FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 18 - juillet-décembre 2009
Aristote au miroir médiéval
(1) Idées et images
par
Marie-Paule Loicq-Berger
Chef
de travaux honoraire de l’Université de Liège
Adresse :
avenue Nandrin, 24 ‒ B 4130 Esneux
<loicq-berger@skynet.be>
Note liminaire : Le miroir médiéval d'Aristote est un miroir à double face. L'article qu'on va lire reflète, dans une approche intellectuelle et esthétique, la figure « magistrale » du Philosophe, ses rapports avec Thomas d'Aquin et avec l'art italien de la pré-Renaissance. Une seconde étude propose aux lecteurs des FEC de découvrir un autre visage, assurément moins grave, d'un Aristote inscrit dans un imaginaire malicieux. Parue dans le fascicule 19, elle s'intitule : Aristote au miroir médiéval. (2) Un imaginaire malicieux.
Sommaire
n 1. Cheminement des textes et des hommes
n 2. De l'Aristoteles Latinus à Nicolas Oresme
n 3. Quelques peintres de la pré-Renaissance
a. Le miroir religieux : Traini, Gozzoli, Bonaiuto
1. Cheminement des textes et des hommes
Après avoir évoqué dans le fascicule 8 (2004) de la présente revue le rôle du vecteur sicilien dans le sauvetage et la diffusion du corpus aristotélicien, il y a lieu d'interroger un autre vecteur de la transmission, l'Espagne, non sans avoir, en passant, jeté un regard bref mais significatif du côté de Byzance.
On sait qu'au XIIe siècle, l'étude d'Aristote est à l'honneur au palais impérial de
Byzance, où Anne Comnène préside un cercle philosophique qui lit le Stagirite
et Platon, Euclide et Ptolémée ; du moins, précise l'historiographe Georges
Tornikès, métropolite d'Éphèse, les œuvres qui étaient légalement autorisées
[1], celles qui abordaient les théories
platoniciennes et aristotéliciennes sur la nature et l'âme en bonne orthodoxie
‒ c'est-à-dire dans leur compatibilité avec la création divine selon le
christianisme.
Mais à côté du conservatoire byzantin s'était d'ores et déjà développé un
autre foyer salvateur de l'hellénisme. Lorsque la langue arabe, vers la fin du
VIIe siècle, fut devenue, sur décision d'un calife omeyyade, la langue
officielle de l'empire musulman, elle ne tarda pas à se substituer au persan et
au grec dans l'usage institutionnel. Commence alors un important travail de
traduction réalisé par nombre d'érudits musulmans et chrétiens, qu'encourageront
surtout, aux IXe-Xe siècles, les califes abbassides de Bagdad, assurant la
sauvegarde et la transmission de la philosophie et de la science antiques ‒
ainsi que le feront les cours royales de la Sicile gréco-normande du XIIe
siècle et de la Sicile souabe du XIIIe. C'est à Bagdad qu'Al Fārābī,
le père de la philosophie
arabo-islamique, aurait étudié Aristote auprès d'un aristotélisant chrétien et
d'un Nestorien adepte de la philosophie alexandrine. Dès lors, les premiers
traducteurs des textes grecs transposèrent ceux-ci en syriaque et/ou en arabe.
Ensuite, le grec ancien n'étant plus connu, les traductions arabes se feront
principalement à partir du syriaque : tel fut le cas des textes d'Aristote et
de ses commentateurs grecs, déjà traduits en syriaque, et dont on réalisa
entièrement la traduction arabe.
La poussée musulmane en Espagne, freinée tant bien que mal au XIe siècle
par
On ne s'étonnera jamais assez de la prodigieuse circulation des hommes et des idées au cours de ce « Moyen Âge » qui, aux yeux des antiquisants, des admirateurs de l'érudition et de l'art classiques, n'est en quelque sorte qu'une attente de la « Renaissance ». Pour n'évoquer que le seul domaine de l'aristotélisme et ne citer que quelques très grands noms, que l'on songe aux allées et venues des Robert Grosseteste, Guillaume de Moerbeke, Albert le Grand, Thomas d'Aquin ; fait significatif, leurs incessants voyages et leurs travaux convergent toujours, finalement, vers Paris, que ce soit au départ d'Oxford, de Corinthe, de Cologne, ou encore de Naples, Rome ou Lyon. Ainsi, Paris disposera vers 1230 des traductions et commentaires qui vont y révéler pleinement l'aristotélisme et, par ailleurs, y susciter l'« averroïsme latin » ‒ à peu près dans le même temps qu'une version latine quasi complète d'un texte médical plus ancien, celui d'Avicenne, y donnait naissance à l'« avicennisme latin ».
