne t'arrête; plonge le fer dans ma gorge ou dans mon sein (et en même temps elle présente l'une et l'autre). Polyxène craint moins la mort que l'esclavage. Mais aucune divinité ne peut être apaisée par ce sacrifice inhumain. Je voudrais seulement que ma mère trompée put ignorer ma mort. Ma mère trouble seule la joie que m'offre le trépas; et cependant, ce n'est pas ma mort qui doit l'affliger, c'est sa vie. Vous, ô Grecs, éloignez-vous : laissez-moi descendre libre chez les morts. Si ma prière est juste, ne portez point sur moi vos mains, et respectez mon sexe. Quels que soient les mânes que vous cherchiez à apaiser, mon sacrifice leur sera plus agréable, devenu volontaire. Si mes derniers voeux peuvent vous toucher, écoutez la fille de Priam et non votre captive. Rendez à ma mère mon corps sans rançon. Que l'or ne rachète point le triste droit du tombeau, accordez-le à ses pleurs. Autrefois elle avait des trésors, et s'en servait pour racheter ses enfants."
Polyxène se tait : le peuple ne peut retenir ses pleurs, elle retient les siens. Le sacrificateur lui- même est attendri, et plonge à regret le couteau dans le sein qui s'offre à ses coups. La victime chancelle et tombe; et son front conserve encore une noble fierté. En tombant, elle songeait à ranger ses vêtements, et ce dernier soin est le triomphe de la pudeur.
[481] Les captives Troyennes reçoivent son corps : elles se rappellent avec douleur tous les fils de Priam égorgés, tout le sang qu'une seule famille a versé. Elles pleurent sur toi, jeune Polyxène, sur vous aussi, naguère épouse et reine, mère de tant de princes, gloire et image de la féconde Asie; maintenant mise à si bas prix dans le butin de Troie, qu'Ulysse vous dédaignerait pour son esclave, si vous n'étiez la mère d'Hector. Le nom d'Hector suffit à peine pour donner un maître à sa mère. Hécube presse dans ses bras ce corps sanglant où fut une âme et si pure et si grande. Elle pleure sur ces restes inanimés, comme elle avait pleuré sur sa patrie, sur ses enfants, sur son époux. Elle arrose de ses larmes l'endroit qu'a percé le fer. Ses lèvres pressent les lèvres de Polyxène; elle frappe son sein, qu'elle a si souvent meurtri dans ses longues douleurs, et, traînant ses cheveux blancs dans le sang glacé de sa fille, le coeur oppressé, elle éclate en longs regrets, et surtout en ces mots :
[494] "Ô ma fille, cher et dernier objet de la douleur de ta mère ! il ne me reste plus rien à perdre, ô ma fille, tu n'es plus. Je vois dans ton sein ta blessure et la mienne. Le glaive a donc moissonné tous mes enfants ! il a aussi tranché ta vie. Je croyais du moins que ton sexe te préserverait du fer ennemi, mais ton sexe même n'a pu te défendre. Le destin qui a fait périr tous tes frères ne t'a point épargné ! Ce destructeur de tous les miens, l'impitoyable Achille, te donne aussi la mort. Quand il tomba sous les traits de Pâris et d'Apollon : "Enfin, m'écriai-je, Achille n'est plus à craindre !" Je me trompais : il était encore redoutable pour moi. Sa cendre même dévore ma race, et je trouve un ennemi dans son tombeau. Mon sein n'a donc été fécond que pour assouvir la fureur du petit-fils d'Éaque ! Le superbe Ilion est tombé : sa chute achève le malheur de l'Asie, sans achever le mien. Ilion existe encore pour moi seule, et le cours de mes infortunes n'est pas terminé. Autrefois, reine puissante par mes richesses, par mes enfants, par mes gendres, par mon époux : maintenant, arrachée aux tombeaux de mes fils, pauvre esclave, traînée en exil, on me conduit à Pénélope, qui, me chargeant de vils travaux, et me montrant aux mères d'Ithaque, dira : "Voilà l'illustre mère d'Hector ! voilà l'épouse de Priam !"[514] "Après tant de pertes cruelles, toi qui seule consolais les douleurs de ta mère, on te sacrifie aux mânes de l'implacable Achille. Je t'ai donné le jour pour être immolée en victime à notre ennemi. Pourquoi ne puis-je mourir ! et qu'attends-je encore ? Que me réserves-tu, vieillesse odieuse ? Que me réservez-vous, dieux cruels ? Ne prolongez-vous les tristes jours de ma vie que pour me faire voir de nouvelles funérailles ? Qui l'eût dit qu'après la chute de Pergame, Priam eût pu se croire heureux ! Il le fut par sa mort. Ô ma fille, il n'a point vu ton funeste trépas, et il perdit en même temps et le trône et la vie.
