FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 15 - janvier-juin 2008


La tradition ancienne sur les origines et les premiers siècles de Rome.

 I. Une réalité complexe et multiforme

© Jacques Poucet, 2008


Le fascicule 15 des FEC accueille deux extraits d'un livre publié en 2000 : J. Poucet, Les Rois de Rome. Tradition et histoire, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 517 p. (Mémoire de la Classe des Lettres. Collection in-8°, 3e série, tome XXII). Ils proposent une analyse de la tradition ancienne sur les origines et les premiers siècles de Rome. Le présent article correspond aux p. 27-44 du volume, l'autre en constitue la suite immédiate (p. 44-75). Dans les deux cas, l'appareil de notes n'a été que très partiellement repris. Le lecteur intéressé est invité à se référer à l'ouvrage original  (toujours disponible d'ailleurs aux éditions de l'Académie royale de Belgique).

Bruxelles, le 9 juillet 2008


Plan

1. Tradition écrite, orale et iconographique
2. Traditions d'origine géographique différente
3. Tradition primaire et tradition secondaitre
4. Courants divers au sein de la tradition littéraire romaine (historico-annalistique, érudit, poétique)
5. Tradition directe et tradition indirecte
6. Variétés des informations fournies par la tradition.


 

 

            Conformément à son étymologie, le mot tradition désigne dans les travaux modernes l'ensemble des informations que les Anciens eux-mêmes communiquent sur leur passé, en l'occurrence ici les origines et les premiers siècles de Rome. Elle apparaît comme une réalité complexe et multiforme.

 

1. Tradition écrite, orale et iconographique

            La tradition est pour l'essentiel constituée de sources écrites, mais il en existe aussi un volet oral et un volet iconographique.

            L'écriture est apparue à Rome à la fin du VIIe siècle. Il faudra toutefois attendre des siècles pour qu'elle prenne une place relativement importante dans la culture romaine. Si l'on peut raisonnablement penser que certains enregistrements de type historiographique, dus aux pontifes, ont commencé avec la République, la littérature latine, comme telle, n'apparaît pas avant le milieu du IIIe siècle, avec Livius Andronicus. Quant à l'annalistique, elle date de l'extrême fin du IIIe siècle, avec Fabius Pictor, le premier auteur à avoir mis par écrit en milieu romain un récit suivi sur les origines et les premiers siècles de la Ville.

            Les Modernes sont ainsi amenés à supposer que, pendant des siècles, les souvenirs du lointain passé romain se sont transmis d'abord uniquement, puis essentiellement par voie orale. L'historien des primordia doit donc prendre en compte une tradition orale de longue durée. Ce faisant, il s'introduit dans un domaine, de par sa nature même, très complexe et très difficile à appréhender. Il mérite un développement particulier. Quoi qu'il en soit, il faut tenir compte de l'existence d'une tradition orale, appelée parfois « prélittéraire », à côté de la tradition écrite, beaucoup plus importante et mieux connue.

            La tradition peut aussi s'exprimer dans l'iconographie. Limitons-nous ici à quelques exemples. Ainsi grâce aux fresques de la Tombe François, fort anciennes puisqu'elles datent du milieu du IVe siècle, on voit, au sens littéral du terme, comment les gens de Vulci se représentaient leurs démêlés anciens avec des cités étrusques, dont Rome  ; dans le monde étrusque encore, aux IIIe-IIe siècles, un miroir de Bolsena et des urnes cinéraires de la région de Chiusi mettent en scène des personnages comme les Vibennae, qui jouent un rôle dans les traditions étrusques et romaines  ; un miroir prénestin, peut-être du IVe siècle, propose une intéressante image de la louve et des jumeaux  ; au IIe siècle avant J.-C., la frise de la Basilica Aemilia illustre plusieurs aspects de la légende de Romulus  ; au Ier siècle après J.-C., la Tabula Iliaca met en scène certains épisodes de la légende d'Énée ; des figures de rois, des épisodes de l'histoire républicaine, des images de dieux et de temples apparaissent sur des monnaies romaines de diverses époques. Avant d'étudier l'iconographie de Cacus, J. P. Small a cru retrouver sur des urnes funéraires étrusques du Ier siècle avant J.-C. une version de l'épisode de Lucrèce différente de celle qu'a transmise l'annalistique romaine. Sur d'autres urnes où l'on voyait généralement Mélanippe le Sage, le chercheur américain pense pouvoir reconnaître l'image des Tarquins et de Servius Tullius au banquet. T. Hölscher a examiné le sens de documents représentant Énée et Romulus, tandis que D. Bonanome s'est intéressée à l'iconographie des légendes albaines.

