FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 13 - janvier-juin 2007


Médée de Sénèque : une tragédie des « noces barbares »

© Paul-Augustin Deproost, 2007


Ce texte a fait l'objet d'une communication le 10 novembre 2006 dans le cadre du séminaire interacadémique « Figures et formes des imaginaires antiques » qui réunit les universités de Louvain-la-Neuve, Liège et Lille III autour du thème des « liens de parenté ». Il sera prochainement publié dans les actes de cette journée.


Plan

1. Préliminaire : philosophie et dramaturgie dans le théâtre de Sénèque

2. Le mythe de Médée chez Sénèque

2.1 L'argument du drame et l'originalité de la Médée de Sénèque
2.2 Médée et la Toison d'or : le double prix de la quête des Argonautes

3. Le prologue ou l'annonce de la vengeance d'une épouse et d'une mère

4. La culpabilité de Médée : un effroyable mal d'amour

5. Conclusion


 

Car le titre de ce célèbre roman de Yann Queffélec pourrait être un sous-titre de choix pour cette tragédie où l’amour et le mariage sont l’occasion paradoxale d’un effroyable et universel appel à la barbarie. Chez Sénèque, la terrifiante vengeance de Médée contre son époux infidèle entraîne le personnage dans un univers qui dépasse largement la sphère familiale ou privée ou même le drame psychologique ; la Médée de Sénèque nous introduit dans un monde qui est proprement au-delà de l’humanité, de ses drames, de ses interdits, de ses contradictions, dans un monde inhumain qui prétend retrouver la barbarie et la virginité du chaos originel avant que les hommes ne structurent le monde dans les liens de parenté, d’ascendance, d’amour ou de quelconque société.

Après quelques préliminaires sur les rapports entre philosophie et dramaturgie dans le théâtre de Sénèque, j’évoquerai le mythe de Médée dans la structure dramatique de la pièce et notamment le rapport nouveau que Sénèque établit entre le séjour de la magicienne à Corinthe et les antécédents de la quête des Argonautes. Ensuite, j’analyserai le prologue de la tragédie, qui agit sur la pièce comme une sorte de « big bang » dont la suite n’est que l’horrifique rayonnement jusqu’au cri désespéré de Jason qui clôture le drame sur un « monde sans dieux ». Enfin, je terminerai par quelques considérations sur la culpabilité de Médée, dont l’effroyable mal d’amour double dans la sphère privée la faute originelle des Argonautes contre les interdits primitifs. Ce plan ne suit pas la trame narrative de la pièce, mais il cherche plutôt à pointer des états significatifs de l’âme de son héroïne. Car, comme je l’expliquerai plus tard, l’important dans le théâtre de Sénèque n’est pas dans le récit mythique ni même dans sa dramatisation, mais dans la dramatisation des questionnements qu’il induit de l’homme sur lui-même en un temps où il est moins question de savoir qui est l’homme que de s’interroger sur les possibilités de sa survie face aux crimes monstrueux dont il est la victime, l’auteur ou le complice.

 

1. Préliminaire : philosophie et dramaturgie dans le théâtre de Sénèque

Avant toute chose, il n’est pas inutile de contextualiser quelque peu la place du théâtre de Sénèque d’un double point de vue philosophique et dramaturgique. Sans entrer ici dans le détail du débat sur l’authenticité du corpus, je rappelle que Sénèque a écrit au moins huit tragédies, peut-être neuf si l’on admet l’authenticité de l’Hercule sur l’Œta, et qu’en toute hypothèse les deux familles de manuscrits qui nous les ont transmises présentent un recueil qui s’ouvre et se clôt par une pièce consacrée à Hercule, le héros emblématique du stoïcisme.

On s’est souvent interrogé sur les raisons qui ont poussé Sénèque à écrire des tragédies, à côté d’une œuvre philosophique importante en prose. Des exemples plus récents, comme ceux de Gabriel Marcel, Albert Camus ou Jean-Paul Sartre, nous montrent suffisamment qu’un même homme peut exercer son talent d’écrivain et de penseur dans les deux disciplines. Pour autant, en l’absence d’une chronologie précise, il est difficile de savoir si l’œuvre tragique de Sénèque est contemporaine de son œuvre philosophique, ou si elle lui est antérieure. Cette dernière hypothèse mérite d’être rappelée, car le théâtre aurait alors été, pour Sénèque, une « propédeutique » à la réflexion morale et psychologique dans laquelle aurait germé son œuvre philosophique.