"Mais, ô fille des rois, ta pompe funèbre sera-t-elle digne de ta naissance, et ton corps reposera-t-il dans le tombeau de tes aïeux ! Non, telle n'est point la fortune de la maison de Priam. Les pleurs de ta mère, un peu de sable sur des bords étrangers, c'est tout ce qui te reste. Nous avons tout perdu. Et si je puis encore supporter le peu de jours réservés à ma vie, c'est pour Polydore, confié au roi de Thrace qui règne en ces contrées; Polydore, si cher à sa mère, et maintenant le seul de mes enfants ! Mais que tardé-je à laver dans l'onde le corps de Polyxène, et le sang qui souille son visage !"
Polydore (XIII, 533-575)
Elle dit, et, arrachant ses cheveux blancs, marche vers le rivage d'un pas mal assuré : "Troyennes, s'écrie-t-elle, donnez, donnez une urne !" L'infortunée s'apprêtait à puiser une eau limpide : elle aperçoit étendu sur le sable le corps de Polydore; elle voit son sein déchiré par le fer du tyran. Les Troyennes jettent un cri d'horreur : Hécube est muette; la douleur dévore et ses pleurs et sa voix. Immobile, et telle qu'un rocher insensible, tantôt elle attache ses yeux égarés vers la terre, tantôt elle les lève menaçants vers les cieux. Souvent elle regarde le visage de Polydore, souvent ses blessures, ses blessures surtout. Sa fureur s'irrite et s'enflamme; et, comme si elle était reine encore, elle arrête sa vengeance, et ne songe plus qu'à punir le tyran.
Telle qu'une lionne à qui l'on vient d'enlever le lionceau qu'elle allaitait encore, suit sur le sable, sans apercevoir le ravisseur, la trace de ses pas : telle Hécube, emportée par la rage et par la douleur, oubliant ses années et non son courage, va trouver le détestable artisan du meurtre de son fils. Elle demande à lui parler, et feint d'avoir à lui confier un nouveau trésor pour Polydore.
[554] Le barbare la croit. Trompé par l'espoir d'une nouvelle proie, il la suit dans un lieu écarté; et avec une douceur hypocrite, composant son visage : "Hécube, dit-il, hâtez-vous de remettre de nouveaux trésors pour votre fils. Tout l'or que Priam m'a déjà confié, tout celui que je vais recevoir, lui seront fidèlement remis : j'en jure par les Dieux". À ce discours perfide, ce serment sacrilège, Hécube le regarde d'un il farouche, et armée de toute sa fureur, se jette sur lui, appelle ses compagnes, enfonce ses doigts dans les yeux du tyran, et les arrache de son front. La rage fait sa force; elle plonge ses mains dans les sanglantes orbites, et déchire encore, non les yeux qui n'y sont plus, mais la place où ils étaient.
Irrités du malheur de leur maître, les Thraces poursuivent les Troyennes, et lancent contre elles les pierres et les traits. Hécube arrête un des cailloux roulants, le mord avec un rauque murmure, et, voulant parler, elle aboie. Le lieu qui vit ce changement existe encore : il en a pris son nom. Hécube, sous sa nouvelle forme, conserve le souvenir de ses malheurs, et remplit les champs sithoniens de ses tristes hurlements. Son infortune émut de compassion les Grecs ses ennemis, comme les Troyens dont elle fut la reine. Tous les dieux en eurent pitié, et la soeur et l'épouse de Jupiter avoua même que la mère de Pâris méritait une autre destinée.
Quoique l'Aurore ait favorisé les armes des Troyens, elle ne peut cependant s'affliger ni de la chute d'Ilion, ni des malheurs d'Hécube. Un soin plus pressant l'agite, elle déplore ses propres infortunes. Elle a vu son fils Memnon tomber aux champs phrygiens, sous les traits d'Achille. Elle l'a vu, et cette vive couleur dont elle brille à l'Orient en ouvrant les portes du jour, s'est effacée, et de sombres nuages ont voilé les cieux. Mère désolée, elle ne peut soutenir la vue du bûcher préparé pour son fils. Les cheveux épars, elle court en désordre embrasser les genoux de Jupiter, et lui adresse ce discours, qu'interrompent ses sanglots et ses larmes.
