FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 25 - janvier-juin 2013
Jean d'Outremeuse, traducteur des Mirabilia et des Indulgentiae
Introduction : Les Mirabilia urbis Romae et leur tradition
par
Jacques Poucet
Professeur émérite de
l'Université de Louvain
Membre de l'Académie
royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>
La
complexité d’une tradition : questions de terminologie
Dans un article précédent sur l'évolution des Mirabilia Romae (cfr FEC, t. 24, 2012), nous avons relevé l’ambiguïté de l’expression Mirabilia (Romae) et les risques de son utilisation. Rappelons en quelques paragraphes le contenu de cet article.
Mirabilia
veut simplement dire « les curiosités, les choses à
voir » (en l’occurrence à Rome), mais l’expression
est couramment utilisée pour désigner un genre
littéraire : celui des ouvrages qui
présentent « ce qu’il faut voir à
Rome », les ancêtres en quelque sorte de nos guides de voyage.
Mais le genre ainsi désigné a connu au fil des
siècles une profonde évolution et l’expression Mirabilia
(Romae)
recouvre des réalités bien différentes, qu'il faut avoir bien à l'esprit si on
veut l'utiliser
correctement
Cet article évoquait d’abord le traité des Mirabilia urbis Romae (avant 1150) en tant qu’Urtext, lequel traité, avec ses versions dérivées et ses traductions-adaptations, constitue ce qu’on peut appeler la « tradition des Mirabilia au sens strict ». Il notait ensuite qu’à partir du XIVe siècle, le genre a connu une transformation importante marquée par l’apparition et le développement de « guides du pèlerin », ouvrages fort différents des précédents mais constituant néanmoins avec eux « la tradition des Mirabilia au sens large ». Il présentait enfin l’utilisation que d’autres ouvrages (chroniques ou récits de voyageurs) avait faite de notices en provenance de la tradition des Mirabilia (au sens strict et au sens large).
Il était largement inspiré des importants travaux récents de Mme Nina R. Miedema, et comme les pages suivantes y feront encore souvent allusion, nous les rappellerons dans l’encadré ci-dessous.
Bibliographie :
N.R. Miedema, Die « Mirabilia Romae ». Untersuchungen
zu ihrer Überlieferung mit Edition der deutschen und niederländischen
Texte, Tübingen, 1996, 588 p. (Münchener Texte und
Untersuchungen zur deutschen Literatur des Mittelalters, 108) ; Die römischen Kirchen im
Spätmittelalter nach den « Indulgentiae ecclesiarum urbis
Romae », Tübingen,
2001, 896 p. (Bibliothek des Deutschen historischen Instituts in Rom, 97), et Rompilgerführer
in Spätmittelalter und früher Neuzeit : die « Indulgentiae
ecclesiarium urbis Romae » (deutsch / niederländisch). Edition
und Kommentar, Tübingen, 2003, 554 p. (Frühe Neuzeit. Studien und Dokumente zur deutschen
Literatur und Kultur im europaïschen Kontext).
Nous
suivrons les résultats obtenus par cette éminente spécialiste et
nous utiliserons, au lieu du terme ambigu de Mirabilia,
des expressions plus précises comme Mirabilia (urbis) Romae [ou
Mirabilia au sens strict], Indulgentiae (ecclesiarum urbis Romae), Stationes
(ecclesiarum urbis Romae), Mirabilia Romae vel potius Historia et
descriptio urbis Romae, qui permettent de mieux distinguer les contenus et
les époques. Les Mirabilia au sens strict, surtout dans leurs
versions les plus anciennes (XIIe siècle), sont fort différents
des Mirabilia Romae vel potius Historia et descriptio urbis Romae
du XVe siècle (les Mirabilia au sens large).
Un
inventaire de la tradition des Mirabilia (au sens large)
Les titres des livres de Mme N.R. Miedema
indiquent clairement que son objectif principal est
l’étude des traductions allemandes et néerlandaises du
genre littéraire des Mirabilia Romae. Mais pour y parvenir, elle
a été obligée d’examiner l’ensemble de la
tradition des Mirabilia, au sens strict et au sens large. Ce qui a
notamment donné
naissance à un inventaire
minutieux de tous les témoins connus (manuscrits et éditions imprimées),
dans toute une série de langues (latin, allemand, anglais,
espagnol, français, italien, néerlandais). D’où le grand intérêt de son catalogue
auquel nous emprunterons dorénavant
les sigles servant à désigner les témoins (par
exemple F 6 ou L 186). On le trouvera dans Miedema (Mirabilia, 1996, p.
17-247) où il totalise quelque 230 pages. Les lecteurs désireux
de plus de détails sont invités à se rapporter.
De cet inventaire, la brève synthèse qui suit ne retiendra que quelques éléments, et d'abord ce qui concerne les plus anciens témoins, à savoir les manuscrits.
