FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 18 - juillet-décembre 2009


Aristote au miroir médiéval
(1) Idées et images

par

Marie-Paule Loicq-Berger
Chef de travaux honoraire de l’Université de Liège
Adresse : avenue Nandrin, 24 ‒ B 4130 Esneux
<loicq-berger@skynet.be>


 

Note liminaire : Le miroir médiéval d'Aristote est un miroir à double face. L'article qu'on va lire reflète, dans une approche intellectuelle et esthétique, la figure « magistrale » du Philosophe, ses rapports avec Thomas d'Aquin et avec l'art italien de la pré-Renaissance. Une seconde étude propose aux lecteurs des FEC de découvrir un autre visage, assurément moins grave, d'un Aristote inscrit dans un imaginaire malicieux. Parue dans le fascicule 19, elle s'intitule : Aristote au miroir médiéval. (2) Un imaginaire malicieux.

 

Sommaire

n     1. Cheminement des textes et des hommes

n     2. De l'Aristoteles Latinus à Nicolas Oresme

n     3. Quelques peintres de la pré-Renaissance

        a. Le miroir religieux : Traini, Gozzoli, Bonaiuto

        b. Le miroir profane : Biagio d'Antonio, Juste de Gand


 

 1. Cheminement des textes et des hommes

 

Après avoir évoqué dans le fascicule 8 (2004) de la présente revue le rôle du vecteur sicilien dans le sauvetage et la diffusion du corpus aristotélicien, il y a lieu d'interroger un autre vecteur de la transmission, l'Espagne, non sans avoir, en passant,  jeté un regard bref mais significatif du côté de Byzance.

On sait qu'au XIIe siècle, l'étude d'Aristote est à l'honneur au palais impérial de Byzance, où Anne Comnène préside un cercle philosophique qui lit le Stagirite et Platon, Euclide et Ptolémée ; du moins, précise l'historiographe Georges Tornikès, métropolite d'Éphèse, les œuvres qui étaient légalement autorisées [1], celles qui abordaient les théories platoniciennes et aristotéliciennes sur la nature et l'âme en bonne orthodoxie ‒ c'est-à-dire dans leur compatibilité avec la création divine selon le christianisme.

Mais à côté du conservatoire byzantin s'était d'ores et déjà développé un autre foyer salvateur de l'hellénisme. Lorsque la langue arabe, vers la fin du VIIe siècle, fut devenue, sur décision d'un calife omeyyade, la langue officielle de l'empire musulman, elle ne tarda pas à se substituer au persan et au grec dans l'usage institutionnel. Commence alors un important travail de traduction réalisé par nombre d'érudits musulmans et chrétiens, qu'encourageront surtout, aux IXe-Xe siècles, les califes abbassides de Bagdad, assurant la sauvegarde et la transmission de la philosophie et de la science antiques ‒ ainsi que le feront les cours royales de la Sicile gréco-normande du XIIe siècle et de la Sicile souabe du XIIIe. C'est à Bagdad qu'Al Fārābī, le père de la philosophie arabo-islamique, aurait étudié Aristote auprès d'un aristotélisant chrétien et d'un Nestorien adepte de la philosophie alexandrine. Dès lors, les premiers traducteurs des textes grecs transposèrent ceux-ci en syriaque et/ou en arabe. Ensuite, le grec ancien n'étant plus connu, les traductions arabes se feront principalement à partir du syriaque : tel fut le cas des textes d'Aristote et de ses commentateurs grecs, déjà traduits en syriaque, et dont on réalisa entièrement la traduction arabe.

La poussée musulmane en Espagne, freinée tant bien que mal au XIe siècle par la Castille, au XIIe par l'Aragon, y avait introduit la secte berbère des Almoravides, maîtres de l'Andalousie en 1086, en attendant d'en être chassés en 1147 par les Berbères Almohades. Mais le début du XIIIe siècle voit la dislocation de l'empire almohade et en 1269 l'Espagne musulmane se limite à l'Andalousie et à sa capitale, Grenade. Né dans la Cordoue des Almoravides (1126), Ibn Rušd, le futur Averroès, a vingt ans lors de la prise de pouvoir des Almohades ; bien que la cité s'honore d'une brillante activité intellectuelle, il est un domaine suspect aux yeux des théologiens et des croyants : c'est la philosophie inspirée des Grecs (falsafa), celle qui fascine le Cordouan, ardemment curieux de l'œuvre aristotélicienne. Aussi la carrière professorale et administrative d'Averroès, sous les deux grands souverains almohades, ne se déroulera-t-elle pas sans revers. Attaqué au nom d'une orthodoxie religieuse étroite, disgracié par l'émir de Marrakech, il meurt dans cette ville en 1198 sans laisser de postérité en Islam ; ce sont des savants juifs et chrétiens, interprètes souvent approximatifs de sa pensée qui, en traduisant ses commentaires aristotéliciens, lui assurent rapidement une influence posthume. Alors que l'Occident découvre à peine le Stagirite, on y verra circuler, un quart de siècle après la mort d'Averroès, une traduction latine complète de l'œuvre de ce dernier  et le penseur cordouan y restera, jusqu'à la fin du XVIe siècle, « le Commentateur » au même titre qu'Aristote y est « le Philosophe ».

