FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 13 - janvier-juin 2007


 

Sur la « chasse aux têtes » dans l’ethnographie et dans la Rome antique

À propos d’un livre de Claude Sterckx (2005) et d’un article de Jean-Louis Voisin (1984) (2ème partie)

par

Jacques Poucet
Professeur émérite de l'Université de Louvain - Membre de l'Académie royale de Belgique

<poucet@egla.ucl.ac.be>


Cette contribution, en deux parties, nous a été suggérée par la lecture, d'une part d'un article de Jean-Louis Voisin, intitulé Les Romains chasseurs de têtes, et paru dans l’ouvrage collectif Du châtiment dans la cité, Rome, 1984, p. 241-293 (Collection de l’École française de Rome, 79); de l'autre d'un livre de Claude Sterckx, intitulé Les mutilations des ennemis chez les Celtes préchrétiens. La Tête, les Seins, le Graal, et paru à Paris (L’Harmattan, 2005, 183 p.). La première partie traitait du catalogue ethnographique; la seconde (ci-dessous) est consacrée à Rome.

 

Bruxelles, le 30 juin 2007


 

 

Seconde partie : le cas romain

 

Dans son article de 1984, qui précède donc de près de 20 années l’ouvrage de Claude Sterckx, Jean-Louis Voisin déclarait vouloir réagir contre une conception largement répandue de son temps. Plus de 50 titres, écrit-il, parus en quelque 70 années, « ont contribué à faire assimiler la chasse aux têtes à une exclusivité celte, à tel point qu’a été négligée, ou peu s’en faut, l’étude de ce même usage chez les Juifs, les Thraces, les Scythes, les Massagètes et même chez les Grecs » (J.-L. Voisin, p. 241-242). Rares, continue-t-il, sont les auteurs contemporains (il n’en comptait alors que quatre) qui ont su résister « à cette fascination de la tête coupée comme une particularité celte » (p. 242). Pour sa part, il a voulu prouver la réalité de ce qu’il appelle « la chasse aux têtes à Rome » (p. 243) en établissant un catalogue, aussi exhaustif que possible, de toutes les attestations de têtes coupées dans le monde romain, qu’il s’agisse de sources littéraires, épigraphiques, numismatiques ou iconographiques. Savamment élaborée et discutée avec précision, la liste est impressionnante et sans équivoque : indiscutablement les Romains, à l’instar de beaucoup d’autres peuples, coupaient des têtes.

Mais nous savons que l’essentiel est peut-être moins dans la décapitation que dans son contexte, en l’espèce dans les raisons des coupeurs de têtes. Seul en effet l’examen des mobiles permet de dégager la place et l’importance qu’occupe dans une culture déterminée la recherche des têtes à couper, c’est-à-dire la chasse aux têtes elles-mêmes. Et sur ce point l’appel aux comparaisons ethnographiques est toujours éclairant.

Quoi qu’il en soit, en ce qui concerne Rome, nous nous inspirerons largement de l’article de Jean-Louis Voisin, auquel nous renvoyons le lecteur intéressé. Sans contester la validité générale de son enquête et de ses analyses, nous reprendrons quelques-uns des cas qu’il fournit, en les organisant un peu différemment et en les commentant parfois à partir d’autres travaux.

Ainsi donc, comment pourrait-on classer les pratiques qui permettraient de faire des Romains des coupeurs et/ou des chasseurs de têtes ?

Il sera successivement question de la décapitation judiciaire, de la décapitation lors d'opérations militaires, de la chasse aux têtes à l'époque des proscriptions, de la chasse aux têtes en dehors des proscriptions, et de quelques autres exemples de têtes coupées.

 

La décapitation judiciaire

 

Un premier point est l’existence, bien attestée chez eux, de la décapitation judiciaire. Nous avons évoqué en commençant notre article les licteurs et leurs faisceaux. Avoir la tête tranchée à la hache (securi percutere) était une peine bien connue et régulièrement appliquée, qui pouvait frapper aussi bien des étrangers (ennemis vaincus ou prisonniers, personnes ayant usurpé la citoyenneté romaine) que des citoyens, le condamné étant parfois battu de verges au préalable (uirgis caedere et securi percutere). La décapitation faisait même partie du plus terrible châtiment qui pouvait frapper des soldats romains : la décimation. Décrivons-la rapidement, ne serait-ce que pour montrer que les Romains n’éprouvaient guère de scrupules à « couper des têtes », même celles de leurs propres soldats.