            Plusieurs synthèses générales abordent la question de ces traditions iconographiques. P. Aichholzer a rassemblé quelque trois cent cinquante pièces traitant d'Énée, de Romulus, de Mettius Curtius et d'Horatius Coclès. L'étude de J. D. Evans, axée sur l'utilisation à des fins de propagande politique des images illustrant les origines et les premiers siècles de Rome, examine avec beaucoup d'attention un vaste matériel : peintures, statuettes, bas-reliefs et surtout monnaies, ces dernières occupant une bonne partie du développement. L'ouvrage fournit ainsi une documentation très riche sur Énée ; sur Romulus, Rémus et la louve ; sur Titus Tatius et l'ensemble de l'épisode sabin ; sur Numa et Ancus Marcius.

            On parlera donc de tradition écrite, de tradition orale et de tradition iconographique, en fonction du mode de transmission : le texte, la parole ou l'image.

 

            La littérature, l'iconographie et l'histoire de l'art, les techniques de transmission orale sont dès lors concernées, mais d'autres disciplines interviennent aussi, comme l'épigraphie, la numismatique, voire la papyrologie.

            En matière d'inscriptions, il suffit de songer au Cippe du Forum, au vase de Duenos, à la Table Claudienne de Lyon et aux dédicaces des Vibennae sur les vases étrusques, au lapis Satricanus, aux Fastes consulaires et triomphaux, ou encore à la sors antiquissima de Fiesole. Moins évident est l'apport de la numismatique, encore que les représentations et les légendes véhiculent parfois d'intéressantes informations. Très pauvre est l'apport de la papyrologie : un seul cas, le P. Oxy. 2088, dit « papyrus de Servius Tullius ».

 

 [Plan]

 

2. Traditions d'origine géographique différente

               D'autres distinctions tiennent à l'origine géographique des informations transmises.

            Il va de soi que c'est de Rome que provient l'essentiel de notre tradition. Toutefois, l'énorme prédominance du matériel romain n'autorise pas à considérer comme négligeables les données qui ont une autre provenance : soit grecque (les rares et précieux fragments d'auteurs grecs anciens, comme Hellanicos de Lesbos, Aristote, Timée, etc., qui ont écrit sur le lointain passé de Rome ; la « Chronique de Cumes»), soit étrusque (allusion par exemple à des historiens étrusques dans la notice de la « Table Claudienne de Lyon»), soit italique (allusion par exemple chez Denys d'Halicarnasse à des écrits sabins indigènes sur la préhistoire de la Sabine, ou chez Solin à l'existence de Praenestini libri). Il est vraisemblable aussi que l'annalistique romaine dissimule des fragments de traditions celtiques. On a même songé à des motifs narratifs orientaux, mais c'est loin d'être sûr.

            On aura compris que ce n'est pas ici la langue de transmission qui détermine ipso facto l'origine géographique. Des œuvres écrites en grec par des Grecs vivant dans l'orbite de Rome et utilisant du matériel romain appartiennent à la tradition romaine : c'est le cas pour les Antiquités romaines de Denys d'Halicarnasse, c'est le cas aussi pour les Vies de Plutarque.

 

 [Plan]

 

3. Tradition primaire et tradition secondaire

            La critique historique établit une distinction nette entre sources primaires et sources secondaires, accordant plus d'importance à un texte contemporain des événements (une pièce d'archives, une lettre, une inscription, un mémoire) qu'à un récit rédigé de seconde ou de troisième main, longtemps après les faits.

