FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 20 - juillet-décembre 2010


Carmen ad quendam senatorem : notes de commentaire

par

Anne-Marie Boxus et Jacques Poucet


Vers : Présentation généraleTexte et traduction | Bibliographie

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Rappelons que nous avons généralement suivi le texte de l'édition M. Corsano - R. Palla, Ps.-Cipriano. Ad un senatore convertitosi dalla religione cristiana alla schiavitù degli idoli. Introduzione di M. Corsano e R. Palla. Testo critico di R. Palla. Traduzione e commento di M. Corsano, Pise, 2006, 144 p. (Poeti Cristiani, 7). Nous nous sommes également inspirés largement de leur commentaire. Nous renverrons dans la suite à ce volume sous la forme <Corsano, 2006>, ou <Palla, 2006>, selon que les notes émanent de la commentatrice ou de l'éditeur.


À un destinataire anonyme, qui fut consul (v. 25 et v. 27), un auteur, lui aussi anonyme, écrit pour lui adresser des reproches dans la première partie (v. 6-50), des exhortations dans la seconde (v. 51-85).

Vers 1-5 : Introduction

v. 1-5. L'introduction montre clairement que le destinataire était un païen cultivé, devenu chrétien, puis retombé dans le polythéisme, un « apostat » donc, mais le mot n'apparaît nulle part dans le carmen. On sait [cfr la rubrique « Apostasie » du Carmen contra paganos] que le passage d'une religion à l'autre n'était pas rare au IVe siècle. En l'occurrence, cette apostasie a profondément attristé l'auteur du Carmen.

L'introduction montre aussi qu'on évolue dans un milieu de lettrés, sensible à la poésie : l'auteur déclare expressément recourir à la forme poétique, qu'il sait appréciée par son destinataire. Le respondens du vers 4 pourrait même laisser penser qu'il s'agit d'une « réponse » à un message initial, lequel n'a toutefois pas été conservé. Mais il ne faut pas nécessairement en conclure que les protagonistes sont des personnages réels. Plusieurs modernes (par exemple Consolino, 1995, p. 317, et Corsano, 2006, p. 23-24) croient même que ce poème pourrait être un exercice d'école, mêlant la rhétorique à la réalité historique. Sur ce point, nous n'aurons probablement jamais de certitude.

v. 2. errore. Sous la plume des auteurs chrétiens, ce mot est utilisé généralement avec le sens de « péché », mais il désigne souvent aussi la religion païenne.

v. 3. carmina semper amauisti. L'amour de la poésie est un trait récurrent dans la biographie des figures aristocratiques. Une culture élevée et une activité littéraire étaient considérées comme des éléments de prestige. On retrouve ce trait dans le Poema ultimum, v. 4-6. Cette insistance mise sur le goût du destinataire pour la poésie ne semble pas avoir de valeur ironique, à l'inverse de ce qu'on observera plus loin (v. 48), quand il sera question de philosophie.

v. 5. ut te corriperem. La correptio, « réprimande, reproche, admonestation », est perçue par les chrétiens comme un devoir nécessaire. Plusieurs textes insistent sur sa fonction et sur son importance.

v. 5. tenebras praeponere luci. Dans les livres saints et chez les auteurs chrétiens, le contraste « ténèbres/lumière » exprime souvent l'opposition entre l'ignorance et la connaissance de Dieu. La même opposition entre les ténèbres de l'ignorance et la lumière de la connaissance apparaît aussi dans la culture païenne : on songera en particulier à la manière dont Lucrèce décrit l'oeuvre de son maître Épicure (I, 143-148 et III, I).

 

Vers 6-50 : Première partie. Critiques et reproches

La première partie du poème, la plus étendue, est constituée de critiques et de reproches. L'auteur fustige d'abord les cultes de Cybèle et d'Isis, contraires à la décence, à la dignitas romaine et à la raison, avant de viser ensuite plus spécifiquement l'apostasie du destinataire et de mettre en évidence les risques de la versalité.

Vers 6-20 : Cybèle (sur ce culte, voir les notes du Carmen contra paganos)

Sans faire du destinataire un prêtre de Cybèle, la Grande Mère des dieux (la Matrem du v. 6), l'auteur le présente comme un adepte de la divinité (Quis patiatur... te... credere... du v. 6). Il attaque vigoureusement le culte de la déesse et surtout ses prêtres. Selon lui, Cybèle est indigne de porter le titre de déesse et d'être honorée d'un culte ; ses prêtres sont dépravés et marqués d'infamie, et leur comportement extérieur traduit bien leurs vices intérieurs.