Voici le récit donné par Fr. Hinard (Histoire romaine, Paris, 2005, p. 695) de la punition qu’en 71 a.C., à l’époque des opérations menées contre Spartacus, le proconsul Marcus Licinius Crassus infligea à des soldats romains vaincus par l’ennemi : une partie d’entre eux avait été massacrés, le reste avait jeté ses armes et s’était enfui.

Crassus les récupéra, […] et prit les cinq cents hommes du premier rang qui avaient déclenché la panique ; il les divisa en cinquante dizaines et, à l'inté­rieur de chacune de ces unités, fit tirer au sort un soldat pour être exécuté. C'était une cérémonie terrible que celle de la décimation. Elle s'opérait devant l'en­semble des troupes en armes ; une fois connu le nom des victimes, le silence se fait ; les soldats commencent alors à frapper leurs boucliers avec leur glaive, sur une cadence lente ; un à un les condamnés sont dénudés, frappés de verges sur tout le corps puis allongés sur le sol et décapités à la hache. Les cadavres sont ensuite traînés au croc hors du camp. Les quatre cent cinquante autres, simplement revêtus d'une tunique, furent soumis à des peines humiliantes (bivouac à l'extérieur du camp, sans protection, corvées en tout genre, travaux de terrasse­ment inutiles, rations d'orge à la place de blé... ) et on ne leur rendit leurs armes que lorsqu'ils eurent juré de ne s'en plus jamais séparer. L'ordre étant rétabli, Crassus marcha sur Spartacus qui, lui, se déroba en faisant retraite en Lucanie.

 

Mais laissons de côté la sanction de la décapitation, et puisque nous sommes à l’armée, restons-y.

 

 

La décapitation lors d’opérations militaires

 

Les soldats romains, au combat, coupaient-ils les têtes de leurs ennemis ? Claude Sterckx donne une réponse affirmative (p. 99), mais elle devrait être précisée et nuancée. Certains cas sont effectivement attestés, mais il faut éviter des généralisations abusives.

 

La bataille de Bénévent en 214 a.C.

Pour justifier sa réponse affirmative, Claude Sterckx évoque (p. 99) un épisode de 214 a.C., celui de la bataille de Bénévent.

En 214, les Romains sont sur le point de perdre la bataille de Bénévent car ils sont si occupés à couper les têtes des ennemis abattus qu'ils en oublient de combattre : ils en ont les mains pleines au point qu'ils ne peuvent - ou ne veulent - tenir leurs glaives. Et il faut que le général donne un ordre formel d'abandonner tous ces trophées pour que les légionnaires reprennent le combat.

En réalité, sous peine d’être très mal interprété, cet épisode (Liv., XXIV, 14-15) doit impérativement être remis dans son contexte. Il constitue, dans l’histoire de l’armée romaine, un unicum, et est tout à fait isolé.

Nous sommes à l’époque de la seconde guerre Punique, celle de l'affrontement avec Hannibal. Rome, sévèrement malmenée par l’ennemi, presque exsangue, a dû former - chose inédite et rarissime dans son histoire - une armée avec des esclaves. Pour motiver ces derniers, les autorités, avant la bataille décisive, ont promis la liberté à ceux d’entre eux qui ramèneraient une tête ennemie. On comprend très bien dans ces conditions l’acharnement des combattants, qui n’étaient pas des légionnaires, donc des citoyens, mais des esclaves ; on comprend très bien aussi l'enthousiasme d’une collecte qui alla jusqu’à mettre en danger les troupes romaines elles-mêmes, d’où l’ordre du général.

La discipline romaine ne permettait pas pareille « chasse aux têtes » au combat : elle aurait été contre-productive. Normalement les Romains, qui ne faisaient pas la guerre pour se procurer des têtes, ne coupaient pas non plus au combat la tête de leurs ennemis.

Mais cette règle générale n’exclut cependant pas la décapitation de certains de leurs ennemis tués ou blessés. Les différents cas recensés méritent quelques commentaires.

 

Probus et les Germains au IIIe siècle p.C.

Si l’on en croit l’Histoire Auguste (Probus, XIV), l’empereur Probus, après avoir ramené l’ordre romain dans une Gaule attaquée par les Germains, avait installé des avant-postes de colons-soldats au-delà du Rhin. Il leur payait une pièce d’or pour chaque tête de barbare apportée.

