FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 8 - juillet-décembre 2004


 

Sauvetage d'Aristote : le rôle du vecteur sicilien

 

par

Marie-Paule LOICQ-BERGER

 

Chef de travaux honoraire de l'Université de Liège

Adresse : avenue Nandrin, 24

B - 4130 Esneux

<loicq-berger@belgacom.net>

 


Note liminaire. Le texte ci-dessous est une version abrégée de la seconde partie de l'article de M.-P. Loicq-Berger, Aristote et la Sicile dans Aristotelica secunda. Mélanges offerts à Christian Rutten, Liège, 1996, p. 71-79. C'est là qu’on trouvera l'appareil complet des références aux sources anciennes et aux travaux modernes.

Le présent fascicule des FEC propose ailleurs la première partie de l'article original ; elle est intitulée La Sicile dans le fichier aristotélicien.

[Note de l'éditeur – 19 juillet 2004]


Plan

 

·         1. L'anti-aristotélisme de la première génération : Dicéarque, Timée

·         2. Un défenseur du Stagirite : Aristoclès (Ier siècle p. C.)

·         3. Porphyre en Sicile (2e moitié du IIIe siècle p. C.)

·         4. Un aristotélisant siciliote du VIIe siècle, maître de saint Jean Damascène ?

·         5. La « tombe d'Aristote » dans la Sicile musulmane (Xe siècle)

·         6. Les traducteurs aristotéliciens dans la Sicile normande (XIIe siècle)

·         7. La cour souabe, centre d'études aristotéliciennes (XIIIe siècle)


 

S'il est curieux de scruter le regard qu'Aristote, de son vivant, a porté sur la Sicile [cfr la première partie], il n'est pas moins intéressant d'interroger le regard que la Sicile, au fil des siècles, devait porter sur le Philosophe et sur son héritage scientifique. Tel est le projet du survol esquissé ici.

 

1. L'anti-aristotélisme de la première génération : Dicéarque, Timée

À la génération qui suit immédiatement celle du Maître appartiennent deux Siciliotes célèbres, inscrits, à des titres divers, dans une ligne contestataire : Dicéarque de Messine et Timée de Tauromènion. Le premier avait été, à l'école d'Aristote et de Théophraste, le condisciple d'Aristoxène de Tarente, à qui la tradition attribuait l'invention calomnieuse d'une brouille survenue entre le prince de l'Académie et celui du Lycée [cfr la première partie]. Dicéarque apparaît curieux de géographie, d'histoire littéraire, de philosophie politique davantage peut-être que de métaphysique. Son aristotélisme ne reculant pas devant certaines oppositions doctrinales, d'ordre épistémologique et même éthique, il avait, le premier, conçu une vaste histoire culturelle de la Grèce qui aboutissait à démontrer la supériorité de la vie active sur la vie contemplative, et cette conclusion l'opposait à Théophraste, plus fidèle à l'idéal du Maître.

Quant à Timée, ce n'étaient pas des divergences doctrinales qui le firent se dresser contre Aristote : emporté par une passion indigne d'un véritable historien, et parce qu'il récusait la version aristotélicienne des origines de Locres Épizéphyrienne, Timée s'était abaissé à de mesquines accusations ad hominem, qui suscitèrent plus tard l'indignation de Polybe (XII, 8).

Est-ce hasard si ces contestataires de la première génération sont des hommes dont les sympathies politiques n'allaient peut-être pas dans le sens du régime idéal tel que le concevait le Stagirite ? Aristoxène fut un familier de Denys le Jeune lors d'un séjour à Corinthe où résidait ce dernier après son éviction de Syracuse. La personnalité de Dicéarque, sans doute, nous échappe mais Timée était le fils du « bon » dynaste de Tauromènion, Andromachos, loyal allié de Timoléon (Plutarque, Timoléon, 10, 6). Aussi bien ni l'un ni l'autre n'étaient-ils vraiment des Siciliotes, mise à part leur origine, puisque leur existence et leurs activités se déroulèrent surtout en Grèce, péloponésienne pour Dicéarque, attique pour Timée, lequel vécut un demi-siècle à Athènes.