"Déesse inférieure à toutes les divinités qui habitent l'Olympe (puisque les mortels m'ont élevé si peu de temples dans l'univers), je viens néanmoins, comme déesse, non pour te demander des autels, des fêtes, de l'encens, des sacrifices; et pourtant tu jugeras que j'ai droit d'y prétendre, si tu considères combien je te suis utile, en veillant aux bornes de la nuit, et l'empêchant, par les premiers rayons du matin, d'étendre son empire. Mais ce n'est pas ici le soin dont je suis occupée; et l'état actuel de l'Aurore ne lui permet pas de rechercher ces honneurs mérités. Memnon mon fils n'est pins. Il s'arma vainement pour la défense de Priam, son beau-père; et, à la fleur de ses ans (ainsi, dieux, vous l'avez voulu !), sa valeur a succombé sous celle d'Achille. Maître des Immortels, honore ses funérailles de quelque prodige qui console son ombre, et soulage ainsi la douleur d'une mère.
Les Memnonides (XIII, 600-622)
Jupiter exauce sa prière, et lorsque le bûcher de Memnon s'écroule dans les flammes, de noirs tourbillons de fumée obscurcissent les airs, pareils à ces brouillards nés du sein des fleuves, que les rayons du soleil ne peuvent pénétrer. La cendre vole, se réunit, se condense, et forme un corps qui reçoit du feu la chaleur et la vie. Sa légèreté lui donne des ailes : d'abord masse informe, pareille à un oiseau, bientôt oiseau véritable, le bruit de son vol agite l'air; et, en même temps, naît de la même cendre un peuple ailé de frères. Trois fois ils volent en cercle autour du bûcher, et trois fois ils frappent lugubrement l'air des mêmes cris. Au quatrième vol, ils se séparent en deux troupes ennemies, se font une guerre cruelle, exercent avec fureur leurs becs et leurs ongles aigus. Ils se heurtent les uns contre les autres, se déchirent, fatiguent leurs ailes, et, comme des victimes guerrières, tombent et s'ensevelissent dans la cendre qui les fit naître, attestant ainsi par leur courage qu'ils tirent leur origine d'un héros. Ce héros leur donne aussi son nom : on les appelle Memnonides, et lorsque le soleil a parcouru ses douze signes, ils reviennent, tous les ans, honorer par un semblable combat le tombeau de Memnon.
Ainsi, quand l'univers plaint la malheureuse Hécube, l'Aurore est occupée de ses propres douleurs. Aujourd'hui même elle pleure encore son fils, et ses larmes tombent en rosée sur la terre.
Énée chez Anius (XIII, 623-642)
Cependant les destins ne permettent pas que tout l'espoir de Troie périsse avec ses remparts. Le fils de Vénus emporte sur ses épaules les dieux de sa patrie, et son père aussi sacré pour lui que les dieux. Parmi tant de richesses, le pieux Énée n'a choisi que cette religieuse proie et son fils Ascagne. Il part des rives d'Antandros; sa flotte fugitive est emportée sur les mers. Il fuit les affreux rivages de la Thrace, où fume encore le sang de Polydore; ses voiles sont livrées à des vents propices, et il entre avec ses compagnons dans le port de Délos.
Anius, prêtre d'Apollon et roi de cette île, le reçoit dans le temple et dans son palais. Il lui montre la ville, les autels du dieu dont il est le pontife, et les deux arbres que Latone embrassait quand elle devint mère. Après avoir offert l'encens, fait des libations de vin dans la flamme sacrée, et brûlé, suivant l'usage, les entrailles des boeufs égorgés, ils entrent dans le palais, et, assis à table sur des tapis de pourpre, ils joignent aux présents de Cérès les dons de Bacchus. Alors le pieux Anchise, adressant la parole à Anius : "Ô pontife, choisi par Apollon, me trompé-je ? Lorsque pour la première fois je vis ces lieux, vous aviez, autant qu'il m'en souvient, un fils et quatre filles".
