FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 17 - janvier-juin 2009
Réflexions sur quelques conflits d’interprétation en Histoire
Jacques Poucet
Membre de l’Académie royale de Belgique
Professeur émérite à l’Université de Louvain
Docteur honoris causa de l’UHA
On trouvera ci-dessous le texte d'un exposé présenté à Mulhouse, le jeudi 28 mai 2009, dans le cadre des Journées des Écoles doctorales « Humanités » de l'Université de Haute Alsace. Il faisait partie des Conférences inaugurales de la matinée du premier jour et fera l'objet d'une publication dans le cahier n° 4-2009, des Journées doctorales.
[Déposé sur la Toile le 10 juin 2009]
Introduction
Les présentes Journées de l’École doctorale « Humanités » à l’Université de Haute Alsace à Mulhouse ont choisi comme thématique fédérative la question du Conflit, terme à entendre dans son sens le plus large. Les Professeurs Marie-Laure Freyburger et Michel Faure, que je remercie très cordialement, m’ont invité à présenter la conférence inaugurale relevant de l’équipe de recherche Étude des Civilisations de l’Antiquité (ECA). C’est un honneur pour moi, mais aussi un motif d’inquiétude : d’une part vos centres d’intérêts directs sont très variés, puisque vous appartenez à quatre laboratoires différents, et d’autre part la notion de conflit est si vaste qu’il m’a fallu choisir. Mon choix s’est arrêté sur les conflits d’interprétation. Mais des conflits d’interprétation, on en trouve partout, dans les sciences exactes comme dans les sciences humaines. Or, mes compétences sont limitées à l’univers des lettres classiques et de l’histoire de l’antiquité ; et par ailleurs mon temps de parole est de 25 minutes.
J’ose penser que, dans ces conditions, personne ne me reprochera d’aborder le sujet par le petit bout de la lorgnette, en ne traitant – et encore d’une manière honteusement superficielle – que quelques cas relevant de quelques secteurs des sciences humaines. Il ne sera question dans mon exposé ni du droit, ni de l’art, ni de la psychologie, ni de la psychanalyse, ni de l’éducation, ni de l’économie, ni de la vie politique. Je parlerai très peu de littérature, beaucoup d’histoire, pas seulement d’histoire antique d’ailleurs, et je n’éviterai pas l’histoire religieuse.
Le domaine littéraire
Les conflits d’interprétation en matière littéraire sont très nombreux et très anciens, mais je n’ai rien à apprendre dans ce domaine à un auditoire qui rassemble des membres de l’Institut de Recherche en Langues et Littératures Européennes (ILLE) de l’Université de Haute Alsace.
Je dirai simplement que dans l’antiquité grecque déjà, érudits et philosophes discutaient de l’interprétation à donner à l’œuvre d’Homère. Ainsi Félix Buffière[1], en 1956, a écrit un livre de 677 p. (Les mythes d'Homère et la pensée grecque), consacré aux exégèses antiques dont les épopées homériques ont fait l'objet. Les anciens en effet y recherchaient des sens cachés, ce qui donna naissance à trois courants différents d’interprétation, l’un physique[2], l’autre moral[3], le troisième mystico-théologique[4]. Aujourd’hui on parlerait moins d’exégèses différentes d’une œuvre ou d’un texte que de conflits d’interprétation.
Je dirai aussi qu’il existe même en France, depuis 1999, un Centre de Recherches sur les Conflits d’Interprétation (CERCI), lié à l’Université de Nantes. Je ne le connais que par la Toile[5], mais je sais qu’il explore un univers extraordinairement large, les littératures (française, anglaise, allemande, américaine, espagnole et hispano-américaine, ainsi que les littératures scientifiques), mais aussi les problématiques philosophiques et les arts du spectacle, sans négliger ce qui concerne l'information et la communication, la didactique, la sémantique et l'analyse linguistique du discours. Que de conflits d’interprétation possibles dans ces différents secteurs !
