FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 14 - juillet-décembre 2007
Franz De Ruyt (1907-1992)
par
Roger Lambrechts(†) et Jacques Poucet
Professeurs émérites
de l’Université de Louvain
Membres de l'Académie royale de Belgique
On trouvera ci-dessous le texte de la notice bio-bibliographique qui a été rédigée par Roger Lambrechts et par Jacques Poucet à la mémoire de leur maître commun, le Professeur Franz De Ruyt, dont ils furent aussi le collègue à l'Université de Louvain et le confrère à l'Académie royale de Belgique. Le texte original figure dans Académie royale de Belgique. Annuaire 1994, t. 160, Bruxelles, 1994, p. 77-116. Roger Lambrechts étant décédé le 13 août 2005, c'est Jacques Poucet qui s'est chargé de la publication électronique. La bibliographie de Franz De Ruyt est rassemblée dans un fichier séparé.
La notice bio-bibliographique de Roger Lambrechts se trouve dans le fascicule 15 (janvier-juin 2008) des FEC.
[Article déposé le 16 juillet 2007]
Franz-Georges-Henri De Ruyt nous a quittés le 7 février 1992, dans sa quatre-vingt-cinquième année, après une courte maladie[1]. Il était né à Uccle le 5 septembre 1907 de deux artistes lyriques, un père choriste, Alphonse-Georges De Ruyt, et une mère cantatrice, Marie-Anne Henssens, laquelle mourra neuf jours plus tard des suites directes de l'accouchement. L'enfant, fort malade lui-même et dont le père, désespéré, se désintéresse, est recueilli par sa grand-mère paternelle, qui, depuis son veuvage, vivait entourée de ses deux filles non mariées. Il fut donc élevé exclusivement par des femmes, sa grand-mère et, à la mort de celle-ci en 1919 — l'enfant avait douze ans —, ses deux tantes, Emma et Adèle. Environnement particulier, qui explique peut-être certains traits de son caractère. En tout cas, il restera très attaché, et profondément reconnaissant, à celles qui s'étaient ainsi occupées de lui avec le plus affectueux dévouement. C'est à l'une de ses tantes que sera dédiée sa première œuvre d'envergure, le Charun de 1934[2].
Ainsi donc son enfance — comme d'ailleurs une grande partie de sa vie, jusqu'en 1945 exactement — se déroula dans la maison de sa grand-mère et de ses tantes, à Etterbeek, au 133 de la rue Louis Hap. C'est dans la même commune qu'il fit ses études primaires de 1913 à 1919 à l'Institut Saint-Stanislas, puis ses humanités gréco-latines de 1919 à 1925 au Collège Saint-Michel, où très vite ses professeurs décèlent chez lui un penchant pour le théâtre, des qualités de conférencier et des dons littéraires. À l'époque, le Collège publiait une petite revue hebdomadaire, La Jeunesse : dans les fascicules des années 1923 à 1925, le nom de Franz De Ruyt se rencontre régulièrement, comme titulaire d'une chronique, surtout littéraire, à l'occasion même scientifique, mais aussi comme auteur d'essais et de poèmes. Sept pièces de lui — des sonnets, des stances — furent publiées entre février et juin 1923. Il avait 16 ans ! Intérêt donc du collégien pour les lettres en général et pour la poésie en particulier, un double intérêt qui ne le quittera jamais. Peu de personnes en dehors de ses proches savent, en effet, qu'il a écrit des poèmes jusqu'à l'extrême fin de sa vie. Mais tous ceux qui l'ont connu savent qu'il avait la plume facile et heureuse, que le conférencier qu'il aimait être n'avait jamais à forcer son éloquence. Mais ne quittons pas ces années de collège, qui sont importantes pour son orientation ultérieure.
Deux Jésuites, en effet, marqueront profondément sa personnalité. D'abord, le recteur même de Saint-Michel, le Père Misson, mais surtout le Père Joseph Deharveng, que son ancien élève décrira plus tard comme un « fin romaniste, éducateur de premier ordre, plein de distinction, exaltant la littérature et les recherches historiques »[3]. C'est à ces deux prêtres que le brillant rhétoricien doit, pour une bonne part, son orientation vers les études de philologie classique, qu'il entame à Bruxelles, à la Faculté universitaire Saint-Louis (1925-1927).
Étudiant studieux — ce n'est pas toujours un pléonasme ! avait-il l'habitude de dire plus tard —, il conquiert son diplôme de candidat en Philosophie et Lettres, avec la grande distinction. Il occupe ses loisirs à écrire des poèmes et des essais, mais en consacre aussi la plus grande partie à des œuvres d'apostolat. Nombreuses, en effet, sont les activités de cette nature dans lesquelles il s'investit, et longtemps : qui sait encore, par exemple, qu'il restera directeur de la bibliothèque paroissiale d'Etterbeek tant qu'il habitera la commune, c'est-à-dire jusqu'en 1945 ? Il était à cette date professeur ordinaire à l'Université !
En 1927, notre candidat en Philosophie et Lettres, fraîchement émoulu, se présente à l'Université de Louvain pour y poursuivre ses études. Il avait le choix entre deux filières d'études, car il était titulaire d'un diplôme complémentaire de candidat en philologie romane, obtenu aux Facultés Notre-Dame de la Paix à Namur. Clandestinement en quelque sorte, sans oser l'avouer à ses maîtres de Saint-Louis, où cette orientation n'existait pas encore et où surtout son professeur de grec et de latin voyait dans les études romanes « une philologie de contrebande ». Un avis obtus, que ne partageait manifestement pas notre étudiant, lequel, chaque vendredi après-midi, pendant une année, s'était rendu à Namur, en cachette, pour y suivre les cours de phonétique française, de grammaire historique et d'italien aux Facultés, sous la direction du Père Mativa. Nous savons qu'on y lisait Dante dans le texte. Et c'est probablement de ces années namuroises que datent son admiration pour le poète, son amour profond pour l'Italie et pour sa langue. En tout cas, le jeune De Ruyt avait réussi avec grande distinction l'examen complémentaire de candidat en philologie romane, et, arrivé à Louvain, comme Hercule au bivium, il hésita. S'il choisit finalement la philologie classique — la « Vertu » en quelque sorte — , c'est d'abord qu'il pensait y être mieux préparé, c'est aussi parce que le Père Misson l'engageait dans cette voie.
Les deux années louvanistes furent pour lui un enchantement. Il faisait « la navette » entre Bruxelles et Louvain, restant soigneusement à l'écart des cercles estudiantins, dont il n'appréciait guère les excès.
Parmi ses maîtres, il en évoquera plus tard trois avec une gratitude particulière. D'abord le chanoine Edmond Remy, promoteur de sa dissertation terminale « L'apologue de Prodicos sur le choix d'Héraklès entre le vice et la vertu » (avec laquelle il conquiert la plus grande distinction et le titre de docteur), un chanoine Remy qu'il assistera plus tard, avant de lui succéder, on en reparlera ; ensuite un autre chanoine, membre de notre Académie, Adolphe Rome, qui, dit-il, « encouragea ses premiers essais d'érudition » et dont il louera par ailleurs l'esprit critique ; enfin Fernand Mayence, membre lui aussi de notre Académie, « qui lui inculqua le goût de l'archéologie et de l'histoire de l'art »[4].
À ce moment, sa formation principale l'orientait nettement vers la philologie, mais on croit sentir déjà dans ses intérêts universitaires le souci de plurivalence qui marquera ses activités de recherche et ses travaux futurs.
Vient alors une « année de rouille intellectuelle ». C'est en ces termes que le jeune docteur en Philosophie et Lettres qualifie son service militaire au Ier régiment des Carabiniers à Bruxelles, en 1929-30. Non retenu pour le cadre d'officiers de réserve, car on le jugeait — c'est textuel ! — « trop bon pour la troupe », il restera sous-officier, mais se verra, au terme de son service, gratifié d'un certificat élogieux : « Conduite très bonne, sous-officier consciencieux, dévoué, de bonne allure [sic], doué de bons [resic] sens, a servi avec satisfaction ». Le texte de cette honesta missio ne le laisse pas deviner, mais notre emeritus n'avait pas du tout aimé la vie de caserne, la grossièreté notamment de plusieurs appelés, de plusieurs cadres aussi qu'il avait dû cotoyer. Quelques années plus tard, lors des événements tragiques de 1940, il aura l'occasion de stigmatiser bien d'autres choses encore, et notamment l'incompétence, voire la lâcheté de certains de ses chefs. Mais en août 1930, lorsque notre milicien est libéré, la « montée des périls » n'est pas encore en vue.
