FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 13 - janvier-juin 2007


 

Sur la « chasse aux têtes » dans l’ethnographie et dans la Rome antique

À propos d’un livre de Claude Sterckx (2005) et d’un article de Jean-Louis Voisin (1984) (1ère partie)

par

Jacques Poucet
Professeur émérite de l'Université de Louvain - Membre de l'Académie royale de Belgique

<poucet@egla.ucl.ac.be>


Cette contribution, en deux parties, nous a été suggérée par la lecture, d'une part d'un article de Jean-Louis Voisin, intitulé Les Romains chasseurs de têtes, et paru dans l’ouvrage collectif Du châtiment dans la cité, Rome, 1984, p. 241-293 (Collection de l’École française de Rome, 79); de l'autre d'un livre de Claude Sterckx, intitulé Les mutilations des ennemis chez les Celtes préchrétiens. La Tête, les Seins, le Graal, et paru à Paris (L’Harmattan, 2005, 183 p.). La première partie (ci-dessous) traite du catalogue ethnographique; la seconde est consacrée à Rome.

 

Bruxelles, le 30 juin 2007


 

Introduction

 

L’expression « chasseurs de têtes » est utilisée aujourd’hui dans le monde des affaires pour caractériser les « professionnels spécialisés dans le recrutement des cadres de haut niveau » (Larousse). Ce qui n’est plus maintenant qu’une métaphore correspond à une donnée ethnographique bien connue. Plusieurs « peuples premiers » étaient, au sens propre de l’expression, des « chasseurs de têtes », certains poussant la compétence technique jusqu’à appliquer, au matériel qu’ils ramenaient de leurs chasses, d’impressionnantes techniques de réduction. Nous avons tous entendu parler des Indiens Jivaro de la forêt amazonienne, et nous avons tous suivi les aventures de Tintin dans L’Oreille cassée.

Nous avouerons avoir été intrigué naguère par un article de Jean-Louis Voisin, intitulé Les Romains chasseurs de têtes et paru dans l’ouvrage collectif Du châtiment dans la cité, Rome, 1984, p. 241-293 (Collection de l’École française de Rome, 79). Des guillemets n’entouraient pas la formule, et le titre n'était pas suivi d'un point d’interrogation. Apparemment pour l’auteur, les Romains étaient bien des chasseurs de têtes, et manifestement son article - très savant et très approfondi, nous y reviendrons - ne faisait guère de distinction entre « couper des têtes » et « chasser des têtes ». Étant donné que les Romains avaient coupé beaucoup de têtes, il semblait aller de soi pour l'auteur qu’on pouvait les qualifier sans plus de chasseurs de têtes.

Un ouvrage récent (2005) de notre collègue Claude Sterckx permet, nous a-t-il semblé, de mieux cerner le problème. Préfacé par Bernard Sergent et paru dans la « Collection Kubaba. Série Antiquité », ce livre est intitulé Les mutilations des ennemis chez les Celtes préchrétiens. La Tête, les Seins, le Graal (Paris, L’Harmattan, 2005, 183 p.). Il concerne donc en priorité le cas celtique, une civilisation dans laquelle, on le sait, abondent les « têtes coupées ». En fait, pour mieux comprendre cette pratique et tenter d’en saisir les ressorts profonds, Claude Sterckx a voulu la mettre en perspective en dressant un panorama « planétaire » de la décapitation, c’est-à-dire du geste de couper la tête. Même si elle ne se prétend pas exhaustive, son enquête force le respect, car elle est menée dans les sociétés les plus diverses, ce qui suppose dans le chef de l’auteur de longues recherches. Ce livre offre donc beaucoup plus que le titre - trop précis - ne le laisserait croire, et pour tous ceux que les chasseurs et les coupeurs de têtes intéressent, la lecture de ce catalogue mondial se révèle à la fois instructive sur le plan des faits et éclairante sur le plan de la méthode.

Nous avons voulu nous aider de cette étude de Claude Sterckx pour relire l’article de Jean-Louis Voisin et tenter d’évaluer la thèse qu’il développe. Les Romains étaient-ils vraiment des chasseurs de têtes ? Cette qualification est-elle tout à fait adéquate ? Ne devrait-elle pas être revue, ou précisée ? Peut-être après tout les choses ne sont-elles pas aussi simples ?

 


 

Première partie : le catalogue ethnographique

 

Nous commencerons par l’ethnographie, en proposant un choix d’exemples tirés du catalogue de Claude Sterckx. Non seulement nous croyons cette mise en perspective ethnographique fort intéressante en elle-même (d’où nos citations que certains lecteurs pourront juger trop longues), mais nous l’estimons également susceptible de nous aider à mieux comprendre le cas romain, qui sera présenté dans la seconde partie.