Aussi abandonnerai-je très vite le domaine littéraire en disant – c’est également une banalité – que beaucoup de conflits d’interprétation qui y surgissent semblent difficiles à résoudre en toute rigueur méthodologique. Pour rester dans la littérature, comment faut-il interpréter l’Odyssée d’Homère, le Tartuffe de Molière ou Les Bienveillantes de Jonathan Littell ? Mais inutile d’insister, vous en êtes certainement convaincus. Passons à notre plat de résistance, l’histoire.
L’histoire
En histoire aussi les conflits d’interprétation sont monnaie courante.
Prenons l’exemple de la Révolution française[6], en évoquant les visions contrastées que, des débuts du XIXe siècle à nos jours, les historiens et les intellectuels, français et étrangers, ont porté sur ce mouvement. De cette variété d’interprétation, deux livres importants fournissent une bonne synthèse : il y a d’abord Un jury pour la Révolution, où Jacques Godechot, en 1974, a rassemblé pour juger la Révolution française ce qu’il a appelé un jury composé de quatorze écrivains, de Lamartine (1790-1847) à Georges Lefebvre (1874-1930) ; il y a ensuite, plus récent, Aux armes, historiens. Deux siècles d’histoire de la Révolution française, du grand historien britannique, Eric John Hobsbawm[7]. Ce dernier livre fut écrit en 1989, à l’époque du Bicentenaire, alors que les controverses sur l’héritage de la Révolution faisaient rage, notamment autour des travaux d’inspiration marxiste d’Albert Soboul (1914-1982), puis de Michel Vovelle (1933-)[8], et de ceux d’inspiration libérale de François Furet (1927-1997)[9]. Il est clair – mais on le sait depuis longtemps – que les historiens, en écrivant l’histoire, ne peuvent jamais faire totalement abstraction de leur personnalité et de leur expérience du présent. De même, le lecteur, lorsqu’il doit choisir une interprétation, privilégie celle qui convient le mieux à son histoire personnelle et à ses intérêts du moment.
L’intervention d’un pouvoir extérieur pour résoudre un conflit d’interprétation
La Révolution Française reste un sujet sensible, mais personne, je pense, n’estimerait utile ou nécessaire qu’une autorité quelconque, politique, académique ou religieuse, vienne imposer une solution, en sanctionnant, validant ou encourageant telle ou telle opinion. Le débat reste strictement d’ordre historique, il se déroule entre pairs, en fonction des règles de critique historique sur lesquelles s’accordent en principe la majorité des historiens. On n’imagine pas l’Assemblée Nationale ou l’Académie Française ou la Commission doctrinale de l'épiscopat français disant comment il convient d’interpréter la Révolution Française.
Il n’en fut pas toujours ainsi dans le passé. Prenons l’exemple des théories sur les origines de la France[10]. Le mythe troyen et le mythe gaulois furent un temps en concurrence, avant qu’un point d’équilibre ne soit finalement trouvé : « nos ancêtres les Gaulois » auraient été eux aussi d’origine troyenne[11]. La thèse des origines troyennes de la France resta longtemps la position « politiquement correcte ». Sous Louis XIII et Louis XIV, elle dominait encore l’historiographie officielle et il valait mieux s’y conformer. L’historien Nicolas Fréret l’apprit à ses dépens. Pour avoir voulu démontrer en 1714 dans un mémoire Sur l'origine des Francs lu à l’Académie des Inscriptions que les Francs étaient des Germains, il fut embastillé. L’abbé Vertot, indigné de ses thèses, s’était empressé de le dénoncer comme diffamateur de la monarchie, en conséquence de quoi une lettre de cachet l’avait envoyé à la Bastille. Au début du XVIIIe siècle encore, le pouvoir politique disait où était la vérité historique et sévissait contre les déviants.
L’intervention du pouvoir dans le débat historique n’a pas complètement disparu. Songez à ce qui se passe aujourd’hui, à propos de la Shoah, avec les thèses révisionnistes ou négationnistes[12]. De nos jours en France, depuis la loi Gayssot du 13 juillet 1990, les jugements sur la Shoah échappent dans une certaine mesure au débat des historiens pour tomber sous le coup de la loi pénale. Et il en est de même en ce qui concerne le génocide arménien. En d’autres termes, le pouvoir politique dit où se trouve la vérité historique et fait punir par les tribunaux les penseurs déviants.