Les difficultés sont ailleurs. Franz De Ruyt cherche un poste dans l'enseignement officiel, qu'il n'obtiendra pas, les maîtres du jour, au département, ne procédant qu'à de très rares nominations de catholiques. Il améliore alors sa thèse sur l'Apologue de Prodicos, pour la présenter au Concours des bourses de voyage, et, de novembre 1930 à juillet 1931, assure un remplacement à l'Institut Saint-Louis, comme professeur de 5e latine. Est-ce ce bref passage dans l'enseignement secondaire qui lui laissera au cœur, pendant toute sa vie, le souci aigu de la formation de ses maîtres ? Sans doute.
Quoi qu'il en soit, lauréat du Concours des bourses de voyage, il reçoit aussi une bourse de la Fondation Universitaire et obtient en septembre 1931, du Ministère des Sciences et des Arts, une nomination de « membre libre de l'Institut historique belge de Rome ». Cela lui ouvre toutes grandes les portes de l'Italie, de Rome en l'occurrence, et sa carrière de chercheur va débuter par un premier et long « tempo di Roma » ; un second, plus long encore, la clôturera.
Attardons-nous quelques instants sur ces années romaines, qui furent décisives pour la suite de sa carrière et de sa vie, parce que, si c'est à Louvain qu'il était devenu philologue, si c'est Louvain — « l'Ancienne » — qui verra le déroulement complet de sa carrière universitaire, c'est vers Rome, c'est vers l'Italie que penchera toujours son cœur, c'est dans ce pays qu'il entendra la vocation de l'archéologie — qui, estimait-il, procure à l'étude des sources littéraires ses « indispensables compléments d'âme et de vie »[5] —, c'est ce pays qui fera de lui un étruscologue de très grande renommée.
Il est certain, en effet, que l'indéfectible passion pour la culture et la vie italiennes qui animera Franz De Ruyt est née là-bas, lorsque durant près de cinq ans, d'octobre 1931 à juin 1936, il séjourna dans la Ville éternelle, en qualité d'abord de membre de l'Institut historique belge — c'était l'époque où Henri Pirenne était président du Comité directeur de cet Institut —, ensuite, d'aspirant du F.N.R.S. détaché à Rome sur le conseil et avec l'appui d'Henri Pirenne et de Franz Cumont. Il bénéficia aussi de l'aide financière de la Fondation Vicomtesse de Spoelberck, qui venait d'être créée.
Nous possédons de la main même du jeune lauréat un texte où il nous confie quelques-unes de ses premières activités romaines et où nous assistons à la genèse de ce qui sera son grand livre, le Charun. Lisons-en quelques passages :
« Rome m'enchante ; j'apprends à chaque pas. [...] Je suis venu surtout en Italie pour m'initier à l'Étruscologie, science nouvelle, inconnue encore en Belgique. M. Cumont m'encourage dans cette voie. J'abandonne donc Prodicos et son apologue pour me lancer dans l'archéologie étrusque. Je passe le premier trimestre à m'initier aux connaissances générales. À la Noël 1931, je cherche un sujet spécial à traiter d'une manière personnelle, afin d'arriver par ce moyen au cœur de la question. Après quelques tractations avec MM. Cumont et Giglioli, je me décide pour une étude de Charun, le démon étrusque de la mort. Je croyais d'abord que ce serait un article de revue ; les perspectives qui se découvriront petit à petit m'amèneront à en faire tout un volume. Ma vie se partage entre les cours, les séances aux bibliothèques, les promenades aux fouilles et aux musées. J'ai fait cette année 1931-1932 deux causeries-communications à l'Université (en italien) et publié trois articles dans le Vingtième Siècle. L'abbé Wallez, directeur du journal, m'avait promis 150 frs par article ; je n'ai jamais reçu un centime. Par contre, ma qualité de « giornalista » me vaut des réductions de 70% sur les Chemins de fer italiens. [...] J'ai aussi été reçu en audience spéciale. S.S. Pie XI, pape savant, m'a entretenu de l'état actuel de l'Étruscologie [...] Ducati m'encourage pour mon Charun. »
Franz Cumont, membre lui aussi de notre Académie et de l'Institut de France ! C'est à cet éminent savant que le jeune chercheur bruxellois avait été recommandé par le Père Hippolyte Delehaye, président des Bollandistes. L'illustre personnage reçut son jeune compatriote avec la plus grande bienveillance, le conseillant et l'orientant dans ses travaux. Sa vie durant, Franz De Ruyt éprouvera de l'admiration et de la reconnaissance pour celui qu'il appellera « prince et mécène de l'érudition belge »[6], qu'il regardera comme son véritable maître, son « grand bienfaiteur » aussi, et dont il rédigera d'ailleurs la notice dans notre Annuaire[7].
Tout en suivant à l'Université de Rome, comme auditeur libre, les cours des professeurs italiens Giglioli, Bartoli et Festa, le jeune chercheur apprend à mieux connaître, sur place en quelque sorte, les Étrusques, leur histoire, leur art, leur religion. Il voyage beaucoup, visite les musées, noue de multiples contacts avec des Belges de passage et des Italiens. Il fait ainsi la connaissance de Massimo Pallottino, de peu son cadet, mais déjà assistant de Giglioli, Pallottino qui deviendra le grand maître mondial de l'étruscologie et qui préside aujourd'hui encore aux destinées de l'Istituto Nazionale di Studi Etruschi ed Italici, Pallottino auquel il restera jusqu'à la fin lié par une étroite amitié.
En juin 1934 enfin, Franz De Ruyt a la joie de voir sortir de presse le couronnement de ses longues recherches, son Charun, démon étrusque de la mort, ouvrage d'iconographie et de religion étrusques essentiellement, mais dont le sujet lui donna l'occasion aussi de s'initier au monde grec et à la pensée orientale. Nous en reparlerons.
Son premier livre terminé, il en envisage immédiatement un autre. Il nourrit en effet un nouveau projet, pour lequel il rassemble fiévreusement des matériaux, à savoir une étude sur le motif du lion dévorant dans les civilisations antiques : recherche iconographique encore que ses charges ultérieures l'empêcheront de mener à terme. À l'occasion, il signale aussi à l'attention des autorités belges quelques pièces intéressantes, repérées sur le marché des antiquités. Les Musées royaux d'Art et d'Histoire achèteront ainsi, sur ses indications, un sarcophage romain et un bas-relief au Bon Pasteur. Il pilote régulièrement, en guide averti, les Belges de passage. Il a noté une de ces rencontres dans ses carnets : « Parmi les Belges de marque rencontrés à Rome cet hiver [1934-1935], il y a le professeur Fernand De Visscher, que j'ai piloté aux Forums et à Ostie ». Le juriste et l'archéologue feront plus tard de grandes choses ensemble.
En fait, cette Italie, dont il était manifestement amoureux — qui pourrait en douter ? —, il va bientôt devoir la quitter. Pour un temps toutefois, car l'avenir allait lui réserver d'amples occasions d'y revenir pratiquer les disciplines nouvelles dont il venait de goûter ; et beaucoup plus tard, après son éméritat, il choisira d'y résider avec sa famille pendant près de dix années. Mais cela, il ne le sait pas encore.
Ce sont les grandes vacances de 1936 : Franz De Ruyt va avoir 29 ans, et en octobre, il entamera, pour le F.N.R.S., un nouveau mandat, d'associé cette fois, avec rattachement à Louvain. En fait, on va très vite avoir besoin de lui à l'Université. C'est que la santé du chanoine Remy n'était pas brillante, et, à plus de 75 ans, le vieux maître souhaitait depuis quelque temps déjà voir sa charge allégée. Le recteur de l'U.C.L., Mgr Ladeuze, demande au jeune étruscologue de le suppléer en partie. Et c'est ainsi que débute, en octobre 1936, une carrière universitaire féconde et longue, puisque, jusqu'à l'éméritat, en 1975, elle totalisera près de quarante années.
Le nouvel assistant reprend ce qu'on appelait à l'époque les « Exercices philologiques sur la langue latine » pour les deux années de la candidature en philologie classique. Mais il fait davantage. Il propose et obtient, pour cette même année académique 1936-37 déjà, la création dans son université d'une chaire d'étruscologie. Ce sera le premier cours du genre en Belgique et, exception faite de la seule Italie, le premier en Europe. En 1963, un volume de Mélanges, dont nous reparlerons, commémorera le 25e anniversaire de cette fondation.
La mort subite du chanoine Remy, en mars 1939, va précipiter les choses. Outre son enseignement propre, le jeune assistant, toujours associé du F.N.R.S., doit assurer la reprise, en pleine année académique, des cours dont était encore officiellement chargé un Edmond Remy malade, et dont plusieurs n'avaient pas été donnés. Il faut parfois condenser en quelques mois l'enseignement d'une année. Un travail dur et difficile pour le jeune professeur.