En tout cas, l’éthique stoïcienne traverse tout le théâtre de Sénèque, dont les personnages sont autant d’exempla de la pensée morale de l’auteur. Une des marques stoïciennes les plus obvies de ce théâtre est l’individualisation outrancière des sentiments tragiques, qui, dans les modèles grecs, étaient étroitement liés à des destinées collectives, familiales, dynastiques ou sociales. Toutes les tragédies de Sénèque, quel que soit leur sujet, présentent la confrontation d’une âme individuelle et de son destin, non pas n’importe quel destin, ni une Providence abstraite, extérieure à l’homme, mais une destinée particulière, personnelle, à laquelle cette âme ne pourra échapper. Cette destinée ne lui est pas imposée de l’extérieur : elle préexiste à l’événement ; le personnage la porte en lui, et elle est inextricablement liée à sa manière d’être au monde et aux autres, sinon à cette mystérieuse part d’intériorité que nous appelons « l’inconscient ». Dans ces conditions, les péripéties de la tragédie ont pour but, et pour effet, de « révéler » l’âme à elle-même, de dévoiler, comme soumise à la question, sa vérité profonde et les ressorts de sa culpabilité fondamentale. Dès le moment où le stoïcisme privilégie l'individu sur sa famille, son lignage ou son appartenance à un groupe social, il l'expose au risque d'une culpabilité personnelle que l'homme doit chercher en lui-même et qu'il ne peut plus imputer à son environnement ou son ascendance. Les passions humaines ont pris le relais du destin ; elles sont passées au scalpel de la tragédie qui les donne à voir et à entendre à travers le spectacle de la folie, de la douleur et des crimes qui en sont issus, à travers la parole des monstres qui les mettent en œuvre. Car les personnages centraux des tragédies de Sénèque se complaisent dans d’interminables monologues où la parole qu’ils se disent à eux-mêmes est la manière par laquelle ils se cherchent ; elle les aide à se définir et à s’analyser avec une précision chirurgicale, au fil d’un discours inlassablement ajusté à la situation qu’ils vivent : ce sont les « aveux » qu’ils lâchent au cours de leur torture intérieure.

Théâtre du monologue affronté et de l’expérience philosophique, la tragédie de Sénèque est aussi le théâtre de la mort, présente dans toutes les pièces — en vertu du principe stoïcien, et déjà socratique, que « philosopher, c’est apprendre à mourir » [1]. La mort plane sur tous ces drames, même lorsque le dénouement n’est pas sanglant, et si Médée ne meurt pas après avoir tué tout son entourage, elle est enlevée au ciel en une apothéose terrifiante qui l’emporte dans un au-delà de l’humanité plus effroyable que le néant de la mort. C’est dans leur mort que les héros retrouvent leur liberté. Cette idée, chère aux stoïciens, est exprimée à plusieurs reprises. La mort que tous ces héros appellent n’est pas un moyen d’échapper au malheur ; ce n’est pas un repos, c’est le seul recours qui leur reste, une fois qu’ils ont découvert la fatalité de leur être. Et la mort acquiert, par elle-même, la valeur d’une rédemption, indépendamment de toute vie future.

Mais si Sénèque s’est tourné vers la tragédie, c’est aussi parce qu’elle lui offrait une occasion de « mettre en scène » les techniques de la rhétorique particulièrement en vogue dans la culture de son temps, en revisitant, sur le mode de la paraphrase et de l’imitatio, des histoires anciennes susceptibles d’un nouveau traitement dramatique. Dans les écoles de rhétorique, les élèves apprenaient à faire revivre et à faire parler des figures légendaires ou typiques bien connues : les héros de la mythologie, bien sûr, mais aussi le tyran, le fils loyal, la femme blessée, etc., qu’il fallait « humaniser » et « individualiser » en mettant en œuvre toutes les ressources du portrait littéraire et des arts déclamatoires. Les souffrances et les passions humaines sont, à cet égard, des thèmes qui permettent de donner libre cours aux outrances langagières les plus extrêmes, profilant ainsi un goût très moderne pour une certaine « esthétique de la violence », dont on trouve les germes dans des pièces comme Les Troyennes, Médée ou Phèdre.