Ce bloc de vers contient de nombreuses allusions aux prêtres de Cybèle (les Galli), à leurs rituels, à leur allure efféminée, à la castration qu'ils s'infligent, à leur soi-disant abstinence cultuelle. On retrouve là les reproches régulièrement adressés par les chrétiens aux adeptes de ce culte (Voir Corsano, 2006, p. 111-112 et 116-117). On n'épinglera ci-dessous que quelques points plus particuliers.

v. 8. infamia turpis inurit. Allusion à la condition des adorateurs de Cybèle qui se castraient pour se consacrer à elle. Il sera question plus nettement de cette euiratio aux v. 14 et v. 19.

v. 11. per urbem. On est à Rome, où le culte de Cybèle s'est maintenu plus longtemps qu'ailleurs.

v. 13. laxatos... extenso pollice... lumbos. Pour accentuer le déhanchement caractéristique de leur démarche, les prêtres tiendraient les mains posées sur leurs hanches, en tendant les pouces. Pour plus de détails sur les variantes lassatos et podice de la tradition manuscrite, voir Corsano, 2006, p. 115.

v. 14. crimine uulgato. Le rite de l' « autoéviration » n'était pas tenu secret, ce qui attire la réprobation de l'auteur.

v. 15-20. Les vers se rapportent à la période qui va du 16 au 22 mars, appelée castus Matris deum, durant laquelle les fidèles de Cybèle pratiquaient jeûnes et abstinences, ainsi qu'au 24 mars, dies sanguinis, « le jour du sang ».

En ce qui concerne le premier point, le culte métroaque n'avait pas l'exclusivité des abstentions et des interdits cultuels. Ces pratiques étaient assez courantes dans l'antiquité. Pour ce qui est de Cybèle, nos sources parlent d'abstention du pain, des céréales, du poisson, de la viande de porc, du vin et de quelques fruits, mais ne contiennent aucune allusion explicite à une abstinence sexuelle. Peut-être parce qu'une interdiction de ce type était assez régulièrement imposée aux fidèles de nombreux cultes païens avant d'assister aux rites. En tout cas, l'auteur met sarcastiquement l'accent sur ce seul point, ce qui lui permet de développer une opposition facile.

En ce qui concerne le second point, le dies sanguinis du 24 mars (cfr la note du Carmen contra paganos), nos sources concordent pour décrire ce jour-là la procession des Galles qui, en poussant des cris aigus, se flagellaient, se frappaient, et, au comble de la fureur orgiastique, peut-être dans l'adyton du temple, s'automutilaient. L'évocation de cette mutilation reste toutefois ici  relativement « discrète ».

v. 20. Pour comprendre pleinement l'interrogation du vers 20, il faut savoir que les auteurs chrétiens comparaient le culte métroaque et la célébration de Pâques, soulignant que le sang humain versé dans le rituel en l'honneur d'Attis n'avait, à la différence de celui du Christ, aucun pouvoir d'expiation et de salut. Le culte métroaque n'était pour eux qu'une parodie blasphématoire du Christianisme. Cfr Corsano, 2006, p. 117.

Vers 21-39 : Isis (sur ce culte et les processions isiaques, voir les notes du Carmen contra paganos)

Il apparaît clairement ici (v. 25 et v. 27) que le destinataire est un ancien consul. Il a été prêtre de la déesse Isis, et l'auteur le lui reproche, mettant en parallèle cette activité dégradante avec la dignité d'un haut magistrat romain. Il tente de le convaincre que son retour à Isis est absolument contraire au bon sens. Et la conclusion de ce passage plein d'ironie est nette : c'est insensé de suivre des insensés.

v. 21-23. caluum... caliga... gallica... Comme les prêtres d'Isis, notre personnage s'est rasé les cheveux, et porte de fines sandales légères (gallica) plutôt que de grosses chaussures de soldat (caliga). Le terme gallica (littéralement « une [chaussure] gauloise ») désigne une simple sandale, une galoche. Il a probablement été choisi ici parce qu'il permettait un intéressant jeu de mot entre caliga et gallica. Le terme gallica fait étymologiquement référence à la Gaule et aux Gaulois, mais que la chaussure du prêtre d'Isis n'ait rien à voir avec cette région géographique apparaît clairement par l'indication de la matière avec laquelle elle est fabriquée : le papyrus renvoie directement à l'Égypte et au culte égyptien. On n'y verra pas non plus une allusion directe aux Galles (« sandales de Galli ») : le passage est nettement consacré à Isis et non à Cybèle ! Quoi qu'il en soit, c'est un reproche : porter pareilles chaussures est inadéquat, indécent. Selon Aulu-Gelle (XIII, 22, 1), un maître de rhétorique reprochait à certains de ses élèves, issus de familles sénatoriales, d'être chaussés de chaussures gauloises (gallicis calceatos) : il estimait indécent « qu'ils traversent la ville en sandales ».

