FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 15 - janvier-juin 2008
© Jacques Poucet, 2008
Le fascicule 15 des FEC accueille deux extraits d'un livre publié en 2000 : J. Poucet, Les Rois de Rome. Tradition et histoire, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 517 p. (Mémoire de la Classe des Lettres. Collection in-8°, 3e série, tome XXII). Ils proposent une analyse de la tradition ancienne sur les origines et les premiers siècles de Rome. Un premier extrait correspond aux p. 27-44 du volume, le présent article en constitue la suite immédiate (p. 44-75). Dans les deux cas, l'appareil de notes n'a été que très partiellement repris. Le lecteur intéressé est invité à se référer à l'ouvrage original (toujours disponible d'ailleurs aux éditions de l'Académie royale de Belgique).
Bruxelles, le 9 juillet 2008
1. Phases préfabienne et postfabienne de la tradition
2. Uniformité et variété
3. Facteurs responsables de l'évolution
4. Rééquilibrages homéostatiques et constructions idéologiques
5. Une tradition vivante et dynamique avant et après Fabius Pictor
6. Motifs libres et motifs classés, variations libres sur des motifs imposés
7. Enrichissements, excroissances, bourgeonnements, concentrations
8. Motifs purs et habillage littéraire : la notion de variante significative
9. La grande ancienneté des motifs classés
10. « Faits structuraux » et « superstructures narratives ».
L'article précédent a montré que ce que l'on appelle « la tradition » est en réalité un ensemble complexe et multiforme, et que idéalement, une discussion aurait souvent intérêt à préciser le type de tradition auquel il est fait référence : tradition écrite, orale, iconographique ; tradition grecque, romaine, étrusque ; tradition directe ou indirecte ; courant annalistique, érudit, poétique au sein de la tradition littéraire romaine, etc.
D'autres observations générales peuvent se révéler utiles. Les pages suivantes tourneront essentiellement autour du caractère vivant, dynamique, d'une tradition. Dans la réalité des choses, celle-ci a constamment évolué.
Quelques mots d'abord sur Fabius Pictor et sur le rôle de charnière qu'il a joué dans l'histoire de la tradition romaine.
Si les premiers récits suivis et relativement détaillés en notre possession datent de l'extrême fin de la République et des débuts de l'Empire, tout le monde semble aujourd'hui admettre qu'en milieu romain, la première mise par écrit d'un récit suivi digne de ce nom est due à Fabius Pictor et ne remonte pas plus haut que l'extrême fin du IIIe siècle. Toutefois le rôle de cet auteur doit être bien compris. On ne peut pas le créditer d'avoir inventé de toutes pièces en 210/200 la tradition qu'il a ainsi mise par écrit. Celui qui passe pour le « père de l'annalistique romaine » a trouvé devant lui une vaste matière historico-mythico-légendaire transmise pour l'essentiel par voie orale et dans laquelle, pour reprendre l'expression heureuse de J. Heurgon (Rome, 1993, p. 228), il « a taillé et recousu de façon que la toile eût les dimensions prescrites ». Pour T. J. Cornell (Formation, 1986, p. 82), l'existence d'un corpus traditionnel antérieur à Fabius Pictor est d'ailleurs la seule manière raisonnable d'expliquer la présence d'assez nombreuses informations sur la Rome primitive et archaïque chez les écrivains grecs préfabiens. C'est peut-être aussi la seule manière d'expliquer que des informations historiquement solides, absentes de la tradition annalistique, aient été conservées dans la tradition érudite.
Fabius a innové en mettant par écrit, pour la première fois en milieu romain, un certain nombre d'informations qui circulaient de son temps et dont il importe peu à ce stade de l'enquête de préciser la nature, la forme, le contenu. C'est donc un innovateur ; c'est probablement aussi un adaptateur, mais ce n'est certainement pas un créateur intégral. Son rôle toutefois fut déterminant, car cette mise par écrit, qui, en un certain sens, figeait les données, conditionne pour une bonne part les caractéristiques de l'évolution ultérieure. Quoi qu'il en soit, même si sa personnalité et son œuvre restent mal connues, le rôle de charnière qu'il a joué autorise certainement à distinguer, dans l'histoire de la tradition directe romaine, une phase préfabienne et une phase postfabienne.
De toute façon, son œuvre ne nous est pas parvenue intégralement ; seuls en ont survécu quelques fragments dans lesquels il n'est pas toujours facile d'ailleurs de retrouver du Fabius Pictor authentique.
On n'est guère mieux documenté sur les deux siècles d'activité historiographique qui séparent Fabius Pictor des premiers récits suivis conservés. De ces auteurs des IIe et Ier siècles, annalistes, érudits, poètes, relativement nombreux pourtant, il ne reste également que des fragments, débris respectables mais généralement insatisfaisants, sur lesquels ont été écrites trop de choses qui relèvent au mieux de l'hypothèse, au pire de la fantaisie. On se gardera bien ici d'entrer dans le détail des discussions sur les caractéristiques littéraires, les tendances politiques, le statut social de ces écrivains, ainsi d'ailleurs que sur le contenu précis et l'ampleur de leurs œuvres respectives. Dans l'optique qui est la nôtre (les rapports de la tradition à l'histoire), ces discussions, quelque peu vaines, font songer aux efforts illusoires déployés naguère par les adeptes de la Quellenforschung pour retrouver les sources annalistiques précises de tel ou tel passage de Tite-Live ou de Denys.
Sur la phase préfabienne de la tradition planent des incertitudes plus grandes encore que celles qui obscurcissent la période qui sépare Fabius des premiers grands récits conservés. On a dit plus haut que Pictor avait mis par écrit la tradition de son temps. Mais sous quelles formes se présentait cette dernière ? C'est là une énorme question, qui restera probablement toujours insoluble. Avec elle, nous touchons à la formation même de la tradition historique et à sa phase de développement la plus ancienne, c'est-à-dire à la tradition orale et à la naissance de l'historiographie pontificale. Cette période nous échappe pour ainsi dire totalement. On ne peut même pas dire à quel moment précis la tradition a commencé à se former, et l'on ne possède d'ailleurs que de rarissimes informations authentiquement préfabiennes. Il s'agit généralement de minuscules fragments d'auteurs grecs, membra disiecta dont on ne peut tirer grand-chose, sinon le fait même de l'existence de cette tradition. On doit en tout cas supposer une phase d'évolution essentiellement non écrite, qui a duré des siècles, depuis sa formation (de date inconnue) jusqu'à sa mise par écrit.
[Plan]
Qu'elle soit historico-annalistique, érudite ou poétique, la tradition romaine postfabienne donne au lecteur une forte impression d'uniformité et de cohésion. Il s'agit du même récit fondamental.