Les quatre-vingts ans qui séparent la mort d'Aristote de la prise en charge de la Trinacrie par l'administration romaine (241) virent se succéder les royautés insulaires d'Agathoclès, de Pyrrhus et d'Hiéron II : temps moins favorables à la philosophie qu'aux arts, aux sciences et aux lettres, illustrées par Archimède et par Théocrite. Délivrée de la menace punique et des incessantes rivalités entre les cités, la province sicilienne participera à la paix romaine, sans ignorer des temps de récession économique et de violente instabilité sociale, mais sans renoncer non plus aux études philosophiques, toujours nourries par la tradition grecque.

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2. Un défenseur du Stagirite : Aristoclès de Messine (début du Ier s. p.C.)

Est-ce à un Siciliote qu'il revenait, au début du Ier siècle de notre ère, de laver la mémoire du Maître des insultes de Timée ? Cette question nous amène à Aristoclès de Messine, auteur dont la personnalité se révèle bien difficile à cerner. La Souda attribue à ce philosophe péripatéticien une volumineuse histoire de la philosophie, tandis que d'autres sources (parmi lesquelles Eusèbe et Philopon) le créditent de plusieurs œuvres dont la paternité douteuse relève de confusions avec des auteurs homonymes. La méprise la plus tenace a eu pour effet d'identifier cet Aristoclès de Messine avec le maître d'Alexandre d'Aphrodise, ce qui le situait dans la seconde moitié du IIe siècle. On sait comment Paul Moraux s'est employé, pendant plus de quarante ans, à démontrer que le maître d'Alexandre fut en réalité un Aristote de Mytilène évoqué par Galien, identification aujourd'hui admise. Aristoclès n'en reste pas moins l'auteur d'un Traité de philosophie dont les maigres vestiges permettent de reconstituer le plan : il s'agissait d'une présentation critique des doctrines extérieures au péripatétisme, d'un exposé sur Platon et sur le système d'Aristote, où s'observe une transformation, inspirée par le panthéisme stoïcien, du concept du noûs. Mais quant à savoir si cet Aristoclès est bel et bien « de Messine » en Sicile, la question reste actuellement indécise, car la Messène péloponésienne pourrait avoir des titres à le revendiquer. [1]

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3. Porphyre en Sicile (2e moitié du IIIe siècle p. C.)

Du moins devait-il revenir à Aristote et à la Sicile, environ trois siècles plus tard, de rendre la santé du corps et de l'esprit à un philosophe qui partage avec le Stagirite le malheureux honneur d'être l'un des auteurs les plus « naufragés » de l'Antiquité : le Syrien Porphyre.

La vie du Syrien nous est mal connue, son œuvre, largement perdue. Il est néanmoins certain que le séjour sicilien durant lequel Porphyre allait composer, entre autres, une Introduction aux catégories (= Isagogè) lui fut salvateur. Au terme des cinq années passées à Rome auprès de Plotin (263-268), comme ce dernier voyait son disciple malade, neurasthénique, songeant au suicide, il lui conseilla de se rendre en Sicile auprès d'un homme « de grande réputation », Probus, qui demeurait à Lilybée (Porphyre, Vie de Plotin, 11, 2). Le changement d'air fit merveille: « délivré de l'envie de mourir », Porphyre visita l'île, entreprit peut-être l'ascension de l'Etna mais, surtout, il décida de secourir son ancien élève, le sénateur romain Chrysaorios, que la lecture des Catégories aristotéliciennes avait plongé dans un grand embarras. À l'intention de Chrysaorios, à qui fut aussi dédié, semble-t-il, un traité Sur le dissentiment de Platon et d'Aristote, Porphyre rédigea son Introduction aux catégories, manuel scolaire dont l'usage ne tarda pas à dépasser largement le destinataire : lue et relue, traduite et commentée, l'Isagogè allait servir d'introduction à l'Organon pendant tout le Moyen Âge oriental et occidental. C'est en Sicile également que Porphyre composa, peu après 271, le De abstinentia, œuvre pour laquelle il disposait certainement de l'Histoire des animaux d'Aristote [2], ainsi que, vers le même temps, le Contre les chrétiens, où s'affirmait sa vigueur de polémiste.

Malgré plusieurs vagues de persécutions, notamment celles de Decius (251) et de Dioclétien (303/4), le combat idéologique du noble Syrien n'était promis à aucun avenir dans la Sicile latinisée et christianisée, qui allait connaître successivement la tourmente des invasions vandales, la pacification ostrogotique, la conquête byzantine (535) puis, dès le milieu du VIIe siècle, les incursions musulmanes.