Ce qui ne manque pas d’inquiéter, et pas seulement les historiens d’ailleurs. En témoigne la pétition intitulée Appel : Liberté pour l’historien, parue dans Libération le 13 décembre 2005 et lancée par 19 historiens, dont précisément Pierre Vidal-Naquet, une grande figure pourtant de la lutte contre le négationnisme. Cet Appel, mis très rapidement en ligne, portait, quelques semaines plus tard (le 29 janvier 2006), la signature de près de 600 enseignants-chercheurs et chercheurs, français et étrangers. Ces intellectuels se déclaraient dans cet Appel « ému[s] par les interventions politiques de plus en plus fréquentes dans l'appréciation des événements du passé et par les procédures judiciaires touchant des historiens ». Ils rappelaient aussi que « dans un État libre, il n'appartient ni au Parlement ni à l'autorité judiciaire de définir la vérité historique »[13].
Dans d’autres secteurs, l’intervention des tribunaux, voire des assemblées nationales ou internationales, se comprend mieux.
Quand des héritiers se disputent sur la teneur précise d’une clause testamentaire, ou quand des entreprises ne s’entendent pas sur le sens exact à donner aux dispositions du contrat qui les lie, on est encore en présence d’un conflit d’interprétation, et si un arbitrage n’est pas possible, ce sont généralement des instances juridictionnelles qui tranchent. L’impact de leurs décisions est très variable ; certaines peuvent parfois avoir des conséquences importantes, mais elles sont généralement beaucoup moins graves que celles qui suivirent, par exemple, les discussions au Conseil de Sécurité des Nations-Unies le 20 janvier 2003 avant le déclenchement de la seconde guerre d’Irak. Il s’agissait, rappelez-vous, d’interpréter des documents avancés par les Américains et censés prouver la possession par l’Irak d’armes de destruction massive. Plusieurs d’entre vous se souviennent peut-être des discours opposés de Colin Powell et de Dominique de Villepin, alors Ministre français des Affaires Étrangères.
Comment fut tranché ce conflit d’interprétation ? Non par le Conseil de Sécurité et selon les règles du droit international, mais par une décision politique et un recours à la force militaire : le président des États-Unis déclencha une guerre, appelée préventive, qui eut des conséquences incalculables pour des millions de personnes.
Romulus et les origines de Rome
S’il est permis de comparer les petites choses aux grandes, je dirai que, dans mon domaine de recherches aussi, à savoir l’histoire des origines et des premiers siècles de Rome[14], les conflits d’interprétation sont nombreux, mais leur résolution heureusement n’entraîne pas des conséquences aussi graves.
Les auteurs anciens ont raconté, souvent d’une manière très détaillée, la fondation de Rome et l’histoire de la royauté romaine. Le problème est que ces textes ont été écrits des siècles après les événements qu’ils sont censés rapporter, et que, malheureusement, il existe très peu de documentation disponible autre que cette tradition littéraire. Le matériel archéologique est parfois très abondant (des centaines de tombes par exemple), mais il est muet et d’interprétation délicate, ce qui fait que la confrontation tradition-archéologie ne va pas de soi. Rien d’étonnant dès lors que les conflits d’interprétation soient largement présents.
Fondamentalement les chercheurs s’opposent sur le degré de crédibilité historique à accorder à ces récits. Deux écoles principales s’affrontent depuis longtemps.
Il y a d’un côté ceux qui considèrent que la tradition littéraire, en elle-même, est une source historique digne de foi, en d’autres termes qu’elle contient des noyaux d’histoire authentique et qu’il est relativement facile de les dégager. Ce sont les traditionnalistes. Les tenants de cette position ont besoin parfois de très peu de choses pour se sentir autorisés à qualifier d’historique un élément du récit traditionnel. Ainsi, certains archéologues italiens contemporains ne sont pas loin de croire que Romulus est un personnage historique, qu’il a vraiment fondé Rome au milieu du VIIIe siècle a.C., et que, en ce qui concerne les origines et les premiers siècles de Rome, la tradition dit fondamentalement le Vrai.