Cette identité de base toutefois n'exclut pas la présence de très nombreuses variantes. Ces dernières sautent aux yeux lorsqu'on compare entre elles les versions de plusieurs auteurs. La capture de Rémus par les Albains, chez ceux qui l'acceptent, est présentée de quatre façons différentes. Les manifestations de la tyrannie de Tarquin le Superbe, lorsqu'il met au travail le petit peuple de Rome, sont vues différemment par Cassius Hémina, par Tite-Live et par Denys d'Halicarnasse. Mieux encore, il n'est pas rare que le même auteur propose plusieurs versions juxtaposées. C'est qu'au cours des siècles, sous l'influence de multiples facteurs, la tradition s'est transformée, développée, enrichie, diversifiée, parfois en un foisonnement quelque peu anarchique.
De ces variantes, les unes ont totalement disparu ; d'autres nous sont parvenues dans des citations d'auteurs postérieurs ; d'autres encore, et c'est peut-être le cas le plus fréquent, ont été intégrées, anonymement souvent, dans les écrits conservés. C'est ainsi que des œuvres de la fin de la République ou du début de l'Empire, sensiblement contemporaines donc, comme le sont les récits suivis de Cicéron, de Tite-Live, de Denys d'Halicarnasse, de Plutarque, contiennent, greffées sur le schéma central de la tradition et le développant en divers bourgeonnements et excroissances, des variantes d'origine, de tendance et de date très différentes. Il suffit, pour s'en convaincre, de relire les textes en les comparant.
La présence de ces variantes est précieuse pour l'analyse de l'évolution. En réalité, c'est même elle qui la rend possible. Le parallèle avec ce qui se passe en critique textuelle ne manque pas de pertinence. On songera à quelques réflexions de J. Bayet, dans un article déjà ancien sur L'étude des légendes dans la méthodologie de l'histoire ancienne (1933, réimprimé en 1967) : « Ces légendes, écrivait le maître français, se sont conservées avec un grand nombre de variantes reconnaissables, en des “états” plus ou moins complets, plus ou moins répandus ; c'est-à-dire offrant la possibilité, par comparaison, et, par suite, décomposition d'éléments, d'une étude en profondeur. Nous sommes en face d'elles, toutes proportions gardées, comme le critique de textes qui, malheureux s'il ne dispose que d'un manuscrit (fût-il bon), ne parvient à faire du travail scientifique que grâce à plusieurs “familles” de copies, qui se déterminent progressivement entre elles et en elles-mêmes ». Le savant français notait encore : « Nous devons plutôt désirer la complexité et même la confusion des données. Il y a un avantage majeur à se trouver devant un groupe de traditions offrant à la fois permanence d'éléments fondamentaux et diversité de variantes ». « Ainsi l'historien, en classant les variantes d'une légende, retrouvera les “couches” successives » (p. 341-343 passim).
Dans le travail de l'éditeur moderne d'un texte ancien, l'existence de nombreuses variantes ne met pas en cause l'identité fondamentale du texte transmis par les différents manuscrits : elle permet de classer ces derniers. Mutatis mutandis, la situation est la même dans l'analyse interne de la tradition. C'est l'étude des variantes (et non celle du schéma de base) qui permet de prendre conscience de l'évolution de la tradition et d'en faire l'analyse.
Cette analyse permet même, dans des cas privilégiés, d'identifier des couches successives, bref de reconstituer une véritable stratigraphie, certains détails représentant un développement secondaire d'un motif plus ancien. Ces développements secondaires pourront eux aussi donner naissance à des motifs tertiaires.
[Plan]
Les facteurs responsables de cette évolution ont été présentés assez longuement dans Les Origines de Rome (1985, p. 233-277) et dans Les Rois de Rome (2000, p. 316-326). En voici quelques-uns.
Les préoccupations littéraires sont les plus évidentes, qu'elles soient narratives (les auteurs développent le récit qu'ils trouvent chez leurs prédécesseurs, recherchant éventuellement la couleur, le pathos, le pittoresque, le dramatique, etc.) ou rhétoriques (les auteurs intègrent dans leurs récits des discours fictifs). Mais bien d'autres facteurs ont eu une part de responsabilité dans l'évolution de la tradition.
On songe à l'amplification érudite. Ainsi le motif de la dynastie albaine a été inséré dans la tradition pour combler l'énorme intervalle que les progrès de la chronologie antique avaient fait apparaître entre l'arrivée d'Énée dans le Latium et la fondation de Rome. Un autre exemple est le développement sur l'horoscope de Rome, proposé par Tarutius à la fin de la République.
On songe aussi à l'amplification de type gentilice. À une certaine époque, on a voulu honorer des familles puissantes en leur faisant jouer un rôle important aux origines mêmes de Rome, par exemple dans la geste de Romulus. On ne signalera ici que le cas de la gens Claudia. Dans l'Histoire, les Claudii sont, plus que probablement, arrivés à Rome en provenance de la Sabine à l'extrême fin du VIe siècle. Mais une tradition recueillie par Suétone (Tib. I, 1-2) anticipe outrageusement cette arrivée, en faisant de leur ancêtre un compagnon de Titus Tatius, le roi des Sabins venu combattre Romulus. Suétone ne laisse subsister aucun doute sur le caractère secondaire de la variante romuléenne. Développement anachronique à finalité gentilice.
On songe aussi aux corrections « nationalistes », visant à donner une image plus positive des premiers temps de Rome. Un seul exemple ici encore. Lucius Calpurnius Pison, un annaliste du IIe siècle a.C., ne supportant manifestement pas qu'une Romaine ait pu trahir sa patrie, modifiera le personnage traditionnel de Tarpéia. La jeune fille introduira bien les Sabins dans la citadelle du Capitole, mais dans des circonstances telles qu'elle n'a plus rien d'une traîtresse ; elle se voit transformée en une héroïne du patriotisme romain. La correction sera accueillie, avec réserve, dans certains grands récits.
Quant aux préoccupations politiques et idéologiques de tout ordre, elles portent, elles aussi, une lourde responsabilité dans l'évolution de la tradition.
On sait depuis longtemps que les événements politiques de la fin de la République, à savoir les affrontements entre populares et optimates, ainsi que les luttes entre les grands imperatores du temps, ont joué un grand rôle dans le récit sur les rois. Le procédé contribuait évidemment à l'évolution incessante du récit traditionnel. En voici quelques exemples choisis parmi une foule d'autres.
Ainsi la question agraire est présente dans certains récits de la vie de Romulus, comme elle le fut dans la politique républicaine : le premier roi distribue des terres ou promet d'en distribuer ; il en confisque ; il procède à des assignations viritanes ; il envoie des colons ; il est question d'ager publicus et de jugères.
Ces problèmes agraires ont également leur place dans le récit de Denys d'Halicarnasse sur le règne de Tullus Hostilius. Le roi, dès son avènement, donne aux Romains pauvres des lots de terre que Romulus avait confisqués à leurs anciens propriétaires vaincus et qui, à la mort du premier roi, étaient devenus biens de la couronne. « Par cet acte d'humanité, précise l'historien grec, Tullus libère les citoyens pauvres de l'obligation de travailler à gages sur la terre des autres ». Et le même roi, après la conquête d'Albe, distribuera, autre acte d'humanité, des terres publiques aux Albains vaincus et appartenant aux classes laborieuses.