            Sur ce plan, la situation du spécialiste des origines et des premiers siècles de Rome est très délicate. En effet, pour la période prise ici en compte, les sources primaires, au sens technique du terme, font cruellement défaut. Parlant des sources littéraires, M. I. Finley a bien résumé la situation : « notre faiblesse est sans remède : nous n'avons pas pour faire l'histoire de Rome la moindre source littéraire originale antérieure au IIIe siècle de notre ère, et nous en avons fort peu d'antérieures au IIe». Le terme « faiblesse» pour caractériser pareille situation relève d'ailleurs d'un understatement bien British. Un peu plus loin, le grand historien anglais parlera de « malédiction». Celui qui s'occupe des premiers siècles de Rome est sur ce point dans une situation tragiquement différente de celle du spécialiste des deux derniers siècles de la République ou du Haut-Empire, pour n'envisager que ces deux exemples.

            On a conservé, il est vrai, un certain nombre de documents épigraphiques datant des VIIe au Ve siècles, mais la plupart ne livrent que quelques lettres ou quelques mots. De très rares inscriptions, comme le cippe du Forum ou le vase de Duenos, sont un peu plus longues et plus importantes, mais elles restent difficiles à comprendre ou à interpréter. Leur intérêt historique est très limité, et elles ne constituent d'ailleurs pas ce qu'on appellerait aujourd'hui des documents d'archives.

            Pour rester dans l'épigraphie, on se gardera d'autre part de considérer comme des sources primaires des documents de date augustéenne comme les Fastes consulaires et les Fastes triomphaux. De même, il ne peut être question de voir une source primaire dans l'unique papyrus dont nous disposons pour l'histoire royale (P. Oxy. 2088). Une inscription ou un papyrus n'est pas ipso facto une source primaire, et n'a pas nécessairement, en tant que source, une valeur plus grande qu'un texte dit littéraire.

            Quoi qu'il en soit, pour notre période, l'absence de sources primaires, qu'elles soient littéraires ou documentaires, est pour ainsi dire totale.

            Louis de Beaufort, au XVIIIe siècle, insistait déjà avec force sur cette grave lacune. Elle est donc connue depuis très longtemps, et pourtant certains Modernes semblent parfois refuser de regarder la réalité en face, sans doute pour ne pas devoir en tirer les conséquences. C'est ainsi que R. M. Ogilvie présente bizarrement comme « sources primaires» les œuvres de Denys d'Halicarnasse, de Tite-Live, ou de Plutarque ; c'est ainsi — erreur beaucoup plus grave, car elle entraîne d'énormes conséquences sur sa reconstruction historique — que E. Peruzzi va jusqu'à les utiliser comme s'il s'agissait de textes sortant des archives d'Évandre, de Romulus, ou de Numa.

            Ce sont là des cas extrêmes, mais trop de Modernes encore auraient tendance à travailler sur les premiers livres de Tite-Live ou de Denys d'Halicarnasse comme sur la Guerre des Gaules, ou la Conjuration de Catilina, ou les Annales de Tacite. Au fond l'historien, comme la nature, a horreur du vide. Prendre conscience de la réalité et de la profondeur de ce vide documentaire nécessiterait des remises en question profondes. On y répugne. Et trop souvent, on escamote, consciemment ou inconsciemment, une discussion sur les sources.

            Quoi qu'il en soit de ces dérives, l'énorme majorité de notre tradition écrite est de type secondaire. Les rares sources primaires, en réalité des inscriptions, sont, sur le plan de la reconstruction historique, sans valeur significative.

 

 [Plan]

 

4. Courants divers au sein de la tradition littéraire romaine

            À l'intérieur même de la tradition littéraire romaine, toutes les informations ne sont pas de même nature. Les poètes n'abordent pas les choses de la même manière que les historiens par exemple ; et les érudits travaillent dans une autre perspective que les historiens.

            On est ainsi amené à distinguer dans la tradition romaine (qui peut, rappelons-le, avoir été écrite en grec par des Grecs vivant dans l'orbite de Rome) plusieurs courants, ou plusieurs veines.

 
a. courant historico-annalistique

            On trouve d'abord un courant historico-annalistique, le plus important et le mieux connu. Il regroupe essentiellement les œuvres (fragmentaires) des annalistes républicains (Fabius Pictor, Caton, Calpurnius Pison, Cassius Hémina, Cnéius Gellius, Valérius Antias, etc.) et celles des auteurs des grands récits suivis de la fin de la République et du début de l'Empire (Tite-Live, Cicéron, Denys d'Halicarnasse, Plutarque, dans ses Vies de Romulus et de Numa). On n'oubliera pas non plus les abréviateurs tardifs, romains ou byzantins. Il n'est pas nécessaire de présenter ce courant en détail ; c'est à lui d'ailleurs qu'on songe généralement quand on parle de la tradition.