De l’autre côté il y a les sceptiques qui pensent que la tradition, compte tenu de ses caractéristiques, n’est pas une source historique fiable (et ils ne prennent pas seulement en compte sa date, mais aussi sa nature, son contenu et son évolution). Ils sont infiniment plus exigeants que leurs confrères avant d’accepter comme historique une notice de la tradition littéraire. Pour eux, la vie de Romulus n’appartient pas à l’Histoire, mais à l’Imaginaire. La biographie du premier roi de Rome contient beaucoup de choses : du merveilleux ; des récits reposant tantôt sur des schémas indo-européens, tantôt sur des motifs ethnographiques, tantôt sur des éléments repris à la littérature grecque ; des anachronismes monstrueux ; de très nombreuses étiologies de toute nature (politiques, généalogiques, ou idéologiques), mais pas d’Histoire authentique, j’entends par là des informations permettant de reconstituer les événements contemporains des origines.
Pas question d’entrer ici dans un débat de fond. Je relèverai simplement que le conflit d’interprétation entre les traditionalistes et les sceptiques concernant l’historicité des récits antiques sur Romulus, la fondation de Rome et les premiers rois, se règle, non par une décision politique, ni par un tribunal, mais dans une discussion entre pairs, en tenant compte de la méthodologie d’usage, c’est-à-dire des règles de la critique historique, reconnues et acceptées par le plus grand nombre. Dans l’Italie d’aujourd’hui, l’historien que je suis et qui ne croit pas à l’historicité du fondateur mythique de la capitale italienne ne sera pas refoulé aux frontières.
L’histoire des religions
Je terminerai mon survol par une brève plongée dans l’histoire des religions, en présentant très – trop – rapidement deux conflits d’interprétation et en signalant, ici encore, le type de solution retenue pour les résoudre, ou tenter de les résoudre. Il s’agit de deux cas fort importants car ils ont touché et touchent encore des millions de personnes. Le premier est emprunté au monde chrétien, le second, au monde musulman.
Le christianisme naissant a connu pendant des siècles (surtout du IIe au Ve siècle, mais aussi au-delà) de très graves discussions, en fait de profondes divisions doctrinales, portant sur les questions trinitaires et particulièrement – ce qui va nous retenir quelques instants – sur la nature exacte du Christ et ses rapports avec son Père. Le sujet est horriblement complexe. Pour simplifier à outrance, je dirai que les premiers chrétiens se demandaient si le Christ était Dieu comme son Père, ou un être divin distinct de Lui, ou une simple créature, évidemment éminente ; s’ajoutait à cela la difficulté d’interpréter l’Incarnation, c’est-à-dire la réunion en Jésus d’une nature divine et d’une nature humaine. L’histoire de ces débats théologiques, très vifs, est horriblement compliquée. Il faut savoir qu’à cette époque n’existait pas encore l’Église monolithique avec un pouvoir central très fort que nous connaissons aujourd’hui dans le catholicisme, mais plusieurs Églises, situées dans diverses cités importantes (Alexandrie, Antioche, Constantinople, Éphèse, etc.), des Églises largement autonomes ayant à leur tête des personnalités puissantes qui défendaient, sur de nombreux points, des positions doctrinales différentes, et cela avec acharnement, avec des méthodes parfois discutables.
Conflits d’interprétation donc, à partir d’un matériel de départ, pour ainsi dire identique, à savoir les Saintes Écritures, et mené en utilisant des subtilités philosophiques et rhétoriques, souvent d’origine grecque, qui nous paraissent aujourd’hui totalement dépassées et dont je ne dirai presque rien. Je ne veux perdre ni votre temps ni le mien à m’attarder par exemple sur l’Adoptianisme (Jésus est un homme divinisé), l’Apollinarisme (le Verbe Incarné n’a pas assumé d’âme humaine, ou du moins d’âme raisonnable), le Docétisme (le Christ ne s’est incarné qu’en apparence), le Monarchianisme (confusion entre la divinité du Père et celle du Christ), le Monophysisme (confusion des deux natures du Verbe Incarné), le Patripassianisme (c’est le Père lui-même qui aurait souffert sur la Croix), le Sabellianisme (il n’y a pas de distinction réelle des Personnes divines : Dieu n’est pas trine en soi, mais simplement pour nous), le Subordinatianisme (le Fils est subordonné, donc inférieur au Père), sans parler des jeux sur le terme grec homoousios (« ayant la même nature ») qui ont abouti à l’apparition de courants différents comme l’Homéisme, l’Homéousianisme et l’Homoousianisme[15].