Quant aux sujets choisis par Sénèque, ils sont ceux de la tragédie grecque classique : Agamemnon, emprunté à Eschyle, Œdipe à Sophocle, le reste, dont Médée, à Euripide, à l’exception de Thyeste, d’origine inconnue. En réalité, à côté d’influences évidentes, la comparaison des tragédies de Sénèque avec leurs modèles grecs révèle des différences considérables. Certes, Sénèque reprend la structure et les thèmes de la tragédie grecque : comme elle, il fait appel à un chœur pour accompagner ou commenter, sur le mode lyrique, les dialogues et monologues des acteurs ; il conserve les rôles périphériques du messager, de la nourrice ou du confident ; il utilise le même trimètre iambique dans les parties du dialogue et des mètres lyriques variés dans les parties chorales. Mais, en même temps, par rapport aux pièces grecques de sujets semblables, il n’hésite pas à ajouter des scènes, à en retrancher d’autres, ou à amalgamer des pièces entre elles. Il s’inspire également du répertoire de la tragédie romaine d’époque républicaine, et il instrumentalise son théâtre d’une actualité esthétique, philosophique et politique totalement nouvelle.

Une des originalités de Sénèque par rapport au théâtre grec est la complaisance avec laquelle sont présentés des spectacles horribles, scènes de magie, de nécromancie ou crimes et châtiments vécus en direct. Les théoriciens de la tragédie classique réprouvaient formellement ce genre de procédés, et l’injonction d’Horace « ne pueros coram populo Medea trucidet » en illustre le principe, auquel contrevient précisément la Médée de Sénèque lorsqu’elle met ses deux enfants à mort au cours de ses derniers dialogues avec la nourrice et avec Jason [2]. D’autre part, Sénèque investit son théâtre de problématiques nouvelles, telles que, par exemple, la question de la culpabilité, ignorée de la tragédie grecque. Alors que la Phèdre grecque n’était que l’instrument passif de la vengeance d’Aphrodite, chez Sénèque, elle devient un personnage trouble, à la fois coupable et non coupable. Dans le théâtre de Sénèque, Œdipe et Hercule sont de véritables héros stoïciens, ce que ne pouvaient pas être les héros de Sophocle ou d’Euripide, tous deux antérieurs à la naissance du stoïcisme. Les personnages mythologiques de Sénèque ne sont pas non plus étrangers à un contexte social et politique inconnu des Grecs. Comme l’a observé Alain Michel, le théâtre de Sénèque est un théâtre « engagé » qui se présente souvent comme une critique sociale implicite. Les tyrans sinistres que l’on y rencontre font inévitablement penser aux empereurs fous ; Phèdre et Médée « doivent sans doute quelque chose » à Agrippine. Sénèque intègre dans ses tragédies mythologiques l’histoire romaine contemporaine et sa propre expérience acquise dans le sérail impérial [3].

Enfin, à l’inverse de la tragédie grecque, le théâtre de Sénèque ne se caractérise pas par le souci de cohérence et de progressivité narratives. L’intrigue des drames de Sénèque se déroule pour l’essentiel dans les intervalles entre les scènes ; celles-ci sont comme des tableaux successifs qui mettent en lumière les données du mythe et invitent les spectateurs à les méditer : l’action est ailleurs, et elle n’est pas le ressort principal du drame. Ce qui intéresse Sénèque, c’est l’analyse intérieure des personnages, une sorte de « voyeurisme » fasciné par l’incandescence de la violence et de la monstruosité qui s’empare des personnages. À l’époque de Sénèque, la cruauté n’est plus simplement une pratique légalement ou éthiquement correcte, claire, connue de tous, propre, rassurante, par laquelle les sociétés archaïques se protégeaient contre les déviances ou les agressions ; depuis les guerres civiles, elle est devenue sournoise, insidieuse, imprévisible, sale ; elle souille les consciences et déclenche les angoisses des hommes qui ne savent plus où sont le bon droit, la vérité, le mensonge, et font l’expérience de la monstruosité à l’heure où ils s’y attendent le moins. Dans son théâtre, Sénèque met en scène l’expérience historique de la violence et de la perversité des hommes à travers le filtre poétique de la mythologie : ce ne sont que des mots, que des légendes, et les auditeurs ou spectateurs peuvent y défouler tous leurs fantasmes de sauvagerie en sachant que ces morts-là ne les saliront pas.