 

L’importance fondamentale du contexte

 

 L’ethnographie, l’histoire et la légende connaissent de nombreux types de décapitation ; mais l’acte n’a pas le même sens partout, les contextes dans lesquels il intervient pouvant être très différents. Comme nous ne pensons pas qu’il soit méthodologiquement défendable de tout mêler, de mettre, si l’on ose risquer cette horrible formule, « toutes les têtes coupées dans le même panier », nous voudrions tenter dans les pages suivantes une amorce de classement, une typologie très élémentaire en quelque sorte, qui prendra appui sur l’imposant inventaire de notre savant collègue Claude Sterckx. Nous puiserons abondamment dans son livre sans en reprendre toutefois les notes et la bibliographie, et en laissant de côté, à son exemple, des questions connexes, comme le culte des crânes d’ancêtres et le cas du scalp pris sur l’ennemi : cela peut apparaître comme un substitut de la décapitation ; mais couper un scalp n’est pas couper une tête…

Ainsi donc, demandons-nous comment et dans quelles circonstances on coupe des têtes ? En d’autres termes, quels sont, dans l’histoire des cultures, les types les plus importants de décapitation ?

On songe d’abord - parce que la guillotine est toujours bien présente dans notre imaginaire - à la décapitation qu’on qualifierait de judiciaire. « Tout condamné à mort aura la tête tranchée », précisait le Code Napoléon ; le billot dans l’histoire médiévale et moderne a été beaucoup utilisé, et ce n’est pas par souci décoratif que les licteurs de la Rome ancienne portaient sur l’épaule, à l’intérieur des fasces, une hache, symbole de l’imperium absolu du magistrat qu’ils escortaient. Cette décapitation judiciaire ne pose guère de problèmes. Elle n’a pas du tout retenu l’attention de Claude Sterckx et ne nous retiendra guère non plus.

Beaucoup plus intéressante en effet est celle qui se produit dans des circonstances très différentes, celles de la violence guerrière. Nombreux, très nombreux même, dans toutes les régions du monde, sont les peuples qui, dans un contexte de guerre, de bataille, de combat, ont coupé des têtes.

Mais il apparaît très vite qu’ici aussi une distinction s’impose.

Généralement, les guerres ont comme objectif essentiel de soumettre et d’écraser les ennemis. Certains peuples la font avec une férocité particulière, qui se manifeste précisément par la décapitation des vaincus, en pleine bataille ou après la victoire. Ces têtes coupées servent des objectifs divers, les principaux étant de terroriser l’ennemi, de glorifier le vainqueur ou de servir de preuve indiscutable de la mort d’un adversaire de marque.

D’autres populations toutefois partent en expédition avec comme objectif principal, parfois unique d’ailleurs, de trouver des têtes à couper ; elles ne chassent pas des animaux, mais des hommes, et c’est essentiellement pour leur couper la tête. On les trouve généralement - mais pas toujours - parmi les peuples qu’on appelle aujourd’hui « premiers ».

Le « matériel » qu’ils ramènent de leurs expéditions et qui est éventuellement traité selon des procédés longs et complexes, joue un rôle très important, voire primordial, dans la vie de leur société ; il intervient par exemple dans les cérémonies fondant les passages d’une classe d’âge à l’autre (particulièrement l’initiation) ou assurant au groupe sa fécondité et sa pérennité. Le sens profond des rituels en cause est pour nous très délicat à saisir, car il dépend d’une conception du monde, qui souvent nous échappe pour l’essentiel. Ajoutons qu’il n’est pas rare qu’apparaisse dans ces contextes le phénomène de l’encéphalophagie : la cervelle des victimes est mangée.

Il sera successivement question des Indiens Jivaro de la forêt amazonienne, de certaines tribus de la Nouvelle-Guinée (Marind-Anim, Asmat, Kerewa), du monde celtique, du Moyen-Orient (Israélites et Assyriens), du Japon, des Dahoméens, enfin des Scythes et de leurs voisins.

 

 

Les Indiens Jivaro de la forêt amazonienne et la tsantsa

 

Le premier exemple concerne les Indiens Jivaro de la forêt amazonienne. Ils constituent en quelque sorte le prototype des chasseurs de têtes, qu’ils sont d’ailleurs passés maîtres dans l’art de réduire : ce sont les célèbres tsantsas. Le contexte de la décapitation est très particulier et les conditions qui l’entourent très strictes.