On n’imaginera évidemment pas ici des batailles rangées entre une armée romaine et une armée barbare, mais des escarmouches, des opérations volantes, destinées à faire peur à l’adversaire et à protéger la frontière. Chaque tête de Germain rapportée au camp valait une pièce d’or. Le meilleur moyen pour les autorités d’être sûres de la suppression définitive d’un ennemi, c’était encore que le vainqueur rapporte la tête du vaincu.

 

Le siège de Munda en 45 a.C.

Remontons les siècles. En pleine guerre civile, les partisans de César et les partisans de Pompée s’affrontent. Autour de Munda, en 45 a.C., on retrouve des têtes coupées : cette fois elles sont fichées sur des piques. « En 45, à Munda, écrit J.-L. Voisin (p. 244), César fait entourer les Pompéiens d’un cercle de têtes coupées fichées sur des piques ». La formulation est un peu courte, et seul un recours aux sources permet de mieux comprendre ce qui s’est passé.

 C’est l’auteur du Bellum Hispanicum, 32, 1-3, qui évoque l’épisode. Il a par ailleurs l’avantage de rapprocher la manœuvre romaine des habitudes gauloises :

 Comme les débris de l'armée ennemie s'étaient réfugiés dans Munda, les nôtres furent obligés de faire le siège de cette place. La circonvallation fut formée des armes et des cadavres des ennemis ; la palissade, de javelots, de dards de boucliers, d'épées et de piques, surmontées de têtes coupées et tournées vers la place ; de sorte que l'ennemi était de toutes parts entouré des marques formidables de notre valeur, qui nous servaient à l'assiéger. C'est ainsi que les Gaulois, quand ils vont attaquer une ville, plantent à l'entour sur des piques et des javelots les cadavres de leurs ennemis. (trad. du site BCS).

Appien, Guerres civiles, II, 105, moins précis dans sa description, situe l’événement au moment du siège de Cordoue :

César alors, pour éviter que les ennemis fugitifs ne préparent une nouvelle bataille, ordonna à son armée d'assiéger Cordoue ; mais ses soldats, fatigués par ce qui s'était passé, entassèrent pêle-mêle les corps et les armes des morts, les fixèrent au sol avec des lances et campèrent derrière cette sorte de rempart. Le lendemain, la ville fut prise… (trad. du site de Ph. Remacle)

Sans épiloguer sur la référence faite, dans le premier texte, à des coutumes gauloises, on notera qu’Appien donne une version plus « normale » des choses. On n’est pas en présence d’une volonté formelle de terroriser, mais d’une nécessité pratique : les soldats épuisés font un rempart de ce qu’ils ont sous la main.

Cela dit, il est exact que les têtes coupées des ennemis peuvent souvent avoir comme objectif d’effrayer ou de démoraliser l’ennemi.

 

Les têtes coupées pour effrayer et démoraliser

En 437 a.C., lors d’une bataille près de Fidènes, A. Cornélius Cossus abat le roi de Véies Lars Tolumnius et place sa tête au bout d’une pique pour l'exhiber face à l'armée adverse et « mettre en fuite les ennemis épouvantés de la mort de leur roi » (Liv., IV, 19, 5). On objectera peut-être que ce récit des troisièmes dépouilles opimes de l’histoire romaine appartient encore en partie à la légende et n’est donc pas exemplatif, mais l’histoire a retenu bien d’autres exemples d’une pareille « ostension » de la tête d’un chef vaincu, destinée à effrayer et à démoraliser ses troupes. En voici deux.

Le premier remonte à l’époque de la seconde guerre Punique lorsque les forces d’Hannibal et de son frère Asdrubal parcouraient l’Italie. C. Claudius Néron, le vainqueur d’Asdrubal à la bataille du Métaure en 207, « laisse libres quelques prisonniers pour qu’Hannibal apprît la ruine de ses espérances et fit jeter dans son camp la tête d’Asdrubal. Dans son impuissante amertume, le chef carthaginois se retira alors chez les Bruttiens de Métaponte et des autres cités lucaniennes qui lui restaient fidèles. » (E. Pais, Histoire romaine, I, Paris, 1926, p. 353).