On ne s'étonnera jamais assez de la prodigieuse circulation des hommes et des idées au cours de ce « Moyen Âge » qui, aux yeux des antiquisants, des admirateurs de l'érudition et de l'art classiques, n'est en quelque sorte qu'une attente de la « Renaissance ». Pour n'évoquer que le seul domaine de l'aristotélisme et ne citer que quelques très grands noms, que l'on songe aux allées et venues des Robert Grosseteste, Guillaume de Moerbeke, Albert le Grand, Thomas d'Aquin ; fait significatif, leurs incessants voyages et leurs travaux convergent toujours, finalement, vers Paris, que ce soit au départ d'Oxford, de Corinthe, de Cologne, ou encore de Naples, Rome ou Lyon. Ainsi, Paris disposera vers 1230 des traductions et commentaires qui vont y révéler pleinement l'aristotélisme et, par ailleurs, y susciter l'« averroïsme latin » ‒ à peu près dans le même temps qu'une version latine quasi complète d'un texte médical plus ancien, celui d'Avicenne, y donnait naissance à l'« avicennisme latin ».

Averroès se distingue d'Al Fārābī et d'Avicenne, d'abord, en ce qu'il tente de retourner à Aristote par-delà les philosophes grecs et arabes qui l'avaient plus ou moins platonisé ; ensuite, en ce qu'il cite in extenso, dans son Grand Commentaire, les textes aristotéliciens qu'il sépare soigneusement de ses propre gloses  (distinguo qui n'est pas observé, en revanche, dans son Commentaire moyen  ni dans ses Paraphrases). Pour résumer très brièvement les points majeurs et les plus problématiques de sa pensée, Averroès affirme d'une part l'éternité de la matière, du mouvement et du genre humain, d'autre part l'unité de l'intellect (monopsychisme). La première thèse s'appose évidemment à l'affirmation chrétienne de la création du monde. En ce qui concerne l'intellect, le Cordouan reprenant la distinction aristotélicienne entre intellect actif et intellect passif fait du premier une sorte d'esprit de la terre et de l'humanité, esprit immortel où puise chaque intelligence individuelle, laquelle est mortelle : c'est la négation de l'immortalité personnelle et l'abolition de la responsabilité. Le système aboutit à un déterminisme cosmique et psychologique, au rejet de la notion de providence divine ainsi qu'à une conception purement profane de la morale. Thomas d'Aquin combattra ces deux thèses dans son De aeternitate mundi et son De unitate intellectus contra Averroistas, ouvrages rédigés tous deux en 1270, soit quatre ans avant sa mort. Ajoutons qu'Averroès reconnaît une double vérité, c'est-à-dire une vérité religieuse indépendante de la vérité philosophique, idée à laquelle Thomas opposera vigoureusement celle d'une harmonie entre foi et raison : le savoir fournit à la foi des présupposés de base sur le destin de l'homme et le sens du monde ainsi qu'une méthode de raisonnement ; la foi complète sans les abolir les conclusions de la philosophie.

Souvent amalgamées avec des idées aristotéliciennes mal comprises, voire outrées, les interprétations d'Averroès occupent, on le sait, une place considérable dans les débats du XIIIe siècle. L'Université de Paris, centre bouillonnant d'affrontement des idées, connaît alors des décennies tumultueuses : la querelle des clercs séculiers contre les Ordres mendiants, Franciscains et Dominicains, récemment installés, s'y double d'un combat contre l'averroïsme. Comme les réguliers accédaient directement à la Faculté de théologie, l'Université décréta en 1252 qu'aucun de ceux-ci ne pourrait plus y obtenir de chaire. Au printemps 1256, le séculier Guillaume de Saint-Amour, très soucieux de conserver l’exclusivité des profits attachés aux fonctions professorales, compose son De periculis novissimorum temporum, où il accuse les Mendiants d'hérésie, d'hypocrisie et d'esprit de lucre ; l’ouvrage sera condamné le 5 octobre 1256 à Anagni par  la bulle Romanus Pontifex du pape Alexandre IV, favorable aux Ordres, et l’année suivante Louis IX bannira Saint-Amour de son royaume [2]. Très vite Thomas d'Aquin et le Franciscain saint Bonaventure riposteront en faisant l'apologie du genre de vie de leurs Ordres, qu'ils jugent supérieur à celui des séculiers.

Il faut rappeler que, dès le début du XIIIe siècle, la papauté était intervenue directement dans les affaires de l'Université de Paris, où les théologiens, conservateurs, s'opposaient aux philosophes de la Faculté des Arts dont ils réprouvaient la « vaine sagesse » et les subtilités inutiles. En 1215, à l'initiative d'Innocent III, tombait l'interdiction de lire la « philosophie naturelle » et la métaphysique d'Aristote ; interdiction plusieurs fois confirmée et qui aboutira, peu après la mort de Thomas d'Aquin (1274), au fameux décret de 1277 où l'évêque de Paris, Etienne Tempier, condamnait 219 articles jugés hétérodoxes ; ce syllabus assez confus amalgamait des thèmes nettement averroïstes (tel le monopsychisme), des thèses authentiquement aristotéliciennes et même une dizaine d'énoncés de Thomas d'Aquin ‒ amalgame peut-être intentionnel, destiné à discréditer le Dominicain, mais inopérant, puisque la mémoire de ce dernier sera solennellement réhabilitée par sa canonisation en 1323 [3].

Pourtant, vers 1236, le Franciscain Alexandre de Halès avait utilisé Aristote pour étayer la théologie, tandis que le Dominicain Albert le Grand allait s'efforcer de rendre Aristote intelligible aux Latins en recourant aux auteurs philosophiques et scientifiques du monde arabo-islamique. Fait étonnant mais significatif : en 1249 le pape Innocent IV envoya dix jeunes clercs à l'Université de Paris pour y apprendre l'arabe et d'autres langues orientales. Dès lors, il reviendra à Thomas d'Aquin, élève puis assistant d'Albert de Cologne, de jeter les bases d'un aristotélisme chrétien qui, loin de considérer, comme saint Augustin, que la sagesse « théologique » dévalue les sciences « humaines », reconnaît à celles-ci une densité propre et une méthode autonome [4].