Une chasse aux têtes jivaro a pour seul motif la vengeance : un affront, quel qu'il soit, ne peut être lavé que par la mort du coupable. Le plus souvent, il s'agit de venger la mort d'un parent, soit que sa tête a été coupée lors d'une attaque, soit que l'on attribue sa mort naturelle aux maléfices d'un sorcier ennemi. Il faut noter que seules les têtes étrangères peuvent être coupées. On ne décapite pas les morts lorsqu'ils ont été tués au cours d'un conflit interne de la tribu ; mieux, après une embuscade ou un combat au cours desquels des ennemis ont été tués, les cadavres sont soigneusement examinés et triés : ceux qui ont un lien de parenté, que ce soit d'alliance ou de sang, sont mis à l'écart et seuls les autres sont décapités. Il faut noter surtout que seuls les hommes adultes valent d'être décapités : les enfants et les femmes ne méritent pas cet « honneur ». Les femmes n'ont pas d'âme pour les Jivaro.

L'attaque de l'ennemi peut être brutale et en combat découvert, mais on lui préfère généralement l'embuscade et l'assassinat d'individus isolés ou l'attaque par surprise d'une maison ou d'un village. Dès qu'ils sont maîtres du terrain, les assaillants décapitent les vaincus. S'ils en sont empêchés, le succès est sans valeur : la guerre n'est victorieuse que lorsqu'elle procure des têtes coupées.

La tête coupée ne reste pas telle quelle ; elle doit subir le mystérieux traitement qui la réduira à la grosseur d'une orange : la célèbre tsantsa. (C. Sterckx, p. 59-60)

 

On ne reprendra ici ni la « recette » de la tsantsa, ni les préparatifs et le déroulement de la grande fête rituelle qui entoure l’intégration de toute nouvelle tête. On ne retiendra que ce que l’on croit savoir du sens de ces coutumes et de ces rituels.

Il est très malaisé de déterminer les concepts religieux qui régissent les rites attachés aux tsantsa. […] Il n'est pas sans valeur cependant de noter que, dans certaines tribus comme celle des Aguaruna, l'acquisition d'une nouvelle tsantsa est indispensable pour obtenir le plein statut d'adulte et avoir accès au mariage. Pour le reste, les éléments recueillis par les ethnologues paraissent indiquer trois bases essentielles pour le rite des tsantsa.

Tout d'abord, les Jivaro croient que l'âme humaine a son siège dans la tête et que, en momifiant celle-ci, en lui cousant les yeux et les lèvres, on emprisonne cette âme et on la tue de façon superlative et métaphysique.

Ensuite ils estiment que la tsantsa est un fétiche de prospérité et de fécondité, étendant ses bienfaits non seulement au meurtrier mais à toute sa tribu, à ses champs et à ses animaux domestiques.

Enfin ils sont persuadés qu'une véritable transfusion magique transfère les qualités vitales et spirituelles du défunt à son meurtrier. C'est d'ailleurs ce dernier avantage que privilégie dans ses révélations le Jivaro Tariri, grand chasseur de têtes converti à la civilisation et qui en est même venu à faire une tournée de conférences dans les universités des Etats-Unis. (C. Sterckx, p. 63)

 

 

La Nouvelle-Guinée : Marind-Anim, Asmat et Kerewa

 

Le deuxième cas retenu concerne certaines tribus de la Nouvelle-Guinée, d’abord les Marind-Anim de la côte sud :

Parmi les coupeurs de têtes les plus assidus, les Marind-Anim […] tiennent une place en vue. Il leur faut en effet couper une tête pour chaque enfant mâle car chaque homme porte plusieurs noms, mais le seul qui ait de l’importance est le « nom de tête » hérité d'une victime décapitée. En principe même, aucun bébé ne peut naître sans qu'un tel nom ne soit à sa disposition : lui en fournir un constitue un devoir sacré du père ou, à défaut, de l'oncle ou du grand-père. Mais le bébé peut aussi recevoir son nom en cadeau d'un tiers : c'est même là l'un des gestes les plus prestigieux dans la société marindaise, et le trésor le plus précieux des chefs est leur réserve de noms de tête dans laquelle ils puisent selon leur bon plaisir. Si la réserve du village est épuisée, il devient nécessaire de monter une expédition pour la réapprovisionner.

Toutes les têtes ne conviennent pas. Seules celles des tribus homophones peuvent servir. Les allophones - et les Occidentaux entre autres - ne sont que des sauvages sous-humains dont les têtes n'ont aucune valeur. Ce qui n'empêche pas qu'on puisse les tuer sans problème... puisque ce ne sont pas de (vrais) hommes.