Le second, plus récent, est emprunté au récit de la bataille de la Porte Colline qui se déroula sous les murs de Rome, dans la nuit du 31 octobre au 1 novembre 82. Cette terrible bataille, qui fit entre 50 et 70.000 morts pour les deux armées, opposa le futur dictateur Sylla aux forces consulaires (Marius, alors consul, était assiégé dans Préneste) appuyées par des Samnites, des Lucaniens et des Capouans. Le chef samnite, « Pontius Telesinus, qui gisait sans connaissance au milieu des cadavres, fut achevé par ordre du vainqueur ». On envoya sa tête, ainsi que celles d’autres Marianistes importants au légat de Sylla, qui bloquait Marius, « pour qu’il les exposât à la vue des assiégés de Préneste, dont ce spectacle désespérant hâterait la capitulation » (R. Bloch-J. Carcopino, Histoire romaine, II, 1, 1952, p. 453, avec les références aux sources antiques).

 

Les têtes coupées apportées au vainqueur

Dans d’autres circonstances, la décapitation d’un grand vaincu poursuit d’autres objectifs. Amenée et présentée au vainqueur, éventuellement exposée en public, parfois même objet de la vindicte ou de la liesse populaire, la tête coupée consacre définitivement la victoire, rassure le vainqueur à la gloire duquel elle contribue, et sert aussi d’exutoire aux sentiments d’inquiétude, de crainte ou de terreur qu’ont connus, parfois pendant longtemps les populations menacées. Voici quatre exemples empruntés à l’étude de J.-L. Voisin (p. 271) :

Pour que la certitude de la mort de Catilina mette fin à toute crainte, le proconsul C. Antonius envoie à Rome la tête du conjuré. C’est aussi le sens de la réponse sans ambiguïté que Labiénus lance au Césarien venu engager, en 48, des négocations : « Pour nous, tant qu’on ne nous aura pas apporté la tête de César, il n’y a pas de paix possible » (Caes., Ciu., III, 19, 8). Et quand, en 238, les cavaliers portent à Rome la tête de Maximin et de son fils, ils abordent Pupien à Ravenne en lui montrant les têtes et en proclamant sa victoire. Sur leur passage, les villes ouvraient leurs portes et les habitants les recevaient avec des branches de laurier (Hérodien, VIII, 6, 5-6). […] Cependant rien n’est plus exemplaire que l’orchestration des différents épisodes successifs à la décapitation de Décébale : Ti. Claudius Maximus apporte la tête au quartier général de l’empereur, à Ranisstorum. Sur le front des troupes, Trajan, avec l’aide d’un de ses comites, l’offre aux yeux de tous. Par ce geste, il signifie la fin de la guerre. Ensuite, la tête est acheminée jusqu’à Rome, où elle est exposée aux Gémonies.

 

Remettre au vainqueur la tête d’ennemis longtemps poursuivis était bien sûr pour lui la preuve de sa victoire définitive. Inutile de dire que le sort réservé à ce morbide trophée dépendait beaucoup de l’état d’esprit du vainqueur : nous aurons l’occasion de le voir plus loin dans le développement consacré aux proscriptions.

Quoi qu’il en soit, démoraliser l’ennemi, marquer la fin définitive d’une guerre, satisfaire l’ego du vainqueur, voilà bien des raisons qu’on peut avoir de couper une tête et de l’exposer en public.

Il est temps maintenant d’examiner d’un peu plus près le cas – très spécial – des proscriptions, où l’on a chassé et coupé de nombreuses têtes.

 

La chasse aux têtes lors des proscriptions

 

Le système des proscriptions qui constitue un cas à part dans l’histoire romaine fut inventé par Sylla en 82 a.C., immédiatement après sa victoire de la Porte Colline. Le 3 novembre, après son discours au peuple où il avait annoncé son intention de punir les coupables, Sylla fit

proclamer puis afficher un édit (d'où le nom de proscription qui a été donné à cette pratique d'épuration) qui, à la fois, fixait les modalités de l'épuration et donnait une première liste sur laquelle figuraient les quatre-vingts personnages les plus importants. Il s'agissait d'une interdiction de l'eau et du feu qui excluait tout asile et toute forme d'aide aux individus désignés ; quiconque serait convaincu d'avoir accueilli, caché un proscrit ou de lui avoir facilité la fuite s'ex­posait au même châtiment que lui ; par ailleurs, une récompense de douze mille deniers (quarante-huit mille sesterces), payable par le questeur, sur fonds publics, était promise à ceux qui rapporteraient la tête d'un proscrit ; une récompense était prévue pour quiconque faciliterait la capture de l'un d'entre eux. (Fr. Hinard, Histoire romaine, 2000, p. 664-665)