Les problèmes de vote peuvent eux aussi se voir transposés anachroniquement à la période royale : curieux texte en effet que celui de Tite-Live, où il est fait état d'un suffrage universel établi par Romulus et conservé par tous ses successeurs jusqu'à Servius Tullius, lequel le supprimera au profit d'un suffrage censitaire. On trouve probablement là un écho des discussions de la fin de la République.
De la même manière, la tradition sur les rois est nourrie de réflexions et de discussions sur la meilleure forme de gouvernement, sur les relations du roi avec le sénat et avec le peuple, notamment sur l'importance respective du peuple et du sénat dans la désignation du roi. Tout cela traduit les préoccupations des annalistes républicains.
Si l'on fait abstraction des résumés, la tendance générale dans l'évolution de la tradition est donc à l'amplification. Mais cela n'exclut pas des mouvements inverses : on tentera éventuellement d'introduire plus de sobriété et de rationalisme dans le récit.
De nombreuses études modernes, menées dans des perspectives fort diverses, ont été consacrées à cette évolution, à ses mécanismes et aux influences qui la conditionnent. On n'en citera ici que quelques-unes.
Dans un ouvrage qui est presque devenu un classique, D. Musti a étudié les tendances « ethnographiques » perceptibles chez les historiens, surtout Tite-Live et Denys d'Halicarnasse, mettant bien en évidence l'attitude généralement anti-étrusque de Denys, et celle, habituellement plus favorable aux Étrusques, de Tite-Live, estimant en outre que la position d'un auteur vis-à-vis des Étrusques conditionne celle que prend ce même auteur vis-à-vis des Sabins. Il a ainsi constaté dans certaines versions traditionnelles un glissement systématique de matériel « étrusque » vers le règne de Romulus.
J.-Cl. Richard a recherché avec beaucoup de finesse et d'érudition les traces et l'origine de l'« interprétation populaire » qui a marqué la figure de Servius Tullius transmise par la tradition. D. Briquel a même tenté d'identifier l'origine géographique précise d'une notice de Strabon sur Tarquin l'Ancien. Nous avons pour notre part cru remarquer que Tite-Live, dans son récit des règnes de Romulus et de Numa en tout cas, n'a pas intégré les transformations caractéristiques de l'annalistique dite récente et les découvertes de nombre d'érudits qui l'ont précédé, livrant dans un certain sens un état de la tradition antérieur de près d'un siècle à sa propre époque.
Avec des recherches de ce genre, on est bien loin de l'ancienne Quellenforschung, des chimères qui l'animaient et qu'elle véhiculait. Sauf exceptions, on ne croit plus guère possible aujourd'hui d'identifier l'annaliste caché derrière tel ou tel paragraphe de Tite-Live ou de Denys. On est passé à un niveau plus global, de la microanalyse à la macroanalyse en quelque sorte.
L'étude systématique des variantes ne peut naturellement être conduite que sur le versant postfabien de la tradition. Mais on peut raisonnablement supposer que les tendances et les mécanismes repérés au stade postfabien ont également joué en amont, lors de la phase préfabienne.
[Plan]
On le voit, le caractère évolutif de la tradition est une réalité indiscutable. Si l'on veut généraliser, on dira qu'un motif (quelle qu'en soit l'origine, et quelle qu'en soit aussi, selon nos critères modernes, l'authenticité) a tendance à se transformer, à se développer, à s'enrichir, à subir des modifications nombreuses et fort variées. Cette évolution répond à un souci très simple : s'adapter. S'adapter à tout, aux préoccupations personnelles, littéraires et morales de chaque auteur sans doute, mais aussi aux conditions politiques, sociales, institutionnelles, religieuses, militaires et économiques propres à chaque époque. En d'autres termes, la tradition prend « les couleurs du temps ».
Toutefois, en s'adaptant, elle tend, tout aussi systématiquement, à retrouver dans la mesure du possible équilibre et cohérence. Elle connaît ainsi des réajustements, des rééquilibrages successifs. On est en présence de ce qu'on appellerait facilement une « évolution homéostatique ».
On pourra se faire une idée relativement précise de ce phénomène à travers les analyses menées par J. A. Barnes et L. Bohannan au sein d'une société africaine, les Tiv du Nigéria, à l'époque de l'administration anglaise. Ces anthropologues ont bien mis en évidence la manière dont des informations (en l'occurrence des données généalogiques) évoluaient, en se réorganisant, dans ce milieu où la mémoire « illettrée » coexistait avec la mémoire « archivée » de l'administration. Cette dernière, qui livrait un état figé de la société Tiv, était en fait continuellement dépassée par l'évolution même du savoir généalogique de cette même société, savoir qui ne cessait de se modifier, de s'adapter, de se réorganiser (d'où la notion d'« homéostasie »), d'une manière imperceptible et inconsciente.
Adaptations continuelles qui permettent en fait à la tradition de conserver ce qui faisait, aux yeux des anciens Romains, une bonne part de sa valeur et de son prix. En effet elle ne visait pas prioritairement à atteindre ce que nous appellerions aujourd'hui la réalité historique (« ce qui s'était vraiment passé ») ; il s'agissait pour elle de plaire au lecteur certes, mais aussi et surtout de communiquer un enseignement, de justifier une décision ou un état de choses, bref de véhiculer une idéologie. T. J. Cornell a tout à fait raison de présenter la tradition historique de la République romaine comme « an ideological construct, designed to control, to justify and to inspire ». Historia magistra uitae, écrivait de son côté Cicéron (De orat., II, 36), et Tite-Live, dans sa célèbre Préface, présentera l'histoire comme un répertoire d'exemples significatifs (Liv., I, Praef. 10). Dans ces conditions, on ne doit pas s'étonner de voir la tradition évoluer continuellement, s'adapter, se mettre à jour en quelque sorte, en fonction de quelques constantes de base ou en fonction de besoins qui varient de siècle en siècle, de décennie en décennie, voire d'un auteur à l'autre. C'est un aspect des choses bien connu qui se rencontre ailleurs, par exemple dans la constitution du texte biblique. Ce souci constant d'adaptation doit naturellement inciter à la prudence l'historien moderne qui scrute la tradition à la recherche d'Histoire authentique.
[Plan]
Il est normal dans ces conditions qu'un terme souvent utilisé pour qualifier la tradition soit celui de vivant. Cette vie s'est manifestée sur les deux versants de la crête fabienne. On peut même penser que dans sa phase orale, la tradition était susceptible de se développer et de se transformer davantage encore. Non liées par l'écrit, les mémoires ont en effet plus d'imagination, de fantaisie, de liberté créatrice. C'est après Fabius Pictor toutefois que son évolution peut être suivie et étudiée avec une certaine précision. Dans une tradition écrite, davantage figée par nature, l'évolution n'élimine pas nécessairement les variantes, et des scories se déposent, précieuses pour l'analyste, car ce sont elles qui permettent de retrouver le sens et les étapes de l'évolution.