 

2. De l'Aristoteles Latinus à Nicolas Oresme [5]

 

Les premières traductions d’Aristote faites sur le grec avaient été rédigées, on l’a vu plus haut, en syriaque et en arabe. Ensuite, la Sicile encore hellénisée vit naître, dès les XIIe et XIIIe siècles, des traductions latines [cfr FEC 8 (2004)].

En « Occident », pour nous en tenir aux cas significatifs de l'Éthique et de la Politique, la première traduction latine de l’Éthique à Nicomaque est l’œuvre d’un clerc inconnu de la fin du XIIe siècle ; l'ensemble des fragments conservés forma dès le début du XIIIe siècle un Liber Ethicorum dont la lecture fut autorisée à la Faculté des Arts de Paris. Une deuxième traduction latine, translation du commentaire d'Averroès, avait vu le jour à Tolède en 1240. Mais c'est la traduction complète (1246-1247) réalisée par Robert Grosseteste, chancelier de l'Université d'Oxford puis évêque de Lincoln, esprit encyclopédique et excellent connaisseur de l'hébreu et surtout du grec, qui allait nourrir toute l'exégèse médiévale de l'Éthique ; très vite, Albert le Grand l'utilisera dans son Cours sur l'Éthique, professé à Cologne et soigneusement recueilli par son élève Thomas d'Aquin. Très vite aussi, circula un texte révisé de Grosseteste, où certains aristotélisants modernes ont voulu, sans rencontrer une approbation unanime, voir la main du Dominicain « belge » Guillaume de Moerbeke, archevêque de Corinthe.

La condamnation de 1277 (cfr supra) frappe l'Éthique sans en compromettre le succès : ces années-là, Gilles de Rome, disciple de saint Thomas et futur archevêque de Bourges, compose pour le dauphin Philippe le Bel un traité De la manière dont doivent se conduire les princes, largement inspiré du Stagirite, et au XIVe siècle nombre de commentateurs s'emploieront à démontrer le plein accord entre morale aristotélicienne et morale chrétienne.

Quant à la Politique, épargnée par la condamnation de 1277, c'est la traduction latine de G. de Moerbeke (c. 1260) qui en assurera la diffusion. La méthode de Moerbeke a été souvent étudiée ; conformément aux habitudes de l’époque, sa technique normale de traduction est le mot à mot, ce qui le conduit parfois à des translittérations pénibles, voire énigmatiques. Malgré leur connaissance du grec – dans les meilleurs cas – et du latin, les traducteurs médiévaux ne sont pas à l’abri d’erreurs de lecture et d’interprétation qui rendent aujourd’hui difficile l’utilisation de leurs travaux. Aussi, dans certains cas, le spécialiste se trouve-t-il  réduit, paradoxalement, à recourir à une version latino-arabe pour tenter de retrouver Aristote [6].

La transmission des textes classiques va toutefois prendre un tournant décisif au XIVe siècle.

 

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En France, Charles V, d'abord régent du royaume après la capture et l'emprisonnement à Londres de son père Jean le Bon, puis roi à la mort de ce dernier (1364), est une grande figure de la pré-Renaissance ; son humanisme va donner une vive impulsion à l'activité des traducteurs ‒ tandis que son frère puîné, le duc de Berry, deviendra le plus grand bibliophile du Moyen Âge ‒. Organisateur énergique en même temps que souverain tolérant, intellectuel éclairé et lecteur passionné, Charles V le Sage se dota d'une librairie qui fut réellement la première bibliothèque nationale de France [7]. Luxueusement installée dans une tour du Louvre et dans plusieurs châteaux des environs de Paris, la librairie  royale fit l'objet des soins d'un bibliothécaire remarquable, Gilles Malet, qui en dressa l'inventaire en 1373. Deux ans plus tard, Simon de Hesdin dédiait au roi, véritable innovation, sa traduction française de Valère Maxime [cfr M.-P. Loicq-Berger dans FEC, 9 (2005), § 3], tandis que Raoul de Presles lui présentait une traduction française commentée de La cité de Dieu de saint Augustin, entreprise couronnée par un long succès. Parmi les trésors royaux figuraient également les principales traductions latines d'Aristote ainsi que des traductions françaises de l'Éthique, de la Politique et de l'Économique.

Pour ces derniers ouvrages, Charles avait  personnellement chargé du travail le doyen du chapitre de Rouen, Nicolas Oresme, qui le réalisa en trois ans ; on a conservé le reçu de la somme (deux cenz franz d'or) donnée au traducteur le 31 août 1374. Dans l’Éthique, première traduction française digne de ce nom [8], Oresme suit la version révisée de la traduction latine de Robert Grosseteste (cfr supra), tout en recourant à plusieurs commentaires, dont celui de saint Thomas, et il y ajoute quantité de gloses où s’exprime la pensée personnelle du traducteur. La même année, Charles V rédigeait son testament, par lequel il léguait son cœur à la cathédrale de Rouen, en attendant de confier l'évêché de Lisieux à Oresme dont il avait pu mesurer l’envergure intellectuelle et morale.

En 1355, à l’occasion de la convocation des États et dans la ligne contestataire du prévôt Étienne Marcel, Nicolas Oresme avait rédigé, en économiste, un Traité des monnaies, où il récusait le droit du souverain de modifier arbitrairement le cours des monnaies. Vingt ans plus tard, alors que Charles V fait appel à lui comme traducteur d’Aristote, Oresme va engager dans cette tâche toute sa réflexion éthico-politique : le lecteur-commentateur aristotélicien se met au service du mouvement réformateur initié par Charles le Sage à l’issue des violents désordres qui avaient mené le royaume de France au bord de l’abîme. Il s’agit dès lors d’actualiser les thèmes fondamentaux de la « science des politiques » selon le Stagirite : nature et fonction du bon gouvernement, rapports de la communauté civique et des gouvernants, principe de la juste guerre, etc. La philosophie d’Oresme a pour finalité la continuité dynastique garantie par des pouvoirs modérés,  et vise à engager une action dans le présent. Traducteur d’esprit plus  moderne que ses prédécesseurs latinistes, il s’écarte de la littéralité de ceux-ci pour « redoubler fréquemment le texte latin d’un couple d’expressions françaises » et forge pour cette entreprise un important vocabulaire dont les néologismes sont expliqués dans des tables annexes [9].