Les filles d'Anius (XIII, 643-674)
Anius, laissant tomber tristement sa tête ornée de bandelettes de lin, répond : "Vous ne vous trompez pas, magnanime héros ! Vous m'avez vu père de cinq enfants; et aujourd'hui, telle est l'inconstance des choses humaines ! je puis presque dire qu'il ne m'en reste aucun : car de quel appui pour ma vieillesse peut être un fils absent ? Il règne pour moi dans l'île d'Andros, qui a pris son nom. Apollon lui a donné la science de l'avenir. Mes filles avaient reçu de Bacchus des dons au-dessus de leurs vux et de toute croyance. Sous leurs mains, à leur gré, tout se changeait en épis, en grappes, en olives : elles étaient une source féconde de biens
[655] "Dès qu'Agamemnon, le destructeur de Troie, est instruit de ce prodige (et croyez que les malheurs d'Ilion ont aussi rejailli sur moi), il vient, à main armée, arracher mes filles de mes bras. Il leur ordonne de nourrir la flotte des Grecs avec le don qu'elles reçurent des dieux : elles prennent la fuite; deux se retirent vers l'Eubée, deux cherchent un asile dans Andros, auprès de leur frère. Des soldats paraissent, et mon fils est menacé d'une guerre cruelle s'il ne les remet entre leurs mains. La tendresse fraternelle cède à la crainte, Andros livre ses surs; mais sa faiblesse est excusable : il n'avait, pour défendre ses états, ni Énée, ni Hector, qui, pendant dix ans, ont retardé votre ruine.
"Déjà les Grecs préparaient des liens pour les bras de leurs captives : elles lèvent leurs bras libres encore vers les dieux : "Puissant Bacchus, s'écrient-elles, prête-nous ton appui !" Et le dieu qui fut leur bienfaiteur leur accorda son secours, si cependant c'était les secourir que de me les enlever par un prodige ! Je n'ai pu savoir alors, et maintenant je ne puis dire, comment elles changèrent de forme : leur changement et mon malheur me sont seulement connus. Elles prirent des ailes, et volèrent dans les airs, pareilles aux blanches colombes consacrées à Venus, dont vous fûtes l'époux."
Les filles d'Orion (XIII, 675-718)
Après que le temps du repas a été rempli par ce discours et par d'autres encore, les Troyens quittent la table et se livrent au sommeil. Le lendemain, ils se lèvent avec le jour, et vont consulter l'oracle, qui leur ordonne d'aller chercher leur antique mère et les rivages habités par leurs premiers aïeux. Anius les accompagne jusqu'au port, et leur fait de riches présents. Il donne un sceptre au vieil Anchise, une chlamyde et un carquois à son petit- fils Ascagne; à Énée, un vase que Thersès lui envoya jadis des rives de l'Ismène, comme gage de l'hospitalité qu'il en avait reçu. C'est l'ouvrage d'Alcon d'Hyla. Le ciseau de cet artiste y a gravé de grands événements. On y voit une ville : les sept portes qu'on peut distinguer sont mises à la place de son nom, et le font assez connaître. Devant ses remparts, une pompe funèbre, des tombeaux, des feux, des bûchers, et des femmes, le sein nu, les cheveux épars, annoncent un deuil public. Les Naïades paraissent pleurer et regretter leurs fontaines taries. Les arbres desséchés sont dépouillés de leur feuillage. Les chèvres rongent une herbe pauvre sur des rochers arides. On aperçoit, au milieu de Thèbes, les généreuses filles d'Orion : l'une tend sa gorge au fer qui va l'immoler; l'autre elle-même plonge un poignard dans son sein. Elles se dévouent pour le salut du peuple. On voit leurs corps sanglants portés en pompe dans la ville. La flamme les consume sur le bûcher élevé dans la place publique; et, afin que la race des deux vierges soit immortelle, on voit s'élever de leur cendre deux jeunes héros. La renommée leur a conservé le nom de Couronnes, et ils conduisent la pompe funèbre de leur mère.
[700] Tous ces tableaux sont gravés sur le vase antique, et l'acanthe en festons dorés relève ses bords. Les Troyens offrent à leur hôte des présents égaux à ceux qu'il a faits. Comme prêtre et comme roi, il reçoit un vase où se conserve l'encens, une patère, et une couronne d'or.
Les Phrygiens, se souvenant qu'ils tirent leur origine de Teucer, font voile vers la Crète; mais la contagion les écarte bientôt de cette île, et ils abandonnent les cent villes qui l'ont rendue célèbre. Ils désirent les rivages de l'Ausonie; mais l'hiver et ses tempêtes dispersent leurs vaisseaux. Forcés de relâcher aux îles Strophades qu'habitent les Harpies, ils en sont repousses par l'effroi qu'inspire l'obscène Aëllo. Déjà ils ont laissé derrière eux les rivages de Dulichium, Samos, Ithaque, et le rocher de Nérite, où règne le perfide Ulysse. Ils découvrent les murs d'Ambracie, que jadis se disputèrent les dieux. Ils voient le juge de ce grand différend transformé en rocher. Ils aperçoivent le temple d'Apollon, qui s'élève sur le promontoire d'Actium; les chênes parlants de Dodone et les champs de Chaonie, où, changés en oiseaux, les fils du roi Molossus échappèrent aux flammes en volant dans les airs.