Il peut être utile de se demander quand cette dernière s'est terminée.
T. J. Cornell s'est posé la question. Conscient du rôle de construction idéologique joué par la tradition au sein de la société romaine, il estime qu'elle est « morte » un peu après les profondes transformations marquant l'avènement du principat ; elle n'avait plus alors à répondre, comme précédemment, au surgissement de nouveaux besoins politico-sociaux. « À l'époque d'Auguste, note le savant anglais, lorsqu'écrivaient Tite-Live et Denys d'Halicarnasse, la tradition historique vivante de la République était en train de mourir rapidement ». Et de fait, on peut avoir l'impression qu'après l'Énéide de Virgile, par exemple, une œuvre en prise directe encore sur les réalités du temps, la tradition sur les origines lointaines et des premiers siècles de Rome était devenue, pour reprendre les mots du savant anglais, « a matter of antiquarian interest, retrievable only from book ».
En réalité l'analyse révèle qu'elle continuera non seulement à être utilisée dans l'antiquité tardive comme réservoir d'exempla, mais aussi à se développer et à se modifier pour répondre aux préoccupations du temps. C'est un des mérites des analyses minutieuses de Ph. Bruggisser d'avoir montré combien certaines variantes de la légende romuléenne présentes chez Servius s'expliquaient par le gouvernement commun de l'Empire par Honorius et Arcadius, les fils de Théodose. Elles apparaissaient idéologiquement orientées, non seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan religieux des tensions entre païens et chrétiens. On sait avec quelle virulence ces derniers, notamment saint Augustin, ont parfois attaqué la personne du fondateur et ses réalisations. Dans de pareilles conditions, peut-on encore dire que sous l'Empire, la tradition n'évoluait plus que dans l'univers un peu artificiel de la littérature et de l'érudition ? En fait, elle est restée très longtemps vivante, idéologiquement parlant. À l'époque de Justinien encore, le contrôle du passé était important pour le pouvoir byzantin, comme l'a montré M. Maas.
À la limite, on pourrait même estimer que l'évolution de la tradition s'est prolongée bien au-delà. Serait-il impertinent de penser qu'un certain nombre de positions modernes sont en réalité de simples développements attardés de la tradition ancienne, sans plus de valeur historique qu'elle ?
[Plan]
L'analyse révèle que, dans la tradition romaine, certains motifs bénéficient d'un statut privilégié. Largement répandus et solidement ancrés dans la tradition, ils ont pratiquement toujours été conservés. Ce sont en quelque sorte les points forts de la tradition. Reprenant un terme à la mode en matière de défense du patrimoine architectural, nous avons proposé de les caractériser comme des motifs classés (Les Origines de Rome, 1985, p. 238-246).
La procédure de classement n'a pas seulement affecté des ensembles structurés, comme les liens entre Lavinium, Albe et Rome ; la succession, les noms et les caractéristiques principales des sept rois de Rome ; la présence de deux jumeaux aux origines, Romulus et Rémus, et l'effacement du second lorsqu'il s'agit de fonder Rome et de prendre le pouvoir ; l'existence d'un épisode sabin au sein de la geste de Romulus ; le rôle de Numa en tant qu'institutor de la religion romaine ; le bloc formé, dans la geste de Tullus, par le combat des Horaces et des Curiaces, la trahison de Mettius Fufétius et la destruction d'Albe ; l'insertion d'un roi latin, Servius Tullius, entre deux Tarquins, d'origine étrusque ; la liaison étroite entre Servius Tullius d'une part, l'organisation centuriate et le census de l'autre ; le rôle joué par Lucrèce et par Brutus dans l'expulsion des rois, etc.
Ont également été classés des éléments qui peuvent apparaître comme des motifs isolés.
C'est le cas par exemple, pour se limiter à la geste du premier roi, de la naissance miraculeuse des jumeaux ; de l'intervention d'une lupa nourricière ; de l'auspication primordiale ; de l'asile romuléen ; de l'enlèvement des uirgines et de leur intervention qui mettra fin à la guerre entre Romains et Sabins ; du rôle de Tarpéia dans l'occupation du Capitole par l'ennemi sabin ; de la royauté double ; de la disparition violente de Titus Tatius.
La geste des derniers rois comporte aussi son contingent de motifs classés.
Ainsi Tarquin l'Ancien est originaire d'une cité étrusque, Tarquinia, et d'ascendance grecque, son père venant de Corinthe ; sa femme est Tanaquil, une Étrusque, experte dans l'art d'interpréter les prodiges ; à Rome, il s'oppose à un augure célèbre Attus Navius qui refuse son projet de réformer les tribus créées par Romulus ; il entame à Rome une politique de grands travaux édilitaires. Son successeur, Servius Tullius, fonde sur l'Aventin un important sanctuaire fédéral en l'honneur de Diane ; il est évincé par son gendre, Lucius Tarquin, et assassiné ; une de ses filles, Tullia, lui passe même sur le corps. Tarquin le Superbe, le dernier roi, est un descendant de Tarquin l'Ancien ; il prend le pouvoir par la violence et le crime ; tyran dans toute l'acception du terme, il prolonge notamment la politique de grands travaux édilitaires de Tarquin l'Ancien, en mettant la plèbe au travail ; il s'attaque à Gabies, dont il s'empare grâce à la ruse d'un de ses fils ; il envoie une ambassade à Delphes ; il est en train d'assiéger Ardée, lorsque son fils Sextus viole Lucrèce ; les réactions violentes, canalisées par Brutus, conduisent à l'expulsion des rois et à l'installation du pouvoir républicain. Quant à Porsenna, roi étrusque de Chiusi, il tente de rétablir les Tarquins sur le trône de Rome, mais doit renoncer à son projet devant la résistance romaine et le surgissement de héros prestigieux.
La procédure de classement, surtout quand elle affecte un motif qui, à nos yeux du moins, ne semble pas relever d'une structure, n'implique pas nécessairement une protection absolue pour la donnée qui en bénéficie. Un motif classé n'est pas intangible. Il sera discuté, éventuellement modifié ; on le transformera en jouant sur les circonstances, les modalités, les mobiles. Mais on ne réussira pas à le faire disparaître complètement, quelles que soient les difficultés entraînées par sa présence, quels que soient aussi les efforts faits pour se débarrasser de lui. Souvent d'ailleurs les tentatives à son encontre sont relativement récentes ; nous avons connaissance du dossier, et nous pouvons en quelque sorte suivre le débat.