 

2. Le mythe de Médée chez Sénèque

La pièce d’Euripide avait marqué un tournant décisif dans l’histoire du mythe de Médée en déplaçant définitivement sur la mère des deux enfants la responsabilité et la mise en œuvre personnelles de l’infanticide que les versions antérieures attribuaient collectivement au peuple de Corinthe [4]. Après Euripide, le mythe de Médée connaît plusieurs médiations. Sans compter les péricopes épiques où elle intervient peu ou prou, on connaît l’existence d’au moins six pièces grecques et six pièces latines consacrées à Médée, mais seules les pièces d’Euripide et de Sénèque ont survécu dans leur intégralité et, parmi la production romaine antérieure à Sénèque, seules les Médées d’Ennius et d’Ovide sont consacrées au séjour de la magicienne à Corinthe. Même s’il est difficile de préciser ce que Sénèque a retenu de ces témoins, en raison de l’état plus ou moins fragmentaire dans lequel ils nous sont parvenus, il est évident qu’il n’a pas pu complètement ignorer ces médiations diverses. Et donc, la prudence s’impose lorsque l’on risque une comparaison entre les pièces de Sénèque et d’Euripide, en particulier lorsque l’on prête au dramaturge latin une nouveauté qu’il pouvait en réalité avoir reprise à un de ses modèles perdus, et l’on pense surtout ici à la tragédie Médée d’Ovide dont nous n’avons conservé qu’un fragment de deux lignes, mais dont le succès n’a pas pu ne pas inspirer Sénèque [5].

 

2.1. L'argument du drame et l'originalité de la Médée de Sénèque

L’argument du drame de Sénèque se résume facilement ; dans ses grandes lignes, c’est celui de la Médée d’Euripide. Médée apprend que Jason doit épouser la fille de Créon, le roi de Corinthe. Elle sollicite de Créon un délai d’un jour avant d’être bannie de la ville ; puis elle demande à Jason de fuir avec elle ou de lui laisser leurs enfants. Jason lui oppose un double refus. Pour se venger, Médée fait envoyer à sa rivale, par ses propres enfants, des bijoux et un manteau empoisonnés qui la consument dans les flammes, en même temps que son père Créon. Puis elle tue ses enfants et s’élève dans les airs sur un char attelé de deux serpents, où l’on reconnaît habituellement le char du Soleil, l’aïeul de la magicienne.

Dans l’état actuel de notre documentation, le modèle majeur de Sénèque reste donc la pièce d’Euripide. Nonobstant ce qui vient d’être dit à propos du caractère hasardeux des « nouveautés » de Sénèque par rapport à ce modèle, l’auteur latin apporte néanmoins de substantielles modifications à cette référence grecque. Tout d’abord, le nom de la rivale de Médée n’est jamais mentionné chez Euripide ; chez Sénèque, elle est Créuse, un nom qui souligne sa parenté avec Créon son père. Ensuite, Sénèque élimine la scène où Égée, le roi d’Athènes, propose à Médée une terre d’asile, donnant ainsi à son personnage une fin solitaire, plus définitivement inhumaine. Il réduit aussi les scènes qui opposent Jason et Médée : deux scènes chez Euripide, une scène chez Sénèque, en dehors de l’ultime dialogue qui conclut la pièce. Il augmente le rôle de la nourrice, confidente de Médée. Le chœur est constitué d’hommes de Corinthe et Sénèque en inverse les sympathies au profit de Jason et Créuse. Enfin, Médée y tue ses enfants « coram populo », contrairement au principe du classicisme tragique défendu par Horace.