Ils côtoient les campagnes voisines des Phéaciens, qui abondent en fruits délicieux, et abordent en Épire, aux remparts de Buthrote, où règne l'augure Hélénus, et qui, nouvellement bâtie, offre l'image de Troie. Le fils de Priam, ayant dévoilé aux Troyens leur avenir, ils abordent dans la Sicile, qui par trois promontoires, s'avance dans la mer. Pacchynos regarde an midi l'Auster au front nébuleux. Lilybée reçoit, au couchant, la douce haleine des Zéphyrs; et Péloros voit l'empire de Borée, et l'Ourse qui jamais ne descend dans les mers.
C'est là qu'arrivent les Troyens. Conduits par la rame et par un vent propice, leurs vaisseaux entrent dans le port de Zancle pendant la nuit.
[730] À droite, Scylla; à gauche, Charybde, qui jamais ne repose, rendent cette mer redoutable aux nautoniers. Charybde dévore et revomit les vaisseaux qu'elle vient d'engloutir. Scylla élève la tête d'une vierge sur un corps que ceint une meute aboyante; et si les poètes n'ont pas toujours écrit de vaines fables, c'était une vierge autrefois. Plusieurs jeunes gens recherchèrent sa main; mais, insensible à leur amour, compagne chérie des filles de l'onde, elle allait leur conter les feux trahis de ses amants. Un jour qu'elle tressait les cheveux de Galatée, cette nymphe lui dit en soupirant :
"Du moins, Scylla, vous êtes recherchée par des hommes qui ne sont pas indignes d'être aimés, et vous pouvez impunément mépriser et rejeter leurs voeux. Mais, moi, fille de Nérée, et que Doris a portée dans son sein, ayant pour appui le cortège innombrable de mes surs, je n'ai pu me soustraire à la poursuite ardente du Cyclope qu'en me précipitant dans les flots". Elle dit, et sa voix expire dans les larmes. Scylla les essuie avec sa main d'albâtre. Elle console la déesse, et lui dit : "Achevez, Galatée. Vous savez combien vous m'êtes chère. Ne me cachez pas plus longtemps la cause secrète de vos douleurs"; et la Néréide poursuit ainsi son discours.
Acis et Galatée. Polyphème (XIII, 750-897)
"Acis était fils de Faune et d'une nymphe, fille du Syméthus. Il était cher à son père, à sa mère : il m'était plus cher encore. Le bel Acis n'aimait que moi. À peine il avait seize ans, un duvet léger commençait à se montrer sur ses joues colorées. Je l'aimais, et Polyphème me poursuivait sans cesse de son amour. Si vous demandez ce qui l'emportait de ma haine contre le Cyclope, ou de ma tendresse pour Acis : mon cur était également rempli de ces deux sentiments. Ô Vénus, que ton pouvoir est grand, et ton empire absolu ! Ce monstre farouche, l'horreur des forêts mêmes, que nul mortel n'aborda jamais impunément, qui méprise et l'Olympe et ses dieux, est soumis a ta puissance. Épris de mes charmes, il brûle de tes feux. Il oublie ses troupeaux et les antres qu'il habite. Déjà, Polyphème, tu prends soin de te parer. Tu cherches à me plaire. Tu peignes avec un râteau ta rude chevelure. Ta barbe hérissée tombe sous une faux. Tu te mires dans l'onde, tu cherches à adoucir les traits affreux de ton visage. Tu perds ton ardeur pour le meurtre, ta cruauté, ta soif immense du carnage, et les vaisseaux abordent en sûreté vers ton rivage et s'en éloignent sans danger.
[770] "Cependant le fils d'Eurymus, Télémus, cet augure qui tire du vol des oiseaux d'infaillibles présages, descend en Sicile, et voit sur l'Etna le terrible Polyphème : "Prends garde, lui dit-il, à l'il unique que tu portes à ton front; il te sera arraché par Ulysse ". Le Cyclope rit de cette prédiction : "Ô le plus insensé des augures, s'écrie-t-il, tu te trompes : cet il, un autre déjà me l'a ravi." C'est ainsi qu'il méprise une prédiction pour lui trop véritable, Tantôt, pour me voir, il précipite sa marche, et le rivage gémit sous ses pas pesants; tantôt, vaincu par la fatigue, il va chercher le repos dans ses antres profonds.