Son dévouement et sa réussite lui valent, en août 1939, une nomination définitive de chargé de cours à la Faculté de Philosophie et Lettres : il reçoit la succession intégrale du chanoine Remy. Mais, pour le nouveau promu, les difficultés majeures sont encore à venir. L'année académique 1939-40, qui aurait dû être sa première année « normale » d'enseignement, sera celle de la « drôle de guerre » et de la guerre elle-même.
Mobilisé au 3e régiment de Carabiniers en septembre 1939, il est envoyé dans les tranchées au bord de la frontière française. Il continue cependant à assurer ses cours, dans des conditions extrêmement difficiles. Le recteur multiplie les démarches pour sa démobilisation, Franz Cumont intervient aussi, mais tout ce que ces personnalités obtiennent, c'est d'abord qu'il soit libéré deux jours par semaine pour donner ses cours à Louvain, ensuite qu'il soit muté à Bruxelles. « Jusqu'alors, raconte-t-il, j'avais rédigé mon commentaire de Juvénal dans les endroits les plus inattendus : un abri en sacs de terre, une cave de maison communale, une arrière-cuisine, un estaminet, etc. ». Mais les choses empirent encore. À partir du 10 mai 40, plus question d'enseignement. Notre sergent, qui ne devra pas participer aux combats, gagne avec son régiment le sud de la France, où il sera finalement démobilisé. Il retrouvera la Belgique au début du mois d'août avec un certificat de « prisonnier libéré », délivré par les Allemands. Dès septembre, l'Université organise la session d'examen qui n'avait évidemment pu avoir lieu en juillet, et en octobre les cours reprennent. Le jeune professeur enseignera pendant les années de guerre, sans être, semble-t-il, autrement inquiété.
Sa carrière à l'U.C.L. sera tout à fait régulière. En mai 1943, il est nommé professeur ordinaire à la Faculté de Philosophie et Lettres. Hormis son cours d'étruscologie, qui était un cours facultaire à option, son enseignement universitaire, au début, relève de la philologie classique. Pendant longtemps il sera, pour le latin, la principale, sinon l'unique, référence louvaniste. Il était régulièrement chargé de la rédaction des diplômes en latin pour les doctorats honoris causa. C'est lui encore qui, en fin de carrière, a composé le texte de la « première pierre » du nouveau campus de l'Université à Louvain-la-Neuve[8].
Ses cours d'archéologie et d'histoire de l'art ne lui seront attribués qu'un peu plus tard, en 1949, lors de l'éméritat de Fernand Mayence. Qu'on ait songé à lui pour l' « Histoire de l'art antique (Grèce, Étrurie, Rome) » et pour l' « Encyclopédie de l'archéologie » n'est pas suprenant. Ses recherches sur Charun lui avaient déjà valu une réputation solide d'archéologue et d'historien de l'art. Sur ce point, les preuves ne manquent pas. En décembre 1935, alors qu'il était encore à Rome et n'avait que vingt-huit ans, il avait été accueilli comme membre correspondant à l'Académie royale d'Archéologie de Belgique. En 1938, avant même qu'il fût nommé chargé de cours à Louvain, on lui avait confié le cours d' « Histoire de l'art de l'Antiquité (Grèce, Étrurie, Rome) » à l'Institut supérieur d'Histoire de l'Art et d'Archéologie aux Musées royaux des Beaux-Arts à Bruxelles, cours qu'il fera jusqu'en 1975, date de son éméritat louvaniste, assumant même, de 1958 à 1975, la charge de membre du Conseil d'administration de cet Institut. En 1938 encore, durant trois mois, il avait suppléé Fernand Mayence lui-même, empêché par la maladie, aux fouilles belges d'Apamée-sur-l'Oronte, en Syrie (7e campagne). En 1946, il était devenu correspondant pour la Belgique de l'annuaire international Fasti Archaeologici, publié à Rome, et membre de l'Association internationale d'Archéologie classique, charge et titre qu'il honorera jusqu'à sa mort.
Il entre donc, en 1949, à l'Institut supérieur d'Archéologie et d'Histoire de l'Art de l'U.C.L. Il restera titulaire de cette chaire d'archéologie jusqu'à son éméritat en 1975 ; à deux reprises, il sera même élu président de cet Institut, qui avait été structuré dans la forme qu'il a, pour l'essentiel, conservée jusqu'à aujourd'hui par son ami, Jacques Lavalleye.
Bref, on le voit, des charges d'enseignement universitaire nombreuses et lourdes, qu'il assuma sans jamais avoir de véritables assistants. C'était l'époque où on était payé à Louvain au prorata du nombre d'heures de cours que l'on assurait, ce qui, à la limite, pouvait accabler un professeur de charges horaires difficilement compatibles avec une recherche de haut niveau. Quoi qu'il en soit, pendant trente-neuf ans, cet éminent connaisseur de l'antiquité classique a marqué des générations d'archéologues, de philologues, de romanistes, de juristes, d'historiens. Il a initié ses étudiants tout autant aux charmes de la littérature latine qu'aux beautés de l'art classique ou aux mystères du monde étrusque, leur insufflant sa rigueur scientifique et son esprit critique, son enthousiasme aussi pour tout ce qui touchait à l'antiquité, une antiquité à laquelle d'ailleurs il vouait une véritable passion.
Ce savant ne s'enfermait cependant jamais dans une tour d'ivoire. Ses relations avec l'auditoire n'étaient pas impersonnelles, et l'on ne s'étonnera donc pas qu'il ait laissé à ses étudiants le souvenir d'un homme accueillant, dévoué, encourageant. Lui-même d'ailleurs, bien après son éméritat, prenait encore plaisir à évoquer avec précision ceux qu'il appelait volontiers « ses chers et fidèles anciens ». Ce lui était toujours une joie lorsque l'un d'eux, des dizaines d'années parfois après avoir quitté Louvain, s'entretenait avec lui du passé. Plus de cent cinquante étudiants lui confièrent la direction de leur mémoire, il s'enorgueillit de dix-sept doctorats ; au moins dix de ces docteurs sont à leur tour devenus professeurs d'université, en Belgique ou ailleurs. Tous ont conservé le souvenir d'un maître, positif et bienveillant, qui stimulait, encourageait et aidait toujours.
Ces lourdes charges d'enseignant ne l'ont jamais éloigné de l'archéologie de terrain. Ardent défenseur de l'archéologie, c'est d'expérience qu'il en parlait. En effet, après son initiation romaine, après son bref apprentissage apaméen, il eut à cœur de conduire ses propres chantiers.
C'est à Alba Fucens et à Castro qu'il mettra surtout ses talents de fouilleur à l'épreuve.
En 1949, Fernand De Visscher, alors directeur de la jeune Academia Belgica à Rome, ose se lancer, lui, l'éminent spécialiste du droit romain, dans ce qu'il appellera son « aventure archéologique ». Estimant qu'à l'instar d'autres écoles étrangères, la Belgique devait avoir son grand chantier de fouilles en Italie, il obtint des nouvelles autorités de la République italienne la concession du site d'Alba Fucens, au cœur de l'Italie, dans les montagnes des Abruzzes. Comme le soulignera le recteur de l'U.C.L., Mgr Massaux, beaucoup plus tard, lors de l'éméritat de Franz De Ruyt, « ce fut le début des fouilles belges à l'étranger après la guerre : une initiative courageuse, fondée d'abord sur le mécénat, et qui n'eut d'imitateurs officiels qu'après 1962 »[9]. On savait que sur le site concédé une colonie romaine s'était développée de 303 avant J.-C. aux derniers temps de l'Empire, mais l'endroit n'avait jamais été l'objet de fouilles systématiques. Franz De Ruyt fut associé au projet dès le début. En 1968, après la mort de Fernand De Visscher, c'est même lui qui fut appelé à lui succéder à la présidence du Comité de ces fouilles. Sur le terrain, il fit de nombreuses campagnes, se donnant avec passion à ces recherches aux côtés de collègues d'autres universités belges, notamment J. Ch. Balty, J. Bingen, S. J. De Laet, et principalement J. Mertens.
Il y eut aussi Castro ! Et peut-être est-ce là qu'est né le vif intérêt porté par Franz De Ruyt à la sculpture antique ? En 1963, il fonda et dirigea conjointement avec son collègue des Universités de Liège et de Bruxelles, Marcel Renard, un Centre belge de recherches étrusques et italiques dans le cadre du Fonds de la Recherche scientifique fondamentale collective ; le « secrétaire-administrateur » en était Jean Poupé. Ce Centre reçut l'autorisation de fouiller le site de Castro dans la province de Viterbe, aux confins de la Toscane et du Latium actuels.