 

Les 5 et 6 novembre furent publiées deux autres listes de 220 noms chacune. L’épuration portait donc sur un total de 520 personnes, sénateurs et chevaliers ; à l’échelle de toute l’Italie, ce n’était finalement pas beaucoup et la formule - les gens de l’époque l’ont compris - avait « le mérite de circonscrire et de donner une forme légale à ce qui aurait bien pu n'être qu'un massacre indifférencié » (Fr. Hinard, p. 666). « D'une façon générale, d'ailleurs, », continue Fr. Hinard (p . 666), « les exécutions prenaient des formes légales : sur les trente-six proscrits dont nous savons qu'ils trouvèrent la mort dans les premiers jours, aucun ne fut tué là où il avait été trouvé : tous furent amenés à Sylla qui siégeait au Champ de Mars et subirent la peine traditionnelle de la décapitation par la hache, allongés sur le sol », une décapitation judiciaire en quelque sorte.

Mais tout ne se passait évidemment pas toujours de la même manière. Mettre ainsi à prix des têtes de citoyens romains, c’était ouvrir la porte à de terribles excès (il y en eut sous Sylla). C’était aussi signaler à « quelques bandes de coupe-jarrets » (Fr. Hinard) que « la chasse était ouverte », la chasse aux têtes s’entend.

L’extrême fin de la République vit se produire une seconde vague de proscriptions. En effet, fin 43, avant d’aller affronter en Orient les assassins de César, les nouveaux triumvirs Antoine, Octave et Lépide, décidèrent, pour avoir les coudées franches, de se débarrasser de leurs ennemis de l’intérieur : ils recoururent pour ce faire à la procédure mise jadis au point par Sylla. Cette fois la mesure visait quelque trois cents personnages, ici encore des sénateurs et des chevaliers. Mais il ne semble pas qu’on ait procédé à des exécutions solennelles, comme en 82. « Les proscrits sont tués là où les soldats les trouvent et on ne connaît aucun exemple de personnage amené devant les Triumvirs pour subir l’exécution » (Fr. Hinard, Proscriptions, 1985, p. 240-241). « Pour toucher le praemium, la récompense promise par les triumvirs, les meurtriers - percussores - devaient trancher la tête de leur vic­time et la leur apporter avant qu'elle ne soit exposée au Forum, sur les rostres reconstruits par César, comme un sacrifice qui lui était dédié. » (Fr. Hinard, Histoire romaine, 2000, p. 846).

Cicéron, exécuté le 7 décembre 43, près de sa villa de Gaète, alors qu’il tentait de s’embarquer pour la Macédoine, fut peut-être la victime la plus illustre de cette seconde proscription. Il fut égorgé par le centurion Hérennius, dont la troupe était commandée par le tribun militaire Popillius. La tête du vieux consulaire fut apportée à Antoine et à sa femme Fulvie :

Antoine la couvrit d'insultes terribles et ordonna ensuite qu'elle fut exposée plus ostensiblement que les autres à la tribune, afin qu'on la vît, avec la main droite comme elle avait été coupée, là d'où on l'avait entendu prononcer des discours contre lui. Quant à Fulvie, elle prit la tête dans ses mains avant qu'on ne l'emportât et, après avoir déversé sa colère sur elle et lui avoir craché dessus, elle la posa sur ses genoux, lui ouvrit la bouche, tira sa langue et planta dedans les épingles qu'elle avait sur sa tête tout en lançant un flot d'immondes railleries. (Dion Cassius, 47, 8, 3-4.)