 

Nous passerons sur les détails de la préparation de l’expédition, ainsi que sur ses différentes étapes et nous supposerons la victoire acquise. Les détails - horribles - ne manquent pas et permettent de voir clairement la finalité du rituel : ce qui est en cause, c’est la survie du groupe.

Les prisonniers sont rassemblés et triés. Les bébés sont abandonnés à leur sort, les enfants emmenés comme esclaves, les adultes et les adolescents torturés pour leur extorquer leurs noms.

Dès que les vainqueurs ont pu apprendre et mémoriser les noms de leurs victimes, ils les décapitent […]. La préparation des têtes commence sur la route du retour. La première opération consiste à découper le scalp et à le mettre à sécher sur une noix de coco. Ensuite on retire la cervelle et on la déguste en gâteau, mêlée à de la farine de sagou. Puis le crâne est soigneusement décharné et remodelé à la ressemblance du mort au moyen de terre glaise. La décoration finale se fait plus tard, à l'aise, après le retour au village. C'est alors que l'on fixe des yeux de coquillages et que le scalp est remis en place. Le visage est peint, et un éclat de bambou sert d'arête pour un nez de terre glaise et, en même temps, d'attache pour la cordelette de suspension. La tête est enfin séchée à feu doux et se retrouve prête pour la cérémonie.

Celle-là s'ordonne autour d'un banquet au cours duquel sont consommées des quantités pantagruéliques de nourriture. Le rite principal est […] la danse du Serpent : farandole menée par l'aîné du village, portant une tête de serpent factice, et formée de tous les guerriers portant des têtes coupées. À un moment donné, un groupe d'anciens se précipite sur les danseurs et essaie de morceler la chaîne. Mais un proverbe marindais proclame que « le Serpent ne peut pas mourir » et leur attaque est rituellement repoussée. S'ensuit enfin, toujours sous le signe du Serpent - clairement figure de la chaîne des générations et de la vie du clan à la pérennité assurée par la chasse aux têtes -, une copulation générale effrénée qui clôt les réjouissances. (C. Sterckx, p. 65-67 passim)

 

Après les Marind-Anim, deux groupes de voisins, les Asmat d’abord, les Kerewa ensuite.

Voisins des Marind-Anim, les Asmat ont à peu près les mêmes problèmes qu'eux. Il leur faut également couper des têtes pour se procurer des noms, mais ces noms ne sont nécessaires chez eux que pour les garçons qui arrivent à maturité et reçoivent alors l'initiation sexuelle.

 

Si les expéditions des Asmat ressemblent fort à celles de leurs voisins marindais, les détails de l’initiation sont par contre différents, mais très révélateurs, eux aussi, de la symbolique profonde de la cérémonie.

L'initiation […] commence par un confinement de plusieurs jours pour l'intéressé, condamné à rester assis, immobile, avec le crâne frais au contact de ses génitoires. Ce qui aurait pour effet, paraît-il, de développer rapidement sa maturité sexuelle. Ensuite, l'initié et son crâne sont emmenés en canoë pour un voyage rituel au pays des morts, vers le couchant. Au fur et à mesure de la progression vers l'ouest, l'initié semble vieillir, puis mourir. À ce moment, il est immergé avec son crâne-trophée dans l'eau du fleuve et il en ressort en jouant le rôle d'un nouveau-né. Dès lors, le crâne ne joue plus aucun rôle, sinon celui d'ornement de poitrine pour celui qui l’a conquis, ou pour un ami auquel il l'offre. L'expédition reprend enfin la route du village et, au fur et à mesure qu'elle s'en rapproche, l'initié fait mine d'être un enfant grandissant qui apprend à parler, à manger, et ainsi de suite. En atteignant le village, l'initié assume l'attitude d'un adulte et est dès lors reçu comme tel par toute la communauté.

La symbolique de la renaissance est traditionnelle dans tous les rites d'initiation. Plus importante pour la compréhension du phénomène de la chasse aux têtes est la reconnaissance de trois parties essentielles et intimement solidaires dans la personne humaine : la tête, la poitrine et sexe.