v. 24. res miranda satis deiectaque culmine summo. Pour un ancien consul, adopter pareille tenue (sandales de papyrus et crâne rasé) était « indécent ». Un tel changement d'attitude dans le chef d'un ancien consul marque une véritable déchéance (deiecta culmine summo) qui ne peut qu'étonner (miranda). Les vers suivants ne feront que développer cette idée.

v. 25-27. ab Isiaco... Isiacus. Le mot Isiacus désigne un prêtre d'Isis. L'auteur imagine qu'un prêtre d'Isis devenant consul serait la risée de tout le monde. Dès lors, le destinataire, un ancien consul devenu prêtre d'Isis, ne pourrait qu'être objet de moquerie.

v. 28. Quodque pudet primo te non pudet esse secundo. Les adverbes primo et secundo envisagent successivement les deux cas présentés dans les vers précédents.

v. 29-30. Les deux vers font allusion à des hymnes (hymnos) entonnés par le prêtre d'Isis. On sait que les différentes étapes du rituel funèbre qui évoquaient la passion d'Osiris s'accompagnaient de chants. Pour l'auteur du texte, ces hymnes, honteux et scandaleux (turpes), sont un véritable déni à l'intelligence (ingenium... damnare). À la cérémonie semblent participer, de manière différente, le peuple et le sénat. Si l'intervention du peuple est facile à comprendre (il « répond » au prêtre dans les chants), le rôle du sénat est plus délicat et a donné lieu à diverses interprétations. On a pensé que les dignitaires de l'ordre sénatorial se flagellaient jusqu'au sang, ce qui ne correspondrait pas tout à fait au verbe lacerante, ou mieux qu'ils étaient chargés de démembrer rituellement la statue représentant le dieu. Pour plus de détail sur tout ceci, voir Corsano, 2006, p. 121-122.

v. 31-32. Nouveau sujet de honte :  le destinataire s'exhibait dans les processions avec le sistre, attribut d'Isis, et le masque d'Anubis, le dieu à tête de chacal (voir les notes du Carmen contra paganos), alors que, étant consul, il était représenté en peinture dans sa maison, défilant précédé par les faisceaux, attributs des hauts magistrats romains. Le contraste est frappant.

v. 33. humilitas... humilitatis. Le premier sens de ce terme est  « bassesse », ce qui correspond bien à l'appréciation négative portée par l'auteur sur le comportement de l'ancien consul. Le terme ne désigne pas ici la vertu chrétienne : c'est la négation de la grauitas et de la dignitas propres à un magistrat romain.

v. 34. illa monumenta manebunt. Les attributs abjects que sont le sistre et le masque de chien remplaceront désormais dans ta maison, et pour longtemps (semper), les honorables faisceaux consulaires. En d'autres termes, l'image du destinataire, peint dans sa demeure avec les insignes consulaires, sera remplacée, dans la mémoire de ses descendants, par l'image de celui qui processionnait dans la cité avec le sistre d'Isis et sous le masque d'Anubis.

v. 36. « Dea, erraui... rediui ! ». L'auteur, s'appuyant sur une rumeur qui circule (v. 35), fait état d'une prière qui aurait été adressée à Isis par son adepte repentant.

v. 37-39. Quae tecum verba locuta est ? Le poète recourt à l'ironie pour démontrer à son interlocuteur l'inanité de sa démarche auprès de la déesse. Celle-ci évidemment n'a rien pu répondre aux demandes de pardon qu'il lui a adressées. D'où la conclusion de tout le passage : « ton comportement est contraire à la raison ».