 

La scène est-elle historique ? On ne peut pas le dire avec certitude, mais c’est ainsi qu’elle nous a été rapportée par les historiens anciens. Antoine et Fulvie sont certainement déchaînés contre Cicéron ; mais on se méfiera de possibles amplifications littéraires ou rhétoriques. Les Suasoires de Sénèque le Rhéteur (VI, 7) présentent Antoine « alangui par le vin et le sommeil, levant vers les têtes des proscrits ses yeux vacillants ». Cela pourrait être un topos. Dans son chapitre sur la cruauté, Valère Maxime raconte qu’on avait apporté à Marius en plein repas la tête de l’orateur Marc- Antoine, le grand-père précisément du triumvir : « il la tint quelque temps dans ses mains avec une joie sans mesure et un flot de paroles violentes » (Val. Max., IX, 2, 2). Nous sommes en 87, bien avant la première proscription. Parlant de Sylla et à propos cette fois de la première proscription, le même Valère Maxime, un peu plus haut dans le même chapitre (IX, 2, 1), rapporte « une autre preuve de sa barbarie insatiable : il se fit apporter les têtes de ces malheureux à peine coupées qui avaient presque encore le regard et le souffle, afin de les dévorer des yeux, n’osant pas les déchirer de ses dents. » Abstenons-nous ici de toute ouverture vers le cannibalisme : à notre connaissance, les Romains n’ont jamais pratiqué l’encéphalophagie (comme certains peuples « premiers ») ni même transformé en coupes à boire les têtes de leurs ennemis (comme les Scythes ou les Celtes).

La tradition oppose en la matière la barbarie d’un Marius ou d’un Sylla à la « retenue » d’un César ou d’un Octave. Appien (Guerres civiles, II, 105) raconte en effet que lorsque, à Gadès, on apporta à César, le 12 avril 45, la tête du fils du grand Pompée, le vainqueur, loin de l’outrager, « lui fit donner une sépulture. » Quelques années plus tard, après la bataille de Philippes, qui vit en 42 la défaite des meurtriers de César, Octave, le futur Auguste, fera (simplement) couper la tête de Brutus, qui s’était suicidé, et l’enverra à Rome pour qu’elle soit déposée au pied de la statue de César (Suétone, Auguste, XIII, 2). Geste de vengeance bien sûr, mais qui voulait probablement aussi signifier que la victoire était totale et qu’une ère nouvelle commençait.

Dans l’histoire romaine, il n’y eut en tout et pour tout que deux proscriptions, au sens technique du terme, celle déclenchée en 82 par Sylla et celle ordonnée en 43 par les seconds triumvirs. On ne connaît pas le nombre exact de « têtes coupées » : elles furent probablement beaucoup moins nombreuses d’ailleurs que les chiffres avancés par certains historiens anciens et modernes, mais peu importe ici. Le fait est que ces deux mesures ont profondément impressionné le peuple romain : sa littérature en a conservé un souvenir épouvanté qui nous a également marqués.

 

La chasse aux têtes en dehors des proscriptions

 

On notera que si Sylla a bien « inventé » la proscription, il n’a pas inventé la chasse aux têtes qui existait à Rome avant lui. Nous venons d’évoquer Marius à qui on avait apporté en 87 a.C. la tête coupée de l’orateur Marc-Antoine, qui avait pris parti contre lui. C’était une époque de terreur, où on se débarrassait par l’assassinat pur et simple de ses adversaires, en dehors de tout contexte judiciaire ou militaire.

D’autres événements un peu plus anciens de « chasse aux têtes » ont été retenus par l’histoire.

On se souviendra des circonstances qui ont entouré la mort de Caius Gracchus et de M. Fulvius Flaccus en 121 a.C., événements scellant la fin définitive de l’aventure des Gracques. Les partisans des Gracques se sont réfugiés dans le temple de Diane. L. Opimius, le seul consul présent à Rome, fortifié par un senatus consultum ultimum, veut les réduire et lance ses troupes dans le sanctuaire. « Flaccus et Cacius s’échappent, chacun de son côté. Mais le consul met leurs têtes à prix, annonce qu’il les payera leur pesant d’or, et la chasse commence, acharnée » (G. Bloch, J. Carcopino, Histoire romaine, II, 1, 1952, p. 274 ; cfr Plutarque, C. Gracchus, 16, 5 ; 17, 4-5). Elle aboutira à leur mort, et à celle de beaucoup de leurs partisans tués dans le combat les jours suivants. Les informations qui nous sont parvenues montrent qu’il faut prendre au sens propre la formule « mettre leur tête à prix d’or ». Cédons la parole à Plutarque, dans sa Vie de Caius Gracchus, XVII, 3-4 :