"Il est un rocher dont la cime allongée s'élève sur la mer, et que les vagues frappent à sa base des deux côtés. C'est là que l'amoureux Cyclope monte et qu'il vient s'asseoir. Ses troupeaux, qui ne l'ont plus pour conducteur, le suivent encore. Il pose à ses pieds le pin qui lui sert de houlette, et dont on eût pu faire le mât d'un vaisseau; il prend une flûte énorme, composée de cent roseaux : il souffle dans l'instrument champêtre, et l'onde frémit, et les monts retentissent. J'étais cachée dans une grotte, où, penchée sur le sein d'Acis, j'entendis de loin les chansons du Cyclope; je les ai retenues; il disait :
[789] "Galatée, tu es plus blanche que la feuille du troène, plus fleurie que les prés émaillés. Ta taille est plus élancée que l'aulne; ton sein a plus d'éclat que le cristal. Tu es plus vive qu'un jeune chevreau; plus polie que le coquillage lavé par les flots; plus agréable que le soleil dans l'hiver, que la fraîcheur de l'ombre dans l'été; plus vermeille que la pomme, plus majestueuse que le haut platane, plus brillante que la glace, plus douce que le raisin dans sa maturité, plus moelleuse que le duvet du cygne, et que le lait caillé; et, si tu ne me fuyais point, plus belle pour moi que le plus beau jardin.
"Mais aussi cette même Galatée est plus farouche que les taureaux indomptés, plus dure qu'un chêne antique, plus trompeuse que l'onde, plus souple que les branches du saule et de la vigne sauvage, plus insensible que ces rochers, plus impétueuse que le torrent, plus fière qu'un paon superbe, plus cuisante que la flamme, plus piquante que les chardons, plus cruelle que l'ourse quand elle devient mère, plus sourde que les mers agitées, plus impitoyable qu'un serpent foulé par l'imprudent voyageur; et, ce que je voudrais bien pouvoir t'enlever, non seulement tu es plus agile que le cerf effrayé par les chiens aboyants, mais encore plus rapide dans ta fuite que le vent et l'oiseau dans les airs.
[808] "Cependant, si tu me connaissais bien, tu te repentirais de m'avoir fui; tu condamnerais tes refus; tu chercherais à me retenir près de toi. Cette partie de la montagne et ces antres ouverts dans la roche vive sont à moi. On n'y sent point les chaleurs brûlantes de l'été, ni l'âpre froidure de l'hiver. J'ai des arbres dont les rameaux plient sous le poids de leurs fruits. J'ai des vignes chargées de raisins que l'or jaunit, et j'en ai que la pourpre colore. C'est pour toi que je les garde. Tu cueilleras toi-même, de tes doigts légers, la fraise née à l'ombre des bois, les cornes qui mûrissent dans l'automne, et la prune au suc noir, et d'autres diversement colorées, pareilles à celles que l'art imite avec la cire.
"Si je suis ton époux, les châtaignes ne te manqueront point; tu auras des fruits en abondance; et mes arbres s'empresseront de te les offrir. Tous ces troupeaux m'appartiennent : beaucoup d'autres errent dans les vallons, ou cherchent l'ombre des bois, ou reposent dans les autres qui leur servent de bercail. Si tu m'en demandes le nombre, je l'ignore : c'est le berger pauvre qui compte ses troupeaux. Mais ne m'en crois pas lorsque je parle de la beauté de mes brebis : viens, et vois toi-même. À peine peuvent-elles soutenir leurs mamelles que gonfle un lait pur. Mille tendres agneaux, mille chevreaux bondissants remplissent mes bergeries. J'ai toujours du lait en abondance : j'en conserve une partie liquide; l'autre s'épaissit en fromages.
[831] "Tu ne te borneras pas à jouir de ces plaisirs innocents, et de dons vulgaires, tels que de jeunes daims, des lièvres, des chèvres, des colombes, des nids d'oiseaux enlevés sur la cime des arbres. J'ai trouvé, sur les hautes montagnes, deux petits ours qui pourront jouer avec toi, Ils sont si ressemblants qu'à peine on peut les distinguer; je les ai trouvés, et, en les prenant, j'ai dit : "Ils sont pour celle qui m'a charmé."