Pour les Asmat, l'homme est un arbre : le nom même qu'ils se donnent, asmat, porte ce sens précis. La tête est fruit de l'arbre et contient le germe de vie. En tant que telle elle est en rapport direct avec le sexe, qui est l'organe transmetteur de la vie : de là le premier rite de l’initiation, la coutume de suspendre un phallus en sparterie au cou des plus grands chasseurs de têtes, la présence d'un grand éperon phallique sur les mâts commémoratifs des chasses aux têtes, pour exprimer que les morts se survivent par leur descendance. […]

La liaison intime entre la tête coupée et la fécondité sexuelle est confirmée par les pratiques de la plupart des tribus papoues. Les Kerewa, comme les Asmat, utilisent les têtes coupées pour les cérémonies d'initiation : il est caractéristique que, chez eux, elles s'achèvent par une orgie générale au cours de laquelle les femmes recueillent le sperme des hommes. Ce sperme est plus tard utilisé magiquement pour assurer la fécondité des épouses des nouveaux initiés ainsi que pour favoriser le succès des récoltes de sagou. Ces rites sont toujours pratiqués, et chaque village kerewa « consomme » environ dix têtes par an. (C. Sterckx, p. 67-69 passim)

 

Les cas cités jusqu’ici concernent des peuples, qui - on le voit clairement - ne poursuivent pas des buts essentiellement militaires. Il s’agit pour eux non pas de vaincre des ennemis qu’il devraient détruire ou sur lesquels ils voudraient asseoir leur suprématie, mais - tout simplement pourrait-on dire - de se procurer les têtes, pas nécessairement nombreuses d’ailleurs, dont leur groupe a un pressant besoin pour assurer sa survie.

 

Très différente est la situation d’autres peuples qui, eux, appartiennent généralement à des cultures « plus développées ». Ils font la guerre contre des ennemis qu’ils veulent abattre ou dominer, mais ils la font avec une férocité particulière qui se manifeste précisément par la décapitation des vaincus. Leur cas peut être illustré par d’autres citations, elles aussi extraites du « réservoir » de Claude Sterckx.

 

 

Les Celtes

 

On commencera par les Celtes, au centre, rappelons-le, des préoccupations de notre collègue. Dans les premières pages de son livre, il rappelle à leur propos quelques témoignages antiques bien connus.

    Posidonius […], né vers 137 avant l'ère commune à Apamée de Syrie, a visité longuement la Gaule au début du premier siècle et il a écrit une importante ethnographie celte au livre XXIII de ses Historiai. Bien que perdue, d'importants fragments en sont conservés chez Athénée, Strabon, Diodore et d'autres encore. Voici ce que lui emprunte Strabon (IV, 4, 5) :

L'irréflexion des Gaulois s'accompagne aussi de barbarie et de sauvagerie, ainsi qu'il est fréquent chez les peuples du nord. Je pense à leur usage, lorsqu'ils reviennent du combat, de suspendre à l'encolure de leur cheval les têtes de leurs ennemis et d'ainsi les rapporter pour les clouer devant leurs portes. Posidonius affirme avoir vu fréquemment ce spectacle. D'abord il lui répugnait, mais il avait fini par s'y accoutumer et par le supporter sereinement. Ils embaumaient dans l'huile de cèdre les têtes des ennemis de marque pour les montrer aux étrangers, et ils refusaient de les rendre contre rançon, même pour leur poids d'or.

    Diodore de Sicile (V, 29, 5) confirme tout cela :

Ils coupent les têtes des ennemis tombés au combat et attachent alors ces têtes au cou de leur cheval, puis, confiant à leurs suivants les armes ensanglantées de leurs adversaires, ils rapportent ces têtes comme trophées en chantant sur elles un péan de victoire. Ils accrochent ensuite ces dépouilles dans leurs demeures, comme d'autres le font avec celles du gibier qu'ils ont tué à la chasse. Les têtes des ennemis les plus fameux, ils les embaument dans de l'huile de cèdre et les conservent précieusement dans des coffrets. Ils les exhibent alors aux étrangers, affirmant sérieusement qu'un de leurs ancêtres, ou leur père, ou eux-mêmes ont refusé de les rendre même contre une grosse rançon. Certains, dit-on, se vantent d'avoir refusé, pour la tête qu'ils montrent, son poids en or...  (C. Sterckx, p. 19-20)

 

Dans la suite, Claude Sterckx accumule les témoignages, tantôt historiques, tantôt littéraires, tantôt archéologiques. Ainsi, parmi beaucoup d’autres éléments archéologiques, il évoque les sanctuaires aux têtes coupées, comme celui de Roquepertuse (Bouches du Rhône) (p. 28-29), et les piliers phalliques utilisés comme supports de trophées crâniens, comme celui de Pfalzfeld (Rhénanie-Palatinat) (p. 119). Il rappelle, en parcourant la littérature médiévale, les exploits de quelques-uns des plus fameux guerriers irlandais, comme ce Ceat mac Maghach, « qui, depuis son enfance, n’est jamais passé en Ulster sans en ramener une tête d’Ulate » (p. 36) ou comme l’Ulate Conall Cearnach, qui, lui, ne passa jamais en Connaught sans y couper une tête de Connachtien et qui « ne pouvait dormir sans une tête sous son genou » (p. 35-36).