Averroès se distingue d'Al Fārābī et d'Avicenne, d'abord, en ce qu'il tente de retourner à Aristote par-delà les philosophes grecs et arabes qui l'avaient plus ou moins platonisé ; ensuite, en ce qu'il cite in extenso, dans son Grand Commentaire, les textes aristotéliciens qu'il sépare soigneusement de ses propre gloses (distinguo qui n'est pas observé, en revanche, dans son Commentaire moyen ni dans ses Paraphrases). Pour résumer très brièvement les points majeurs et les plus problématiques de sa pensée, Averroès affirme d'une part l'éternité de la matière, du mouvement et du genre humain, d'autre part l'unité de l'intellect (monopsychisme). La première thèse s'appose évidemment à l'affirmation chrétienne de la création du monde. En ce qui concerne l'intellect, le Cordouan reprenant la distinction aristotélicienne entre intellect actif et intellect passif fait du premier une sorte d'esprit de la terre et de l'humanité, esprit immortel où puise chaque intelligence individuelle, laquelle est mortelle : c'est la négation de l'immortalité personnelle et l'abolition de la responsabilité. Le système aboutit à un déterminisme cosmique et psychologique, au rejet de la notion de providence divine ainsi qu'à une conception purement profane de la morale. Thomas d'Aquin combattra ces deux thèses dans son De aeternitate mundi et son De unitate intellectus contra Averroistas, ouvrages rédigés tous deux en 1270, soit quatre ans avant sa mort. Ajoutons qu'Averroès reconnaît une double vérité, c'est-à-dire une vérité religieuse indépendante de la vérité philosophique, idée à laquelle Thomas opposera vigoureusement celle d'une harmonie entre foi et raison : le savoir fournit à la foi des présupposés de base sur le destin de l'homme et le sens du monde ainsi qu'une méthode de raisonnement ; la foi complète sans les abolir les conclusions de la philosophie.
Souvent amalgamées avec des idées aristotéliciennes mal comprises, voire
outrées, les interprétations d'Averroès occupent, on le sait, une place
considérable dans les débats du XIIIe siècle. L'Université de Paris, centre
bouillonnant d'affrontement des idées, connaît alors des décennies tumultueuses
: la querelle des clercs séculiers contre les Ordres mendiants, Franciscains et
Dominicains, récemment installés, s'y double d'un combat contre l'averroïsme.
Comme les réguliers accédaient directement à
Il faut rappeler que, dès le début du XIIIe siècle, la papauté était
intervenue directement dans les affaires de l'Université de Paris, où les
théologiens, conservateurs, s'opposaient aux philosophes de
Pourtant, vers 1236, le Franciscain Alexandre de Halès avait utilisé Aristote pour étayer la théologie, tandis que le Dominicain Albert le Grand allait s'efforcer de rendre Aristote intelligible aux Latins en recourant aux auteurs philosophiques et scientifiques du monde arabo-islamique. Fait étonnant mais significatif : en 1249 le pape Innocent IV envoya dix jeunes clercs à l'Université de Paris pour y apprendre l'arabe et d'autres langues orientales. Dès lors, il reviendra à Thomas d'Aquin, élève puis assistant d'Albert de Cologne, de jeter les bases d'un aristotélisme chrétien qui, loin de considérer, comme saint Augustin, que la sagesse « théologique » dévalue les sciences « humaines », reconnaît à celles-ci une densité propre et une méthode autonome [4].
2. De l'Aristoteles
Latinus à Nicolas Oresme
Les
premières traductions d’Aristote faites sur le grec avaient été rédigées, on
l’a vu plus haut, en syriaque et en
arabe. Ensuite,
En « Occident », pour nous en tenir aux
cas significatifs de l'Éthique
et de
La condamnation de 1277 (cfr supra) frappe l'Éthique sans en compromettre le succès : ces années-là, Gilles de Rome, disciple de saint Thomas et futur archevêque de Bourges, compose pour le dauphin Philippe le Bel un traité De la manière dont doivent se conduire les princes, largement inspiré du Stagirite, et au XIVe siècle nombre de commentateurs s'emploieront à démontrer le plein accord entre morale aristotélicienne et morale chrétienne.
Quant
à
La transmission des textes classiques va toutefois prendre un tournant décisif au XIVe siècle.