 

b. courant érudit

            On trouve ensuite un courant érudit, multiforme car l'érudition peut être grammaticale, lexicale, religieuse, philosophique, juridique, etc. Qu'on songe, pour ne citer que quelques noms, à Junius Gracchanus, Aelius Stilo, Varron, Juba, Verrius Flaccus et Festus, Masurius Sabinus, Pline l'Ancien, Aulu-Gelle, Solin, Servius, Macrobe, Jean le Lydien. À propos de ce courant s'imposent quelques mots d'explication.

            Très tôt apparemment, à peu près au moment de la naissance de l'annalistique en milieu romain, certains érudits se sont penchés, non sur l'ensemble de la pseudo-histoire des primordia (ce qui caractérisait le travail des annalistes), mais sur des points de détail en rapport immédiat avec leurs centres d'intérêt : une question de topographie ou de droit, un nom propre dont ils recherchaient l'origine, une étymologie qui les préoccupait. N'étant pas tenus de fournir à leurs lecteurs des récits continus, mais des données ponctuelles et isolées, ces érudits avaient naturellement plus de latitude et de liberté que les annalistes. La chronologie notamment était souvent pour eux moins astreignante.

            Ces notices ne se rencontrent pas uniquement, à l'état pur pourrait-on dire, dans des ouvrages d'érudition, comme le De uerborum significatu de Verrius Flaccus, ou le De lingua Latina de Varron, ou l'Histoire naturelle de Pline, ou les Collectanea rerum memorabilium de Solin, pour ne pas évoquer ici des œuvres républicaines qui ne sont connues que par de minuscules fragments. Certaines apparaissent aussi, plus ou moins bien intégrées d'ailleurs, dans les récits suivis des annalistes et des historiens, par exemple. C'est le phénomène de l'amplification érudite : historiens et annalistes gonflent leurs textes de précisions érudites qui leur donnent à la fois une plus grande ampleur et une plus grande apparence de sérieux.

            Il peut se faire aussi que la veine érudite ait conservé des informations, que l'annalistique semble ignorer et qui, à l'analyse, se révèlent particulièrement précieuses. S. Mazzarino l'observait déjà, sur un plan général, en matière juridique. Nous aurons l'occasion d'en faire plus loin l'expérience et de montrer le grand intérêt historique que présentent certaines données érudites.

 

c. courant poétique

            On trouve enfin, toujours dans la tradition littéraire romaine, le courant poétique, tant épique que dramatique ou élégiaque. Dans le monde de la littérature latine, ce courant ne groupe pas seulement les poètes de date augustéenne, comme Virgile, Ovide, Properce, mais également des écrivains plus anciens, comme Ennius ou Névius, auteurs d'annales ou de pièces de théâtre. Comme la veine érudite, la veine poétique a ses lois, qui ne sont pas nécessairement celles de l'histoire. Ainsi pour prendre l'exemple de l'épopée, Ennius, après l'adoption par les annalistes de la longue dynastie albaine qui introduisait entre Énée et Romulus un intervalle de plusieurs siècles, conserve la chronologie, proposée aussi par Névius, d'un Romulus, petit-fils d'Énée. Autre point de friction, le merveilleux, qui sera admis par les poètes tandis que les historiens auront toujours tendance à s'en défier : Ovide intégrera, à deux endroits de son œuvre, le miracle des eaux jaillissant du temple de Janus pour repousser Titus Tatius et ses Sabins.

            Le statut de ces courants au sein même de la tradition littéraire romaine est différent ; leur imperméabilité peut parfois être grande, par exemple entre les poètes et les historiens, mais elle n'est toutefois ni totale ni générale.

 

            On voit que la notion de tradition romaine est loin d'être univoque. Il serait par exemple abusif d'identifier sans plus récit annalistique et tradition. En réalité, le récit annalistique, tel que nous le connaissons, ne représente qu'un courant parmi d'autres au sein de la tradition romaine. On verra plus loin combien ces distinctions sont importantes, la confrontation entre les différents courants pouvant se révéler instructive. Bref, il est inexact et inadéquat de parler de LA tradition. En réalité, il y a DES traditions, qui peuvent d'ailleurs s'opposer entre elles.