Peut-être convient-il ici d'ouvrir une parenthèse. Il faut savoir, en effet, que Franz De Ruyt avait espéré une autre zone, celle toujours inexplorée quoique riche de promesses, de Falerii Novi (aujourd'hui S. Maria di Falleri), en face du Soracte. Rappelons que la ville antique de Faléries, Falerii Veteres (aujourd'hui Civita Castellana), fut détruite par les Romains en 241, à la fin de la première guerre punique, et que les habitants survivants furent déportés en terrain découvert, où ils fondèrent Falerii Novi. Les étudiants du professeur De Ruyt l'ont souvent entendu parler de son rêve de fouille sur ce site. C'est que la brutalité de la romanisation d'une part, le fait d'autre part qu'il s'agit du territoire falisque, zone intermédiaire entre Rome et le pays des Étrusques, entretenaient l'espoir — à peine avouable — d'une découverte de documents épigraphiques juridiques, politiques ou autres, non funéraires en tout cas, qui n'auraient pu qu'accélérer la solution des problèmes herméneutiques grevant notre connaissance de la langue étrusque. Le choix était donc judicieux. Trop sans doute ! Une première fois déjà, en 1948, Fernand De Visscher et Franz De Ruyt avaient songé à ce site, qui était leur premier choix, si l'on peut dire, avant Alba Fucens. Mais alors, comme plus tard en 1963, les autorités italiennes avaient émis des réserves, embarrassées peut-être, mais sans appel !
Mais, au fond, pourrait-on affirmer que l'archéologie belge perdait au change ? Comme Alba Fucens, Castro s'annonçait, en effet, et fut, exceptionnellement riche de découvertes et d'enseignements.
Ce nom de Castro avait été donné en 1537 au chef-lieu d'un duché créé par le Pape Paul III Farnese en faveur de sa famille. Au XVIIe siècle, dès l'accession des Barberini au trône pontifical, le conflit éclata avec Rome et, en 1649, la ville de Castro fut complètement détruite et son territoire maudit par Innocent X. Vu le nom de l'endroit et l'importance des nécropoles dont sont creusés les alentours, il est très vraisemblable que sous les ruines de la cité renaissante que personne, du reste, n'a encore entrepris de dégager — dorment les vestiges d'un ou de plusieurs habitats antiques.
Les recherches de la mission belge débutèrent sur un plateau où était installée une vaste nécropole étrusque, face à l'éperon rocheux sur lequel s'élevait Castro. Cette riche nécropole constitua, de 1964 à 1967, l'objectif des quatre premières, et malheureusement aussi des quatre seules campagnes de fouilles organisées par le Centre. En effet, pour des motifs qui n'étaient ni financiers — le Centre était richement subventionné —, ni scientifiques — la fouille était féconde et bien conduite —, mais simplement, et tristement humains, sur lesquels il ne convient pas de s'étendre ici, une Assemblée générale extraordinaire, réunie le 4 mai 1968, vota à l'unanimité de ses membres présents (dont Franz De Ruyt) la dissolution du Centre belge de recherches étrusques et italiques !
Deux ans après (1970-71), à l'initiative des autorités scientifiques italiennes, des contacts discrets furent repris entre celles-ci et les autorités universitaires belges, afin de tenter de ressusciter le Centre sur de nouvelles bases. Ils conduisirent à un nouvel échec. Ainsi, ce que notre confrère défunt avait légitimement pu regarder comme un fleuron de sa carrière croulait stupidement, à peine fondé.
Le coup fut très dur. Franz De Ruyt en conçut beaucoup de dépit, sinon d'amertume. La liquidation laissant les documents dispersés, une publication des résultats acquis, extrêmement brillants pourtant, devenait particulièrement ardue. L'acharnement du sort la rendit impossible.
Au mois d'août 1970, en effet, alors que le fouilleur s'était arrêté à Rome au retour d'Alba Fucens, on vola dans sa voiture la serviette qui contenait des documents essentiels et des notes personnelles se rapportant aux campagnes de Castro : carnets de fouille, description des tombes et de leur mobilier, notes de lecture. La perte fut irrémédiable.
Il faut toutefois reconnaître à Franz De Ruyt le grand mérite de ne pas s'être avoué totalement vaincu. Tant d'étudiants l'avaient entendu clamer qu'une fouille non publiée est une fouille vaine, qu'il se devait de payer d'exemple. Effectivement, il publia, et jusqu'en 1983 soit vingt ans plus tard encore, ou fit publier, par voie d'articles et de conférences, un maximum de données.
Son professorat, ses fouilles, ses écrits ne pouvaient que lui valoir un important rayonnement national et international : invitations à l'étranger, nominations dans des sociétés savantes, distinctions diverses vont se multiplier tout au long de sa carrière universitaire. Il serait trop long de détailler les charges qu'il remplit et les honneurs qui lui furent conférés, en Belgique et à l'étranger. Épinglons cependant quelques données marquantes.
En Belgique d'abord. Titulaire de nombreuses distinctions dans les ordres nationaux, il fut élu à la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l'Académie royale de Belgique, correspondant en décembre 1970, membre titulaire en décembre 1979. Il fut directeur de la Classe en 1986. Le 7 décembre 1970, le jour même de son élection à l'Académie, il recevait aussi, à Louvain, le Prix quinquennal Becucci pour l'ensemble de son œuvre.
En 1968, à l'intervention de l'Istituto Italiano di Cultura de Bruxelles et à l'invitation de la Société Dante Alighieri, il avait été invité à faire une tournée de conférences sur les fouilles de Castro à Gand, Anvers, ainsi qu'aux Pays-Bas.
Et cela nous amène directement à l'étranger. Il fut élu membre étranger — l'un des premiers — de l'Istituto Nazionale di Studi Etruschi ed Italici (Florence) dès 1952. Il devint membre correspondant étranger de la Pontificia Accademia Romana di Archeologia (Vatican) en 1961. En 1966, il fut fait Cavaliere-Ufficiale dell'Ordine del Merito della Repubblica Italiana. Il avait en effet bien mérité de l'Italie et était très fier de cette haute distinction.
L'étranger aussi l'invita souvent, pour des conférences ou des cours. On le trouve ainsi à Bologne en mai 1965, à Lyon en mars 1966, à Bologne à nouveau, puis à Ferrare en mai-juin 1966, à l'Université Laval, au Québec, en juillet 1966, à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres de Paris en mars 1967, à Pérouse en avril 1969, à Orvieto en juin-juillet 1972, etc.
Il accède à l'éméritat en 1975, à soixante-huit ans. Le dimanche 26 octobre 1975, à Louvain, une cérémonie fut organisée en son honneur, conjointement par le Groupe de Philologie classique et par l'Institut supérieur d'Archéologie et d'Histoire de l'Art. C'était manifester concrètement qu'il appartenait à ces deux sections de la Faculté de Philosophie et Lettres, c'était surtout reconnaître, au-delà d'un rattachement administratif, l'unité profonde qui avait toujours présidé au choix de ses centres d'intérêt et de ses activités de recherche. À cette occasion lui fut offert un recueil de Scripta Minora, qui rassemblait trente-deux de ses articles les plus représentatifs.
Un second hommage — plus discret — lui vint de la revue namuroise Les Études Classiques. Le fascicule 4 du tome XLIII, paru en octobre 1975, ne contenait que des articles rédigés par des collègues et des anciens élèves, avec, sur la première page du fascicule, une brève mais chaleureuse mention : Emerito Francisco De Ruyt felix otium augurantur amici.
À peine admis à l'éméritat, Franz De Ruyt choisit de résider à Rome avec Madame et ceux de ses enfants qui ne s'étaient pas encore égaillés. Il restera dans la Ville Éternelle presque dix ans, tout près de ce pont Milvius où l'on dit que l'histoire a basculé. Il semble que lucidement il ait songé à fermer la boucle par une sorte de pèlerinage aux lieux d'où tout était parti, par une rentrée confiante dans une cité et un milieu — milieu d'études idéal, estimait-il —, auxquels il devait presque tout. Ce ne fut pas un séjour oisif, si mérité qu'eût été pareil temps de repos. Parlons plutôt d'otium. Presque chaque jour, en effet, on pouvait rencontrer il Professore belga studieusement assis à sa table de travail à l'Institut archéologique allemand de la via Sardegna, ardent comme un jeune chercheur : retour aux sources doublement nostalgique, puisqu'il y rédigeait, seul, un catalogue complet des sculptures en pierre, en marbre ou en bronze mises au jour au cours des fouilles d'Alba Fucens, et dont un nombre considérable demeurait inédit. Ce sera le volume Alba Fucens III, qui paraîtra en 1982[10].
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Revenons un instant aux Scripta minora de son éméritat. Révélatrice, en effet, apparaît l'économie même de ce recueil. Les trente-deux articles qui le composent sont groupés selon un classement qui correspond bien aux trois centres d'intérêt principaux de notre confrère : l'étruscologie, l'archéologie classique et la philologie classique.