*********
En
France, Charles V, d'abord régent du royaume après la capture et
l'emprisonnement à Londres de son père Jean le Bon, puis roi à la mort de ce
dernier (1364), est une grande figure de la pré-Renaissance ; son humanisme va
donner une vive impulsion à l'activité des traducteurs ‒ tandis que son frère
puîné, le duc de Berry, deviendra le plus grand bibliophile du Moyen Âge ‒. Organisateur
énergique en même temps que souverain tolérant, intellectuel éclairé et lecteur
passionné, Charles V le Sage se dota d'une librairie qui fut réellement la
première bibliothèque nationale de France
[7]. Luxueusement installée dans une tour
du Louvre et dans plusieurs châteaux des environs de Paris, la librairie royale
fit l'objet des soins d'un bibliothécaire remarquable, Gilles Malet, qui
en dressa l'inventaire en 1373. Deux ans plus tard, Simon de Hesdin dédiait au
roi, véritable innovation, sa traduction française de Valère Maxime [cfr
M.-P. Loicq-Berger dans FEC, 9 (2005), § 3], tandis que Raoul de Presles lui présentait une
traduction française commentée de La cité de Dieu de saint Augustin, entreprise
couronnée par un long succès. Parmi les trésors royaux figuraient
également les principales traductions latines d'Aristote ainsi que des
traductions françaises de l'Éthique, de
Pour ces derniers ouvrages, Charles avait personnellement chargé du travail le doyen du chapitre de Rouen, Nicolas Oresme, qui le réalisa en trois ans ; on a conservé le reçu de la somme (deux cenz franz d'or) donnée au traducteur le 31 août 1374. Dans l’Éthique, première traduction française digne de ce nom [8], Oresme suit la version révisée de la traduction latine de Robert Grosseteste (cfr supra), tout en recourant à plusieurs commentaires, dont celui de saint Thomas, et il y ajoute quantité de gloses où s’exprime la pensée personnelle du traducteur. La même année, Charles V rédigeait son testament, par lequel il léguait son cœur à la cathédrale de Rouen, en attendant de confier l'évêché de Lisieux à Oresme dont il avait pu mesurer l’envergure intellectuelle et morale.
En 1355, à l’occasion de la convocation des États et dans la ligne contestataire du prévôt Étienne Marcel, Nicolas Oresme avait rédigé, en économiste, un Traité des monnaies, où il récusait le droit du souverain de modifier arbitrairement le cours des monnaies. Vingt ans plus tard, alors que Charles V fait appel à lui comme traducteur d’Aristote, Oresme va engager dans cette tâche toute sa réflexion éthico-politique : le lecteur-commentateur aristotélicien se met au service du mouvement réformateur initié par Charles le Sage à l’issue des violents désordres qui avaient mené le royaume de France au bord de l’abîme. Il s’agit dès lors d’actualiser les thèmes fondamentaux de la « science des politiques » selon le Stagirite : nature et fonction du bon gouvernement, rapports de la communauté civique et des gouvernants, principe de la juste guerre, etc. La philosophie d’Oresme a pour finalité la continuité dynastique garantie par des pouvoirs modérés, et vise à engager une action dans le présent. Traducteur d’esprit plus moderne que ses prédécesseurs latinistes, il s’écarte de la littéralité de ceux-ci pour « redoubler fréquemment le texte latin d’un couple d’expressions françaises » et forge pour cette entreprise un important vocabulaire dont les néologismes sont expliqués dans des tables annexes [9].
A. Chastel, L'art français. Pré-Moyen Âge et Moyen Âge, Paris, 1993, fig. 309 g.
La page enluminée, superbe de composition et de coloris, s'organise en quadrilobes, à lire de gauche à droite et de haut en bas : (1) Nicolas Oresme remet à Charles V sa traduction des Éthiques ; (2) La famille royale : les souverains sont assis sous des baldaquins bleu roi, une princesse debout près de la reine, deux garçons derrière le monarque ; (3) Oresme, sur un siège surélevé, commente Aristote en présence du roi qui, à gauche, suit la leçon ; (4) séance ordinaire de lecture, à laquelle le maître admet quelques élèves, tandis qu'un appariteur en éconduit un autre, trop jeune sans doute.