La spécialiste allemande a ainsi recensé 237 manuscrits en latin, 80 en allemand, 20 en néerlandais, 12 en anglais et seulement 10 en français. Ce sont là des chiffres bruts. Certains manuscrits en effet ne contiennent que les Mirabilia (au sens strict), ou les seules Indulgentiae, ou les seules Stationes ; d’autres combinent deux, voire trois traités ; d’autres encore proposent uniquement les Mirabilia Romae vel potius historia et descriptio urbis (sur la portée de cette dénomination, cfr Miedema, Mirabilia, 1996, p. 12-13). Les chiffres donnés doivent donc être ventilés en fonction des textes qu’ils offrent et de la langue de rédaction.
Concentrons-nous
maintenant sur deux de ces sous-groupes : d'abord les Mirabilia au sens
strict, ensuite les Indulgentiae.
Les Mirabilia
au sens strict
et leurs traductions françaises : les manuscrits
Si les Mirabilia au sens strict sont attestés dans un grand nombre de manuscrits latins (145 sur 237), quatre seulement en proposent une traduction française. Trois d'entre eux (les F 6, F 8 et F 9 du catalogue) ont été utilisés en 1969 par D.J.A. Ross, pour son édition de deux traductions françaises différentes, l’une du XIIIe, l’autre du XVe siècle (cfr ci-dessous).
D.J.A.
Ross, Les Merveilles
de Rome. Two Medieval French Versions of the « Mirabilia Urbis
Romae »,
dans Classica et Mediaevalia, t. 30, 1969, p. 617-665, dont le
commentaire, pour chaque notice, fournit au lecteur les sources
utilisées par les traducteurs. Ce travail, fastidieux pour
l’éditeur, mais très éclairant pour le lecteur,
révèle que le traducteur français non seulement ne
connaît pas toujours très bien le latin, mais surtout qu’il
ne connaît pas très bien non plus les réalités
romaines qu’il entend décrire.
La quatrième et dernière traduction française connue figure dans un manuscrit du XIVe (le F 5), actuellement au British Museum (Ms. Add. 25.105). Malheureusement, à notre connaissance en tout cas, il ne semble avoir été ni édité ni utilisé par les Modernes. Pour le présenter en détail, il faudrait se rendre à Londres.
Les Indulgentiae et leurs traductions
françaises : les manuscrits
Pour sa part, la tradition des Indulgentiae comporte 110 manuscrits avec le texte latin, mais il n’en existe que quatre contenant une traduction française : l’un, du XIIIe/XIVe siècle, à Berne (F 2) ; un autre au British Museum (le F 5) qui contient aussi les Mirabilia et qui date du XIVe ; un troisième à la Bodléienne d’Oxford (le F 7) avec les Indulgentiae incomplètes, qu’il est difficile de dater, et un quatrième (le F 10), du XIVe/XVe siècle, à la Bibliothèque municipale de Rouen.
Sur tous ces manuscrits, les données du catalogue de Mme Miedema, très réduites, ne fournissent aucune précision qui puisse nous servir ici.
Les éditions imprimées
en français
Voilà pour les manuscrits. Les éditions imprimées, parfois très nombreuses dans certains pays, sont en général plus récentes. En ce qui concerne les traductions françaises, le bilan est dérisoire : sur les 29 éditions imprimées recensées par Mme Miedema, une seule, de date inconnue, contient les Mirabilia ; elle se trouve à la Bibliothèque Municipale de Nantes et se limite à six feuillets in-4°. Les 28 autres ne livrent (en tout ou en partie) que le bloc, plus récent, dénommé Historia et descriptio urbis Romae. La dernière des éditions imprimées est du milieu du XVIIIe siècle.
Jean d’Outremeuse absent
à tort de la tradition des Mirabilia
Dans la tradition complexe des Mirabilia (au sens strict ou au sens large), Jean d’Outremeuse n'occupait jusqu'ici aucune place. Un seul exemple, très significatif pour qui connaît la minutie des travaux de Mme Miedema : son index ne cite même pas le nom du chroniqueur liégeois. Et pourtant le chroniqueur liégeois ne mérite pas pareille mise à l’écart. C'est ce que nous voudrions montrer dans le présent article.
En effet à l’occasion de nos travaux sur le Virgile de Jean d’Outremeuse, nous avons découvert que Ly Myreur propose une version française des Mirabilia au sens strict, suivie par une version française des Indulgentiae. Les deux traités, qui occupent quelque vingt-sept pages de l’édition A. Borgnet (Tome I, Bruxelles, 1864, p. 58-85), forment un ensemble nettement délimité.
Cette traduction française était passée pour ainsi dire inaperçue. A. Borgnet et, à sa suite, quelque 120 ans plus tard, en 1983-1984, un chercheur belge, Thierry Greffe dans un mémoire de l’Université de Liège intitulé Les sources de l'épisode de Virgile dans « Ly Myreur des Histors », avaient bien l’un et l’autre relié les pages de Jean d’Outremeuse à un texte latin intitulé Liber de Mirabilibus Romae que Bernard de Montfaucon avait découvert dans un manuscrit de Modène, lors de son voyage en Italie, qu’il avait retranscrit sur place et qu’il avait inséré en 1702 dans son Diarium Italicum (Paris, 1702, p. 283 à 301).