Voici quelques exemples empruntés à la geste de Romulus. Un courant, rationaliste apparemment, a voulu, à la fin de la République semble-t-il, rejeter le sauvetage miraculeux des jumeaux par la louve nourricière, en substituant à cette dernière une prostituée ; mais c'est de toute façon une lupa qui les sauve. Le même courant a voulu éliminer le détail merveilleux de la conception miraculeuse des jumeaux fondateurs, en discutant le rôle de Mars dans la grossesse de Rhéa Silvia et en proposant une gamme d'explications plus naturelles : la jeune fille aurait été séduite par Amulius lui-même ou par un de ses amoureux, voire, plus commode encore, les jumeaux seraient nés de père inconnu. Le récit devrait être lu symboliquement. Mais la naissance reste irrégulière : ce ne sont pas des enfants légitimes. De même encore, on a revu et corrigé les mobiles de Tarpéia, essayant de transformer en une héroïne du patriotisme romain cette jeune fille qui apparaissait comme traître à sa patrie. Mais Tarpéia introduit toujours l'ennemi sabin dans la citadelle romaine.
Un cas plus complexe et plus intéressant est celui de l'effacement de Rémus devant Romulus. Le motif qui semble originel, à savoir la mort de Rémus tué par son frère, a fait l'objet au fil des siècles de nombreuses tentatives d'adaptations et de corrections. C'est que ce meurtre du frère par le frère frappait profondément la sensibilité des Romains. Gênés et mal à l'aise, ceux-ci ont exploré diverses voies pour réduire l'impact de ce « péché originel » qui entachait la fondation même de la Ville. On a surtout cherché à atténuer, voire à éliminer la responsabilité de Romulus. On a ainsi créé un personnage, Céler, dont on fera le responsable direct du meurtre ; on a considéré que Rémus était mort accidentellement, tué d'une main anonyme au cours d'une rixe générale. Ces versions corrigées seront enregistrées dans les grands récits officiels, ceux de Tite-Live, de Denys d'Halicarnasse, d'Ovide, de Plutarque ; certains auteurs (Denys, Ovide) insisteront sur la tristesse de Romulus devant la disparition violente de Rémus ; chez Ovide, le frère survivant instituera même une fête, les Lemuria, en l'honneur du disparu.
Cette idée d'hommages posthumes rendus à Rémus par son frère fera école. On la retrouve, sous des formes et avec des significations diverses, dans le commentaire de Servius à l'Énéide et chez les chroniqueurs byzantins. Le point commun à ces récits tardifs est qu'après la disparition de son frère, Romulus, dans l'exercice du pouvoir, est censé s'être entouré de divers objets symbolisant Rémus (insignia imperii, ou statue), peu importe ici pour nous le modèle exact d'une pareille attitude.
On aura noté que tous ces textes, qu'ils appartiennent à la littérature classique (Cicéron, Tite-Live, Denys d'Halicarnasse, Ovide, Plutarque), à la littérature tardive (Servius) ou à la littérature byzantine (les chroniqueurs), conservent le motif de la disparition violente de Rémus, la responsabilité de son frère Romulus dans l'événement étant, selon les cas, plus ou moins nette.
Mais l'évolution républicaine a connu d'autres tentatives, plus radicales, visant cette fois — tout porte à le croire — à éliminer le motif même du meurtre. Dans cette nouvelle perspective, Rémus ne disparaissait plus prématurément de la scène ; il n'était plus tué. Cassius Hémina, si on en fait une lecture correcte, pourrait avoir envisagé une formule de co-souveraineté : Romulus et Rémus auraient régné en commun ; pour sa part, un certain Egnatius a même été jusqu'à prétendre que Rémus avait survécu à Romulus. Mais à la différence des précédentes, ces deux tentatives, manifestement trop audacieuses, sont restées marginales dans l'histoire de la tradition ; elles n'ont trouvé place dans aucun des grands récits conservés et ne semblent pas avoir eu d'avenir ; c'est presque un miracle d'ailleurs qu'elles aient été sauvées de l'oubli, conservées qu'elles ont été, au détour d'une explication érudite, par des auteurs tardifs et, pour nous, secondaires.
Le cas de la mort de Rémus est bien révélateur de la solidité de l'ancrage d'un motif classé au sein de la tradition. On a essayé d'y toucher, à plusieurs reprises et de plusieurs manières. Mais la multiplicité même et la variété des tentatives de correction, l'isolement frappant certaines d'entre elles, tout cela prouve à l'évidence qu'on ne pouvait se débarrasser sans plus de ce motif, bien encombrant pourtant, qu'était le meurtre de Rémus.
Dans tous ces cas où l'on s'est attaqué à des motifs classés, nous connaissons avec assez de précision, soit le ou les noms des contestataires, soit le moment, les circonstances, les mobiles de la contestation. Tantôt — et c'est probablement un succès pour les novateurs — les deux versions, la traditionnelle et la novatrice, sont enregistrées l'une à côté de l'autre dans les grands récits et subsistent parallèlement ; parfois, la variante contestatrice, vite refoulée apparemment, voire oubliée, n'apparaît qu'occasionnellement. On le voit, la liberté des Anciens est loin d'être totale.
Les auteurs pouvaient donc jouer assez librement sur les circonstances et les modalités précises de la mort de Rémus. Mais si l'un d'entre eux allait plus loin et tentait d'éliminer le motif classé lui-même, il se heurtait très vite à ce qu'on pourrait appeler une autocensure ; la version nouvelle, inconvenante dans un certain sens, disparaissait, vite marginalisée et oubliée. En l'occurrence, pour utiliser le langage d'aujourd'hui, il n'était pas politiquement correct de nier le meurtre de Rémus. Autre exemple : personne ne mettait en question l'existence d'une lupa dans le récit des enfances, mais cette lupa est tantôt un animal, tantôt une prostituée. Personne non plus ne contestait que les femmes avaient mis fin, par leur intervention, à la guerre romano-sabine, mais pour les uns, les Sabines se seraient jetées physiquement entre les combattants, leurs enfants sur les bras ; pour les autres, elles auraient simplement envoyé une ambassade à Titus Tatius. De même encore, tous les auteurs rattachaient au règne de Romulus les curies et les mystérieux Titienses, Ramnes, Luceres, mais annalistes et érudits ne s'accordaient pas sur le moment exact de leur création : soit dès le début du règne de Romulus, avant toute intervention sabine, soit après la fusion avec les Sabins. Sur la nature exacte des Titienses, Ramnes, Luceres (tribus ou centuries de cavaliers), les représentants du genre historico-annalistique eux-mêmes étaient divisés : Tite-Live a une position différente des autres, et il hésite du reste à l'intérieur de son œuvre entre les deux formules.
En un mot, ce que la tradition propose, c'est un jeu subtil de variations libres sur des motifs imposés.
D'autres secteurs sont totalement ouverts, et les Anciens ne se sont pas fait faute alors d'user de la liberté qui leur était donnée. On se limitera ci-après à quelques exemples.