À la mort de Charles V (1380), une quarantaine de volumes de sa librairie furent
remis à l'aîné de ses frères, Louis
d'Anjou. Ensuite, la famille royale allait livrer la bibliothèque au pillage ;
le duc de Bourgogne y eut sa part, comme le montre l'inventaire établi pour
Philippe le Bon en 1420. C'est ainsi que la Bibliothèque Royale de Belgique
détient aujourd'hui deux précieux volumes des traductions aristotéliciennes de
Nicolas Oresme
[10]
3. Quelques peintres de la pré-Renaissance
a. Le miroir religieux : Traini, Gozzoli, Bonaiuto
Thomas d'Aquin était mort en 1274, en cours de mission, sur la route de Lyon, laissant une œuvre immense, l'image d'une intelligence rayonnante et d'une bonté éclairée. Très vite, l'Italie allait lui dédier l'hommage pérenne de ses penseurs et de ses artistes. Dante déjà saluait dans la Divine Comédie « la courtoisie ardente de frère Thomas et son discours plein de respect » (Paradis, XII, 144) et lui réservait un rang d'honneur dans le quatrième ciel, le ciel du Soleil, celui des docteurs et des théologiens, où le grand fils de saint Dominique prend longuement le parole (Paradis, chants X à XIV).
Francesco Traini
Deux ans après la mort de l'Alighieri, Thomas d'Aquin était canonisé et, la même année, un peintre célébrait sa gloire dans une illustration qui allait séduire plusieurs siècles. C'est en 1323, en effet, que le Pisan Francesco Traini réalisa pour l'église dominicaine de Santa Caterina de Pise un retable intitulé le Triomphe de saint Thomas d'Aquin.
|
Au centre du tableau siège le Saint, imposant mais jeune encore, surmonté et encadré par les forces qui ont constitué ses sources d'inspiration. Au sommet, le Christ envoie ses rayons sur six figures dominant Thomas, à savoir Moïse, les évangélistes et saint Paul. Tous ces faisceaux convergent vers le front du Dominicain, qui reçoit en outre les lumières émanant de deux personnages debout, un peu en contrebas ; ceux-ci sont désignés par leurs noms, Aristote à la droite du Saint, Platon, à sa gauche. Le premier tient l'Éthique, le second, le Timée, et de chaque livre un filet d'or remonte vers la face du théologien, rejoignant les rayons divins venus d'en haut. La dynamique complexe de ces convergences rayonnantes révèle une parfaite maîtrise intellectuelle et esthétique du sujet. D'autre part, Thomas offre à nos yeux un livre ouvert où se lit un passage des Écritures (Proverbes, 8, 7) figurant en tête de la Somme contre les Gentils, l'une des pièces maîtresses du corpus thomiste : Veritatem meditabitur guttur meum et labia mea detestabuntur impium. Des livres étalés sur ses genoux, s'échappent des rayons d'or qui vont se répandre sur les personnages réunis à ses pieds. |
Francesco
Traini, Triomphe de saint Thomas d'Aquin, 1323,
Pise, Santa Caterina
|
Au centre des deux groupes inférieurs, peuplés indistinctement de clercs, se détache une figure non dépourvue de noblesse mais isolée, renversée, celle de l'impie que dénoncent les lèvres de Thomas : voici, sans nul doute, la tête enturbannée d'Averroès, redressé sur son coude droit et tenant auprès de lui son Grand Commentaire que vient transpercer le rayon émanant du Saint. |
Benozzo Gozzoli
La
représentation de Traini allait inspirer d'autres artistes, singulièrement le
Florentin Benozzo Gozzoli, élève de Ghiberti et de Fra Angelico, qui, vers
1470, peignit pour le Duomo de Pise un tableau aujourd'hui au Louvre, très proche
du modèle pisan et postérieur d'un siècle et demi.
Benozzo Gozzoli, Le triomphe de Saint Thomas d'Aquin, c.
1470, Louvre |
La disposition des personnages, on le voit, est identique. Au registre supérieur, le Christ, qui approuve les écrits du théologien (Bene scripsisti de me, Thomma), surmonte Moïse, les évangélistes et saint Paul. Au registre central, Thomas, physiquement plus lourd que le jeune ascète du retable de Traini, est assis entre ses maîtres grecs, Aristote toujours à sa droite, Platon à sa gauche ; vers leurs écrits convergent les rayons émanant du grand livre que nous présente le Saint, ouvert à la page de gauche sur la même citation des Proverbes qui menace l'impie. Ce dernier est présent sous les traits d'un personnage à la barbe opulente, enturbanné, foulé aux pieds et à plat ventre cette fois, mais tenant toujours son Commentaire in primum librum Aristotelis. À la différence des savants grecs et du philosophe chrétien, le personnage n'est pas désigné par son nom, mais celui-ci ne fait aucun doute : comme chez Traini, il s'agit d'Averroès ‒ que Gozzoli a botté malicieusement à la cordouane. En l'occurrence, une identification, autrefois soutenue, à Guillaume de Saint-Amour (cfr supra) ne résiste pas à l'analyse, même si ce dernier figure effectivement dans un autre Triomphe de saint Thomas d'Aquin exécuté dans l'atelier de Fra Angelico, collaborateur de Gozzoli [11]. Le registre inférieur du tableau se révèle d'une lecture plus difficile. Faut-il y trouver une représentation de l'assemblée d'Anagni de 1256 (cfr supra), présidée par le pape Alexandre IV, qui avait condamné Guillaume de Saint-Amour [12] ? Il semble aujourd'hui préférable d'y voir, à la suite de Vasari, une assemblée présidée par Sixte IV, grand mécène et humaniste, élu pape le 9 août 1471, ce qui donne une date post quem pour l'œuvre de Gozzoli et lui confère une touche d'actualité [13].