Dans ces deux dernières disciplines — forcément dans la première —, Franz De Ruyt se montra essentiellement spécialiste de l'Italie. Pourtant, surtout en début de carrière, le monde grec ne fut pas absent de ses préoccupations.
Dans le domaine philologique, par exemple, rappelons qu'il avait fait ses premières armes, en 1929, avec une dissertation sur L'apologue de Prodicos sur le choix d'Héraklès entre le vice et la vertu. Dans la foulée de ce premier travail, il avait aussi publié, en 1930, Le choix d'Héraklès[11] et, l'année suivante, L'idée du « Bivium » et le symbole pythagoricien de la lettre Y[12]. Son mémoire de fin d'études semblait donc l'avoir orienté vers le monde grec.
Un sujet grec encore, avec, en 1933[13], sa Note de critique verbale : Sophocle, Philoctète 79, un travail qui développait une communication présentée et discutée, en 1932, à la Scuola di filologia classica de Nicolà Festa à l'Université de Rome. En réalité, dans cette étude, le grec n'est — si l'on ose ainsi s'exprimer — qu'un prétexte : c'est de critique textuelle qu'il s'agit, un domaine qui a, au début de sa carrière en tout cas, fort intéressé le savant, lequel manifestait un goût marqué pour l'édition de textes et ses techniques. Son Tibulle, choix d'élégies, de 1941, qui est son second livre, ne comporte pas seulement une traduction et un commentaire : il se veut une édition nouvelle, où sont effectivement proposées un certain nombre de leçons originales[14].
En réalité, en ce qui concerne ses publications en tout cas, le domaine grec ne sera jamais au centre de ses préoccupations. Ainsi, si le savant fait paraître en 1938 une étude sur Hérodote et Denys d'Halicarnasse, c'est à propos de Cortone et des Étrusques[15]. C'est sa participation à la septième campagne de fouilles belges à Apamée qui lui fournit l'occasion de publier une inscription grecque[16]. C'est le Charun étrusque qui l'amène vers l'art grec[17] et vers le monde oriental.
Une seule exception, pourrait-on penser : les vases grecs de l'Abbé Mignot, qu'il a édités en collaboration avec un de ses anciens élèves, devenu son collègue à l'U.C.L., T. Hackens[18]. Mais là encore il s'agit d'un travail qu'on pourrait appeler circonstanciel, lié qu'il était au don que le mécène faisait de sa collection à l'Université francophone de Louvain. Au reste, les vases grecs voisinent avec des vases italiques et étrusques. Ici encore le monde grec n'est pas exploré pour lui-même.
Cette limitation — tout à fait compréhensible — au monde italique n'empêche pas que le savant ait évolué à l'aise dans trois domaines aussi différents que la philologie, l'archéologie et l'étruscologie. Pour lui, il ne s'agissait pas de disciplines étanches, œuvrant chacune dans sa sphère propre et n'entretenant entre elles que des contacts occasionnels. Son approche du monde antique était infiniment plus ouverte. Il était convaincu que pour accéder à une véritable connaissance de l'antiquité, il faut faire tomber les barrières qui se sont progressivement édifiées entre la philologie, l'archéologie et l'histoire ; ces disciplines, tout en conservant, bien sûr, leurs méthodes propres, doivent collaborer étroitement. Cette conception pluridisciplinaire — une constante de son œuvre — inspirait tout son enseignement, ses publications l'ont illustrée, et il l'a transmise, comme un acquis précieux, à ses élèves. Elle explique l'orientation si variée tant des doctorats qu'il a dirigés que de la carrière de ses disciples.
En réalité, il prônait l'Altertumswissenschaft. Pour lui, la vraie connaissance de l'antiquité ne peut se fonder que sur l'étude (entendez le contact direct) et la critique serrée (il affectionnait le terme d'acribie) de toutes les sources, qu'elles soient monumentales, iconographiques, épigraphiques, littéraires, légendaires, numismatiques.
De la méthode de travail qu'impose pareille prise de position, il affirma les exigences à plusieurs reprises, avec force, voire obstination. Ainsi, par exemple, dans l'article intitulé De la méthode en étruscologie, par lequel, en 1963, il tint à ouvrir lui-même le volume de mélanges étrusco-italiques, qui commémorait le 25e anniversaire de la fondation à Louvain de la première chaire belge d'étruscologie, et qui avait été composé par un groupe de disciples et d'amis[19].
Près d'un quart de siècle plus tard, en 1985, cette fois comme directeur de la Classe des Lettres de l'Académie royale, il réaffirmera les mêmes principes avec fougue, en séance publique, dans son discours consacré à L'apport de l'archéologie à la synthèse historique. À nouveau, il prône une « harmonieuse utilisation des différentes espèces de sources », la coordination en vision globale de toutes leurs données comme « seul moyen de réaliser vraiment et dans toute son ampleur ce qui doit être le but essentiel de nos disciplines : la synthèse historique bien comprise, où l'archéologie, autant que la philologie, l'épigraphie et les archives, a sa place légitime »[20].
Véritable discours en faveur d'une méthode, qui, bien évidemment, n'est propre ni à l'étruscologie ni à l'archéologie. C'est celle qui s'impose à l'ensemble de nos disciplines. Mais il est toujours bon, et parfois bien nécessaire, de dire et de redire son importance. Quoi qu'il en soit, ces deux articles contiennent l'essentiel du message méthodologique qu'il a voulu transmettre à ses disciples et qu'il a lui-même si brillamment illustré dans son œuvre.
Voyons maintenant cette dernière d'un peu plus près, en envisageant d'abord et successivement la part de l'étruscologue, celle de l'archéologue et celle du philologue.
Charun
L'aboutissement des recherches menées lors de son premier long séjour romain, à l'aube de sa carrière, fut, on l'a déjà dit, son premier livre, paru en 1934 : Charun, démon étrusque de la mort, certainement son œuvre la plus accomplie et la plus inébranlable. L'ouvrage, qui n'est donc pas une dissertation doctorale comme on le croit généralement, inaugura la collection des « Études de philologie, d'archéologie et d'histoire anciennes » de l'Institut historique belge de Rome, créée pour la circonstance.
Charun est une figure caractéristique du répertoire iconographique étrusque. Ne disposant d'aucun témoignage écrit, à l'exception de très rares inscriptions, qui ne livrent que le nom du personnage, l'auteur avait exploité à fond les sources iconographiques. Après contrôle direct des originaux, il avait dressé un catalogue, complet à l'époque, des représentations nombreuses transmises par la peinture et la sculpture funéraires, ainsi que sur les vases, définissant avec précision le type de Charun : c'est un génie infernal ailé, d'aspect semi-bestial et effroyable ; il a des oreilles animales, une chevelure hirsute mêlée de serpents, un bec crochu de rapace, les traits grimaçants, la chair olivâtre de la charogne, et est généralement armé d'un lourd maillet. L'auteur de la monographie démontre clairement que seul le nom de Charun est emprunté du grec, mais qu'il a été transposé du vieux nocher post-homérique, ce tranquille passeur des âmes qui se pressent aux rives du Styx, à l'une des créations les plus pittoresques et originales du folklore religieux étrusque, révélant toute l'originalité d'une eschatologie que les crises politiques, les difficultés économiques et les revers militaires vécus à l'époque hellénistique avaient singulièrement assombrie. Charun, chez les Étrusques, est une personnification de la mort, et son attribut, le maillet — sans antécédent dans l'iconographie grecque de Charon — symbolise le coup fatal.
La démonstration, qui avait d'ailleurs déjà été ébauchée en 1932 dans Le Thanatos d'Euripide et le Charun étrusque, le premier article d'étruscologie de Franz De Ruyt[21], était si rigoureuse qu'elle convainquit sans réserve. Soixante ans plus tard, elle tient toujours, et aucune approche de l'univers religieux des Étrusques ne peut ignorer cette voie, désormais classique.
Certes, les archéologues ont exhumé quelques images supplémentaires du démon. Mais la documentation réunie en 1934 avait permis déjà de caractériser si nettement le type que ces découvertes nouvelles confortent les conclusions du livre plus qu'elles ne les modifient.
Il est vrai aussi que certaines pages du Charun ont plus mal vieilli, notamment le dernier chapitre intitulé « Le berceau oriental de Charun ».