 

A. Chastel, L'art français. Pré-Moyen Âge et Moyen Âge, Paris, 1993, fig. 309 g.

 

La page enluminée, superbe de composition et de coloris, s'organise en quadrilobes, à lire de gauche à droite et de haut en bas : (1) Nicolas Oresme remet à Charles V sa traduction des Éthiques ; (2) La famille royale : les souverains sont assis sous des baldaquins bleu roi, une princesse debout près de la reine, deux garçons derrière le monarque ; (3) Oresme, sur un siège surélevé, commente Aristote en présence du roi qui, à gauche, suit la leçon ; (4) séance ordinaire de lecture, à laquelle le maître admet quelques élèves, tandis qu'un appariteur en éconduit un autre, trop jeune sans doute.

 

À la mort de Charles V (1380), une quarantaine de volumes de sa librairie furent remis à l'aîné de ses frères, Louis d'Anjou. Ensuite, la famille royale allait livrer la bibliothèque au pillage ; le duc de Bourgogne y eut sa part, comme le montre l'inventaire établi pour Philippe le Bon en 1420. C'est ainsi que la Bibliothèque Royale de Belgique détient aujourd'hui deux précieux volumes des traductions aristotéliciennes de Nicolas Oresme [10].

 

3. Quelques peintres de la pré-Renaissance

 

a. Le miroir religieux : Traini, Gozzoli, Bonaiuto

 

Thomas d'Aquin était mort en 1274, en cours de mission, sur la route de Lyon, laissant une œuvre immense, l'image d'une intelligence rayonnante et d'une bonté éclairée. Très vite, l'Italie allait lui dédier l'hommage pérenne de ses penseurs et de ses artistes. Dante déjà saluait dans la Divine Comédie « la courtoisie ardente de frère Thomas et son discours plein de respect » (Paradis, XII, 144) et lui réservait un rang d'honneur dans le quatrième ciel, le ciel du Soleil, celui des docteurs et des théologiens, où le grand fils de saint Dominique prend longuement le parole (Paradis, chants X à XIV).

 

Francesco Traini

Deux ans après la mort de l'Alighieri, Thomas d'Aquin était canonisé et, la même année, un peintre célébrait sa gloire dans une illustration qui allait séduire plusieurs siècles. C'est en 1323, en effet, que le Pisan Francesco Traini réalisa pour l'église dominicaine de Santa Caterina de Pise un retable intitulé le Triomphe de saint Thomas d'Aquin.

 

Au centre du tableau siège le Saint, imposant mais jeune encore, surmonté et encadré par les forces qui ont constitué ses sources d'inspiration. Au sommet, le Christ envoie ses rayons sur six figures dominant Thomas, à savoir Moïse, les évangélistes et saint Paul.

Tous ces faisceaux convergent vers le front du Dominicain, qui reçoit en outre les lumières émanant de deux personnages debout, un peu en contrebas ; ceux-ci sont désignés par leurs noms, Aristote à la droite du Saint, Platon, à sa gauche. Le premier tient l'Éthique, le second, le Timée, et de chaque livre un filet d'or remonte vers la face du théologien, rejoignant les rayons divins venus d'en haut.

La dynamique complexe de ces convergences rayonnantes révèle une parfaite maîtrise intellectuelle et esthétique du sujet. D'autre part, Thomas offre à nos yeux un livre ouvert où se lit un passage des Écritures (Proverbes, 8, 7) figurant en tête de la Somme contre les Gentils, l'une des pièces maîtresses du corpus thomiste : Veritatem meditabitur guttur meum et labia mea detestabuntur impium.

Des livres étalés sur ses genoux, s'échappent des rayons d'or qui vont se répandre sur les personnages réunis à ses pieds.

Francesco Traini, Triomphe de saint Thomas d'Aquin, 1323, Pise, Santa Caterina

 

Au centre des deux groupes inférieurs, peuplés indistinctement de clercs, se détache une figure non dépourvue de noblesse mais isolée, renversée, celle de l'impie que dénoncent les lèvres de Thomas : voici, sans nul doute, la tête enturbannée d'Averroès, redressé sur son coude droit et tenant auprès de lui son Grand Commentaire que vient transpercer le rayon émanant du Saint.

 

Benozzo Gozzoli

La représentation de Traini allait inspirer d'autres artistes, singulièrement le Florentin Benozzo Gozzoli, élève de Ghiberti et de Fra Angelico, qui, vers 1470, peignit pour le Duomo de Pise un tableau aujourd'hui au Louvre, très proche du modèle pisan et postérieur d'un siècle et demi.

 

Benozzo Gozzoli, Le triomphe de Saint Thomas d'Aquin, c. 1470, Louvre

La disposition des personnages, on le voit, est identique. Au registre supérieur, le Christ, qui approuve les écrits du théologien (Bene scripsisti de me, Thomma), surmonte Moïse, les évangélistes et saint Paul. Au registre central, Thomas, physiquement plus lourd que le jeune ascète du retable de Traini, est assis entre ses maîtres grecs, Aristote toujours à sa droite, Platon à sa gauche ; vers leurs écrits convergent les rayons émanant du grand livre que nous présente le Saint, ouvert à la page de gauche sur la même citation des Proverbes qui menace l'impie.