|
Le sujet illustré par Traini et Gozzoli allait encore inspirer Filippino Lippi dans son Triomphe de saint Thomas sur les hérétiques, exécuté (1488-1490) à la chapelle Carafa de l'église Santa Maria sopra Minerva à Rome [14].
Filipino Lippi, Triomphe de saint Thomas sur les hérétiques (1488-1490), Rome, Santa Maria sopra Minerva
Intéressante composition imprégnant les thèmes médiévaux d'un parfum de Renaissance ‒ comme l'avaient fait déjà, un demi-siècle plus tôt, Masaccio et Fra Angelico ‒, cette fresque montre le Saint trônant dans un somptueux édicule voûté, pourvu d'une abside, inséré dans un ensemble architectural de goût romain et ouvrant sur une perspective de vedute célèbres (par exemple la statue de Marc Aurèle, la seule statue équestre de l'Antiquité que le Moyen Âge ait épargnée). Thomas tient en main un livre ouvert où nous pouvons lire Sapientiam sapientium perdam, « je détruirai la sagesse des sages » ; il est encadré de quatre figures féminines personnifiant les Arts libéraux et les Sciences (à droite, Grammaire et Dialectique, à gauche, Philosophie et Théologie), sans aucune allusion directe à Aristote. Le Dominicain foule aux pieds un hérétique non dénommé, couché tête vers la droite, non vers la gauche, coiffé d'un bonnet, non d'un turban, d'aspect beaucoup plus négligé que chez Traini et Gozzoli. Ce vieillard hirsute, dont la main droite tient un phylactère portant l'inscription Sapientia vincit malitiam, pourrait bien être le diable : un pareil aveu marqué de dépit ne cadre guère, en effet, avec l'orgueilleuse figure d'Averroès tel qu'il est représenté dans les deux autres Triomphes.
Andrea di Bonaiuto
Filippino Lippi a manifestement évolué vers une conception plus abstraite, plus symbolique ou moins « historique » du sujet ; son modèle est sans doute à chercher dans la fresque monumentale du Triomphe de saint Thomas d'Aquin qu'avait réalisée, plus d'un siècle plus tôt (1366-1368), le Florentin Andrea di Bonaiuto pour l'ancienne salle capitulaire (Cappellone dei Spagnuoli) de l'église dominicaine Santa Maria Novella de Florence [15].
Comme de coutume, au registre central Thomas siège en majesté, sur un trône que survolent les vertus cardinales et théologales, déployées autour de Caritas, la plus élevée de toutes, sous le médaillon du Christ ; il présente un livre ouvert sur un passage du Livre de la Sagesse (VII, 7-8), ce qui permet de reconnaître cette dernière dans le buste occupant le fronton du trône. Le Saint est entouré par dix personnages de l'Ancien et du Nouveau Testament, identifiables par des inscriptions : à sa gauche, de l'extérieur vers l'intérieur, Salomon, Isaïe, Moïse, saint Luc et saint Mathieu ; à sa droite, de l'extérieur vers l'intérieur, Job, le roi David, reconnaissable à sa harpe, saint Paul, saint Marc et saint Jean l'Évangéliste. À ses pieds, trois hérétiques qu'il a écrasés : Arius, Sabellius, Averroès. On notera la figure mélancolique mais non vaincue du Musulman qui, comme chez Traini, porte un turban, s'appuie sur son Grand Commentaire, mais se trouve ici en mauvaise compagnie, avec deux hérésiarques chrétiens notoires, historiquement beaucoup plus anciens que lui [16].