On assiste à cette époque à ce Paul Mattei appelle pudiquement « une prolifération de déchirements doctrinaux »[16]. Voltaire, lui, parlait de « subtils ergotismes qui ont coûté tant de sang »[17]. Il n’avait pas tout à fait tort, ces débats dégénéraient parfois en querelles sanglantes, les fidèles de tendances opposées allant jusqu’à se massacrer dans les églises ou à s’entretuer lors de pèlerinages. Quoi qu’il en soit, cela faisait désordre, notamment parce que cela nuisait gravement à l’unité de l’Empire, lequel, ne l’oublions pas, pendant une partie importante du IVe siècle était déjà un Empire chrétien.
Comment ces querelles se réglèrent-elles ? En utilisant un langage peu ecclésiastique, on répondra « à coups de conciles », œcuméniques ou régionaux, qui décidaient d’ailleurs dans des sens différents et qui étaient souvent influencés par le pouvoir politique. Dans un livre à la fois savant et passionnant, Richard Rubenstein, professeur de sciences politiques à l’université George-Mason (Fairfax, Virginie) et spécialisé dans l’analyse des conflits religieux, a récemment retracé un siècle entier de la longue histoire de ce qu’on peut appeler « l’affaire Arius », entendez la querelle sur la divinité du Christ, qui vit au IVe siècle l’affrontement d’Athanase, partisan de la divinité du Christ, et d’Arius, pour qui le Christ était un homme supérieur, mais pas un dieu. Le titre du livre est très parlant : en anglais When Jesus Became God, en français Le jour où Jésus devint Dieu. Dans un certain sens en effet, Jésus devint Dieu sur vote, au Concile de Nicée de 325. Une minorité s’opposa bien à la formulation finale, mais l’intervention de l’empereur Constantin, davantage préoccupé d’unité que d’appréciation théologique, la fit rentrer dans le rang. Il n’y eut que deux évêques (sur quelque deux cents) qui maintinrent leur refus ; ces irréductibles furent exilés avec Arius[18].
Cela ne régla toutefois pas grand-chose. Les discussions reprirent très vite ; il y eut d’autres conciles qui décidèrent dans des sens divers, tantôt arien, tantôt nicéen, les empereurs eux-mêmes poussant tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, jusqu’à ce que le Concile de Constantinople, réuni en 381, sous l’autorité de Théodose, tranche dans le sens du Concile de Nicée de 325. C’est la position qui est encore de mise aujourd’hui, mais, à l’époque, elle ne sera pas acceptée partout, des régions entières restèrent longtemps fidèles aux positions d’Arius. On voit que ces conflits d’interprétation ne furent réglés que par l’intervention d’autorités politico-religieuses, le politique et le religieux étant étroitement liés, la paix de l’Église important à la stabilité de l’État[19].
Restons dans le domaine religieux avec une autre question, plus importante cette fois pour les Musulmans que pour les Chrétiens, celle du statut créé ou incréé du Coran. Qu’est-ce à dire ? Ici encore sans entrer dans un historique détaillé et fastidieux, j’irai à ce que je crois être l’essentiel[20]. Mais ce qui est en cause est fondamental, compte tenu de l’importance du Coran dans la pensée musulmane.
« Dès les premières écoles de lecture du Coran, deux démarches s’opposent déjà : l’une, dont le commentaire s’efforce de rester au plus près du texte, en s’appuyant sur la tradition des premières générations de croyants ; l’autre, dont le commentaire favorise la réflexion personnelle, en s’appuyant sur la raison » (Mahmoud Hussein, p. 23). La traduction en arabe des philosophes grecs, et tout particulièrement de la Logique d’Aristote, donna une force et une cohérence particulières aux thèses qui privilégiaient le rôle de la raison dans l’interprétation du Coran. Un vigoureux débat théologique commença. « Il donnera lieu à des controverses, dont on ne soupçonne même plus, aujourd’hui, la richesse et la fécondité » (p. 24). Voici, résumées à l’extrême, les deux positions principales, telles qu’elles se cristallisèrent au IXe siècle.