Nous savons aujourd’hui (Miedema, Mirabilia, 1996, p. 258) que ce manuscrit se rattachait à la tradition des Mirabilia anciens retravaillés par Nicolás Rosell (cfr notre article de 2012). Mais pas plus que le bénédictin français, les deux chercheurs belges n’avaient une idée précise de la complexité de cette tradition. Ils se bornèrent à noter que la Chronique de Jean d’Outremeuse intégrait des Mirabilia, dont le texte ne correspondait pas à celui de Montfaucon. Les spécialistes modernes des Mirabilia, parce qu'ils ne connaissaient ni Ly Myreur ni Jean d’Outremeuse, étaient passés à côté de cette remarque. On entrevoit donc l'indiscutable intérêt de cette traduction française du XIVe siècle. Cela dit, précisons notre objectif.
Notre objectif
Nous ne pouvions envisager ni une édition complète ni un commentaire détaillé de cette traduction française ; ni une étude d’ensemble sur les traductions françaises existantes des Mirabilia et des Indulgentiae ; ni une collation entre le texte de Jean d’Outremeuse et celui des témoins encore cachés dans les bibliothèques. Cela nous aurait entraîné beaucoup trop loin de notre sujet, qui reste le Virgile de Jean d’Outremeuse.
Notre objectif, beaucoup plus modeste, est simplement d’attirer l’attention des spécialistes sur l’existence de cette traduction française ancienne (XIVe siècle) et les convaincre de son intérêt. Elle est en effet de beaucoup supérieure aux deux traductions (partielles et incomplètes d’ailleurs) des Merveilles de Rome publiées en 1969 par D.J.A. Ross (cfr l'encadré ci-dessus).
Nous avons procédé à différents
sondages, pour montrer d’abord que nous avions bien affaire à une
traduction des Mirabilia, pour montrer aussi que Jean d’Outremeuse, s’il
s’inspire, parfois même très étroitement, de certaines versions antérieures,
n’était pas
seulement un traducteur mais aussi un adaptateur. Ces sondages nous
ont aussi permis d’émettre
au passage quelques considérations sur les sources
du chroniqueur liégeois et sur sa manière de
travailler.
Peut-être
les pages qui suivent pousseront-elles un de nos lecteurs à s’occuper plus
sérieusement de cette traduction française, en
s’efforçant d’en identifier avec précision les
sources et de la comparer à celles qui existent, seule manière de
définir la place exacte de Jean d’Outremeuse dans la tradition des
Mirabilia anciens.
La structure des p. 58-85 du Myreur
Mais, avant
d’aller plus loin, quelques mots sur la structure de cette section du
Myreur
Or est raison que (= Il
convient maintenant que) nous devisons la fachon de Romme, solonc chu que Estodiens
le dist en ses croniques, etc. (p. 58)
et se termine par :
Se vos dis que en lée (= en
elle, à Rome) avoit mult de choises mervelheux, plus al dire verteit
(= plus, à dire vrai) que nos n’avons deviseit
deseur ; si nos en tairons à tant (= nous arrêterons
toutefois d’en parler davantage), et se deviserons l’estat del
Engliese, qui puis fut à Rome et est, que noble et sainte doit-ons
clameir. (p. 73)
Dans ce paragraphe qui sert de transition, la formule l’estat del Engliese introduit le second exposé, consacré aux Indulgentiae :
Chi apres s’ensiwent les
indulgenches des englieses de Romme. Et deveis savoir promierement que en la
citeit de Romme sont IIIIc et LXXII englieses, etc. (p. 73)
et la phrase finale marque bien le statut de digression de l’ensemble :
Si est de raison que nos laisons
atant chu (= il convient que nous abandonnions tout cela), et revenons
à nostre matiere où nos le lassammes. (p. 85)
La section ainsi définie est intéressante à plus d’un titre. Premièrement : elle a été introduite dans Ly Myreur en tant qu’ensemble (introduction, transition, conclusion) constitué de deux blocs. Deuxièmement : sa longueur et son contenu, comparables à la longueur et au contenu de beaucoup d’autres versions, indiquent qu’il ne s’agit pas d’un résumé ou d’une collection d’extraits, mais de deux extraits complets. Troisièmement : c’est une traduction française, un produit rare, pour ne pas dire rarissime comme on l’a vu plus haut. Quatrièmement : cette traduction est relativement ancienne (XIVe siècle).
Jean d’Outremeuse aurait donc bien mérité une place dans la tradition complexe des Mirabilia (au sens strict). C’est cette place que nous allons tenter de lui rendre.
[Suite]
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 25 - janvier-juin 2013