L'auteur suggérait de chercher en milieu chaldéen l'origine de la figure infernale des Étrusques : « La signification des démons chaldéens et celle des démons étrusques procèdent [...] d'un même concept[22] » [...] « au point que l'on peut se demander si les Étrusques, dont l'origine asiatique semble de plus en plus certaine, n'ont pas apporté d'Orient leurs conceptions de la mort et des Enfers »[23]. Ceci était en fait le reflet des idées dominantes. À l'époque, en effet, une majorité de savants (P. Ducati, G.Q. Giglioli, A. Piganiol, entre autres, peut-être bien Fr. Cumont lui-même) avaient opté pour la théorie attribuant au peuple toscan une origine orientale, pour une migration lydienne sul vento e dal mare comme l'a chantée V. Cardarelli, le poète de Tarquinia, une théorie qui revendiquait comme garant Hérodote[24], le « Père de l'Histoire » en personne. Or, cette position apparut vite historiquement intenable, si bien que, à de rares exceptions près (par exemple, en France, R. Bloch), les étruscologues d'aujourd'hui, principalement à la suite des travaux de M. Pallottino et de F. Altheim vers le milieu du siècle, se sont ralliés aux vues d'un « autochtonisme relatif » : à l'éclosion de la civilisation étrusque auront contribué, certes, des ferments multiples et d'origines variées, mais c'est sur place, entre Tibre et Arno, par brassage de ces composantes ethniques diverses, que s'est définie la seule réalité historique que l'on soit en droit de qualifier d'étrusque.
Franz De Ruyt avait l'esprit ouvert, c'était un savant honnête, qui savait repenser ses idées avec objectivité, lucidité et une humilité non dénuée d'humour. Celui que Jacques Heurgon appelle « un des meilleurs étruscologues contemporains »[25] ne pouvait pas, à propos de ce fameux problème des origines étrusques, en rester à des positions dépassées. Dès 1950, on enregistre dans ses écrits un revirement significatif, et en 1989, dans son ultime article, qu'il présenta à ses amis comme le dernier avatar de son Charun, et qu'il intitula Démonologie étrusque[26] comme s'il était conscient qu'il bouclait la boucle, il soutient « l'évolution historique et continue des Étrusques en Étrurie même », raillant au passage ses « audacieuses suggestions » de jadis.
Alba Fucens
Alba Fucens a fourni à la Belgique son premier chantier archéologique en Italie. L'ouverture de celui-ci est due à l'initiative inspirée et à l'enthousiasme « juvénile » de Fernand De Visscher, ainsi que nous l'avons expliqué plus haut. Mais, dans le sillage de De Visscher, Franz De Ruyt tint, dans cette action, un rôle de premier plan, celui du pionnier : présent sur le terrain dès les premières heures, très actif, il contribua, aux côtés de plusieurs collègues belges ou italiens, à faire sortir du sol, au fil des campagnes, le centre monumental et une partie des quartiers résidentiels de cette petite cité romaine, d'importance stratégique et commerciale considérable, installée comme colonie sur la via Valeria, à la fin du IVe siècle avant J.-C., dans le cadre de l'expansion de Rome en Italie centrale.
Le résultat obtenu, après quarante ans d'efforts, est admirable : Alba Fucens, aujourd'hui, s'offre au touriste incrédule comme un joyau archéologique, étalant superbement forum, marché, thermes, théâtre, amphithéâtre, portiques, places et rues, boutiques... au pied de la masse imposante du mont Velino.
Depuis quelques années, les campagnes de fouilles régulières à Alba Fucens ont cessé. Tel quel, le chantier constitue un magnifique champ d'études à la disposition des chercheurs de toutes nationalités. Beaucoup de choses restent à étudier, mais beaucoup s'y emploient. Ainsi, encore aujourd'hui, les fouilles belges d'Alba Fucens s'acquittent de cette fonction didactique, dont, dès l'origine, Fernand De Visscher entendit les doter. Le Professeur De Ruyt profita d'Alba Fucens pour lancer dans l'archéologie « militante » quantité d'étudiants en archéologie et de jeunes licenciés. Beaucoup de ceux-ci, toutes universités confondues, n'oublient pas qu'ils doivent à Alba Fucens l'apprentissage solide de leur métier.
Franz De Ruyt fouilla lui-même, suivit de près l'œuvre de ses collègues quand il ne pouvait être à leurs côtés, et publia. Outre plusieurs articles, relevons le livre Alba Fucens I, le premier recueil de rapports et d'études sur les travaux de la mission belge, qu'il signa, en 1969, avec S.J. De Laet et J. Mertens. Plus tard, en 1982, ayant mis à profit les loisirs de l'éméritat et les facilités de recherche que lui offrait sa résidence romaine, il publia, seul cette fois, le volume Alba Fucens III, qui est consacré aux sculptures en pierre, en marbre ou en bronze mises au jour à Albe depuis le début des travaux. Il s'agit d'un catalogue raisonné, extrêmement précieux, de ces documents, dont un nombre considérable était encore inédit. Y sont repris, bien sûr, la déjà fameuse « Vénus d'Albe »[27] ou le colossal Héraklès Epitrapezios[28], mais aussi deux œuvres qui furent présentées devant la Classe des Lettres de l'Académie royale de Belgique en 1971 et 1973, à savoir l'ex-voto en calcaire représentant une femme agenouillée aux pieds d'une statue de déesse[29], et le beau petit buste en bronze doré interprété comme portrait d'Agrippine, l'épouse de Claude, la mère de Néron[30]. Toutes ces pièces sont conservées actuellement au Musée national des Abruzzes à Chieti. Le buste présumé d'Agrippine avait fait l'objet également d'une communication devant la Pontificia Accademia Romana di Archeologia.
Castro
À Castro, notre archéologue œuvrait sur ses terres, nous voulons dire en Étrurie même, puisque la zone d'investigation concédée à la mission belge se trouvait sur le territoire de la grande métropole étrusque de Vulci. Hélas ! la faillite du Centre belge de recherches étrusques et italiques, évoquée plus haut, a fait de Castro une fouille tronquée. Il est évident, en effet, que la vaste et riche nécropole d'époque archaïque qui fut explorée de 1964 à 1967 méritait mieux que les quatre seules campagnes qui lui furent consacrées.
Au terme obligé de celles-ci, le bilan de la fouille était néanmoins impressionnant : beaucoup de vases certes — certaines chambres funéraires non violées en contenaient plus de cinquante —, mais du métal aussi, du bronze notamment, même de l'or, et surtout beaucoup de statues ou fragments de statues, sculptées dans cette pierre locale, d'origine volcanique, appelée nenfro. Au total, quelques centaines de pièces, dont la plupart se trouvent toujours, à notre connaissance, dans l'Antiquarium d'Ischia di Castro, où elles furent déposées. À peu d'exceptions près, elles demeurent inédites. Nous avons dit, en effet, que la dissolution du Centre et la dispersion des données qui en résultait, de surcroît le vol de certains documents avaient rendu impossible tout vrai rapport de fouille. Mais nous avons dit aussi que Franz De Ruyt n'avait jamais accepté de laisser tomber les bras. Il a publié, par articles ou conférences, le plus qu'il pouvait, du mieux qu'il pouvait. Il s'attacha particulièrement à l'étude des œuvres sculptées, sans doute par affinité personnelle, mais aussi parce qu'il avait compris d'emblée combien cette documentation nouvelle, si abondante et singulière, venait enrichir notre connaissance de la sculpture étrusque produite au VIe siècle avant J.-C. dans l'orbite de la puissante Vulci. En octobre 1981 encore, soit près de vingt ans plus tard, il établit, à Rome, et dans la foulée, si l'on ose dire, du catalogue des sculptures d'Albe, un petit corpus des sculptures en pierre trouvées à Castro. C'est un article précieux par ses classements, ses illustrations, par les confrontations suggérées, qui met parfaitement en lumière la diversité et l'originalité des œuvres découvertes : un texte d'une quinzaine de pages seulement, mais qui restera[31].
Le philologue
Au début de sa carrière, Franz De Ruyt manifestait, on l'a vu, un vif intérêt pour l'édition de texte (son Tibulle date de 1941[32]) et pour les problèmes de critique textuelle. Il proposa ainsi des améliorations aux éditions de Sophocle en 1933[33], de Tacite en 1940[34], de Juvénal en 1944[35], et certaines de ses conjectures relatives au Ier livre des Annales ont été reprises dans l'édition Teubner. Ce goût ne semble pas l'avoir jamais complètement abandonné, car ses Observations critiques et herméneutiques à l'« Aululaire » de Plaute datent de 1981[36]. Ses cours d'explication d'auteurs latins étaient d'ailleurs régulièrement émaillés de nombreuses discussions touchant à l'établissement du texte ; et une des quatre parties de son cours d'Encyclopédie de la philologie classique abordait, d'une manière relativement fouillée pour la candidature, l'ensemble des techniques de l'ecdotique. Manifestement, les circonstances seules l'ont éloigné de cette voie.