La Médée de Sénèque met en scène six « personnages » parlants : Médée, la nourrice, Créon, Jason, le messager, le chœur des Corinthiens. Plusieurs personnages muets interviennent également au cours du drame : les fils de Médée et Jason, les compagnons de Créon, les Furies, l’ombre d’Absyrte, des soldats. Très rapidement, parce que là n’est pas l’essentiel, voici la structure de la pièce : le prologue ou premier acte est un long monologue de Médée. Il est suivi du premier chœur qui est un épithalame en l’honneur de Jason et Créuse, et qui constitue la réponse optimiste au monologue de Médée, les deux pièces formant comme une grande scène d’« ouverture » contrastée de la tragédie. Le deuxième acte est composé de deux scènes où Médée est successivement confrontée à la nourrice puis à Créon, qui la condamne à l’exil, moyennant un délai d’un jour. Le deuxième chœur est consacré au mythe des Argonautes. Le troisième acte est composé de deux scènes où Médée est successivement confrontée à la nourrice, pour la deuxième fois, et à Jason. Le troisième chœur est de nouveau consacré au mythe des Argonautes. Le quatrième acte est composé de trois scènes où la nourrice commence par décrire les préparatifs de Médée, où Médée se livre ensuite à ses incantations magiques et envoie enfin ses enfants pour offrir les cadeaux empoisonnés à Créuse. Le quatrième et dernier chœur décrit l’effrayant portrait de Médée devenue « sanglante Ménade » (cruenta maenas : v. 849). Le cinquième acte raconte l’exécution méthodique de la vengeance de Médée et le dénouement du drame en trois scènes : le messager fait le récit de l’incendie du palais et des deux premiers meurtres de Créuse et de son père ; Médée met à mort son premier enfant devant les yeux de la nourrice ; c’est, enfin, l’ultime rencontre entre Jason et Médée au terme de laquelle Médée tue son deuxième enfant devant les yeux de Jason et disparaît dans le ciel, portée « par un char ailé ».

Sans nul doute, Sénèque apporte à la structure de sa pièce et de son personnage quelque chose de plus direct, de plus abrupt, de plus concis, de plus brutal, de plus « primitif » que la tragédie d’Euripide. Ce qui intéresse surtout Sénèque c’est moins la narration d’un mythe dramatisé que l’analyse d’un caractère, d’une passion extrême qui domine totalement la pièce pour évacuer une culpabilité contractée parmi les hommes et reconquérir ainsi une sorte de « virginité » monstrueuse. Hantée par le désir de se punir du meurtre d’Absyrte, le jeune frère qu’elle a dépecé pour retarder son père lorsqu’elle fuyait la Colchide en compagnie de Jason, Médée cherche à annuler tout ce qui la relie au monde des hommes, qu’elle a commencé de connaître lors de la quête argonautique : le mariage, le couple, les enfants, l’exil, et finalement la répudiation. Le meurtre de ses jeunes fils est l’expiation du meurtre de son frère qui, chez Sénèque, n’était alors qu’un enfant alors que la tradition mythique en faisait plutôt un adolescent sinon un jeune adulte. Cette culpabilité une fois expiée, elle peut revenir à l’état qui a précédé sa relation avec Jason : après avoir été femme, mère et épouse, elle entend redevenir vierge, indomptable et barbare, en un mot revenir à l’état qui était le sien avant la conquête de la Toison d’or. Car cet événement, qui est seulement évoqué dans le prologue d’Euripide, constitue le nœud de la pièce de Sénèque pour marquer à la fois le destin de Médée et celui de l’humanité tout entière, confrontée à son désir de retrouver l’âge d’or après avoir anéanti les traces des temps ultérieurs. Alors qu’elle vient de tuer son premier fils, Médée peut se réjouir d’avoir « recouvré [s]on sceptre et retrouvé [s]on frère et [s]on père ; les gens de Colchide possèdent la toison du bélier d’or ; [s]on royaume [lui] est rendu et rendue aussi la virginité que [Jason lui] avai[t] ravie » [6] ; elle a reconquis le temps des origines.