Cinq formules courent sur le partage de la succession de Procas entre Amulius et Numitor ; la capture de Rémus, chez les auteurs qui l'acceptent, est présentée de quatre façons différentes ; trois explications seront fournies sur l'origine du uicus Tuscus à Rome, trois aussi sur celle du lacus Curtius. Dans le traitement de ces matières ouvertes, les imaginations et les conceptions personnelles se donnaient libre cours, signe probable que sur ces points la tradition ancienne ne disait, ou ne voulait, ou ne pouvait rien dire de précis. La protection du conservatisme romain, en l'espèce, ne jouait pas.
Il reste — et c'est fort important — que si les auteurs anciens jouissaient d'une grande liberté à l'égard de la tradition, ils ne pouvaient pas faire tout ce qu'ils voulaient. Ils devaient respecter des limites précises, qui leur étaient tracées par ce que nous avons appelé la procédure de classement.
Bref, si la tradition est dynamique — et la présence de nombreuses variantes au sein des récits conservés le prouve —, une fixité toutefois existe, qui se manifeste au niveau tant de la structure que de certains détails précis, apparemment importants. Le reste était matière libre.
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Un aspect intéressant de cette liberté est la tendance à enrichir un motif classé. Un élément solidement installé dans la tradition est susceptible de proliférer, de bourgeonner en une cascade de motifs libres. On pourrait parler d'effet boule-de-neige ou d'effet entonnoir.
Qu'on songe à la description de la royauté double de Romulus et de Titus Tatius. Motif classé mais fort schématique à l'origine, il s'est rapidement étoffé d'une manière spectaculaire, nombre d'événements, de mesures, de réalisations, qui ne figuraient pas dans la tradition primitive, étant venus enrichir cette période. La plupart de ces notices représentent d'ailleurs des développements logiques de la légende sabine initiale. Ainsi le combat romano-sabin s'étant déroulé dans la vallée qui séparait le Palatin du Capitole, il était tentant de rattacher à cet événement l'origine du Forum, ainsi que celle de certains de ses lieux-dits ou monuments, comme le Janus de l'Argilète, la uia sacra, le comitium, les signa Veneris Cloacinae ; de même, les liens, qui, dans la tradition primitive et à travers l'affaire de Tarpéia, liaient le Capitole à Titus Tatius et à ses Sabins, amenèrent une partie de la tradition à y placer la regia du chef sabin, à y installer les envahisseurs et à expliquer par la guerre sabine l'origine de la porta Pandana qui s'y dressait. En l'occurrence, l'élément responsable de l'expansion doit être cherché dans la topographie. Ce n'est pas toujours le cas.
Les étymologies aussi peuvent jouer un rôle déterminant dans le processus d'expansion. C'est le cas de l'épisode sabin où l'effet entonnoir n'a pas toujours été compris par les Modernes. Ceux-ci ont parfois pris pour de l'histoire authentique ce qui n'était que le résultat d'une évolution au sein de la tradition antique.
Selon nous, c'est un simple jeu étymologique qui a amené l'interprétation sabine du terme Quirites (qui veut simplement dire « citoyens »). Pour l'expliquer, on l'a rapproché — abusivement semble-t-il — du nom de la capitale de la Basse-Sabine, Cures : Quirites a Curibus appellati. L'affaire toutefois — et c'est son intérêt pour notre propos — ne s'arrêta pas là : la première étymologie en appela d'autres. Ainsi Quirites, abusivement sabinisé, sabinisa à son tour — mais dans certaines versions légendaires seulement — le dieu Quirinus ainsi que la colline du Quirinal.
Le même phénomène d'expansion joue aussi sur le plan narratif, où une donnée de base est susceptible de recevoir différents habillages littéraires. L'étude détaillée de l'épisode du meurtre de Titus Tatius à Lavinium révèle comment un récit pouvait se développer, de lui-même si l'on peut dire, en recourant au pathos et aux subtilités psychologiques, en cultivant les rebondissements, l'anecdote, les détails piquants et pittoresques, bref en visant à la dramatisation.
Bref, un motif classé est susceptible de donner naissance à une série de motifs secondaires, voire tertiaires, qui ne sont généralement attestés que dans des étapes ultérieures du développement de la tradition. Variations libres sur des motifs imposés. Le mécanisme est bien connu, mais il doit être compris et pris correctement en compte.
C'est qu'il importe, dans toute la mesure du possible, de repérer cette stratigraphie, de manière d'abord à ne pas prendre pour des motifs anciens de simples excroissances postérieures, de manière aussi — l'erreur serait plus grave encore — à ne pas considérer pareils développements comme des données d'histoire authentique. Le danger n'est pas illusoire. L'exemple suivant le prouvera.
Dans la geste de Romulus et de Rémus, l'épisode de la reconnaissance des jumeaux royaux par leur grand-père Numitor est narré de façon différente dans nos sources. Peu importe. On retiendra seulement ici que Plutarque (Rom., VII, 7-8, et VIII, 1-3), ou son modèle, fait grand cas du berceau dans lequel avaient été exposés les enfants. Faustulus, précise le biographe de Chéronée, l'avait conservé comme preuve de leur naissance royale, car il portait des caractères gravés sur son armature de bronze. Ces marques permirent, dix-huit ans plus tard, à un garde d'Amulius d'identifier le berceau que Faustulus dissimulait sous son manteau en entrant à Albe.
Il s'agit là d'une simple fioriture dans le développement narratif, d'un ornement dû à l'imagination d'un auteur désireux d'introduire dans son récit un ἀναγνώρισμα, corollaire presque obligé des scènes de reconnaissance qui abondaient dans la littérature. Il ne peut être question de voir dans cette notice de Plutarque, le seul d'ailleurs à fournir ce détail, ni une donnée ancienne dans l'histoire de la tradition, ni surtout la preuve d'un emploi courant de l'écriture à la cour des rois d'Albe, dans l'Italie historique du VIIIe siècle avant J.-C. C'est pourtant ce que fit naguère E. Peruzzi.
De même, si un historien du droit était tenté de rapporter aux premiers temps de Rome ce qu'on a coutume d'appeler « la constitution de Romulus » chez Denys d'Halicarnasse (II, 7-29), il commettrait une double faute. D'abord parce que Denys d'Halicarnasse a utilisé pour rédiger ces chapitres le contenu de pamphlets politiques datant de la période des guerres civiles et que cette constitution de Romulus ne faisait donc pas partie du fonds ancien de la tradition ; ensuite parce que, même si c'était le cas, ancienneté, pour une tradition, n'est pas synonyme d'historicité.
Pas question donc d'extraire de la tradition un détail isolé, résultat d'un développement postérieur du récit, et de le monter en épingle dans une reconstruction historique. La dimension évolutive de la tradition ne doit jamais être perdue de vue.
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Dans l'analyse de la tradition, il importe aussi de séparer les faits eux-mêmes (le motif à l'état pur) de leur habillage littéraire, narratif, ou poétique, ou oratoire, peu importe ! Prenons un exemple.