 

 [Plan]

 

5. Tradition directe et tradition indirecte

            À l'intérieur même de la tradition littéraire romaine, on devrait encore distinguer — on le fait rarement — entre ce que nous appellerions volontiers la tradition directe et la tradition indirecte, reprenant là mutatis mutandis une distinction courante en matière de critique textuelle.

            Relèveraient ainsi de la tradition directe les textes dont l'objectif immédiat est de communiquer des renseignements sur la période considérée, de nous raconter en l'occurrence les débuts de Rome. Ce sont les plus nombreux. Appartiendraient par contre à la tradition indirecte des informations qui n'abordent les primordia que « par la bande» en quelque sorte, d'une manière indirecte précisément.

            En effet, certains textes, dont l'objet est tout autre, livrent parfois, sous forme de digressions ou d'allusions, d'intéressantes données sur la période qui nous occupe. Un exemple simple, emprunté à l'histoire des tribus territoriales romaines, fera clairement sentir cette différence. Dans le récit des événements de -495, Tite-Live signale que Rome comptait alors 21 tribus (II, 21, 6). Un peu plus haut dans son œuvre, en présentant la geste de Servius Tullius, il avait formellement attribué au roi la création de quatre tribus, correspondant aux quatre régions (I, 43, 13). À cet endroit, l'historien augustéen ne donne les noms, ni de ces régions ni de ces tribus, mais nous apprenons par Denys d'Halicarnasse, dans son récit du règne de Servius (IV, 14, 1), qu'il s'agissait de la Palatina, de la Suburana, de la Collina et de l'Esquilina. Tous ces renseignements viennent de la tradition directe.

            Par contre, si l'on veut des informations sur les noms et la localisation de la plupart des autres tribus créées avant -495, il faudra s'adresser à la tradition indirecte. On trouvera les noms, en abrégé, dans les inscriptions ; pour des informations complémentaires, il faudra s'adresser à des auteurs dont le but n'est pas de présenter l'histoire des origines et des premiers siècles. Les érudits, par exemple, seront soucieux d'expliquer des mots et c'est dans cette perspective seule qu'ils travailleront, nous fournissant cependant de précieux renseignements, d'ordre géographique par exemple. Ainsi pour la Lemonia : Lemonia tribus a pago Lemonio appellata, qui est a porta Capena uia Latina (Paul. Fest., p. 102), ou pour la Romilia avec d'ailleurs deux étymologies différentes : d'une part quinta (= tribus), quod sub Roma, Romilia (Varr., L. L., V, 56) ; d'autre part Romulia tribus dicta quod ex eo agro censebant, quem Romulus ceperat ex Veientibus (Paul. Fest., p. 331). Tradition indirecte.

            De même, de nombreux renseignements sur des données religieuses fort anciennes (cérémonies ou sacerdoces), certainement prérépublicaines, proviennent des calendriers, éventuellement commentés, qui les mentionnent, ou des auteurs, parfois tardifs, qui les décrivent à l'occasion. Si les Lupercalia du 15 février ou les Terminalia du 23 par exemple sont bien évoqués, parfois avec force précisions, dans les récits sur les origines (tradition directe), il n'en est pas de même pour des rituels, probablement aussi anciens comme celui des Liberalia du 19 avril ou des Robigalia du 25, qui n'apparaissent jamais en rapport avec les rois de Rome. Les informations dont nous disposons sur ces fêtes archaïques proviennent de la tradition indirecte.

            De même encore le discours de Claude, conservé sur « la Table de Lyon» (CIL, XIII, 1668), alors qu'il concerne une question d'actualité en 48 p.C., fournit au passage des renseignements précieux sur les circonstances de l'accession au trône de Servius Tullius.