"Lève donc au-dessus des flots azurés ta tête brillante, ô Galatée ! Viens, ne dédaigne pas mes présents. Je me connais : je me suis vu naguère dans l'onde transparente, et, en me voyant, ma beauté m'a plu. Regarde la hauteur de ma taille : Jupiter n'est point plus élevé dans les cieux (car vous avez coutume de parler du règne de je ne sais quel Jupiter). Une chevelure épaisse couvre mon front altier, et, comme une forêt, ombrage mes épaules. Que si mon corps est couvert de poils hérissés, ne pense pas que ce soit une difformité. L'arbre est sans beauté, s'il est sans feuillage. Le coursier ne plaît qu'autant qu'une longue crinière flotte sur son col. L'oiseau est embelli par son plumage, la brebis par sa toison : ainsi la barbe sied à l'homme, et un poil épais est pour son corps un ornement.
[851] "Je n'ai qu'un il au milieu du front; mais il égale un bouclier en grandeur. Eh quoi ! le soleil ne voit-il pas, du haut des cieux, ce vaste univers ? Et cependant il n'a qu'un il comme moi. Ajoute que Neptune, à qui je dois le jour, règne dans l'empire que tu habites : je te donne Neptune pour beau-père. Sois sensible à mes maux, exauce les vux de celui qui t'implore. "Toi seule as dompté Polyphème : et moi, qui méprise Jupiter, et le ciel, et la foudre brûlante, ô fille de Nérée, je tremble en ta présence; et ta colère est pour moi plus terrible que la foudre.
"Je souffrirais plus patiemment tes mépris, si tu rejetais les voeux de tous tes amants. Mais pourquoi, méprisant ma flamme, es-tu sensible à celle d'Acis ? Pourquoi, aux baisers de Polyphème, préfères-tu les baisers d'Acis ? Qu'il soit, je le veux, fier de sa beauté, et, ce que je ne voudrais pas, qu'il te plaise aussi, Galatée, pourvu qu'il tombe entre mes mains : il sentira quelle force enferme un si grand corps. J'arracherai ses entrailles, je disperserai dans les champs ses membres palpitants, je les jetterai dans les flots où tu fais ton séjour ! et qu'il puisse ainsi s'unir à toi ! Car enfin, je brûle, et mes feux toujours méprisés deviennent plus ardents. Tous ceux de l'Etna me semblent transportés dans mon sein avec leur violence; et toi, Galatée, tu n'es pas touchée de ma douleur !"
[870] "Après ces inutiles plaintes, il se lève, je l'observais : et, tel qu'un taureau furieux à qui on enlève sa génisse, il ne veut plus rester sur son rocher; il erre dans les forêts, et sur la montagne, dont il connaît tous les détours. Enfin, il m'aperçoit avec Acis. Trop imprudents, nous étions loin de craindre ce malheur : "Je vous vois, s'écria-t-il, mais c'est pour la dernière fois que l'amour vous rassemble !" Sa voix, aussi effroyable que peut l'être celle d'un Cyclope en fureur, fait mentir l'Etna. Saisie d'épouvante, je me plonge dans la mer. Le fils de Syméthus avait pris la fuite; il s'écriait : "Viens à mon secours, ô Galatée ! ô mon père ! ô ma mère, secourez-moi, et recevez dans vos ondes votre fils qui va périr."
"Le Cyclope le poursuit; il détache de la montagne un énorme rocher, il le lance : et, quoiqu'une des extrémités de cette masse atteigne seule Acis, elle l'écrase et le couvre tout entier. Hélas ! je fis pour lui tout ce que les destins permirent, et je le ramenai à sa première origine. Sous le roc, le sang d'Acis coulait en flots de pourpre : sa couleur s'efface par degrés; c'est bientôt l'eau d'un fleuve qu'ont troublée la pluie et les orages; c'est enfin l'eau d'une source limpide. La pierre s'entrouvre, et de ses fissures sortent des roseaux à la tige élancée. Dans le creux du rocher l'onde bouillonne et murmure; elle jaillit de ses flancs. Mais, ô prodige ! du sein de la source un jeune homme s'élève : son front est paré de cornes naissantes, et des joncs le couronnent : c'était Acis, mais devenu plus grand. L'azur des flots colorait son visage : c'était Acis, changé en fleuve; et ce fleuve a conservé son nom."
Galatée cesse de parler. Les Nymphes qui l'ont écoutée se dispersent et nagent dans de paisibles mers. Scylla revient, elle n'ose se confier à l'élément liquide. Tantôt elle se promène sans vêtement sur le rivage; tantôt elle rafraîchit son corps fatigué dans les antres secrets où la mer porte une onde tranquille.