Fuyant Constantinople, menacée elle aussi par les Arabes et déchirée par les querelles religieuses, c'est pourtant à Syracuse que vint s'installer l'empereur Constant II, pour y périr tragiquement (668). Du coup, le thème de Sicile se réhellénise, s'ouvre à des influences levantines, notamment syriennes, et voit fleurir un monachisme grec, d'origine byzantine, qui se maintiendra durant la période arabe [3]. Aussi est-il tentant d'évoquer ici, avec la réserve qu'impose le caractère plus ou moins légendaire de la source, l'histoire du savant moine Cosmas.

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4. Un aristotélisant siciliote du VIIe siècle, maître de saint Jean Damascène ?

« Enlevé d'Italie » par les Sarrasins et amené à Damas, Cosmas s'y vit confier l'éducation du jeune Mansur, après qu'il eut assuré au père de ce dernier, un Arabe christianisé, qu'il avait étudié Aristote et Platon ; l'élève, qui fut docile, allait devenir Jean Damascène, le « saint Thomas de l'Orient » (c. 670-754). On a peut-être exagéré l'aristotélisme du saint théologien, mais son grand ouvrage, La Source de la connaissance, a utilisé Philopon, lequel démarquait Porphyre ; aussi bien les définitions dogmatiques qui constituent la première partie de la Source ont-elles été puisées dans cet amalgame de l'aristotélisme et du platonisme qu'avait réalisé Porphyre. La biographie de saint Jean Damascène, œuvre ampoulée d'un Jean de Jérusalem, controversiste grec mal connu du Xe (ou XIIe ?) siècle, ne nous apprend rien d'autre sur le maître de philosophie du futur docteur de l'Église. Mais il est plausible que ce Cosmas aristotélisant, « enlevé d'Italie », soit en réalité venu de Sicile : la chronologie le suggère, si l'on en croit le chroniqueur byzantin Théophane, qui signale en l'an 22 du règne de Constant II (soit 663) une arrivée massive - ou un retour ? - de « Siciliotes » à Damas. Il est en tout cas à noter que le Damascène figurera au nombre des auteurs classiques de la Sicile gréco-normande [4].

La conquête systématique de la Sicile par les Arabes progressa par étapes au long du IXe siècle et la pacification se poursuivit, non sans heurts, au siècle suivant. Alors, entre le milieu du Xe et le milieu du XIe siècle, sous les émirats d'al-Hasan et des Kalbides, ses successeurs, l'île renaît à un dynamisme économique et culturel qui assure son prestige à travers tout l'empire musulman. L'hellénisme y est à l'honneur. Palerme, la ville aux jardins de féerie et aux cinq cents mosquées, revendique une étrange gloire : celle d'abriter, tout simplement, la tombe d'Aristote !

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5. La « tombe d'Aristote » dans la Sicile musulmane (Xe siècle)

Le voyageur et géographe Ibn Hawqal, qui avait parcouru l'Afrique du Nord, l'Espagne et la Sicile, écrit en 977 une relation de ses voyages où figure une description détaillée de Palerme : dans la grande mosquée de cette ville, qui avait été autrefois une église chrétienne, il a vu une vaste salle où, au dire de certains érudits, était suspendu sur un bloc de bois un sage grec, Aristote. Les chrétiens invoquaient la force miraculeuse de cette idole, spécialement sa puissance guérisseuse, ainsi que l'attestait l'inscription grecque qui y était gravée ; ils disaient en outre qu'on l'avait suspendue entre ciel et terre parce que le peuple venait prier là pour la pluie ou autres sujets importants qui amènent à chercher refuge auprès du Dieu Tout-Puissant, par exemple dans les désastres ou les discordes. À ce témoignage des érudits locaux, le voyageur ajoute pour sa part qu'il a effectivement vu à cet endroit un bloc de bois qui pouvait avoir été cette sépulture [5].

À vrai dire, cette « tombe d'Aristote » était revendiquée par d'autres villes siciliennes. Elle est signalée à Messine par le médecin Ibn Abi Usaibi'a, auteur, au XIIIe siècle, d'un Recueil de sources pour les biographies des médecins, où la section consacrée à Aristote comporte une note additionnelle, reprise à un voyageur plus ancien, al-Mas'ùdi (mort en 956) ; ce texte fournit une description identique à celle d'Ibn Hawqal relative à la mosquée de Palerme [6].