La problématique des « têtes coupées » celtique ne nous retiendra pourtant pas ici, bien qu’elle soit au centre de l’étude de notre collègue. Nous y renverrons le lecteur intéressé par l’interprétation à donner à ce phénomène complexe et difficile. Signalons simplement la thèse du livre, originale et convaincante : les Celtes tiendraient l’âme pour un feu de vie dont la tête constituerait le réservoir central ; un résidu, variable, de puissance vitale subsisterait dans la tête d’un guerrier tué au combat, précisément parce que c’était quelqu’un de particulièrement vigoureux et qu’il est mort avant la fin normale de son existence ; ce potentiel serait récupérable et pourrait être transféré au bénéfice d’un individu ou d’une communauté (p. 121, 126, 166).

Si notre collègue a raison, les Celtes n’auraient évidemment pas coupé les têtes pour les mêmes raisons que les Jivaro, les Marind-Anim ou les Asmat, trois groupes dont les anthropologues ont relativement bien étudié les motivations, mais quelque chose les rapprocherait quand même de ces peuples « premiers ». Dans les quatre cas, les têtes sont coupées, conservées et utilisées au bénéfice, tantôt de certains individus, tantôt de la communauté. Les modalités peuvent varier, mais on reste fondamentalement dans le même univers conceptuel. Ce qui est clair en tout cas, c'est que les Celtes ne coupaient pas la tête de leurs ennemis simplement pour les éliminer à tout jamais.

 

 

Moyen-Orient : La Bible et les Assyriens

 

L’histoire a conservé le souvenir d’autres « guerriers » que les Celtes. On songera d’abord au Moyen-Orient antique, aux peuples évoqués dans les récits de la Bible ainsi qu’aux Assyriens.

Les Israélites, d'après la Bible, coupaient régulièrement les têtes de leurs ennemis ; les guerriers d'Ephraïm coupent la retraite des Madianites et en massacrent un grand nombre : ils apportent ensuite à Gédéon les têtes des deux chefs Oreb et Zeeb [Juges, VII, 24-25]. Lorsque David affronte Goliath, ce dernier se moque de lui mais le jeune homme le tue d'un coup de fronde, coupe sa tête qu'il exhibe devant les Philistins et l'apporte enfin au roi Saül [Samuel, I, 17, 48-58]. Plus tard d'ailleurs, à Guilboa, les Philistins prennent leur revanche et, trouvant Saül parmi les morts, ils emportent sa tête en trophée [Samuel, I, 31, 8-10]. Au cours de la guerre qui s'ensuit, le fils et successeur de Saül, Ishboseth, est assassiné par deux traîtres qui portent sa tête à David [Samuel, II, 4, 5-9]. Plus tard encore, après la défaite d'Achab, Jéhu ordonne que lui soient envoyées les têtes des soixante-dix enfants royaux qui étaient élevés à Samarie, et il les fait empiler en deux tas à la porte de la ville de Jizréël [Rois, II, 10, 5-8].

Cette coutume d'exposer les têtes coupées aux portes des villes semble avoir été générale au Moyen-Orient. Les Assyriens, guerriers sans pitié, coupaient systématiquement les têtes des morts et des blessés et y adjoignaient le plus souvent celles des prisonniers pour les empiler en tas aux portes de villes ou des places fortes enlevées. Seules les têtes des rois et des chefs les plus prestigieux étaient conservées pour orner les arbres du jardin royal. (C. Sterckx, p. 87-88 ; nous avons ajouté les références entre crochets droits)

 

 

Le Japon

 

Peut-on suivre Claude Sterckx lorsqu’il écrit (p. 79) qu’ « au Japon […], jusqu'à l'aube des temps modernes, la chasse aux têtes a été une véritable institution » et que « la guerre se réduisait en fait à une chasse aux têtes assortie d'actes héroïques » ? Une formulation aussi générale est peut-être dangereuse, notamment parce qu’elle pourrait laisser croire qu’à la période envisagée le but premier des dirigeants et des combattants japonais était de chasser des têtes, et non d’établir leur pouvoir.

Cela dit, il est bien exact, si l’on en croit les chroniques médiévales japonaises que la décapitation faisait manifestement partie des habitudes militaires de l’époque. Il faut d’ailleurs préciser que les armuriers du temps fabriquaient des lames d’une qualité exceptionnelle, qui pouvaient couper une tête, même au combat, sans la moindre difficulté, ce qui n’est pas si facile (J.N. Leonard, Le Japon médiéval, Paris, 1972, p. 75-79, Collection Time-Life).