Glaucus paraît, fendant les flots azurés. Nouvel habitant de l'empire de Neptune, il vient de changer de forme à Anthédon, près de l'Eubée. Il voit Scylla, l'aime et la suit. Il lui tient tous les discours qui peuvent l'arrêter dans sa fuite : elle fuit cependant; et la crainte rendant ses pieds plus légers, elle court. Elle arrive au sommet d'un rocher immense qui domine le rivage, et dont la cime, dépouillée d'ombrage, est penchée sur la mer. C'est là qu'elle s'arrête et cesse de craindre. Ignorant si c'est un monstre ou si c'est un dieu qu'elle voit, elle observe sa couleur bleuâtre, les longs cheveux flottants sur son dos, et la partie inférieure de son corps, recourbée en replis tortueux. Glaucus, qui s'aperçoit de sa frayeur, s'appuie au rocher sur lequel elle est assise.
[917] "Je ne suis, dit-il, ô jeune vierge, ni un monstre, ni une bête cruelle : je suis un dieu des eaux. Mon pouvoir ne le cède point à celui de Protée. Triton et Palémon, fils d'Athamas, n'ont pas des droits plus grands que les miens. Autrefois cependant je n'étais qu'un simple mortel. Mais, accoutumé à l'empire de Neptune, je m'exerçais depuis longtemps sur ses bords. Tantôt je tirais sur le sable mes filets chargés de poissons; tantôt, armé d'un long roseau, et assis sur un rocher, je dirigeais l'hameçon sur les flots.
"Il est un rivage que d'un côté borne l'onde amère et de l'autre une riante prairie. Ni la génisse, ni la brebis, ni la chèvre au long poil, n'offensèrent jamais de leurs dents son herbe verdoyante. Jamais la diligente abeille n'y vint chercher le suc de ses fleurs. Jamais les Nymphes ne les cueillirent pour en former des guirlandes, et jamais elles ne tombèrent sous la faux du l'agriculteur. Le premier de tous les mortels je m'assis sur ce gazon. Tandis que je fais sécher mes filets, et que je m'occupe à ranger, à compter sur l'herbe les poissons que le hasard a conduits dans mes rets, et ceux que leur crédulité a fait mordre à l'appât trompeur, ô prodige inouï, qu'on prendrait pour une fable ! Mais que me servirait de l'inventer ! À peine mes poissons ont touche l'herbe de la prairie, ils commencent à se mouvoir, à sauter sur le gazon comme s'ils nageaient dans l'élément liquide; et, tandis que je regarde et que j'admire, ils abandonnent tous le rivage et leur nouveau maître, et s'élancent dans la mer.
[940] "Ma surprise est extrême, et je cherche longtemps à expliquer ce prodige. Quel en est l'auteur ? Est-ce un dieu, ou le suc de cette herbe ? "Mais cependant, disais-je, quelle herbe eut jamais une telle vertu ?" et ma main cueille quelques plantes de la prairie. Mais à peine en ai-je exprimé sous ma dent les sucs inconnus, je sens dans mon sein une agitation extraordinaire. Je suis entraîné par le désir et l'instinct d'une forme nouvelle. Je ne puis rester plus longtemps sur le gazon : "Adieu, m'écriai-je, terre que j'abandonne pour toujours !" Et je m'élance dans là profonde mer.
"Les Dieux qui l'habitent me reçoivent et m'associent à leurs honneurs. Ils prient le vieil Océan et Téthys de me dépouiller de tout ce que j'ai de mortel. Je suis purifié par ces deux divinités. Neuf fois elles prononcent des mots sacrés, pour effacer en moi toute souillure humaine. Elles ordonnent que mon corps soit lavé par les eaux de cent fleuves, et soudain cent fleuves roulent leurs flots sur ma tête.
[956] "Voilà ce que je puis te raconter de cet événement, ce dont je me souviens encore : tout ce qui suivit m'est inconnu. Dès que j'eus repris mes sens, je me vis revêtu d'une forme qui n'était plus la mienne : mon esprit même était changé. Alors, pour la première fois, j'aperçus cette barbe azurée, cette longue chevelure qui balaye les mers, ces larges épaules, ces bras de la couleur des eaux, et ces cuisses réunies, courbées en queue de poisson. Mais que me sert ce changement ! Que me sert d'avoir su plaire aux dieux de la mer, et d'être un de ces dieux moi- même, si tu n'es point touchée de mon amour !"
Tandis qu'il parlait encore, et qu'il s'apprêtait à poursuivre, Scylla s'échappe et fuit. Glaucus s'indigne, et, irrité de ses mépris, il fend l'humide plaine, et se rend au palais merveilleux de Circé.
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