Vers 40-50 : Reproches d'apostasie et de versalité

Le destinataire est d'autant plus coupable de renoncer à être chrétien qu'il a connu la vraie foi : être apostat est plus grave que vivre dans l'erreur sans avoir voulu connaître le vrai Dieu. Comment expliquer chez cet ancien croyant pareil manque de bon sens et pareille versatilité ?

v. 40 et 42. haec iterum repetis... in hoc errore. L'erreur (cfr v. 2) est d'être redevenu adepte d'Isis.

v. 43-44. cum uericolae penetraueris ostia legis. Le mot lex, ici comme dans d'autres textes, désigne le christianisme, auquel le destinataire a adhéré pendant un certain temps, on ne sait évidemment pas sous quelle forme précise (baptême, simple adhésion). Le terme uericola (« qui honore la vérité, c'est-à-dire qui sert le vrai Dieu ») est un néologisme, comme l'est le fidamen du v. 83.

v. 45-47. Trois vers bâtis sur un système d'antithèses et riches en figures de style.

v. 46. nilque colis, dum cuncta colis. « Les auteurs chrétiens niaient l'existence des dieux des païens, qu'ils considéraient seulement comme des êtres humains, selon la théorie évhémériste, ou comme des démons qui se faisaient passer pour des divinités, selon la théorie démonologique » (Corsano, 2006, p. 127).

v. 47. uera quid a falsis, quid ab umbris lumina distent. Deux antithèses stéréotypées, dont M. Corsano (2006, p. 127) a rassemblé plusieurs autres attestations. On retrouve notamment la première dans le Poema ultimum, v. 149 : ut pro ueris falsa loquantur.

v. 48. philosophum fingis cum te sententia mutet. Tu feins d'être philosophe, puisque une simple opinion te fait changer. Changer facilement de position, ce n'est pas être un vrai philosophe, c'est tout simplement faire semblant (fingis) d'être philosophe. Pour saint Ambroise (Noe, 40), ce sont les insipientes et les stulti qui changent facilement d'opinion, pas les sapientes. Le terme philosophus, dans la connotation négative qu'il prend ici, a donc une valeur ironique. Sur un plan plus large, on observera toutefois que saint Paul (Col. 2, 8) avait déjà mis en garde contre la philosophie, présentée par certains auteurs chrétiens (dont le Poema ultimum, v. 85)  comme « le terrain de la simple opinion, de l'incertitude, de la recherche vide et fébrile », voire de « l'orgueil creux et arrogant » (Corsano, 2006, p. 127 et 128).

v. 49. stomachum. Comme siège des passions, peut-être ici la crainte.

v. 49. popularis... ira. La culture romaine traditionnelle ainsi que les auteurs chrétiens méprisaient ceux qui recherchaient la faveur populaire, par nature instable et changeante. L'auteur imagine ici les réactions que pourrait avoir, en présence d'un mécontentement de la foule, quelqu'un d'aussi versatile et indécis (incertus) ; ce personnage serait capable de tout, « même de devenir Juif ».

v. 50. et Iudaeus eris. Pareille conversion devait sembler particulièrement absurde et monstrueuse de la part d'un citoyen romain, surtout d'un magistrat. Il aurait dû pour cela abandonner l'ensemble des mores maiorum et des institutions romaines. Quelques modernes, songeant à certains événements historiques, ont tenté d'utiliser cette allusion aux Juifs pour dater le poème, tantôt en 384 (L. Cracco Ruggini), tantôt un peu après 395 (C. Morelli). Mais on restera prudent.

 

Vers 51-73 : Deuxième partie. Les exhortations

Vers 51-65 : La véritable sagesse est la modération

L'auteur fait alors intervenir (v. 51) la notion de sapientia « la sagesse », qu'on ne confondra pas avec ce que nous considérons comme la philosophie. Dans la pensée antique, sapientia peut désigner la philosophie bien sûr, comme sapiens peut désigner le philosophe, mais sapientia sert aussi à caractériser un ensemble de normes de comportement, de règles de vie, que doivent suivre les membres d'un groupe ou d'une classe sociale pour « être sages » (sapere, v. 63) et mériter le qualificatif de sapientes (« sages »). Avec le mot dictis (« proverbes ») et plus encore avec les énoncés de ceux-ci, le lecteur se rend compte qu'on n'est pas dans le registre de la philosophie, mais dans ce que nous appellerions « la sagesse des nations ». Pour mettre son correspondant en garde contre ce qu'il appelle ironiquement la « haute sagesse » (sapientia... alta du v. 51), l'auteur avance en effet une série de lieux communs illustrant tous la règle de la modération (moderamen, v. 64-65), très répandue dans la « sagesse » antique. Suggérant la voie du « juste milieu », il cherche à persuader l'ancien consul de se garder des extrêmes. Tout ce qui est excessif produit le contraire de l'effet recherché.