On pourrait se livrer à une analyse comparée, détaillée et précise, des attitudes et des paroles que, d'une part Tite-Live (I, 13, 1-3), d'autre part Plutarque (Rom., XIX, 1-7), prêtent aux Sabines lorsque celles-ci se jettent entre les combattants pour les séparer. Pareille confrontation éclairerait sur les procédés, stylistiques, narratifs, rhétoriques, mis en œuvre par les deux auteurs, mais les résultats obtenus seraient relativement secondaires. Plus important dans une étude portant sur l'analyse de la légende est le fait brut : chez les deux auteurs, les Sabines interviennent en personne au moment du combat ; elles séparent physiquement, sur le champ de bataille, leurs maris et leurs pères. L'habillage littéraire de ce motif concerne Tite-Live ou Plutarque, le motif à l'état pur les dépasse. C'est ce motif, à savoir l'intervention physique en plein combat, qu'on retiendra, parce qu'il s'oppose à un autre, celui de l'ambassade, ce qui lui confère le statut de variante significative. La tradition en effet connaissait une manière différente, moins dangereuse mais aussi moins spontanée, de mettre un terme au conflit : la formule de l'ambassade, les épouses sabines des Romains décidant, après accord avec le sénat, d'envoyer une délégation à Titus Tatius. C'est la version qu'adopteront, par exemple, Cnéius Gellius (apud Gell., XIII, 23, 13), Cicéron (Rép., II, 8, 14), Denys d'Halicarnasse (II, 45 et 46, 1).
Ce qui est donc susceptible de donner prise à l'analyse, ce sont les faits bruts, soit l'intervention physique en pleine bataille, soit l'ambassade, deux formules inégalement réparties parmi les auteurs anciens et s'excluant mutuellement, mais qui aboutissent au même résultat : la réconciliation des deux peuples ennemis par l'action des femmes.
Les détails n'ont d'importance que dans la mesure où ils sont originaux et où ils acquièrent un statut de variante significative. Ainsi dans l'étude de la formule de l'ambassade, on ne s'attardera guère sur le fait que le sénat règle par décret les modalités d'exécution du projet, que les femmes sortent du camp en habits de deuil, certaines portant les enfants sur les bras, qu'une fois dans le camp sabin, elles tombent aux pieds de tous ceux qu'elles rencontrent, etc. Tous ces détails émouvants, et qui sentent le cliché, relèvent de l'amplification narrative pure et simple. Un point par contre est susceptible d'être important et recevra le statut de variante significative : c'est le nom de la Sabine qui a conçu l'ambassade, qui la dirige, qui se fait le porte-parole de ses compagnes devant le roi sabin, à savoir Hersilie. On retiendra qu'Hersilie joue un rôle éminent dans l'ambassade sabine (D. H., II, 45). Et l'on retiendra ce détail parce qu'Hersilie réapparaît dans des récits qui ignorent la formule de l'ambassade, et qui donnent au personnage un statut et un rôle différents : chez Tite-Live par exemple, Hersilie est l'épouse de Romulus, et elle facilite la réconciliation entre les Romains et les Antemnates vaincus (Liv., I, 11, 2). Variante significative donc, sur laquelle on pourra éventuellement travailler.
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Il est tentant d'affecter les éléments classés d'un indice privilégié d'ancienneté. Serait-il exagéré de penser qu'ils se trouvaient déjà présents dans la version de Fabius Pictor, qu'ils appartiendraient au fonds le plus ancien de la tradition romaine écrite ? Il s'agit naturellement des motifs bruts, des faits réduits à l'essentiel, et non de leurs développements possibles, ou de leur habillage littéraire. À travers ces éléments classés, pourrait-on espérer atteindre le canevas fabien ?
C'est possible, mais pas certain. Plusieurs indices en tout cas font penser que toutes les données qui figuraient chez Fabius Pictor n'ont pas bénéficié de la procédure de classement. Ainsi Fabius Pictor signalait l'existence, sous Servius Tullius, de trente tribus (vingt-six rustiques et quatre urbaines). Ce motif, pourtant important, n'a pas été classé, pas plus que l'épisode, accessoire lui, de la femme condamnée par les siens à mourir de faim quod loculos, in quibus erant claues cellae uinariae, resignauisset, présent lui aussi chez Fabius. Peut-être la procédure de classement aurait-elle concerné, non l'ensemble des détails de la version fabienne, mais seulement les données les plus importantes, déjà bien ancrées dans la tradition, lorsque Fabius les aurait introduites dans son œuvre, leur conférant du même coup la sanction de la mise par écrit.
Mais l'important est ailleurs. Il faut bien se garder d'établir une équivalence entre l'ancienneté (d'ailleurs toujours relative) d'un motif au sein de la tradition et l'historicité de la donnée qu'il rapporte. Il est vraisemblable que les motifs couverts par la procédure de classement appartiennent au fonds ancien de la tradition. Leur ancienneté a fait qu'on ne peut pas y toucher (en profondeur en tout cas) ; elle les a en quelque sorte rendus intangibles. Peut-être même sont-ils antérieurs aux premières versions écrites, peut-être appartiennent-ils à ce qu'on aimerait appeler la préhistoire de la tradition littéraire, une phase importante et pluriséculaire elle aussi, et sur laquelle, on l'a déjà dit, nous ne possédons pratiquement pas d'informations directes.
L'historien doit rester prudent. Classement signifie probablement ancienneté ; mais tout ce qui est ancien n'a pas été nécessairement classé, et de toute manière ancien ne signifie pas historique. La distinction est fondamentale. Pour l'époque prise ici en considération, l'unanimité de la tradition ne peut jamais, à elle seule, être invoquée comme un argument en faveur de l'historicité d'un motif, cette dernière devant être démontrée par d'autres voies. Ce sera l'objet des chapitres consacrés aux « Questions d'historicité ».
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Une distinction lancée par A. Momigliano (Prolegomena, 1977, p. 13-14), à propos, il est vrai, de la tradition sur les premiers siècles républicains, semble avoir rencontré un certain succès. Elle vise à séparer, dans le récit traditionnel, les « faits structuraux (fatti strutturali, structural facts) » et les « superstructures narratives (narrazioni, narrative superstructure) », on pourrait dire tout autant les faits bruts et leur habillage littéraire. Cette distinction ne recouvre toutefois pas celle qui a été proposée plus haut entre motifs classés et motifs libres.