La lecture du bas de la fresque est moins évidente. Sur toute la largeur du mur, quatorze trônes sont réservés, à gauche, aux sciences théologiques, à droite, aux arts libéraux ; c'est seulement cette partie que nous considérerons ici. Au niveau supérieur, les sept représentations féminines des arts libéraux, à savoir de l'extérieur vers l'intérieur, Grammaire, Rhétorique, Dialectique, Musique, Astronomie, Géométrie, Arithmétique ; au plan inférieur, sous chacune de ces sept figures, siègent leurs représentants antiques ou bibliques, soit, de l'extérieur vers l'intérieur, le grammairien Priscien, l'orateur Cicéron, Aristote patronné par la Dialectique, Tubal Caïn, sous l'égide de la musique, l'astronome Ptolémée, le géomètre Euclide, le mathématicien Pythagore.
Siégeant comme il se doit sous l'imposante figure de la Dialectique, Aristote est assis entre Cicéron, à sa gauche, et, à sa droite, Tubal Caïn, identifié par l'enclume et le marteau. La présence de ce dernier personnage au nombre des représentants des arts libéraux ne laisse pas de surprendre de prime abord. Fils de Lamech, descendant de Caïn, la Genèse (IV, 22) le dit malleator et faber in cuncta opera aeris et ferri. Nulle autre indication dans la Bible et si la littérature rabbinique évoque à son sujet diverses légendes, elles sont dépourvues de fondement. Sans doute Josèphe (Antiquités judaïques, II, 2) le dit-il d'une force prodigieuse et excellent guerrier : mais l'élément est peu éclairant en l'occurrence, de même que l'analyse du nom (Tubal est interprété comme nom générique du « forgeron » et l'élément Caïn, rattaché aux noms arabe et araméen du même artisan). Quoi qu'il en soit, Tubal Caïn est le symbole de la Musique ainsi que l'attestent plusieurs représentations : c'est que le forgeron a été le premier humain à faire jaillir le son d'un instrument en frappant le marteau sur l'enclume. On peut voir au musée du Duomo de Florence, dans la salle des panneaux du Campanile, les marbres splendides de Luca di Simone Della Robbia (entre 1437 et 1439) qui, aux côtés de Logique et Dialectique (ou Philosophie) personnifiés sous les traits de Platon et d'Aristote, présentent l'Harmonie figurée par Tubal Caïn tirant les premiers sons de son enclume.
Avant de quitter la fresque d'Andrea da Firenze dit Bonaiuto, largement antérieure (de quelque cent trente ans) aux marbres de Della Robbia, on en admirera la mise en scène aux coloris raffinés : auprès de la majestueuse figure vêtue de blanc de la Dialectique, égérie d'Aristote, la Musique, jeune harpiste élégante dans une fine robe verte, protège de sa grâce le forgeron Tubal Caïn, farouche dans son vêtement de travail rouge.
b.
Le miroir profane : Biagio d'Antonio, Juste de Gand
L'évocation
des arts libéraux, liée à la présence d'Aristote, dans la fresque de Bonaiuto
requiert un bref rappel. On sait que la composition du trivium et du quadrivium
qui constituent l'ensemble des sept arts libéraux avait été fixée dans les
Étymologies
d'Isidore de Séville (tournant VIe-VIIe siècle), alors que Martianus Capella
déjà, dans ses Noces de Philologie et Mercure (Ve siècle), avait conféré
aux sciences personnifiées des types qui se maintiendront jusqu'à
Dans l'imagerie médiévale, les plus anciennes représentations des sept arts sont à chercher aux façades de quelques grandes cathédrales françaises, singulièrement à Chartres,
Chartres, cathédrale Notre-Dame, façade occidentale, portail de droite source : W. Sauerländer, La sculpture gothique en France 1140-1270, Paris, 1972, p. 67, pl. 15 |
dans les figures du portail vieux, sculptées vers 1145. Aristote, qu'Isidore de Séville avait proclamé père de la Dialectique, s'y tient auprès de celle-ci, de même que les personnifications des autres Arts surmontent chacun des grands hommes qui les ont illustrés.
Par ailleurs, le portail Nord de la cathédrale de Clermont offre un raccourci : sciences et savants ne font plus qu'un, ces derniers, devenus des symboles, portent les attributs qui étaient aux mains des sept arts [17].
Biagio d'Antonio
C'est la même symbolique, d'origine si ancienne, qui préside encore, un siècle plus tard, à l'organisation d'un tableau italien aujourd'hui conservé au musée Condé à Chantilly. L'Allégorie des arts libéraux attribuée autrefois à Botticelli doit probablement être rendue au Florentin ; ce peintre, dont l'identité et même l'existence ont été longtemps discutées, travailla à Faenza et à Florence durant la seconde moitié du Quattrocento, influencé d'abord par Verrocchio et Donatello, ensuite par Filippino Lippi.