v. 51. Sapientia non placet alta. L'idée, illustrée par une série d'exemples, sera reprise sous forme de conclusion au v. 63 (Sic nimium sapere stultum facit) : « Trop de sapientia nuit ». C'est la thèse du passage. Elle est également valable dans l'optique chrétienne. Et il est probable que l'auteur songe à des positions qui apparaissent dans l'Ancien Testament et chez les auteurs chrétiens. On songe par exemple au texte célèbre de l'Ecclésiaste (7, 17) : noli esse multum sapiens, et à des passages comme celui de saint Paul (Rom., 12, 3) : Non plus sapere quam oportet sapere sed sapere ad sobrietatem ; ou de saint Ambroise (Epist., 1, 6) : Est autem mensura sapientiae ; quae si supra mensuram sit, nocet, quia scriptum est : noli esse multum sapiens.

v. 52. Omne quod est nimium contra cadit. Amplification de la célèbre formule Ne quid nimis, très répandue, sous diverses formes, dans l'antiquité et censée remonter (pour le sens) à Chilon de Sparte (VIe siècle a.C.).

v. 52-63. La liste, stylistiquement travaillée à l'excès parfois, présente plusieurs exemples. Les premiers, très simples (v. 52-55) juxtaposent des effets identiques produits par des éléments opposés (chaud/froid ; ténèbres/soleil ; bain glacé/bain bouillant). Les autres, élaborés avec plus de complexité, illustrent les désavantages de tout excès (dans la nourriture ou ailleurs). Pour des passages parallèles chez les auteurs païens et/ou chrétiens, on verra dans chaque cas le commentaire de Corsano, 2006, p. 131-134.

v. 57. uimque suam minuit si quid protenditur ultra. Cette affirmation qu'une action trop prolongée perd de son efficacité introduit le cinquième exemple, celui de Thésée (v. 59-61).

v. 59-61. Maro poeta. Il s'agit de Virgile, dont le carmen reprend un vers (Én., 6, 617 : sedet aeternumque sedebit infelix Theseus), évoquant le châtiment éternel infligé à Thésée, pour illustrer l'idée qu'être assis éternellement est bien à considérer comme une punition. Il fallait toute l'autorité de Virgile pour appuyer un tel argument. Pour une discussion très savante à propos de cet emprunt virgilien, voir A. Bartalucci, Esegesi, 1992, p. 129ss.

v. 61. Semper nocet utile longum. Comme au v. 57, cet exemple ‒ le dernier ‒ est introduit par une formule, qui renvoie au célèbre Omnia nimia nocent. Le poète reprend le motif de la nourriture du v. 56, qui opposait une alimentation normale à une alimentation surabondante ; il fait ici intervenir la notion de durée, opposant les longs repas (très riches évidemment) aux longs jeûnes.

v. 63. Sic nimium sapere stultum facit. C'est la conclusion du développement ouvert au v. 51 par les mots Sapientia non placet alta. Dans la pensée philosophique antique, le stultus (« fou, sot, stupide ») est le terme réservé à celui qui n'est pas sapiens (« sage, philosophe »).

v. 63b-65. Le passage n'est pas facile à comprendre et a donné lieu à diverses interprétations. Dans celle de Corsano (2006, p. 134) que nous suivons ici, avec une ponctuation différente, l'apostat s'adresserait à Isis, comme il l'avait fait au v. 36. Il résumerait le long discours qui précède sur le juste milieu (moderamen, modus, mensura). « Une doctrine perverse, dit-il à la déesse, m'a prêché le juste milieu, mais, conclut-il, cela ne me convient pas, et je suis revenu vers toi, qui ne te soucies ni de doctrine ni de juste milieu ». Dans ce passage, l'ancien adepte d'Isis ferait donc allusion à ce qu'il avait appris quand il était chrétien, avant de revenir à Isis.

v. 63 et 65. secta... sectam. Le sens à donner au mot est important. Il ne faut pas se laisser influencer par la signification actuelle du terme français « secte ». Le latin secta n'a pas de connotation négative : il est neutre. Son sens premier est « ligne de conduite, manière de vivre ». Quand il s'agit du domaine politique, c'est un « parti » quand il s'agit de philosophie ou de religion, c'est une « école, une doctrine ». Dans l'antiquité tardive, il s'applique aussi bien à la religion chrétienne qu'aux doctrines hérétiques (cfr Corsano, 2006, p. 134). Dans l'incipit du Poema ultimum, par exemple, le mot désigne les croyances religieuses et les doctrines philosophiques examinées par l'auteur, tandis que Prudence (Peristephanon, 10, 125) parlera de la Christi secta.