À la fin de la pièce, Médée est emportée au ciel en une manière d’apothéose, mais, comme le crie Jason, il s’agit d’un ciel sans dieux [7] : elle quitte le monde des hommes pour gagner un univers proprement au-delà de l’humain, et même du divin, et retrouver l’identité perdue de ses origines colchidiennes, d’avant ses noces humaines. Chacun de ses crimes est une sorte de rituel régressif par lequel elle annule tous les acquis pervers de son humanité, avant de rejoindre la pureté originelle, sublime et fascinante de l’ensauvagement solitaire. On aurait tort de réduire la violence de Médée à ses manifestations de haine et de destruction ; la violence « irradie » totalement le personnage pour le purifier en une métamorphose qui finit par lui donner les allures terriblement ambiguës d’un ange du Mal.

Pour scander les temps de ce rituel régressif, Médée a moins recours aux ressorts de l’action tragique qu’à la spirale destructrice d’un autisme furieux qui absolutise la recherche de soi au mépris de toute valeur altruiste. Au début de la pièce, au moment où la nourrice lui annonce qu’il ne lui reste plus rien, Médée répond qu’il lui reste Médée et que cela suffit, car en elle on voit « la mer et la terre et le fer et les feux et les dieux et la foudre » : « Medea superest », qu’elle complète presqu’aussitôt, après une apostrophe de la nourrice : « Medea,… Fiam [8]. » Au moment où elle a tout perdu, il reste à Médée de devenir ce qu’elle est et ce qu’elle a été avant de rencontrer Jason, c’est-à-dire tout, à la fois la nature et les dieux et leur puissance de destruction, loin des hommes, au temps où elle était simplement barbare, vierge et insouciante servante de Diane, au temps où la funeste quête argonautique n’avait pas encore violé les limites primitives de l’univers selon les paroles mêmes du chœur [9]. Toute la pièce progresse alors vers le terrible cri du v. 910 : « Medea nunc sum » : « Maintenant je suis Médée ; mon génie a grandi dans le mal ». Le rythme de la tragédie est celui d’un mécanisme forcené où le mal engendre le mal, et Médée en est l’incarnation la plus aboutie. Sénèque ponctue ainsi les trois temps de ce que l’on a pu appeler « une tragédie annoncée », où l’effort tragique consiste à reconquérir une forme d’âge d’or, celui du chaos primitif, inviolé, sauvage, en annulant toutes les attaches humaines qui en éloignent : l’exil de la civilisation, l’amour, le mariage, les enfants, la beauté, et même les dieux [10]. La tragédie commence et finit sur le même mot : di — deos ; elle commence par une invocation aux dieux ; elle s’achève sur un ciel sans dieux, habité par un ange solitaire et extatique qui a reconquis sa pureté originelle au prix d’un univers dévasté. L’envol de Médée à la fin de la pièce illustre la dernière étape de ce détachement radical du personnage qui se sépare du monde des hommes et même du ciel des dieux pour disparaître dans une sorte de néant habité de lui seul. Cette ponctuation donne à la pièce de Sénèque une cohérence et une densité psychologiques plus marquées que chez Euripide [11].

 