Mais revenons à la citation (C. Sterckx, p. 79-80) :

Il importait de ramener le plus grand nombre possible de têtes coupées afin d'avoir part aux récompenses offertes par les généraux vainqueurs.

Des fonctionnaires spéciaux étaient chargés de vérifier leur authenticité. Il arrivait en effet que, dans le feu de l'action, un guerrier coupât la tête d'un allié : la peine d'une telle méprise était généralement l'amputation d'un doigt. Plus fréquemment, certains tricheurs tentaient de faire passer des têtes coupées à des civils ou à des valets pour celles de héros renommés. Voici, par exemple, ce que raconte le Taiheiki, chronique d'une guerre féodale du quatorzième siècle :

Suda et Takahashi galopèrent à travers les rues pour ramasser les têtes des blessés et des morts, et pour les pendre le long de la rivière, près de la sixième porte. Elles étaient au nombre de huit cent soixante-dix-neuf, mais certaines n'étaient que des têtes de gens ordinaires apportées là par des guerriers de Rokuhara qui n'avaient pas pris part au combat et qui leur avaient donné des noms de guerriers pour avoir part aux honneurs. Il y avait notamment cinq têtes étiquetées « Akamatsu Enshin » mais qui appartenaient toutes en fait à des hommes obscurs (Taiheiki, VIII, 214).

Ces trophées étaient complétés par les têtes d'un certain nombre de prisonniers décapités après la bataille. Après quoi ils étaient exposés aux regards, à moins que quelque vassal ou parent ne reçût la permission de rapporter la tête afin de lui rendre les honneurs funéraires. Les têtes des chefs les plus prestigieux étaient conservées dans des jarres de saké et apportées au général vainqueur pour qu'il pût s'assurer lui-­même de leur identité. S'il les en jugeait assez dignes, il les serrait alors dans une armoire spéciale du tokonama, le salon d'honneur, comme trophées pour commémorer ses exploits.

 

Aucun élément ne permet de penser que ces têtes coupées servaient à autre chose qu’à mettre bien en évidence, aux yeux de tous, la victoire et la valeur personnelle des guerriers qui l’avaient acquise. Sur un plan plus individuel, elles garantissaient aussi au soldat le paiement de la récompense promise tandis que le général pouvait les conserver et les présenter comme des trophées prestigieux.

 

 

Les Dahoméens

 

En Afrique Noire, l’histoire du Dahomey, l’actuel Bénin, fut marquée par de nombreux actes de cruauté et de violence : les Dahoméens passaient notamment pour d’enthousiastes coupeurs de têtes.

Les passionnés de Jules Verne se souviennent peut-être, dans Robur-le-Conquérant, de l’épisode du chapitre XII où les passagers de l’astronef L’Albatros survolent Abomey au moment précis où, pour célébrer l’intronisation de Bou-Nadi, le nouveau roi, une centaine de bourreaux choisis pour leur grande expérience vont décapiter au sabre quelque trois mille captifs destinés à accompagner le roi défunt dans l’autre monde. C’est qu’on n’était pas dans ce royaume « à une tête près », et Jules Verne donne le ton en écrivant : « Il est même de bonne politesse, lorsque le roi de Dahomey reçoit la visite de quelque haut personnage ou d’un ambassadeur étranger, qu’il lui fasse la surprise d’une douzaine de têtes coupées en son honneur, - et coupées par le ministre de la Justice, le "minghan", qui s’acquitte à merveille de ces fonctions de bourreau. »

Mais quittons les fantaisies du roman pour retrouver l’histoire au travers d’une citation de Claude Sterckx :

Les crânes-trophées étaient amoncelés sur le toit du palais royal d'Abomey, et la formule rituelle de déclaration de guerre était « le palais a besoin d'un nouveau toit ».

En 1784, après la prise de Badagry [une ville frontalière de l’actuel Nigéria, par le septième roi Kpengla, 1774-1789], les Dahoméens rapportèrent plus de six mille têtes à l'encolure de leurs chevaux et, comme il en manquait cent vingt-sept pour la décoration murale décidée, cent vingt-sept prisonniers furent aussitôt exécutés.