Quelqu’un, raconte-t-on, coupa la tête de Caius et était en train de l’emmener lorsqu’elle lui fut volée par un certain Septimuleius, un ami d’Opimius. Il faut préciser qu’on avait proclamé au début du combat que ceux qui apporteraient la tête de Caius ou de Fulvius recevraient un poids d’or égal à celui de la tête. Aussi Septimuleius fixa la tête de Caius sur une lance et l’amena à Opimius. Dans la balance, elle pesa 17 livres 2/3, parce que Septimuleius n’était pas seulement une fripouille, il avait aussi commis une escroquerie : il avait enlevé le cerveau et l’avait remplacé par du plomb fondu. Quant à ceux qui avaient amené la tête de Fulvius, c’étaient des gens de naissance plus obscure encore, qui ne reçurent rien.

 

Ici encore, en faisant exécuter Caius et Fulvius, le consul L. Opimius agissait sous le couvert de la loi, mais le senatus consultum ultimum n’imposait évidemment pas la décapitation et la mise à prix des têtes. Bien des années plus tard, sous Tibère, Velleius Paterculus (II, 6, 5) ne reproche à Opimius qu’une chose : « Le seul acte impie qu’il commit fut de mettre à prix la tête, je ne dirai pas de Gracchus, mais d’un citoyen romain et de déclarer qu’il la payerait au poids de l’or. »

On se souviendra aussi, quelque vingt années plus tard, de la fin tragique du tribun L. Appuleius Saturninus et de son allié C. Servilius Glaucia, contre lesquels dût sévir Marius, comme consul et ici encore dans le cadre d’un senatus consultum ultimum. C’est le 10 décembre 100 a.C. La bande de Saturninus et de Glaucia, chassée du Forum, puis barricadée dans le Capitole, finit par se rendre à Marius, qui enferma les prisonniers dans la curie en attendant leur passage en jugement. Mais des éléments du parti sénatorial, voulant faire justice eux-mêmes, montèrent sur le toit de l’édifice, en démolirent la toiture et lapidèrent les occupants. « Appuleius… lapidibus et tegulis desuper interfectus est. Caput eius Rabirius quidam senator per conuiuia in ludibrium circumtulit » (de uir. ill., 73, 12). Première mention formelle dans l’histoire romaine d’une tête coupée promenée en guise de moquerie dans les banquets, exhibition macabre que bien évidemment ici non plus le senatus consultum ultimum ne couvrait pas.

On notera qu’avec tous ces exemples on retrouve le monde de la violence armée dont il avait été largement question plus haut, mais on aperçoit bien que les usages évoluent. Depuis très longtemps, la décapitation était pour les Romains une chose habituelle, mais elle frappait soit des soldats, soit des condamnés ; que des consuls organisent à Rome même la « chasse aux têtes » de citoyens romains, qui étaient essentiellement des adversaires politiques, et qu’en plus ces têtes coupées soient l’objet de sarcasmes et de moqueries constituait une nouveauté, qui n’avait rien de légal et était difficilement acceptable. L’étape suivante dans l’horreur sera atteinte avec les proscriptions, lorsque Sylla d’abord, les triumvirs ensuite, officialiseront et légaliseront non seulement la décapitation de leurs adversaires politiques, mais encore la mise à prix de leurs têtes. On se souviendra de la prime versée pour une tête, lors de la proscription de 82 : quarante-huit mille sesterces, payables par le questeur, sur fonds publics. Quand on connaît l’importance que joue la tête dans la civilisation romaine on conçoit que les Romains aient conservé un souvenir horrifié de ces pratiques.

 

Quelques autres exemples de têtes coupées

 

Les proscriptions comme telles se terminèrent en 39 a.C., définitivement, et on se gardera d’employer ce terme pour désigner les procédures d’élimination en tous genres auxquelles l’empire romain eut régulièrement recours. Il n’est pas rare en effet que des historiens anciens, voire modernes, utilisent les mots latins proscribere, proscriptio, ou les termes proscription (en français), Proskription (en allemand) pour désigner les épurations pratiquées par certains empereurs (Tibère, chez Orose, VII, 4, 8 ; Dioclétien, chez Orose, VII, 25, 8 ; voir aussi Historia Augusta, chez Fr. Hinard, Proscriptions, 1985, p. 320). Ce sont là des abus de langage.