Ce
tableau à l'huile de petites dimensions trahit, malgré sa date, un goût encore
très médiéval et une inspiration dantesque évidente. Sous
|
Biagio
d'Antonio (?), 4e quart XVe siècle, musée Condé, Chantilly
Juste de Gand
La même époque, soit le quatrième quart du XVe siècle, offre décidément un curieux contraste entre la vision théocratique du monde, où Aristote figure en quelque sorte comme le fer de lance de Thomas d'Aquin, et une perception nouvelle, où la place de l'homme prend une importance accrue. Ce contraste se marque, on le sait, dans l'approche intellectuelle et esthétique des thèmes artistiques. On en jugera par un portrait, contemporain ou peu s'en faut, de la très médiévale Allégorie des arts libéraux : voici l'Aristote d'un humaniste.
Federico III da Montefeltro est le type
même du condottiere raffiné dont l'Italie du Quattrocento cultivait les talents.
Duc d'Urbino depuis 1443, il met son bras armé et ses vertus de négociateur tour
à tour au service de puissances rivales, et combat pour (ou contre) Florence,
Naples,
Juste
de Gand (?), Aristote, c. 1476, Louvre
La paternité du tableau a été discutée. Un biographe contemporain de Federico ‒ son propre bibliothécaire ‒ précise que, faute de trouver en Italie un peintre qui sache exécuter à son goût des tableaux à l'huile, le duc en fit venir un de Flandre et celui-ci réalisa les tableaux historiques du studiolo. Il s'agit sans nul doute de Juste de Gand, dont le séjour à Urbino est bien attesté à l'époque. Toutefois, l'analyse esthétique révélant la qualité inégale de la série, certains historiens de l'art admettent que le Flamand ne travailla pas seul ici, mais en collaboration avec un autre peintre, probablement l'Espagnol Pedro Berruguete [18].
Quoi qu'il en soit, les tableaux du duc d'Urbino allaient attirer bien des convoitises. Au fil du temps, ils passèrent dans diverses collections pour aboutir au XIXe siècle dans celle du marquis Gian Pietro Campana di Cavelli, amateur très fortuné, passionné au point d'avoir, au mépris de toute probité, risqué une gestion qui entraîna sa ruine. Dépossédé, il vit ses trésors confisqués puis vendus. Après l'Angleterre et la Russie, Napoléon III s'étant porté acquéreur, un décret impérial ouvrit un crédit de 4.800.000 francs et, en 1861, les caisses contenant la collection Campana furent embarquées à Cività Vecchia pour Marseille et de là dirigées sur Paris, où un jeune archéologue bien connu des antiquisants, Edmond Saglio, les fit installer au Palais de l'Industrie, bientôt appelé Musée Napoléon III. Au terme de féroces querelles administratives, la collection allait être démembrée [19] et c'est ainsi qu'une douzaine des portraits du studiolo se trouve aujourd'hui au Louvre. C'est le cas, notamment, de Platon, d'Aristote, de Virgile et de Dante ; quelques autres « hommes illustres » subsistant sont demeurés à Urbino.
L'Aristote de Juste de Gand n'a plus rien de commun avec celui que présentent les divers Triomphe de saint Thomas d'Aquin. Le Maître de la scholastique médiévale, à l'allure de prophète, majestueusement vieilli par un long vêtement et une barbe bifide, est désormais un homme d'âge mûr, fort d'une science ouverte au dialogue. Cet Aristote-ci est une personnalité réelle, dont la mise élégante ne relève plus d'une convention symbolique. Faut-il y voir une touche de goût orientalisant, « à la turque » ? En tout cas, la richesse du costume, pourpoint d'étoffe souple à boutons précieux, richement ceinturé, bonnet de satin au rebord de velours piqué d'un cabochon, large bracelet au poignet droit, tandis que la main gauche repose sur un livre aux fermoirs historiés : tout cela rappelle un trait de comportement du Stagirite signalé par Élien, la recherche de sa toilette (Histoires variées, III, 19), et révèle des habitudes bien différentes des goûts simples de Platon. Au reste, le portrait de ce dernier, dans la même série, trahit la simplicité (oserait-on, en l'occurrence, dire l'inconsistance ?) du maître d'Aristote.