            Pour pouvoir parler de tradition indirecte, il faut donc tenir compte du contexte de la transmission ; en principe ce dernier n'a rien à voir avec le récit des origines et des premiers siècles. Et pourtant, certains textes qui parlent de tout autre chose — sans cela, pas question de tradition indirecte bien sûr — sont parfois susceptibles de nous en apprendre beaucoup sur les premiers siècles de Rome. Généralement le passage ne fait même pas mention des primordia ; parfois l'allusion aux origines y est présente, mais fort discrètement, dans une digression érudite par exemple. On songera ainsi à une notice de Pline (H. N., XXXIX, 139) sur l'interdiction du fer par Porsenna, ou à l'expression dedita urbe, appliquée au siège du même Porsenna et qui semble avoir échappé à la plume de Tacite lorsqu'il rapporte l'incendie du temple de Jupiter Capitolin en 69 p.C.n. (Hist., III, 72, 1). Ces textes, importants sur le plan de la reconstruction historique, illustrent bien l'intérêt et l'importance de la tradition romaine indirecte.

 

 [Plan]

 

6. Variété des informations fournies par la tradition

            Les informations ainsi transmises sont très variées. Il peut s'agir de récits plus ou moins suivis et plus ou moins détaillés. C'est que les Anciens, traitant de leurs origines, n'alignaient pas des données chiffrées ou statistiques ; ils n'accablaient pas non plus leurs lecteurs d'épuisantes réflexions méthodologiques ou épistémologiques ; ils racontaient simplement des histoires, et de belles histoires d'ailleurs : certaines ont séduit des générations entières et chantent encore dans beaucoup de mémoires. Annalistes, historiens et poètes prétendaient ainsi narrer les événements qui avaient marqué les origines lointaines et les premiers siècles de leur ville. Les érudits de leur côté fournissaient souvent de simples précisions ponctuelles (portant par exemple sur la date de création d'une institution antique, ou sur l'origine dialectale d'un mot latin) ; mais parfois ils intégraient leurs données dans un micro-récit.

            Ici aussi toute une série de disciplines sont concernées : la linguistique, qu'il s'agisse de toponymie (l'origine d'un grand nombre de noms de lieux à Rome), d'anthroponymie (l'ensemble du système onomastique, tant romain qu'étrusque ou italique), de dialectologie (les termes étrusques, italiques ou grecs présents dans le vocabulaire latin) ; le domaine des institutions, qu'elles soient religieuses, sociales, politiques ou juridiques.

            Certains textes évoquent même l'existence de documents matériels qui ne nous sont pas parvenus, des inscriptions par exemple, voire ce que nous appellerions des reliques. Un bel exemple est fourni par le premier traité romano-carthaginois dont on doit le texte à Polybe qui le date de l'an I de la République (Polyb., III, 22-23). Mais il y en a d'autres. Ainsi, pour revenir à la période étrusque de Rome, Denys d'Halicarnasse (IV, 26, 4-5) dit avoir vu dans le temple de Diane sur l'Aventin une inscription gravée sur un pilier en bronze et qui était attribuée à Servius Tullius. Le même historien (IV, 58, 4) signale aussi la présence, cette fois dans le temple de Dius Fidius au Quirinal, d'une vénérable relique, un bouclier rond, dont la peau portait le texte du traité conclu, sous Tarquin le Superbe cette fois, entre Rome et Gabies. Selon Varron (chez Pline, H.N., VIII, 74, 194), qui se donne pour un témoin oculaire, existaient encore à son époque, « dans le temple de Sancus, de la laine sur le fuseau et la quenouille de Tanaquil, qui fut aussi appelée Gaia Caecilia ; et dans le temple de la Fortune, une toge royale ondulée, faite de ses mains, qu'avait portée Servius Tullius». Comme nous aurions aimé examiner nous-mêmes ces pièces inestimables et ne pas devoir nous fier exclusivement aux interprétations antiques !

            Ainsi donc, ce que l'on appelle « la tradition» est en réalité un ensemble complexe et multiforme. Idéalement, toute discussion aurait souvent intérêt à préciser le type de tradition auquel il est fait référence : tradition écrite, orale, iconographique ; tradition grecque, romaine, étrusque ; tradition directe ou indirecte ; courant annalistique, érudit, poétique au sein de la tradition littéraire romaine, etc.

 

 [Plan]


FEC - Folia Electronica Classica  (Louvain-la-Neuve) - Numéro 15 - janvier-juin 2008

<folia_electronica@fltr.ucl.ac.be>