Ce dernier est présent sous les traits d'un personnage à la barbe opulente, enturbanné, foulé aux pieds et à plat ventre cette fois, mais tenant toujours son Commentaire in primum librum Aristotelis. À la différence des savants grecs et du philosophe chrétien, le personnage n'est pas désigné par son nom, mais celui-ci ne fait aucun  doute : comme chez Traini, il s'agit d'Averroès ‒ que Gozzoli a botté  malicieusement à la cordouane. En l'occurrence, une identification, autrefois soutenue, à Guillaume de Saint-Amour (cfr supra) ne résiste pas à l'analyse, même si ce dernier figure effectivement dans un autre Triomphe de saint Thomas d'Aquin exécuté dans l'atelier de Fra Angelico, collaborateur de Gozzoli [11].

Le registre inférieur du tableau se révèle d'une lecture plus difficile. Faut-il y trouver une représentation de l'assemblée d'Anagni de 1256 (cfr supra), présidée par le pape Alexandre IV, qui avait condamné Guillaume de Saint-Amour [12] ? Il semble aujourd'hui préférable d'y voir, à la suite de Vasari, une assemblée présidée par Sixte IV, grand mécène et humaniste, élu pape le 9 août 1471, ce qui donne une date post quem pour l'œuvre de Gozzoli et lui confère une touche d'actualité [13].

 

 

Le sujet illustré par Traini et Gozzoli allait encore inspirer Filippino Lippi dans son Triomphe de saint Thomas sur les hérétiques, exécuté (1488-1490) à la chapelle Carafa de l'église Santa Maria sopra Minerva à Rome [14].

 

Filipino Lippi, Triomphe de saint Thomas sur les hérétiques (1488-1490), Rome, Santa Maria sopra Minerva

 

Intéressante composition imprégnant les thèmes médiévaux d'un parfum de Renaissance ‒ comme l'avaient fait déjà, un demi-siècle plus tôt, Masaccio et Fra Angelico ‒, cette fresque montre le Saint trônant dans un somptueux édicule voûté, pourvu d'une abside, inséré dans un ensemble architectural de goût romain et ouvrant sur une perspective de vedute célèbres (par exemple la statue de Marc Aurèle, la seule statue équestre de l'Antiquité que le Moyen Âge ait épargnée). Thomas tient en main un livre ouvert où nous pouvons lire Sapientiam sapientium perdam, « je détruirai la sagesse des sages » ; il est encadré de quatre figures féminines personnifiant les Arts libéraux et les Sciences (à droite, Grammaire et Dialectique, à gauche, Philosophie et Théologie), sans aucune allusion directe à Aristote. Le Dominicain foule aux pieds un hérétique non dénommé, couché tête vers la droite, non vers la gauche, coiffé d'un bonnet, non d'un turban, d'aspect beaucoup plus négligé que chez Traini et Gozzoli. Ce vieillard hirsute, dont la main droite tient un phylactère portant l'inscription Sapientia vincit malitiam, pourrait bien être le diable : un pareil aveu marqué de dépit ne cadre guère, en effet,  avec l'orgueilleuse figure d'Averroès tel qu'il est représenté dans les deux autres Triomphes.

 

Andrea di Bonaiuto

Filippino Lippi a manifestement évolué vers une conception plus abstraite, plus symbolique ou moins « historique » du sujet ; son modèle est sans doute à chercher dans la fresque monumentale du Triomphe de saint Thomas d'Aquin qu'avait réalisée, plus d'un siècle plus tôt (1366-1368), le Florentin Andrea di Bonaiuto pour l'ancienne salle capitulaire (Cappellone dei Spagnuoli) de l'église dominicaine Santa Maria Novella de Florence [15].

 

 A. di Bonaiuto, Triomphe de St Thomas d'Aquin, 1366-68, Florence, S. Maria Novella

 

Comme de coutume, au registre central Thomas siège en majesté, sur un trône que survolent les vertus cardinales et théologales, déployées autour de Caritas, la plus élevée de toutes, sous le médaillon du Christ ; il présente un livre ouvert sur un passage du Livre de la Sagesse (VII, 7-8), ce qui permet de reconnaître cette dernière dans le buste occupant le fronton du trône. Le Saint est entouré par dix personnages de l'Ancien et du Nouveau Testament, identifiables par des inscriptions : à sa gauche, de l'extérieur vers l'intérieur, Salomon, Isaïe, Moïse, saint Luc et saint Mathieu ; à sa droite, de l'extérieur vers l'intérieur, Job, le roi David, reconnaissable à sa harpe, saint Paul, saint Marc et saint Jean l'Évangéliste. À ses pieds, trois hérétiques qu'il a écrasés : Arius, Sabellius, Averroès. On notera la figure mélancolique mais non vaincue du Musulman qui, comme chez Traini, porte un turban, s'appuie sur son Grand Commentaire, mais se trouve ici en mauvaise compagnie, avec deux hérésiarques chrétiens notoires, historiquement beaucoup plus anciens que lui [16].

La lecture du bas de la fresque est moins évidente. Sur toute la largeur du mur, quatorze trônes sont réservés, à gauche, aux sciences théologiques, à droite, aux arts libéraux ; c'est seulement cette partie que nous considérerons ici. Au niveau supérieur, les sept représentations féminines des arts libéraux, à savoir de l'extérieur vers l'intérieur, Grammaire, Rhétorique, Dialectique, Musique, Astronomie, Géométrie, Arithmétique ; au plan inférieur, sous chacune de ces sept figures, siègent leurs représentants antiques ou bibliques, soit, de l'extérieur vers l'intérieur, le grammairien Priscien, l'orateur Cicéron, Aristote patronné par la Dialectique, Tubal Caïn, sous l'égide de la musique, l'astronome Ptolémée, le géomètre Euclide, le mathématicien Pythagore.