Cela dit, il faut dire et répéter que la « chasse aux têtes » et leur mise à prix continuent à être des pratiques fréquentes sous l’Empire, aussi bien lors d’opérations militaires menées contre des usurpateurs par exemple que dans le cadre de pratiques d’épuration, éventuellement préventives. En voici une série d'exemples.

En 62, sur l’ordre de Néron, L. Cornelius Sulla est assassiné à Marseille, au moment de se mettre à table : « On apporta sa tête à Néron, qui s’en moqua, la trouvant enlaidie par la blancheur prématurée de la chevelure » (Tac., Ann., XIV, 57, 4) ; Rubellius Plautus fut tué en Asie et sa tête également fut amenée au prince (Tac., Ann., XIV, 59, 2-3) ; Octavie mourra dans l’île de Pandateria : « On la garrotte, on lui ouvre les veines de tous les membres, et, comme le sang, refoulé par l’effroi, coulait trop lentement, on la met dans un  bain bouillant, dont la vapeur l’étouffe. Et, par une cruauté plus affreuse, sa tête, coupée et portée dans la ville, fut exposée aux yeux de Poppée » (Tac., Ann., XIV, 64, 2). Toujours des têtes coupées, amenées aux commanditaires, que l’on exhibe et dont on se moque.

« Néron mit à prix la tête de Vindex, Marc-Aurèle celle du roi des Quadres Ariogaesus […] » (J.-L. Voisin, p. 266).

« Sous l'empire même on peut rappeler la tête […] de Décébale envoyée de Dacie à Rome et les têtes de tant de candidats à la pourpre malchanceux : celles des rivaux de Septime-Sévère, celle de Pescennius Niger envoyée d'Issus à Byzance, celle de Clodius Albinus envoyée de Lyon à Rome, jusqu'à celle de Maximien envoyée d'Aquilée à Rome... » (C. Sterckx, p. 99).

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Bref, on le voit, il y a eu à Rome beaucoup de têtes coupées : la pratique était bien ancrée dans les mœurs.

Certains contextes nous autorisent même à parler d’une véritable « chasse aux têtes », comme dans l’épisode de « l’armée d’esclaves » à la bataille de Bénévent en 214 a.C., ou à l’époque sombre des proscriptions républicaines, ou dans tous ces cas, nombreux et bien connus de l'Histoire, où un personnage important « mettait à prix », au sens propre, la tête d’un ennemi dont il voulait se débarrasser définitivement. Mais nous restons malgré tout très loin des chasses aux têtes que le catalogue ethnographique de Claude Sterckx nous a fait entrevoir dans la première partie de notre article. On ne peut pas identifier dans le monde romain des phénomènes qui, sur le plan des finalités et de l’ampleur, soutiendraient la comparaison avec ce que pratiquaient les Indiens Jivaro ou les tribus de la Nouvelle-Guinée, ou encore les Celtes, les Japonais, les Scythes ou les Dahoméens, pour ne citer qu’eux.

La brève réaction de Dominique Briquel à la communication de Jean-Louis Voisin nous paraît saine (p. 292-293). L'orateur, estimait D. Briquel, a eu le grand mérite de montrer qu’il existait une forme de « chasse aux têtes » chez les Romains, en en faisant toutefois percevoir l’originalité. Mais, ajoutait-il, « on ne saurait réduire le cas romain à ce que recouvre ce concept dans d’autres domaines, comme ceux que nous font connaître les faits ethnographiques ou les données celtiques. […] À Rome, […] on ne peut pas parler d’une « chasse aux têtes » systématique, comme celle que paraissent avoir pratiqué les Celtes […]. La tête que l’on coupe, que l’on ramène, que l’on expose, est celle du chef - et on retrouve là un symbolisme élémentaire de la tête, bien connu pour Rome par d’autres données (légende de la tête du Capitole) […]. »

Nous partagons totalement cette manière de voir. En d’autres termes, si on veut malgré tout qualifier les Romains de chasseurs de têtes, il serait peut-être bon de mettre l’expression entre guillemets ou de bien préciser qu’ils ne l’étaient pas à la manière de tant d’autres peuples passés dans l’Histoire avec cette étiquette. Bien sûr, les Romains ont coupé beaucoup de têtes, mais ils n’ont, au sens propre, chassé les têtes qu’occasionnellement, dans des circonstances très particulières.

 


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 13 - janvier-juin 2007

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