Cette légende singulière atteste la vénération dont la Sicile chrétienne puis musulmane entourait la figure d'Aristote ; elle eût sans doute amusé le Stagirite lui-même qui, dans la solitude de son séjour à Chalcis, avouait devenir « de plus en plus amateur d'histoires » (fr. 11, 1 Gigon).

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6. Les traducteurs aristotéliciens dans la Sicile normande (XIIe siècle)

La Sicile normande du XIIe siècle, dont les Hauteville avaient fait un État autonome et puissant, au confluent des civilisations byzantine, arabe et latine, fut le creuset d'une renaissance qui allait acheminer en Europe occidentale la science et la philosophie grecques. Le grand comte Roger déjà, l'habile conquérant, nommé légat apostolique en Sicile, avait favorisé l'hellénisme dans l'île où, dès sa mort, la régente Adélaïde de Montferrat, son épouse, transféra sa capitale calabraise ; significatif, assurément, de la situation linguistique, le pourcentage élevé d'actes diplomatiques grecs qui, dans certains fonds siciliotes, reste important jusqu'à la fin du XIIIe siècle [7]. C'est vers cette époque que voyage en Italie du Sud et en Sicile l'Anglais Adélard de Bath, qui dédie à l'évêque de Syracuse, Guillaume, prélat d'origine anglo-normande comme la plupart des dignitaires ecclésiastiques, son traité d'inspiration platonisante De eodem et diuerso ; mais ses Quaestiones naturales comportent, à côté des citations platoniciennes, des références aristotéliciennes, et l'on peut en un sens considérer Adélard comme le premier écrivain latin du Moyen Âge qui cite la Physique d'Aristote, non de première main sans doute, mais à travers Galien [8].

Poursuivant l'œuvre de son père, le roi Roger, fastueusement couronné à Palerme en 1130, fonde son régime, à l'intérieur, sur la tolérance religieuse et fait de sa cour un foyer culturel cosmopolite et trilingue, grec, latin et arabe. Le roi, lui-même helléniste et arabisant, encourage les traductions, dont une partie très importante, souvent anonyme, va concerner le corpus aristotélicien. Quelques personnalités nous sont pourtant connues : tel Henri Aristippe, dont la brillante et dramatique carrière auprès de Guillaume Ier, fils de Roger, est évoquée par Ugo Falcando, le « Tacite de la Sicile », qui a lui-même vécu les événements [9].

Archidiacre de Catane, Aristippe se vit déléguer en 1158 comme ambassadeur à Constantinople, où Manuel Comnène lui fit présent de manuscrits grecs. Deux ans plus tard, après l'assassinat du grand amiral Maion de Bari, le roi Guillaume appelle Aristippe à un poste beaucoup plus important encore que celui de nuncius : il l'élève au rang de familiaris, c'est-à-dire membre du conseil restreint ayant en charge toute l'administration du royaume. En 1161, le favori échappe de justesse à une révolution dirigée contre le monarque, mais il est bientôt en disgrâce ; le roi le fait arrêter sur la route de l'Apulie, au printemps 1162, et emprisonner à Palerme où il meurt peu après [10]. Son activité de traducteur l'avait conduit entre autres vers Platon et Aristote ; nous possédons sa version latine du Phédon et du Ménon ainsi que celle du IVe livre des Météorologiques, qui fut revue un siècle plus tard par Guillaume de Moerbeke et resta d'usage courant jusqu'au début de la Renaissance. On crut naguère qu'il avait aussi traduit le De generatione et corruptione et les Seconds analytiques, hypothèse qui paraît devoir être abandonnée [11].

Il est en tout cas certain que la Sicile possède à l'époque le texte des Analytica posteriora, qui est cité pour la première fois par Jean de Salisbury, hôte de la cour normande où viendront aussi plusieurs de ses élèves ou amis, tel Pierre de Blois. Utilisant, dans son Metalogicus, tout l'Organon, Jean travaille avec un grecus interpres qui s'est lui-même occupé d'Aristote. D'ailleurs la richesse en livres scientifiques et philosophiques des librairies siciliennes, notamment celle de Syracuse, constitue aux yeux d'Aristippe un attrait susceptible de retenir dans l'île un ami anglais, à qui il promet en outre sa propre collaboration et celle de l'helléniste Théodoridès de Brindisi [12].