D’un côté (les Mutazilites), le Coran est créé. « Cela veut dire qu’il est distinct de Dieu, et, contrairement à lui, survenu dans le temps » (p. 25). La Parole de Dieu est descendue dans le temps et dans l’histoire, et ce qui a été révélé aux Arabes du VIIe siècle est en partie fonction de l’époque et des circonstances. Les croyants « se doivent de déployer un effort de recherche personnelle, en vue de l’interpréter au mieux de leurs capacités, dans des situations différentes de celles où Dieu l’a révélé » (p. 25). On appelle en arabe ijtihad l’effort de réflexion personnelle requis pour une interprétation sérieuse du texte sacré. Il y a donc place pour l’interprétation et la raison. Le mutazilisme fut « la croyance officielle à la cour du califat abbasside, après avoir été officiellement embrassé par le calife al-Ma'mun [en 833]. Il restera la doctrine officielle sous ses deux successeurs » (jusqu’au milieu du IXe siècle)[21]
Pour les tenants de l’autre position (Ibn Hanbal et les Hanbalites[22]), le Coran est incréé. Cela veut dire qu’il participe de la substance de Dieu, qu’il est investi de l’intemporalité de Dieu, qu’il est inséparable de Dieu lui-même. Le Coran est la Parole de Dieu intangible et intemporelle. « L’intelligibilité de ses versets compte moins que la présence divine dont ils sont porteurs. Ce qui importe, c’est moins de les comprendre que de s’en imprégner toujours plus profondément » (p. 25-26), et il n’est de toute façon pas question de les interpréter, pas question d’ijtihad. La position de base est le littéralisme.
Conflit d’interprétation donc, très vif, pendant les premiers siècles de l’Hégire. Les Hanbalites, défenseurs du littéralisme, remportèrent la victoire à Bagdad, vers la fin du IXe siècle, sous les califes abbassides qui craignaient l’anarchie à la fois religieuse et politique. Selon l’expression consacrée « la porte de l’ijtihad fut alors fermée ». Mais l’empire abbasside n’était pas monolithique ; la décision prise à Bagdad n’empêcha pas les deux problématiques de continuer à se croiser et à s’opposer, « sous des formes plus ou moins abruptes ou subtiles » (p. 26), dans le reste du monde musulman, notamment en Espagne, et cela jusqu’à la fin du XIIe siècle. Mais finalement, le XIVe siècle vit l’écrasante victoire des thèses hanbalistes, « dans leur formulation la plus étroitement littéraliste » (p. 26).
Ce « littéralisme a si profondément marqué les esprits, dans tous les domaines de la science religieuse, qu’on en parle comme s’il allait de soi – ou qu’on n’en parle même plus, comme s’il était devenu synonyme d’Islam » (p. 26). Ici encore un conflit d’interprétation fut « réglé » (si l’on ose dire) il y a des siècles par des décisions politico-religieuses dont l’influence sur le développement de la pensée religieuse fut énorme.
Aujourd’hui, en Europe occidentale en tout cas, des intellectuels musulmans essaient de réintroduire la thèse du Coran créé et le droit à l’ijtihad, à interpréter le texte coranique. J’ai personnellement beaucoup d’admiration pour ces chercheurs, musulmans convaincus, qui, particulièrement en France, tentent laborieusement d’élaborer ce qu’on pourrait appeler un Islam des Lumières[23].
Conclusion
Je n’ai pas de conclusion à proposer et je n’ai aucune thèse à défendre. J’ai simplement passé en revue différents types de conflits d’interprétation, et différents types de résolution. Cette dernière n’est pas toujours simple, ni même possible.
En matière religieuse, les conflits d’interprétation, d’une importance considérable parfois, ne se règlent souvent que par une décision de l’autorité, dans laquelle la raison et l’intelligence humaines ne trouvent pas toujours leur compte. Sans vouloir offenser en quoi que ce soit la foi de quelqu’un, un historien non engagé confessionnellement et partisan d’une pensée libre doit bien avouer une chose : il a parfois du mal à comprendre que des hommes puissent prétendre définir dans le détail les rapports existant au sein d’une divinité par ailleurs « indicible et ineffable » ; ou affirmer que chaque verset du Coran est, au sens propre du terme, une Parole intemporelle de Dieu, laquelle doit être respectée à la lettre, en tous temps et en tous lieux sans pouvoir être soumise à interprétation.