v. 63. Improba secta. Tout récemment M. Sordi s'est basée sur l'adjectif improba pour dater le carmen de l'époque de Cyprien, soit un siècle plus tôt que les datations communément admises (IVe siècle). Pour elle, la dea est certainement Isis (à cause du v. 36), et l'expression secta improba désigne les chrétiens. Or, raisonne-t-elle, au temps de Cyprien le christianisme pouvait encore être qualifié de superstitio illicita, mais pareille qualification serait absolument impensable un siècle plus tard quand le christianisme était devenu religion d'état. On sera très réticent à la suivre : improba et illicita n'ont pas du tout le même sens. Ses autres arguments, notamment un rapprochement avec un passage de Commodien, ne sont guère plus convaincants. Dans cette étude, M. Sordi n'a pu utiliser l'ouvrage de Corsano-Palla, 2006, trop récent.

v. 65. Sed tu... curas. Sorte de conclusion du bloc de vers consacrés à l'éloge de la modération ou du juste milieu, des valeurs qui ne se rencontrent pas dans les cultes égyptiens, mais dans le christianisme.

Vers 66-73 : Encouragements à assurer son salut éternel

Après avoir exhorté le destinataire à renoncer à ce qu'il appelle l'alta sapientia, en d'autres termes « l'excès de sagesse » dangereux et nuisible, l'auteur présente et conseille au sénateur les vertus qui sont indispensables au salut éternel (v. 68-70) : un esprit solide (mens stabilis) qui ne se laisse troubler par rien (v. 66) ; la simplicitas, qui ne pense pas au mal (v. 67) ; la foi sincère qu'elles engendrent conduit au salut (v. 68), alors que la tromperie et la ruse mènent au châtiment éternel (v. 69). Au destinataire de choisir (v. 70), mais qu'il sache bien qu'un pur incroyant obtiendra plus facilement son pardon qu'un apostat (v. 71-73).

v. 66. Mens stabilis. C'est la fermeté, la fidélité, en écho au v. 50 (totusque incertus haberis).

v. 67. Simplicitas. C'est la droiture, l'intégrité qui ne pense pas au mal, l'attachement à une seule doctrine. On pense à des textes comme celui de saint Jérôme (Pelag., 1, 15) opposant les spineta philosophorum (« les buissons d'épines, les vaines subtilités des philosophes ») à l'ecclesiastica simplicitas.

v. 68-69. aeterna sede... igni. De ces comportements dépendent la récompense ou la damnation éternelles. À toi de choisir (v. 70).

v. 71. traditor. Pour ce vers lu et ponctué de façon très diverse, nous avons adopté le texte de Corsano-Palla, 2006 (voir l'apparat critique détaillé de la p. 105 et les notes explicatives des p. 137-138). Disons simplement ici qu'à traditor, qui est une correction, la plupart des éditeurs préfèrent creditor (la leçon des manuscrits) et qu'A. Perelli, 2000 a choisi debitor (également une correction). Après l'évocation de la récompense éternelle et des feux de l'enfer, vient la perspective possible du pardon (ueniam), accordé par Dieu même à ceux qui ont trahi leur foi (traditor).

 

Vers 74-85 : Conclusion du poème

Avec la maturité de la vieillesse, le sénateur retrouvera son bon sens et la vraie foi. Qu'il se garde de retomber à nouveau dans l'erreur, ce qui serait impardonnable. Celui qui se repent n'est pas coupable.

v. 79-82. uere dicitur illud... L'expression proverbiale pourrait être une réélaboration d'une sentence de Publilius Syrus (L 12) : Lapsus ubi semel sis, sit tua culpa, si iterum cecideris. Pour d'autres formulations de cette idée, voir Corsano, 2006, p. 140. Le v. 82 fait songer à une autre sentence de Syrus (I 63) : Improbe Neptunum accusat, qui iterum naufragium facit.

v. 83. fidamine. Un néologisme, mis bien en évidence au centre du vers.

v. 85. non erit in culpa, quem paenitet ante fuisse. L'explicit du carmen rassure donc l'ancien consul : on peut racheter sa faute par le repentir. Nombreux, dans les textes chrétiens, sont les témoignages de l'indulgence divine.


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