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7. La cour souabe, centre d'études aristotéliciennes (XIIIe siècle)

Après le règne heureux de Guillaume II le Bon, le dernier Hauteville, la Sicile passa aux mains de la maison de Souabe, qui allait lui donner deux souverains passionnés d'Aristote : Frédéric II et son fils Manfred.

Frédéric était le petit-fils de l'empereur Frédéric Ier Barberousse et, par sa mère, celui du roi Roger II de Sicile ; devenu empereur-roi à son tour, Frédéric II se révèle un prince intelligent, cultivé, polyglotte, qui crée à sa cour un véritable centre d'études aristotéliciennes.

Si la tradition qui y fait séjourner Averroès est légendaire, certaine, en revanche, y est la présence quelque peu sulfureuse de Michael Scot, dont la carrière avait commencé à Tolède avec la rédaction en latin d'un De animalibus historia englobant, au départ sans doute d'une traduction arabe, les trois traités aristotéliciens sur le sujet. Durant sa période sicilienne, l'Écossais traduisit de l'arabe et présenta à Frédéric en 1232 un exemplaire de son Abbreviatio Avicenne de animalibus, qui se trouve aujourd'hui à la bibliothèque Vaticane [13]. Scot eut peut-être pour collaborateur le médecin du roi, le Juif Anatoli, lequel en tout cas traduisit en hébreu le commentaire d'Averroès sur les cinq premiers livres de la Logique, traduction hébraïque qui passera à son tour en latin. Au même cercle appartient le Juif arabe Ibn Matkah de Tolède, dont l'œuvre encyclopédique est fondée sur Aristote, Euclide et Ptolémée ; correspondant de Frédéric, il se rendit en Italie pour participer au programme de traductions commandité par l'empereur-roi [14]. Celui-ci était personnellement fasciné par certains problèmes suggérés par la philosophie aristotélicienne, et qu'il lui plut de soumettre aux savants du Levant et du Couchant : ce sont les fameuses « Questions siciliennes » dont un codex arabe de la Bodléienne a conservé le texte, ainsi que les réponses qu'y fit à Ceuta, en 1240, par la volonté du calife almohade, le très savant Ibn Sab'in [15].

Le château de Roccasecca près d'Aquino avait vu naître en 1225 un nouveau sujet du roi des Deux-Siciles. Sa famille, toute dévouée aux Hohenstaufen, retira le jeune Tommaso du Mont-Cassin lorsque les Bénédictins en furent chassés par Frédéric, et l'envoya à l'Université de Naples que ce dernier venait de fonder. D'emblée Thomas d'Aquin se trouva plongé là dans l'enseignement de l'aristotélisant Pierre l'Irlandais, et dans le cercle de traducteurs de Frédéric. C'est contre le gré de sa propre famille et celui du roi que le « bœuf de Sicile » devait ensuite prendre l'habit de saint Dominique. Étudiant à Cologne, il y rencontre Albert le Grand, issu d'une puissante maison souabe acquise, elle aussi, à l'empereur-roi ; maître et disciple se retrouveront plus tard à Rome et à l'Université de Paris, où ils introduiront l'aristotélisme chrétien, opposé à l'averroïsme. À Rome, Thomas avait fréquenté la cour d'Urbain IV, ce Champenois qui avait été archidiacre à Liège (1247) et qui, pontife, fit renaître les études philosophiques en Italie ; à cette cour, Thomas se lia avec le dominicain Guillaume de Moerbeke, excellent helléniste qu'il décida à traduire Aristote directement du grec en latin ou à réviser les traductions existantes. On sait l'importance de cette entreprise.

Il faut évidemment se demander d'où venaient les manuscrits grecs qui ont nourri l'activité de traducteur de Guillaume. La réponse à cette question passe à nouveau par la Sicile.

Le roi Manfred partageait les curiosités scientifiques de son père. II avait lu et peut-être traduit lui-même de l'hébreu en latin le De pomo alors attribué à Aristote, tandis qu'une équipe de traducteurs continuait à s'activer à la cour de Palerme. Certains noms ont survécu. On doit à Barthélemy de Messine la version latine de la Grande Morale, des Problèmes et d'autres œuvres pseudo-aristotéliciennes ; sans doute faut-il lui attribuer entre autres une traduction, anonyme, du De mundo, dont il existe une deuxième version qui pourrait être de Nicolas de Sicile, travaillant dans le même cercle. Nicolas est également l'auteur des copies les plus anciennes que nous possédions de l'Éthique à Eudème et de l'Économique [16].