En matière littéraire, qui va décider valablement ? Il est inquiétant de voir avec quelle facilité public et experts changent d’avis au fil du temps ! En matière historique aussi, les avis des « spécialistes », qui peuvent d’ailleurs être de bonne foi, divergent souvent, et les règles, sainement comprises et appliquées, de la critique historique ne sont pas toujours suffisantes. L’intervention d’une instance juridictionnelle n’est pas nécessairement la solution : parfois un degré d’appel ou un nouveau procès modifie ou même renverse la décision initiale. Il n’est pas rare que le pouvoir politique aussi se mêle d’interprétation, alors qu’on pourrait penser qu’il sort de son domaine. Et parfois aussi, comme cela s’est passé pour la deuxième guerre d’Irak au Conseil de Sécurité, on ne discute que pour la forme : la décision a déjà été prise ailleurs, le droit, fût-il international, ne compte pas, et c’est le plus puissant qui l’emporte, la raison du plus fort étant toujours la meilleure.
J’en resterai là, en ayant conscience de l’immensité de la thématique du Conflit d’interprétation, qui n’est elle-même qu’une infime partie de celle du Conflit. Je suis le premier conscient des graves imperfections de mon survol rapide. Mon souhait est qu’il ait malgré tout suscité chez vous un certain intérêt, et aussi que ma liberté de pensée n’ait heurté personne. J’en serais navré. Merci en tout cas de votre attention, et à tous, mes vœux de fructueux travail.
[1] Félix Buffière, Les mythes d'Homère et la pensée grecque, Paris, Les Belles Lettres, 1956, 677 p. « Collection d'études anciennes publiée sous le patronage de l'association Guillaume Budé ».
[2] Les mythes sont censés dissimuler des vérités d’ordre « scientifique », cet adjectif étant utilisé dans l’optique des philosophes présocratiques. Ainsi les dieux homériques seront assimilés aux quatre éléments.
[3] Les œuvres homériques sont perçues comme un vaste répertoire d’exemples illustrant les aspects de la vie morale.
[4] On y voit des allégories du parcours des âmes. Ainsi l’Iliade représente le combat des âmes sur la terre autour de la beauté matérielle, figurée par Hélène, et l’errance d’Ulysse sur la mer symbolise l’exil de l’âme au pays de la matière.
[6] Je remercie mon collègue louvaniste, Jean-Marie Hannick, pour ses suggestions bibliographiques.
[7] En 2007, une réédition de l’ouvrage a vu le jour, avec une postface inédite de l’auteur, qui fait le point sur l’évolution du sujet depuis 1989.
[8] Son dernier livre : 1789 : l’héritage et la mémoire, Toulouse, Privat, 2007, 376 p.
[9] Réimpression en 2007, dans la « Collection Quarto », de plusieurs de ses travaux : La Révolution française, Paris, 1 055 p.
[10] Voir Jacques Poucet, « L’origine troyenne des peuples d’Occident au Moyen Âge et à la Renaissance. Un exemple de parenté imaginaire et d’idéologie politique », dans Les Études Classiques, t. 72, 2004, p. 75-107, Également sur la Toile, dans les Folia Electronica Classica.
[11] Colette Beaune, Naissance de la nation France, Paris, 1985, p. 19-54 « Bibliothèque des Histoires ».
[12] Qui ont récemment encore fait la une de l’actualité lors de la levée par Benoît XVI de l’excommunication qui avait naguère frappé le prélat anglais Richard Williamson.
[13] Voir <http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2006-10-12-genocide-armenien>, à propos de la loi française du 29 janvier 2001, relative à la reconnaissance du génocide arménien. Pour le texte de L’Appel : Liberté pour l’historien, voir <http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article1086>. La liste des signataires figure dans
<http://www.histoiredesmedias.com/petitionlibertehistoire.htm>.