Il avait des auteurs de prédilection, qu'il expliquait plus volontiers à ses étudiants, Tibulle bien sûr, mais aussi Plaute, Perse, Lucain, Juvénal, Tacite, et surtout — car il faut lui ménager une place toute spéciale — Virgile, « le doux Virgile » avec lequel peut-être il se sentait lié par une secrète affinité. Il est certain en tout cas que le poète de Mantoue — donc d'ascendance étrusque ! — est l'auteur ancien qui l'a le plus inspiré. C'est en philologue qu'il a traité — fort bien d'ailleurs — de l'élégie de Marcellus[37], ou des malheurs de Didon[38], ou du vocabulaire virgilien du sommeil[39] ; mais c'est l'amoureux de l'Italie, c'est l'étruscologue aussi, qui a écrit ces articles d'une grande finesse humaine et d'une grande sensibilité littéraire sur les paysages et sur le folklore italiens tels qu'ils apparaissent d'une part dans l'Énéide, d'autre part dans l'œuvre d'un Dante, dont chacun sait ce qu'il doit à Virgile[40].
On redécouvrira à ce propos, dans les chapitres de synthèse de son livre Charun, où pour la première fois se révèle sa culture humaniste, un parallèle brillant entre le Charon du Chant VI de l'Énéide (en qui sont combinés les traits paisibles du nocher de la mythologie grecque et ceux, autrement redoutables et affreux, de la personnification étrusque de la mort) et le Caron dimonio de l'Enfer dantesque, devenu chrétien pour le fond, mais pour la forme toujours influencé — à travers le modèle virgilien — par l'iconographie funéraire étrusque[41].
Il reste toutefois que cette orientation philologique n'est pas essentielle dans ses activités. S'il est un livre d'or des spécialistes de l'Antiquité classique, c'est plutôt pour ses travaux d'iconographie et son activité de fouilleur que le nom de Franz De Ruyt y sera inscrit.
Le chroniqueur
En envisageant l'enseignant, l'étruscologue, l'archéologue, le philologue, nous n'avons pas encore épuisé toutes les facettes de la personnalité de notre confrère. Il faut aussi parler de ce que, faute de mieux, nous appellerons le vulgarisateur, ou mieux le chroniqueur. Les termes recouvrent des activités variées, mais qui ont en commun le souci d'informer, de faire connaître les nouveautés, de tenir un public aussi large que possible au courant de l'actualité, et cela, en dehors des cadres traditionnels de l'enseignement ou de la grande conférence.
Cette préoccupation remonte à sa prime jeunesse. Ne tenait-il pas, en Humanités déjà, une chronique littéraire et scientifique dans La Jeunesse, la petite revue du Collège Saint-Michel ? Entre février et juillet 1924, l'élève De Ruyt n'a-t-il pas présenté cinq « conférences » à ce qui s'appelait, au Collège toujours, l'« Académie de seconde latine » ? Il y trouvait d'ailleurs une très grande joie. Peu de gens savent qu'en 1931, d'avril à septembre, juste avant son départ pour Rome, il a tenu, au micro de Radio-Schaerbeek — dans une émission intitulée « Ondes parlées » — une série de causeries, pédagogiques (« Pour éviter le surmenage », le 19 mai ; « Les humanités pour jeunes filles », le 16 juin) et littéraires (« Les raisons du succès d'Edmond Rostand », le 5 mai ; « Le cinquantième anniversaire de la renaissance des Lettres françaises de Belgique », le 7 juillet). On ignore généralement aussi sa collaboration à des revues et à des journaux, surtout pendant son premier séjour romain, qu'il s'agisse du Vingtième Siècle, ou de La Libre Belgique, ou de Het Nieuws van den Dag. Un chiffre significatif : du 2 janvier au 24 mai 1933, La Libre Belgique a publié treize articles (« Billets romains ») de Franz De Ruyt, au « salaire » de 50 centimes la ligne.
Ce besoin de communiquer, d'informer, en dehors du cadre strict de l'enseignement, ne l'a jamais quitté.
En témoignent ces notices annuelles des Fasti Archaeologici, auxquelles il a travaillé sans interruption de 1946 à sa mort. En témoignent aussi les multiples comptes rendus critiques d'ouvrages d'érudition historique, philologique ou archéologique, publiés essentiellement dans des revues belges, en particulier dans L'Antiquité Classique, dont il fut administrateur et membre du Comité de rédaction avant d'en être l'un des directeurs, ainsi que dans Les Études Classiques, où il siégeait aussi au Comité de rédaction. Un chiffre : le total des ouvrages qu'il a recensés pendant l'année académique 1938-1939 s'élève à trente-sept.
On signalera aussi une série de neuf articles intitulés Les études anciennes en Italie, tous parus dans le Bulletin de l'Institut historique Belge de Rome et couvrant la période qui va de 1932 à 1957[42]. C'est une véritable chronique des publications nouvelles et des recherches en cours en Italie même, chronique d'abord annuelle jusqu'en 1937 (c'était évidemment son séjour italien qui lui en avait donné l'idée) et qui perdra cette belle périodicité après son retour en Belgique. Un total impressionnant de quelque 460 pages d'informations précises et denses, qu'il a rassemblées presque toujours seul.
Il semble avoir privilégié cette manière intelligente de suivre l'actualité et d'en rendre compte au monde savant. En effet, la série de chroniques à laquelle nous faisions allusion avait été précédée, en 1932, toujours dans le Bulletin de l'Institut historique Belge de Rome[43], d'un texte intitulé L'Antiquité classique étudiée à Rome. Pendant son séjour romain, il composa plusieurs articles du même type, comme La vie scientifique à Rome et les institutions belges[44], ou sa contribution, en italien cette fois — une langue qu'il parlait et écrivait à la perfection —, Roma negli studi classici del Belgio nell' ultimo decennio[45]. Il veillait donc à présenter non seulement les études anciennes en Italie à des lecteurs francophones, mais aussi les études anciennes en Belgique au public italien.
On note le même souci d'information et de présentation du patrimoine culturel et intellectuel belge dans les Vingt-cinq ans d'activités de « L'Antiquité Classique », dont il dressa le bilan en 195636.
De la même manière, ses interventions dans la presse écrite ou parlée contribuèrent efficacement, autant que ses conférences et ses cours, à la diffusion, dans les milieux cultivés belges, de la connaissance de la civilisation et de l'art étrusques. Certains auront gardé le souvenir d'une série de causeries faites à la R.T.B., chaque dimanche matin de janvier 1965, pour l'émission « Magazine des sciences ». Quelques mois auparavant venaient d'être découvertes les trois lamelles d'or de Pyrgi avec la longue bilingue étrusco-punique. Le savant étruscologue en livrait déjà un premier commentaire, notamment pour souligner que ce nouveau texte confirmait les conclusions auxquelles avait abouti l'un de ses disciples. C'est qu'il ne manquait aucune occasion de mettre en évidence les travaux de ses anciens élèves, comme autant de motifs légitimes de satisfaction personnelle. Il s'intéressa aussi à la Télévision scolaire, et on lui doit le scénario et la présentation d'une émission consacrée aux Étrusques, qui fut diffusée à deux reprises en février 1966 à l'intention des étudiants du cycle inférieur de l'enseignement moyen.
On relèvera également, dans la bibliographie du maître, de nombreuses notices consacrées à la mémoire de tant de Belges qui illustrèrent nos disciplines. Il s'agit toujours fondamentalement du souci d'informer, mais quelque chose d'autre s'y mêle, qui nous révèle une autre constante, si attachante, de sa personnalité : la fidélité à ses maîtres et à ses collègues et amis, une fidélité à laquelle se mêle d'ailleurs, dans le cas de ses maîtres, un sentiment de profonde gratitude, proche parfois de la vénération.
Grâce à lui, Franz Cumont[46], Fernand de Visscher[47], Mgr Hebbelynck[48], Jacques Lavalleye[49], Fernand Mayence[50], Edmond Remy[51], Adolphe Rome[52], Jules Van Ooteghem[53], resteront présents parmi nous, un peu comme s'ils ne nous avaient jamais vraiment quittés.
*
Activités multiples, on le voit. Mais sans dispersion ni éparpillement. L'existence de Franz De Ruyt manifeste une cohérence profonde. D'abord, bien sûr, parce qu'elle fut consacrée à l'antiquité, un monde dont l'habitait une passion presque exclusive. Mais aussi et surtout parce qu'elle fut basée sur des valeurs mobilisatrices, pleinement acceptées et assumées sans aucune réserve, comme la famille, la religion, la profession. Face à ce triple ordre de valeurs, l'homme se distingua par une inébranlable fidélité et un dévouement sans faille.