Voyons de plus près la proposition de A. Momigliano :
La tradition nous offre, sur la plèbe, une série de faits structuraux qui semblent sûrs (« fatti strutturali che sembrano sicuri »). Personne ne peut mettre en doute que les comitia plebis tributa ou les tribuni plebis aient existé. De plus, dans le récit des épisodes de la lutte entre patriciens et plébéiens, il est facile d'isoler certains faits typiques, comme la répétition de sécessions de la plèbe, qui semblent authentiques et incontestables (« certi dati tipici [...] che sembrano genuini e incontrovertibili ». Mais les données institutionnelles ou symboliques du conflit entre patriciens et plébéiens sont insérées dans des récits mis par écrit à une centaine d'années de distance des événements qu'ils entendent rapporter. Il est facile de prendre une position extrême devant la tradition annalistique — tout accepter ou tout rejeter. En fait ces positions extrêmes sont déraisonnables : on doit admettre que l'authenticité des sécessions et des douze tables est incontestable, même si la physionomie exacte des événements reste obscure. Par exemple on peut se demander si Denys d'Halicarnasse (VI, 45) et Tite-Live (II, 32) dépendent d'une tradition sûre lorsqu'ils présentent la première sécession de la plèbe comme étant celle de légionnaires plébéiens (d'autant plus qu'ils donnent tous deux un nombre de légions impossible pour le début du Ve siècle a.C.). Du reste, il faut le souligner, toutes les données constitutionnelles n'ont pas le même degré de probabilité. Une des plus douteuses est celle à propos de laquelle on aimerait avoir le plus de certitude, à savoir que les plébéiens ne s'organisaient pas en gentes à l'origine (Liv., X, 8, 9 ; mais cfr. Gell., N.A., X, 20, 5).
Notre recherche se développe donc inévitablement en deux étapes — celle d'isoler les faits structuraux qui semblent hors de doute (« che sembrano fuori dubbio ») ; et celle d'une interprétation génétique de ces faits, qui tienne compte des récits dans lesquels ils sont insérés, mais qui n'identifie pas a priori la validité des faits structuraux avec celle des récits. (A. Momigliano, Premesse, 1983, p. 13-14)
J. von Ungern-Sternberg, qui ne semble guère partisan de la distinction, note « qu'elle n'est possible que si nous acceptons comme “structuraux” les faits les plus généraux », et il donne comme exemples : « le surgissement et le développement graduel de Rome ; un gouvernement par des rois étrusques qui furent finalement chassés ; un conflit entre patriciens et plébéiens ; des guerres extérieures contre les Étrusques et les tribus de la montagne » (Formation, 1986, p. 88). Ces faits structuraux de J. von Ungern-Sternberg diffèrent de ceux de A. Momigliano (l'existence des comitia plebis tributa ou celle des tribuni plebis, l'authenticité des sécessions de la plèbe, des lois des XII Tables) ou de ceux de T. J. Cornell (« l'enregistrement pur et simple des campagnes militaires, des triomphes, des défaites, des traités de paix, des annexions de territoire et des fondations de colonie, et, en matière de politique intérieure, le développement constitutionnel, les bouleversements politiques, l'activité législative, la construction des grands bâtiments publics, etc. »). On voit que la notion même de faits structuraux et leur énumération varient d'un savant à l'autre, en fonction du corpus pris en considération.
Mais une autre chose, plus importante peut-être, concerne cette distinction. Elle n'est opératoire que dans le cadre de la narratologie, dans la perspective, si l'on veut, d'une analyse de textes. Mais on ne peut passer sans plus de la narratologie à l'histoire. Un motif qui, dans un corpus déterminé et à un niveau d'analyse déterminé, se révélerait être un fait structural, même admis comme tel par tous, n'en recevrait pas pour autant un label d'historicité. En d'autres termes, la garantie d'historicité doit être cherchée ailleurs, en dehors du récit. Dans les Annales de Tacite (XI, 26-38), personne ne doutera que, dans l'histoire, la mort de Messaline ne soit due aux manœuvres de Narcisse (« fait structural »), mais les circonstances précises qui entourent ce drame (mise à mort dans les jardins de Lucullus, où l'impératrice est arrivée sur un tombereau d'immondices ; attitudes et paroles des protagonistes du drame) peuvent (et doivent ?) rester objet d'interrogations de la part de l'historien moderne.
Si l'on en vient au récit de l'éviction et de la mort de Servius Tullius à l'instigation de la ferox Tullia et du futur Tarquin le Superbe, les circonstances précises et les détails de l'événement seront censés relever de la superstructure narrative, mais le motif de l'éviction et de la mort du roi, dans sa nudité et son dépouillement, apparaîtra sans conteste comme fait structural, tout au moins dans le cadre du récit traditionnel sur la vie du sixième roi. Mais que vaut-il sur le plan historique ? Est-il authentique ? Est-il exact que dans l'histoire, un personnage nommé Servius Tullius a effectivement été tué par un Tarquin, qui l'a remplacé sur le trône de Rome ? La décision finale n'appartient évidemment pas à l'univers du récit.
La narratologie peut à la rigueur décider que, dans tel corpus, tel motif est un fait structural ; elle est incapable d'affirmer qu'il est historique. Pour trancher, il faut sortir du récit. La longue citation d'A. Momigliano le montre bien d'ailleurs, avec ses deux sembrano particulièrement éloquents du début, et celui, tout aussi clair, de la fin. Leur présence montre que, pour l'auteur moderne, il existe des faits structuraux qui ne semblent pas indiscutables, ou, si l'on veut, qu'il ne suffit pas d'avoir dégagé un fait structural pour être certain de son caractère historique, que la solution est donc en dehors du texte. Bref, si la distinction « faits structuraux - superstructures narratives » est intéressante et utile au niveau du récit, c'est-à-dire pour l'analyse de la tradition, elle ne suffit pas à elle seule à résoudre le problème fondamental pour l'historien, celui de l'historicité d'un motif.
Il n'est pas possible de poser un jugement d'historicité sans faire intervenir des données extérieures au récit traditionnel. Simple remarque de bon sens, qui rejoint d'ailleurs les prescrits d'une saine critique historique. Pour les périodes prises ici en compte, la nature et les caractéristiques de nos textes font que la solution au problème de l'historicité d'un motif ne réside pas dans les récits traditionnels. Elle est à chercher en dehors d'eux. L'analyse interne de la tradition ne la fournit pas. Le caractère sommaire ou détaillé du récit n'est pas un indicateur valable, pas plus que ne le sont le caractère classé d'un motif, ou le renvoi explicite à des garants antérieurs, ou les éventuels jugements que les auteurs anciens eux-mêmes étaient amenés à poser. Ce que nous devons envisager, c'est encore et toujours la question des sources, en prenant le mot au sens fort, celui que lui donnent les historiens. D'où l'intérêt d'un examen de ce point.
On ne peut faire sans risques graves l'économie d'une discussion sur les sources. Il faut abattre ses cartes. À la fin de son article (p. 15), A. Momigliano écrivait : « Non importa tanto la ricostruzione a cui si arriva quanto la chiarezza delle premesse : e per chiarezza si intende la franca ammissione e giustificazione delle preferenze su cui la ricostruzione si fonda ». Elle visait la question de l'origine du patriciat et de la plèbe. On pourrait certainement la généraliser.
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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 15 - janvier-juin 2008
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