Les négociations du pape Urbain IV, irréductiblement hostile aux Hohenstaufen, avaient finalement abouti à faire accepter la couronne des Deux-Siciles par Charles d'Anjou, frère de saint Louis. Manfred ayant péri dans la bataille de Bénévent (1266), Charles d'Anjou disposa de la bibliothèque constituée au XIIe siècle par les rois normands et passée ensuite aux Souabes. Les précieux manuscrits grecs de ce fonds furent donnés au successeur d'Urbain IV, le pape Clément IV, qui les intégra à la bibliothèque Vaticane ; ils y sont spécifiquement mentionnés dans des inventaires de 1295 et de 1311. Cette donation venait enrichir une collection déjà existante et former avec elle l'ensemble auquel eut accès Guillaume de Moerbeke [17].

Compensations du destin. La Sicile qui n'avait pas accueilli Aristote vivant allait contribuer, avec l'Espagne, à transmettre à l'Occident le flambeau aristotélicien, à travers les soubresauts de sa tumultueuse histoire. Au temps même où l'hellénisme s'y meurt, Bessarion, évêque de Mazzara (province de Trapani), futur archimandrite de S. Salvatore à Messine, dédie au souverain des Deux-Siciles Alphonse V d'Aragon sa traduction de la Métaphysique, révision de celle de Moerbeke : les trésors des librairies insulaires avaient fait, au-delà de Rome, leur étonnant chemin.

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[1] La thèse de P. Moraux (cf., entre autres, Aristoteles, der Lehrer Alexanders von Aphrodisias, in Archiv für Geschichte der Philosophie, 49 [1967], p. 174 sq ; art. Aristoteles 25, in RE, Suppl. XI [1968], 336) est aujourd'hui admise : cf. H.B. Gottschalk, Aristotelian Philosophy in the Roman World, in ANRW, 36, 2 (1987), p. 1160-1162 et R.W. Sharples, Alexander of Aphrodisias : Scholasticism and Innovation, in Id,, p. 1177-1178. - Point utile sur l'état actuel des diverses questions : S. Follet, Aristoclès de Messine, in Dictionnaire des philosophes antiques, I (1989), p. 382-384 ; R. Goulet, Aristote de Mytilène, in ibidem, p. 411-412.

[2] Neurasthénie de Porphyre et conseil de Plotin : Porph., Vie de Plotin, 11, 2. Sur l'origine pythagoricienne probable de leur opposition au suicide, cf. F. Cumont, Comment Plotin détourna Porphyre du suicide, in REG, 32 (1919), p. 118. - Ascension conjecturale de l'Etna : J. Bidez, Vie de Porphyre, Gand-Leipzig, 1913, p. 57. - Chrysaorios, dédicataire possible du Dissentiment de Platon et d'Aristote : Bidez, op. cit., p. 59. - Rayonnement de l'Isagoge : Bidez, op. cit., p. 58-61 ; Id., Boèce et Porphyre, in RBPhH, 1 (1923) ; E.W. Warren, Porphyry the Phoenician. Isagoge, Toronto, 1975, p. 12-22. - Lieu et date de composition du De abstinentia : J. Bouffartigue et M. Patillon, éd. « Les Belles Lettres », t. 1, 1977, p. xviii-xix.

[3] Cf. F. Burgarella, in G. Galasso (dir.), Storia d'Italia, t. III. Il Mezzogiorno dai Byzantini a Federico II, Turin, 1983, p. 202-205. - A. Guillou, Grecs d'Italie du Sud et de Sicile au Moyen Âge : les moines, in MEFR, 75 (1963), p. 81-82 et 87, repr. avec sa pagination d'orig. in Studies on Byzantine Italy, Londres, 1970.

[4] Vita S. Joannis Damasceni, in PG, 94, 441. - Razzias arabes et déportation de Siciliotes à Damas en 662-663 : Theophanis Chronographia, éd. C. de Boor, Leipzig, 1883, p. 348. Selon Burgarella, op. cit., p. 205, il s'agit plus probablement du retour à Damas de Syriens antérieurement émigrés en Sicile. - Sur saint Jean Damascène et Porphyre, voir par exemple P. Moraux, D'Aristote à Bessarion. Trois exposés sur l'histoire et la transmission de l'aristotélisme grec, Univ. Laval, 1970, p. 19 et 24. - On trouve un ms du Damascène dans l'éclectique petite bibliothèque offerte en 1189 au monastère de S. Maria di Bordonaro (sud de Messine) : A. Guillou, Les archives grecques de S. Maria di Bordonaro in Mélanges G. Ostrogorsky, 1, Belgrade, 1963, p. 136, repr. in Studies...(voir note précédente).