[14] Voir par exemple Jacques Poucet, Les origines de Rome. Tradition et histoire, Bruxelles, 1985, 360 p. « Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 38 », et Les Rois de Rome. Tradition et Histoire, Bruxelles, 2000, 517 p. « Académie Royale de Belgique. Mémoires de la Classe des Lettres, 22 », où on trouvera les titres d’autres travaux imprimés. Mes publications électroniques sur le sujet se trouvent rassemblées et classées par thèmes sur <http://bcs.fltr.ucl.ac.be/CV/BibNumerique.htm> (voir en particulier Autour des origines et des premiers siècles de Rome, mais aussi Autour de Georges Dumézil et Perspectives ethnographiques).
[15] Voir le petit Vocabulaire trinitaire et christologique dans P. Mattei, Le Christianisme antique (Ier-Ve siècle), Paris, Ellipses, 2003, p. 160-161, à qui ces définitions sont reprises.
[16] Ibid.., p. 55.
[17] Voltaire, Dictionnaire philosophique, s.v° Arianisme : « Toutes les grandes disputes théologiques pendant douze cents ans ont été grecques. Qu’auraient dit Homère, Sophocle, Démosthène, Archimède, s’ils avaient été témoins de ces subtils ergotismes qui ont coûté tant de sang ? ».
[18] À cette époque, l’empereur n’était pas encore baptisé. C’est sur son lit de mort, en 337, qu’il recevra le baptême des mains d’Eusèbe de Nicomédie, qui était un évêque arien et représentait donc la position doctrinale que Constantin avait vigoureusement contribué à rejeter douze ans plus tôt lors du Concile de Nicée : « signe de ses hésitations, voire de son ignorance, dogmatiques » (P. Mattei, Christianisme antique, 2003, p. 99).
[19] Sur ce sujet, outre le livre de R.E. Rubenstein, essentiellement consacré à l’ « Affaire Arius », on pourra voir les livres de P. Mattei, Le Christianisme antique (Ier-Ve siècle), Paris, Ellipses, 2003, 176 p. (une synthèse très dense) et Le Christianisme antique de Jésus à Constantin, Paris, Colin, 2008, 318 p. (plus approfondi, mais ne dépassant pas Constantin), ainsi que ceux de R. MacMullen, Voter pour définir Dieu, Paris, Les Belles Lettres, 2008, 233 p. (sur trois siècles de conciles : 253-553), et de Fr. Lenoir, Comment Jésus est devenu Dieu, Paris, Fayard, 2010, 328 p. (sur les débats passionnés qui conduisirent à l'élaboration des dogmes de la Sainte Trinité et de l'Incarnation).
[20] Pour ce qui suit, je dois beaucoup à Mahmoud Hussein, Al-Sira. Le prophète de l’Islam raconté par ses compagnons, 2 t., Paris, Grasset, 2005-2007, et surtout Penser le Coran, Paris, Grasset, 2009, 197 p.
[21] Comme école de pensée théologique musulmane, le mutazalisme « se développe sur la logique et le rationalisme, inspirés de la philosophie grecque et de la raison (logos), qu’elle cherche à combiner avec les doctrines islamiques en montrant ainsi leur compatibilité ». Sa disparition définitive date du XIIIe siècle (voir Wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Motazilisme).
[22] Ibn Hanbal, fondateur d’une des quatre écoles de jurisprudence (fiqh). « Il rejette avec force la notion de libre arbitre humain, qui apparaît comme une entrave à l’absolue puissance de Dieu » (Mahmoud Hussein, p. 24). Les Hanbalites représentent les traditionnalistes rigoristes, et dominent encore en Arabie Saoudite actuelle.
[23] Parmi beaucoup d’autres : Mohammed Arkoun, Mohammad Ali Amir-Moezzi (le directeur du Dictionnaire du Coran chez Laffont en 2007), Malek Chebel, Bahgat Elnadi et Adel Rifaat (les deux auteurs publiant sous le pseudonyme de Mahmoud Hussein), ainsi que toute l’équipe de l’émission religieuse du dimanche matin sur France 2 (Islam), que je suis régulièrement avec un très vif intérêt.
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 17 - janvier-juin 2009
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