2.2. Médée et la Toison d'or : le double prix de la quête des Argonautes

Parallèlement à cette insistance sur la radicalisation psychologique du personnage central au détriment de la progression tragique, Sénèque livre un enseignement philosophique sur l’évolution néfaste des rapports de l’homme au monde et à la nature, dont le drame de Médée apparaît comme un symbole mythique. Car, une des caractéristiques de la tragédie de Sénèque est d’avoir intégré le mythe de Médée à Corinthe et les antécédents de la quête argonautique où le chœur des Corinthiens dénonce la faute originelle de l’humanité [12]. Sur les quatre chœurs que contient la pièce de Sénèque, deux sont entièrement consacrés au voyage sacrilège des Argonautes et ils se situent au centre de la pièce, où ils ponctuent respectivement la rencontre entre Médée et Créon et celle qui oppose Médée et Jason. Le drame privé est ainsi inclus dans une perspective plus globale qui en fait un épisode de l’irréversible évolution des hommes vers le progrès et la civilisation, mais aussi vers la mort et le désordre. Le chœur situe la rupture des équilibres naturels au moment où les Argonautes ont osé entreprendre leur expédition sur les mers, inventant ainsi l’usage de la navigation qui devait porter les hommes sur des espaces naturellement interdits. On retrouve là les peurs et les fascinations anciennes à l’égard des tentatives humaines qui prétendent franchir des lieux théoriquement inaccessibles au pas de l’homme, qu’ils soient marins ou aériens [13]. Derrière ces peurs s’organise toute une réflexion sur l’inventivité technique de l’homme, ou, à tout le moins, ses conséquences néfastes ou son mauvais usage ; l’idée même de civilisation et de progrès apparaît comme une violation de l’équilibre primordial dans la mesure où elle remplace la symbiose naturelle entre l’homme et son environnement par une maîtrise toujours plus grande de l’homme sur la nature. Entre ingenium et nefas, l’expédition des Argonautes apparaît, dans la tragédie de Sénèque, comme la perspective inversée d’un moment d’origine à partir de laquelle se déploie toute l’ambiguïté du temps humain. Considérée à la fois comme une victoire technique de l’homme sur la sauvagerie des éléments et comme une transgression des espaces interdits, la quête des Argonautes a éloigné l’humanité des premiers temps d’innocence, les candida saecula, pour la conduire vers un temps dont le prix est double : la Toison d’or, symbole du progrès et de la prospérité ; Médée, « mal plus grand que la mer » [14]. En maîtrisant la nature, et donc en grandissant en civilisation, l’homme prend le risque de rompre les alliances originelles, les foedera mundi, pour les remplacer par des nouae leges imaginées par les hommes, parmi lesquelles celles de la navigation, s’écartant ainsi des temps mythiques de l’âge d’or dont une des caractéristiques, selon Ovide, était précisément de ne pas connaître des « lois », mais des « alliances » établies entre la nature et les premiers hommes [15].

Selon le chœur, la quête des Argonautes est la « faute originelle » de l’humanité, comme le rappelle aussi le héros du beau roman d’Amin Maalouf, « Le Périple de Baldassare » : « Ce n’est pas en croquant le fruit défendu que l’homme a irrité le Créateur, mais en prenant la mer [16] ». Et cette transgression primordiale a inauguré pour l’humanité un temps d’expiation qui l’éloigne irrémédiablement de l’âge d’or, « le temps de Médée » vers lequel convergent les châtiments de la première impiété ; à commencer par celui des membres de l’équipage du navire Argô dont la deuxième ode énumère le funeste catalogue et dont le dernier doit être Jason lui-même. Impunie avant la récriture de Sénèque, la transgression d’Argô connaît, dans le furor de Médée, un dénouement à la mesure de son audace, de son audacia, qui est la traduction latine de l’hybris grecque, grâce au chaînage inédit de ces châtiments mythiques, jusqu’ici autonomes dans les traditions mythologiques. D’autre part, ce dénouement installe, dans la durée de la tragédie, un temps légendaire qui est la simulation du temps de l’humanité depuis le moment d’une faute jusqu’à celui d’une fin, qui est un retour vers le commencement. Comme on le sait, une des apories les plus tragiques de l’antiquité est la conscience qu’avaient les anciens d’un éloignement irréversible de l’âge d’or qui entraîne l’homme vers son malheur dans un temps cyclique où le bonheur ne peut être reconquis qu’au prix d’un éternel retour à l’issue d’un effondrement du monde. Dans cette perspective, Médée est le signe mythique porteur de tous les retours aux temps d’origine ; initiatrice d’incendies et de conflagrations extrêmes complaisamment décrites dans la tragédie de Sénèque, elle préfigure l’ekpurôsis dont les stoïciens scandent les fins et les recommencements périodiques de l’univers.