Siégeant comme il se doit sous l'imposante figure de la Dialectique, Aristote est assis entre Cicéron, à sa gauche, et, à sa droite, Tubal Caïn, identifié par l'enclume et le marteau. La présence de ce dernier personnage au nombre des représentants des arts libéraux ne laisse pas de surprendre de prime abord. Fils de Lamech, descendant de Caïn, la Genèse (IV, 22) le dit malleator et faber in cuncta opera aeris et ferri. Nulle autre indication dans la Bible et si la littérature rabbinique évoque à son sujet diverses légendes, elles sont dépourvues de fondement. Sans doute Josèphe (Antiquités judaïques, II, 2) le dit-il d'une force prodigieuse et excellent guerrier : mais l'élément est peu éclairant en l'occurrence, de même que l'analyse du nom (Tubal est interprété comme nom générique du « forgeron » et l'élément Caïn, rattaché aux noms arabe et araméen du même artisan). Quoi qu'il en soit, Tubal Caïn est le symbole de la Musique ainsi que l'attestent plusieurs représentations : c'est que le forgeron a été le premier humain à faire jaillir le son d'un instrument en frappant le marteau sur l'enclume. On peut voir au musée du Duomo de Florence, dans la salle des panneaux du Campanile, les marbres splendides de Luca di Simone Della Robbia (entre 1437 et 1439) qui, aux côtés de Logique et Dialectique (ou Philosophie) personnifiés sous les traits de Platon et d'Aristote, présentent l'Harmonie figurée par Tubal Caïn tirant les premiers sons de son enclume.

Avant de quitter la fresque d'Andrea da Firenze dit Bonaiuto, largement antérieure (de quelque cent trente ans) aux marbres de Della Robbia, on en admirera la mise en scène aux coloris raffinés : auprès de la majestueuse figure vêtue de blanc de la Dialectique, égérie d'Aristote, la Musique, jeune harpiste élégante dans une fine robe verte, protège de sa grâce le forgeron Tubal Caïn, farouche dans son vêtement de travail rouge.

 

b. Le miroir profane : Biagio d'Antonio, Juste de Gand

 

L'évocation des arts libéraux, liée à la présence d'Aristote, dans la fresque de Bonaiuto requiert un bref rappel. On sait que la composition du trivium et du quadrivium qui constituent l'ensemble des sept arts libéraux avait été fixée dans les Étymologies d'Isidore de Séville (tournant VIe-VIIe siècle), alors que Martianus Capella déjà, dans ses Noces de Philologie et Mercure (Ve siècle), avait conféré aux sciences personnifiées des types qui se maintiendront jusqu'à la Renaissance. Au XIIe siècle, l'école de Chartres, foyer de vie intellectuelle, tente de réaliser la synthèse entre, d'une part, la pensée platonicienne connue à travers le Timée et Boèce, et, d'autre part, la doctrine chrétienne appliquée au domaine de la philosophie de la nature. Thierry de Chartres, l'un des esprits le plus avancés de son temps et l'un des premiers à avoir eu connaissance d'œuvres logiques d'Aristote jusque là oubliées, rédige un manuel des sept arts libéraux (Heptateuchon) qui tente d'unir trivium et quadrivium pour en tirer une nouvelle culture philosophique. Son ami Alain de Lille, le « Docteur universel », auteur très fécond, compose un Poème sur l'Incarnation et les sept Arts, où ces derniers avouent leur incapacité à comprendre l'Incarnation ; mais Alain, grand prédicateur, utilise à des fins pédagogiques la Bible et les Pères ainsi que ‒ initiative originale ‒ des textes profanes tels ceux d'Ovide, de Sénèque et de Perse.

Dans l'imagerie médiévale, les plus anciennes représentations des sept arts sont à chercher aux façades de quelques grandes cathédrales françaises, singulièrement à Chartres,

 

 

 

 

 

 

 

Chartres, cathédrale Notre-Dame, façade occidentale, portail de droite

source : W. Sauerländer, La sculpture gothique en France 1140-1270, Paris, 1972, p. 67, pl. 15

dans les figures du portail vieux, sculptées vers 1145. Aristote, qu'Isidore de Séville avait proclamé père de la Dialectique, s'y tient auprès de celle-ci, de même que les personnifications des autres Arts surmontent chacun des grands hommes qui les ont illustrés.

Par ailleurs, le portail Nord de la cathédrale de Clermont offre un raccourci : sciences et savants ne font plus qu'un, ces derniers, devenus des symboles, portent les attributs qui étaient aux mains des sept arts [17].

 

Biagio d'Antonio

C'est la même symbolique, d'origine si ancienne, qui préside encore, un siècle plus tard, à l'organisation d'un tableau italien aujourd'hui conservé au musée Condé à Chantilly. L'Allégorie des arts libéraux attribuée autrefois à Botticelli doit probablement être rendue au Florentin  ; ce peintre, dont l'identité et même l'existence ont été longtemps discutées, travailla à Faenza et à Florence durant la seconde moitié du Quattrocento, influencé d'abord par Verrocchio et Donatello, ensuite par Filippino Lippi.

 

Ce tableau à l'huile de petites dimensions trahit, malgré sa date, un goût encore très médiéval et une inspiration dantesque évidente. Sous la Sainte Trinité, présente dans le médaillon supérieur, s'étage une sorte de montagne à sept niveaux ou de tour à sept gradins sur lesquels se posent des figures allégoriques pour les unes, « historiques » pour les autres. La difficulté de lecture vient du manque de symétrie dans la disposition. Si l'on devait attendre ici la figuration des sept arts libéraux et des sept savants correspondants, le compte des personnages n'y est pas ; et Thomas d'Aquin a-t-il été retenu ? L'interprétation ne peut être qu'hypothétique. Il est vrai qu'à gauche, aux 5e et 6e gradins, on reconnaît Musique et Tubal Caïn mais les personnages des gradins supérieurs et ceux de l'échelonnement de droite sont malaisément identifiables malgré la présence de quelques emblèmes telle une sphère accompagnant Claude Ptolémée ou Euclide ; Aristote pourrait être assis au 3e gradin de droite, sous la figure de Dialectique.