Les crânes-trophées servaient à tous les usages du roi. La Cour comptait même un artiste officiel, l'adjakije, chargé de les transformer en coupes ou en toute sorte d'autres objets : pesons de fuseau pour la reine, accessoires de danse, pieds de fauteuil ou simplement bibelots d'ornement. (C. Sterckx, p. 85 ; nous avons ajouté la note entre crochets droits)

 

 

Les Scythes et leurs voisins

 

Claude Sterckx (p. 93-94) signale aussi les « performances » des Scythes et de leurs voisins à travers deux témoignages d’Hérodote. Le premier ne traite pas seulement des têtes coupées, mais aussi des scalps qui peuvent en être tirés, les Scythes pratiquant les deux opérations. Nous le livrons ci-après dans son intégralité. Le scalp bien sûr n’est pas la décapitation, mais on verra à la lecture du texte combien les deux traitements peuvent être liés. On verra aussi, sur un plan plus général, les usages que les Scythes réservent aux peaux humaines.

Quand un Scythe a abattu son premier ennemi, il boit de son sang. De tous ceux qu’il tue sur le champ de bataille, il présente les têtes au roi ; car ce n’est que s’il présente une tête qu’il a part au butin qui est fait ; s’il n’en présente pas, il n’y a point part.

Ces têtes sont écorchées de la manière suivante : le Scythe pratique une incision circulaire contournant les oreilles, saisit la peau et l’arrache du crâne en secouant ; il racle ensuite la chair avec une côte de bœuf, pétrit la peau dans ses mains, et, quand il l’a assouplie, en fait une espèce de serviette ; il l’attache aux rênes du cheval qu’il monte, et s’en glorifie ; car celui qui possède un grand nombre de ces serviettes, celui-là est jugé un homme très brave. Beaucoup d’entre eux font aussi avec les peaux écorchées des manteaux dont ils se revêtent, formés de pièces cousues ensemble comme des capes de bergers ; beaucoup arrachent aux cadavres de leurs ennemis la peau de la main droite, avec les ongles, et en font des couvercles pour leurs carquois ; j’ai pu constater que la peau humaine était épaisse et brillante, presque, de toutes les peaux, la plus brillante de blancheur. Beaucoup écorchent même des hommes tout entiers, étendent les peaux sur des morceaux de bois et les promènent à cheval. Tels sont leurs usages en la matière.

Quant aux têtes, non pas de tous leurs ennemis, mais des pires, voici comment ils les traitent. Ils détachent à la scie le crâne jusqu’au-dessous des sourcils, et le nettoient ; chez les pauvres, on se contente de l’envelopper extérieurement d’un cuir de bœuf non tanné, et on l’emploie tel quel ; chez les riches, non seulement on l’enveloppe de cuir, mais à l’intérieur on le dore ; et c’est ainsi traité qu’on l’emploie comme un verre à boire.

Ils en font autant des crânes même de leurs proches, s’il y a entre eux des différends et que l’un a triomphé de son adversaire devant le roi ; quand il vient chez lui des hôtes dont il fait cas, il leur présente ces têtes et explique que c’était de ses proches qui lui avaient cherché noise, et qu’il les a vaincus ; et ils parlent de cela comme d’un exploit. (Hérodote, IV, 64, trad. Ph.-E. Legrand)

 

Le second témoignage d’Hérodote, retenu par Claude Sterckx, concerne un peuple voisin des Scythes, celui des Tauroi :

Quant aux ennemis dont ils se sont emparés, voici comment ils les traitent : le vainqueur leur coupe la tête, qu’il emporte chez lui, la fiche sur une longue perche, et dresse cette perche bien haut au-dessus de son habitation, de préférence au-dessus du trou par où s’échappe la fumée. Ils ont ainsi, disent-ils, des gardiens, qui, de leur position élevée, veillent sur toute la demeure. (Hérodote, IV, 103, trad. Ph.-E. Legrand)

 

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Abstraction faite du cas celtique, plus complexe, il est clair que dans tous les exemples retenus, qui relèvent d’un contexte guerrier, disons « classique », la décapitation, tantôt systématique, tantôt sélective, des ennemis vaincus semble faire partie des « usages de la guerre ». Par ailleurs, l’utilisation du « matériel » est généralement facile à interpréter. Ces « têtes-trophées » permettent au guerrier de parader, lors de son retour, en mettant sa valeur en évidence, voire d’avoir accès aux récompenses promises ou à sa part du butin ; exposées à la vue de tous, sur des piques ou à l’entrée d’une ville, elles sont censées effrayer l’adversaire ou écarter le mauvais œil ; certaines sont rachetées par des proches de la victime ; d’autres, après avoir été travaillées, voire richement décorées, sont conservées pour servir d’ornements que l’on exhibe avec fierté, parfois de coupes à boire.

Passons maintenant au monde romain.

 

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FEC - Folia Electronica Classica  (Louvain-la-Neuve) - Numéro 13 - janvier-juin 2007

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