La profession. Point n'est besoin de revenir ici sur l'attachement profond de Franz De Ruyt à son métier, ni sur ses relations avec ses étudiants et disciples. Parlons de son université. Bien que l'institution, parfois aveugle, ne lui ait pas toujours témoigné la gratitude qui eût convenu, il était profondément, presque viscéralement, attaché à l'U.C.L.
Voici ce qu'il disait lui-même lors de la cérémonie de son éméritat, en réponse émue aux éloges qu'on lui adressait : « Sans doute, je me suis efforcé d'exercer mes devoirs d'état avec scrupule, avec cette fidélité qu'on a bien voulu relever en des termes dont la bienveillance me touche profondément. Mais ce fut facile, en raison de mon grand attachement à notre Université et à ses Maîtres, dont je voulais être digne le mieux possible en contribuant à son rayonnement »[54]. Sur son lit funèbre, il était revêtu de la toge.
Cet attachement fidèle à l'enseignement ne le liait pas qu'à l'université. Le secondaire aussi le préoccupait. Il était conscient, à un degré rare, de l'importance des liens à maintenir ou à nouer entre les deux niveaux d'enseignement. S'adressant à lui, lors de la cérémonie organisée à l'occasion de son éméritat, son collègue Jules Wankenne pouvait dire : « Votre préoccupation n'était pas seulement de la [= votre science] communiquer le mieux possible à vos étudiants et à vos étudiantes ; votre souci allait plus loin, car vous étiez attentif à développer chez vos élèves l'amour de leur futur métier, vous intéressant autant à la pure philologie classique qu'à la pédagogie concrète et vivante des langues anciennes. Ainsi étiez-vous un membre assidu des jurys d'agrégation [...]. Toujours vous avez eu à cœur de préparer d'excellents professeurs pour l'enseignement moyen ; vous étiez particulièrement sensible aux qualités professionnelles que doivent posséder ses maîtres ; et en même temps vous vous inquiétiez du renouvellement des programmes et des méthodes, restant [...] jusqu'au bout un fougueux et talentueux défenseur de la vieille tradition humaniste basée sur une connaissance sérieuse, profonde et formatrice du latin et du grec. »[55]
Ce souci d'un enseignement secondaire de qualité explique aussi son attachement à des associations comme celle des Anciens Classiques de l'U.C.L., dont il fut le président pendant de nombreuses années, ou celle de la Fédération des Professeurs de Grec et de Latin, dont le caractère pluraliste lui plaisait beaucoup et où il intervenait souvent et vigoureusement pour la défense des langues anciennes.
L'enseignement secondaire, l'Université, l'Académie aussi, dont il fut membre pendant plus de vingt ans. Tous ses confrères peuvent témoigner de sa participation active et régulière aux travaux. N'était-il pas encore présent à la séance de janvier 1992, un mois exactement avant sa mort ?
Fidélité ! Cette notion est une des clefs de son caractère.
En matière religieuse, il ne semble jamais avoir remis en question les convictions dans lesquelles il avait été élevé, et qu'il a vigoureusement défendues, s'investissant notamment pendant de très longues années dans des œuvres catholiques. Il n'aimait pas qu'on critiquât devant lui tant la religion elle-même que ses institutions. Il fut fidèle aussi à ses croyances religieuses.
La profession, la religion, la famille. Nous savons que sa mère était morte à sa naissance, que son père ne s'était guère occupé de lui. Faut-il s'étonner que sa situation d'enfant unique et recueilli l'ait profondément marqué et qu'il ait attaché un énorme prix aux valeurs familiales ? Il a voulu bâtir ce qu'il n'avait pas connu, une véritable famille. Pour sa femme, Godelieve Blancke, qu'il avait rencontrée dans les œuvres paroissiales d'Etterbeek et épousée en mai 1943, il éprouvait une véritable vénération. Il a évoqué à de nombreuses reprises leur bonheur commun et « la sollicitude de son épouse qui n'a cessé de le protéger contre toutes les difficultés de la vie ». Épouse modèle, dont il était l'époux modèle. Il fut aussi l'heureux père de cinq enfants, dont il était très fier, et qui lui ont donné de très grandes joies, en particulier une « couronne de dix petits-enfants », qui l'adoraient.
Homme de fidélité, homme de devoir, Franz De Ruyt était aussi un pacifique. Son avis nécrologique portait en épigraphe la parole évangélique « Bienheureux les pacifiques ». Effectivement, l'amour de la paix était un autre trait marquant de sa personnalité. Profondément mal à l'aise dans une atmosphère de tension et de conflit, il en souffrait et était prêt, pacis causa, à beaucoup de concessions. Un homme de paix. C'est un aspect de sa personne auquel ses collègues et ses confrères ont été sensibles et dont ils peuvent témoigner. Il était en syntonie sur ce plan avec le « doux Virgile », qu'il a si souvent expliqué à ses étudiants.
Mais ce pacifique savait, lorsqu'il l'estimait nécessaire, afficher la fermeté qui convenait et poursuivre de son ire l'injustice et la malhonnêteté. Il était capable de se passionner pour une cause, de s'investir pour elle, de s'indigner aussi et de réagir, quand elle était bafouée. Il pouvait alors être tenace, combatif. Il l'a montré en de nombreuses circonstances.
Mais fondamentalement c'était un homme doux, bon et bienveillant, tendre et très sensible aussi, ce qui explique son goût pour la poésie. Un homme timide, discret, réservé. Mais sa famille et ses amis, qui furent nombreux, savent que sa grande pudeur dissimulait mal la profondeur de ses sentiments et l'intensité de ses émotions.
C'est cet homme-là que la mort cruelle, un jour de février 1992, arracha à sa famille, à ses amis, à ses collègues, à ses confrères, à ses anciens étudiants. Mais l'homme droit et juste ne meurt pas vraiment. Il survit dans le souvenir de ceux qui l'ont connu, respecté et aimé.
Roger Lambrechts et Jacques Poucet
[1] Nous tenons à remercier Madame Franz De Ruyt pour l'amabilité avec laquelle elle nous a reçus, nous ouvrant notamment une abondante documentation manuscrite (lettres, carnets, etc.) particulièrement précieuse. Beaucoup de détails d'ordre biographique qu'on lira ci-après trouvent leur origine dans ces archives familiales. Quant à la bibliographie de notre regretté confrère, elle nous a été transmise par une de ses filles, Mademoiselle Claire De Ruyt, que nous remercions vivement, elle aussi.
[2] « Ce livre est dédié à la mémoire de ma chère tante et collaboratrice, Mademoiselle Adèle De Ruyt, enlevée par la mort cruelle, au moment de cueillir les fruits de son affectueux dévouement ».
[3] Il est en effet l'auteur d'un certain nombre d'ouvrages, ainsi : J. Deharveng, Corrigeons-nous! Récréations philologiques et grammaticales, 6 vol., Bruxelles, 1922-1928 ; Scrupules de grammairiens, Bruxelles, 1929 ; Aide-mémoire et additions, Bruxelles, 1933.
[4] Nouvelles Brèves, Louvain, vol. X, n° 6 (20 novembre 1975), p. 44 : discours de Fr. De Ruyt lors de la cérémonie d'hommage organisée à l'occasion de son éméritat.
[8] Voici ce texte : Studium generale Louaniense a Summo Pontifice Martino V° anno Domini MCCCCXXV conditum sed dimidia parte hic translatum ut scientiam uniuersam Gallica lingua sicut antea docere ac promouere pergeret in hac sede Louanii Noui renascitur ubi Baldouino I° regnante ac praesente die IIa mensis februarii anni Domini MCMLXXI hunc primum lapidem Eduardus Massaux Rector posuit renouatae Vniuersitatis fideique nostrae testimonium.
[9] Nouvelles Brèves, Louvain, vol. X, n° 6 (20 novembre 1975), p. 44 : discours de Mgr Ed. Massaux.
[19] Études étrusco-italiques. Mélanges pour le 25e anniversaire de la chaire d'Étruscologie à l'Université de Louvain, Louvain, 1963, 326 p. (Université de Louvain. Recueil de travaux d'histoire et de philologie. 4e série, fascicule 31).
[23] Ibidem, p. 237.
[24] I, 94.
[25] Compte rendu de Scripta Minora [Bibliographie n° 4], dans Revue Archéologique, 1979, p. 231-232.
[28] Ibidem, pièce n° 144, pl. XXXIX-XL.
[29] Ibidem, pièce n° 120, pl. XXXII.
[30] Ibidem, pièce n° 8, pl. VI.
[52] Bibliographie n° 101 et 102.
[54] Nouvelles Brèves, Louvain, vol. X, n° 6 (20 novembre 1975), p. 44 : discours de Fr. De Ruyt.
[55] Ibidem, p. 42 : discours de Dom J. Wankenne.
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 14 - juillet-décembre 2007
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