Biagio d'Antonio (?), 4e quart XVe siècle, musée Condé, Chantilly

 

Juste de Gand

La même époque, soit le quatrième quart du XVe siècle, offre décidément un curieux contraste entre la vision théocratique du monde, où Aristote figure en quelque sorte comme  le fer de lance de Thomas d'Aquin, et une perception nouvelle, où la place de l'homme prend une importance accrue. Ce contraste se marque, on le sait, dans l'approche intellectuelle et esthétique des thèmes artistiques. On en jugera par un portrait, contemporain ou peu s'en faut, de la très médiévale Allégorie des arts libéraux : voici l'Aristote d'un humaniste.

Federico III da Montefeltro est le type même du condottiere raffiné dont l'Italie du Quattrocento cultivait les talents. Duc d'Urbino depuis 1443, il met son bras armé et ses vertus de négociateur tour à tour au service de puissances rivales, et combat pour (ou contre) Florence, Naples, la Papauté, en ayant soin de consacrer les loisirs ‒ et les moyens ‒ que lui laisse la guerre à faire de sa cité un pôle artistique de premier plan. Nourri aux lettres classiques, Federico rêve d'une cité idéale dont l'urbanisme fonctionnel reflète l'expérience et le style des constructeurs gréco-romains, tels que les voit son architecte Alberti. Avec son épouse Battista Sforza, il attire à sa cour peintres et décorateurs, non moins qu'hommes de science, poètes et musiciens. Naguère château fort, le palais se transforme en une résidence élégante et originale, de goût Renaissance, où le maître des lieux, grand collectionneur de textes, fait aménager une bibliothèque d'une richesse exceptionnelle ‒ elle est aujourd'hui largement passée dans celle du Vatican. Plus particulièrement, il goûte une retraite selon son coeur dans un cabinet de travail, le fameux studiolo, dont l'aménagement a été étudié pour lui apporter plaisir, sagesse et sérénité. La petite pièce est habillée de marqueteries splendides que surmontent vingt-huit portraits d'hommes illustres, antiques ou « modernes », œuvres sans doute de divers peintres. Ce cénacle rassemblait, entre autres, Platon et Aristote, Euclide et Ptolémée, Virgile et Sénèque, les saints Augustin et Jérôme, mais aussi Thomas d'Aquin, Dante, et un grand humaniste contemporain, le cardinal Bessarion. Le portrait d'Aristote se révèle singulièrement attachant.

 

Juste de Gand (?), Aristote, c. 1476, Louvre

 

La paternité du tableau a été discutée. Un biographe contemporain de Federico ‒ son propre bibliothécaire ‒ précise que, faute de trouver en Italie un peintre qui sache exécuter à son goût des tableaux à l'huile, le duc en fit venir un de Flandre et celui-ci réalisa les tableaux historiques du studiolo. Il s'agit sans nul doute de Juste de Gand, dont le séjour à Urbino est bien attesté à l'époque. Toutefois, l'analyse esthétique révélant la qualité inégale de la série, certains historiens de l'art admettent que le Flamand ne travailla pas seul ici, mais en collaboration avec un autre peintre, probablement l'Espagnol Pedro Berruguete [18].

Quoi qu'il en soit, les tableaux du duc d'Urbino allaient attirer bien des convoitises. Au fil du temps, ils passèrent dans diverses collections pour aboutir au XIXe siècle dans celle du marquis Gian Pietro Campana di Cavelli, amateur très fortuné, passionné au point d'avoir, au mépris de toute probité, risqué une gestion qui entraîna sa ruine. Dépossédé, il vit ses trésors confisqués puis vendus. Après l'Angleterre et la Russie, Napoléon III s'étant porté acquéreur, un décret impérial ouvrit un crédit de 4.800.000 francs et, en 1861, les caisses contenant la collection Campana furent embarquées à Cività Vecchia pour Marseille et de là dirigées sur Paris, où un jeune archéologue bien connu des antiquisants, Edmond Saglio, les fit installer au Palais de l'Industrie, bientôt appelé Musée Napoléon III. Au terme de féroces querelles administratives, la collection allait être démembrée [19] et c'est ainsi qu'une douzaine des portraits du studiolo se trouve aujourd'hui au Louvre. C'est le cas, notamment, de Platon, d'Aristote, de Virgile et de Dante ; quelques autres « hommes illustres » subsistant sont demeurés à Urbino.

L'Aristote de Juste de Gand n'a plus rien de commun avec celui que présentent les divers Triomphe de saint Thomas d'Aquin. Le Maître de la scholastique médiévale, à l'allure de prophète, majestueusement vieilli par un long vêtement et une barbe bifide, est désormais un homme d'âge mûr, fort d'une science ouverte au dialogue. Cet Aristote-ci est une personnalité réelle, dont la mise élégante ne relève plus d'une convention symbolique. Faut-il y voir une touche de goût orientalisant, « à la turque » ? En tout cas, la richesse du costume, pourpoint d'étoffe souple à boutons précieux, richement ceinturé, bonnet de satin au rebord de velours piqué d'un cabochon, large bracelet au poignet droit, tandis que la main gauche repose sur un livre aux fermoirs historiés : tout cela rappelle un trait de comportement du Stagirite signalé par Élien, la recherche de sa toilette (Histoires variées, III, 19), et révèle des habitudes bien différentes des goûts simples de Platon. Au reste, le portrait de ce dernier, dans la même série, trahit la simplicité (oserait-on, en l'occurrence, dire l'inconsistance ?) du maître d'Aristote.