Juste
de Gand (?), Platon, c. 1476, Louvre
http://www.aparences.net/Urbino/urbino1a.html
Sans nécessairement invoquer ici une référence
au texte d'Élien, on peut convenir à tout le moins que la qualité médiocre de l'œuvre et la faiblesse de
l'approche psychologique laissent soupçonner la main d'un autre artiste. Ce
Platon jeune, assez mièvre, à l'épaisse chevelure dépourvue de couvre-chef, à
la main gauche hésitante, de contenance indécise, est loin de la calme autorité
qui empreint le geste du maître du Lycée. Au palais ducal d'Urbino comme dans
les écoles parisiennes et dans les églises d'Italie, Aristote demeure il
maestro di color che sanno (Dante, Com., Enfer, IV, 131) ; une
génération plus tard, il reviendra à un
jeune peintre urbinate, Raphaël, de lui assigner une place à jamais
prestigieuse dans l'École
d'Athènes [cfr
l'article de M.-P. Loicq-Berger dans
FEC 10 (2005)], programme emblématique
de
[à suivre]
Notes
[1]
Cf. E. Patlagean dans Histoire du christianisme, V, Desclée, 1993, p.
459.
[2] Cf. M.-M. Dufeil, Guillaume de
Saint-Amour et la polémique universitaire parisienne 1250-1259, Paris,
1972, p. 354.
[3] Cf. M.-D.
Chenu, art. Thomas d'Aquin dans Dictionnaire des philosophes,
3e éd., t. I, Paris, 2006 ; A. Vauchez et A. Parravicini Bagliani dans Histoire
du christianisme, V, Desclée, 1993, p. 816.
[4]
A. Vauchez et A. Parravicini Bagliani
dans Histoire du christianisme, V, Desclée, 1993, p. 782-783 ; 813-814.
[5] La publication de traductions latines d'Aristote réalisées depuis le XIIIe
siècle à partir des manuscrits grecs a
commencé en 1939 sous le nom d'Aristoteles Latinus dans le cadre d'un Corpus
philosophorum Medii Aevi. Pour
plus de renseignements sur les projets et les publications, cfr :
http://www.hiw.kuleuven.ac.be/dwmc/al/editions/index.html.
[6 ] Cf. M.-Th. d’Alverny, Les traductions d’Aristote et de ses commentateurs dans Revue de synthèse, 1968, p. 130-133.
[7]
L. Delisle, Recherches sur la librairie de Charles V, Paris, 1907, t. I,
p. 104 ss. ; 254 ; 379.
[8] Toutefois, c’est au milieu du XVIe siècle seulement que paraîtra à Paris une traduction française faite sur le grec mais incomplète, et, au milieu du XVIIe, la première traduction du grec enfin complète. Cf. A. Gauthier - R.Y. Jolif, L'Éthique à Nicomaque, I, Louvain, 1958, p. 74 -94.
[9] Cf.
S. Piron, Nicolas Oresme : violence, langage et raison
politique, San Domenico (prov. de Florence),
1997, p. 8-12.
[10] Le
manuscrit des Politiques et Économiques d'Aristote traduit par
Oresme se trouve également à Bruxelles, Bibl. Roy., Ms. 11201-2, fol. 241. Cf.
A. Chastel, L'art français. Pré-Moyen Âge et Moyen Âge, Paris, 1993, p.
330.
[11] Il s'agit d'une fresque du cloître de San Marco à Florence : reprod. dans S.
Roettgen, Fresques italiennes de
[12] E.
Renan, Averroès et l'averroïsme, [1852], rééd. avec préface d'Alain
de Libera, 1997, p. 223.
[13] G. Vasari, Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, 3e éd. A. Chastel, Paris, 1989, t. 4, p. 75 ; M. Opitz, Benozzo Gozzoli, Cologne, 1998, p. 94-97.
[14]
Reprod. dans S. Roettgen, Fresques
italiennes de
[15]
Reprod. dans J. Poeschke, Fresques italiennes du temps de Giotto
(1280-1400), Citadelles et Mazenod, 2003, p. 364 et figg. 92 ; 225-226.
[16]
Arius (IIIe-IVe siècle) avait nié la divinité du Christ et l'arianisme avait
été condamné aux conciles de Nicée et de Constantinople ; Sabellius (IIIe
siècle) avait contesté le concept de Trinité divine.
[17]
E. Mâle, L'art religieux du XIIIe siècle en France, 8e éd.
Paris, 1948, reprod. 1958, I, p. 159-176.
[18]
C'est l'opinion qui prévaut aujourd'hui. Néanmoins J. Lavalleye, Juste de
Gand, Louvain, 1936, p. 133 se prononçait nettement pour l'unité de
l'exécution.
[19] Les péripéties de cet achat et de ce transfert sont longuement relatées par Salomon Reinach, Esquisse d'une histoire de la collection Campana dans Revue archéologique, 1904, I, p. 179-200 ; 363-384 ; 1905, I, p. 57-92 ; 208-240.
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 18 - juillet-décembre 2009
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