[5] Texte traduit par M. Amari, Biblioteca arabo-sicula, t. I, Turin, 1880, p. 10-11 ; cet auteur relève (Ibid., p. xxiv) qu'Ibn Hawqal utilise à la fois ce qu'il a vu et ce qu'il a lu chez ses prédécesseurs. La description d'Ibn Hawqal figure également dans M. Amari, Storia dei Musulmani di Sicilia, t. II, Florence, 1858, p. 301-302.

[6] Traduction du texte d'al Mas'udi transmis par Usaibi'a chez Düring, o. l., p. 217-218. Amari ne traduit pas cet extrait, mais note (Biblioteca..., t. 1, p. 346, n. 3) que la « tombe d'Aristote » en Sicile figure chez presque tous les auteurs musulmans qui ont touché à l'histoire de la science grecque.

[7] Voir les tableaux comparatifs (actes grecs, arabes, latins) constitués par A. Guillou, Le fonti diplomatiche greche nel periodo bizantino e normando in Sicilia, in Atti 4° Congresso storico calabrese (Cosenza 1966), Naples, 1969, p. 102-103, repr. in Studies... (voir supra, n. 3).

[8] Cf. Ch. H. Haskins, Studies in the History of Mediaeval Science, 2e édition, Cambridge Mass., 1927, p. 38-39. - Guillaume, évêque de Syracuse, paraît avoir été en charge entre 1104 et 1115, et le voyage d'Adélard en Sicile doit se situer avant 1109 : Ibid., p. 21 et 33.

[9] Quelle que soit l'identité véritable de cet Ugo Falcando, auteur d'un Liber de regno Siciliae relatif aux règnes de Guillaume Ier et de Guillaume II entre 1154 et 1169, il vivait lui-même à la cour normande et a dû connaître Aristippe : cf. G. M. Cantarella, art. Falcando, in Dizionario biografico degli Italiani, 44 (1994).

[10] Cf. E Franceschini, art. Aristippo, in Dizionario biografico degli Italiani, 4 (1962).

[11] Sur la traduction des Météorologiques, cf. M. Grabmann, Guglielmo di Moerbeke O.P., il traduttore delle opere di Aristotele, Rome, 1946, p. 93 et 95 ; L. Minio Paluello, Henri Aristippe, Guillaume de Moerbeke et les traductions latines médiévales des Météorologiques, in RPhL, 45 (1947), p. 208 et 213. - Sur la version latine De generatione et corruptione attribuée à Aristippe par la note d'un manuscrit de la Henry Walters' Library de Baltimore, Grabmann, op. cit., p. 92 ; attribution récusée par L. Minio Paluello : voir Franceschini, art. cit., p. 205.

[12] Haskins, op. cit., p. 166, 169, 183.

[13] Haskins, op. cit., p. 269, 274, 278-279 ; Grabmann, op. cit., p. 119.

[14] Voir art. Anatoli (Jacob Ben Abba Mari-), in Encyclopaedia Judaica, 2 (1971), 928 ; art. Matkah (Ibn) Judah ben Solomon Ha-Kohen, in Encyclopaedia Judaica, 11 (1971), 1126.

[15] Contenu des « Questions siciliennes » : Amari, Storia..., III, p. 701-702 ; texte arabe des réponses d'Ibn Sab'in : Amari, Biblioteca..., II, p. 414-419.

[16] Sur les traductions siciliennes du De mundo, cf. L. Minio Paluello, Opuscula. The Latin Aristotle, Amsterdam, 1972, p. 108 et 113. - Sur les copies exécutées par Nicolas de Sicile : Moraux, D'Aristote à Bessarion [cité n. 4], p. 86 ; ces copies se trouvent respectivement à Cambridge et à la Vaticane : voir A. Wartelle, Inventaire des manuscrits grecs d'Aristote et de ses collaborateurs, Paris, 1963, nn. 400 et 1785.

[17] Cf. Grabmann, op. cit., p. 85-87.

 


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