 

Juste de Gand (?),  Platon, c. 1476, Louvre
http://www.aparences.net/Urbino/urbino1a.html

 

Sans nécessairement invoquer ici une référence au texte d'Élien, on peut convenir à tout le moins que la qualité médiocre de l'œuvre et la faiblesse de l'approche psychologique laissent soupçonner la main d'un autre artiste. Ce Platon jeune, assez mièvre, à l'épaisse chevelure dépourvue de couvre-chef, à la main gauche hésitante, de contenance indécise, est loin de la calme autorité qui empreint le geste du maître du Lycée. Au palais ducal d'Urbino comme dans les écoles parisiennes et dans les églises d'Italie, Aristote demeure il maestro di color che sanno (Dante, Com., Enfer, IV, 131) ; une génération plus tard, il reviendra à un jeune peintre urbinate, Raphaël, de lui assigner une place à jamais prestigieuse dans l'École d'Athènes [cfr l'article de M.-P. Loicq-Berger dans FEC 10 (2005)], programme emblématique de la Renaissance.

 

[à suivre]

 


 

Notes

 

[1] Cf. E. Patlagean dans Histoire du christianisme, V, Desclée, 1993, p. 459.

[2] Cf. M.-M. Dufeil, Guillaume de Saint-Amour et la polémique universitaire parisienne 1250-1259, Paris, 1972, p. 354.

[3] Cf. M.-D. Chenu, art. Thomas d'Aquin dans Dictionnaire des philosophes, 3e éd., t. I, Paris, 2006 ; A. Vauchez et A. Parravicini Bagliani dans Histoire du christianisme, V, Desclée, 1993,  p. 816.

[4] A. Vauchez et A. Parravicini Bagliani dans Histoire du christianisme, V, Desclée, 1993, p. 782-783 ; 813-814.

[5] La publication de traductions latines d'Aristote réalisées depuis le XIIIe siècle  à partir des manuscrits grecs a commencé en 1939 sous le nom d'Aristoteles Latinus dans le cadre d'un Corpus philosophorum Medii Aevi. Pour plus de renseignements sur les projets et les publications, cfr :
http://www.hiw.kuleuven.ac.be/dwmc/al/editions/index.html.

[6 ] Cf. M.-Th. d’Alverny, Les traductions d’Aristote et de ses commentateurs dans Revue de synthèse, 1968, p. 130-133.

[7] L. Delisle, Recherches sur la librairie de Charles V, Paris, 1907, t. I, p. 104 ss. ; 254 ; 379.

[8] Toutefois, c’est au milieu du XVIe siècle seulement que paraîtra à Paris une traduction française faite sur le grec mais incomplète, et, au milieu du XVIIe, la première traduction du grec enfin complète. Cf. A. Gauthier - R.Y. Jolif, L'Éthique à Nicomaque, I, Louvain, 1958, p. 74 -94.

[9] Cf. S. Piron, Nicolas Oresme : violence, langage et raison politique, San Domenico (prov. de  Florence), 1997, p. 8-12.

[10] Le manuscrit des Politiques et Économiques d'Aristote traduit par Oresme se trouve également à Bruxelles, Bibl. Roy., Ms. 11201-2, fol. 241. Cf. A. Chastel, L'art français. Pré-Moyen Âge et Moyen Âge, Paris, 1993, p. 330.

[11] Il s'agit d'une fresque du cloître de San Marco à Florence : reprod. dans S. Roettgen, Fresques italiennes de la Renaissance (1470-1510), Citadelles et Mazenod, 1997, p. 210 et fig. 79. Alors que Thomas trône au centre, en contrebas une demi-douzaine d'hérétiques anonymes sont assis sur des bancs, tels des écoliers, et encadrent trois figures majeures désignées par des inscriptions : Averrois, studieux et méditatif, Sabellius, boudeur, et un Gulielmus sceptique et dédaigneux qui doit sans nul doute être Saint-Amour.

[12] E. Renan, Averroès et l'averroïsme, [1852], rééd. avec préface d'Alain de Libera, 1997, p. 223.

[13] G. Vasari, Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, 3e éd. A. Chastel, Paris, 1989, t. 4, p. 75 ; M. Opitz, Benozzo Gozzoli, Cologne, 1998, p. 94-97.

[14] Reprod. dans S. Roettgen, Fresques italiennes de la Renaissance (1470-1510), Citadelles et Mazenod, 1997, p. 210 et planches 112 et 116.

[15] Reprod. dans J. Poeschke, Fresques italiennes du temps de Giotto (1280-1400), Citadelles et Mazenod, 2003, p. 364 et figg. 92 ; 225-226.

[16] Arius (IIIe-IVe siècle) avait nié la divinité du Christ et l'arianisme avait été condamné aux conciles de Nicée et de Constantinople ; Sabellius (IIIe siècle) avait contesté le concept de Trinité divine.

[17] E. Mâle, L'art religieux du XIIIe siècle en France, 8e éd. Paris, 1948, reprod. 1958, I, p. 159-176.

[18] C'est l'opinion qui prévaut aujourd'hui. Néanmoins J. Lavalleye, Juste de Gand, Louvain, 1936, p. 133 se prononçait nettement pour l'unité de l'exécution.

[19] Les péripéties de cet achat et de ce transfert sont longuement relatées par Salomon Reinach, Esquisse d'une histoire de la collection Campana dans Revue archéologique, 1904, I, p. 179-200 ; 363-384 ; 1905, I, p. 57-92 ; 208-240.

 


FEC - Folia Electronica Classica  (Louvain-la-Neuve) - Numéro 18 - juillet-décembre 2009

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