Toute l’action de Médée a pour objet de reconquérir la virginité de cet équilibre primordial entre l’homme et la nature, de retourner à la « barbarie » originelle, à ce moment où l’homme se contentait d’être un « sauvage » parmi une nature sauvage, à l’abri des lois, des croyances, des contraintes et des contrats qui régissent les sociétés humaines. Sénèque pousse à son extrême limite le slogan stoïcien : « Naturam sequi », reconnaissant aux seules lois de la nature le droit de régler la vie des hommes. Sa Médée n’a finalement qu’un seul maître, le Soleil, son aïeul : elle a évacué toutes ses obligations matrimoniales, maternelles, hiérarchiques, sociales, religieuses pour disparaître dans un ciel vidé de ses dieux et sur le char de la plus puissante force naturelle qui soit, s’il s’agit bien du char du Soleil.

Sans compter leur importance dans la pensée stoïcienne, il faut aussi rappeler que ces questions étaient particulièrement à l’ordre du jour à l’époque de Néron et de ses travaux pharaoniques, dont plusieurs étaient liés à la maîtrise de l’eau. On sait aussi que le mythe de l’âge d’or a fasciné Néron jusque dans la construction de la Domus Aurea, qui se présentait comme une architecture des temps d’origine : avec son parc constitué de paysages mixtes, peuplé d’animaux sauvages et domestiques, avec son lac à l’image d’une mer, ses salles de bain qui mélangeaient les eaux de la mer et les eaux de sources sulfureuses, sa salle à manger qui, selon Suétone, tournait « continuellement sur elle-même, le jour et la nuit, comme le monde », sa décoration habitée par des monstres mêlant les espèces végétales, animales et humaines ou par des scènes mythologiques qui figuraient l’union de dieux et de mortels, cette demeure reproduisait au cœur de la Ville un véritable microcosme du premier univers indifférencié à l’entrée duquel régnait l’immense statue solaire du Prince, au sein d’un gigantesque assemblage de lieux urbains, cultivés et sauvages [17].

 

3. Le prologue ou l'annonce de la vengeance d'une épouse et d'une mère

La Médée de Sénèque commence par un monologue amer de l’héroïne principale (v. 1-55). Elle a été abandonnée par Jason et invoque maintenant les dieux et les puissances infernales pour détruire la nouvelle femme et la nouvelle famille de son époux, et conduire Jason lui-même sur les chemins de l’exil. À partir du v. 26, elle décide d’avoir elle-même l’initiative de la vengeance en demandant au Soleil son aïeul de pouvoir prendre les rênes de son char afin d’en détourner les feux sur Corinthe ; elle appelle aussi sur elle le retour de la barbarie du Caucase. La fin de son union avec Jason doit être marquée par des crimes plus abominables que ceux qu’elle a commis pour épouser Jason et enfanter : elle quittera son époux comme elle l’a suivi, c’est-à-dire dans le crime (v. 52-55). Tout au long du discours, Médée recourt à un vocabulaire et à des expressions empruntés au registre nuptial, qui rappellent avec exaltation son état d’épouse, certes trompée : di coniugales, genialis tori (v. 1), thalamis meis (v. 16), me coniugem (v. 23), paria repudia thalamis (v. 52-53).

Le prologue de Sénèque ne doit rien à celui d’Euripide où la nourrice donnait un exposé simplement attristé, mais sans excès, de la situation. Pour ce que l’on en connaît, Ennius suivait Euripide de plus près dans son prologue, notamment en donnant la parole à la nourrice [18] ; on ne connaît rien des prologues d’Accius et d’Ovide. Chez Sénèque, la haine et la frénésie envahissent la pièce dès les premiers vers, en mettant en scène un personnage rempli de passion et de violence. D’autre part, en annonçant qu’elle s’invitera au rituel nuptial pour porter elle-même dans le lit des époux la torche du cortège et immoler les victimes sur les autels, la Médée de Sénèque laisse pressentir dès le début une vengeance terrible qui pourrait toucher ses propres enfants, alors que, chez Euripide, l’horreur de la vengeance n’apparaît que graduellement dans l’esprit de l’héroïne. Comme souvent chez les personnages de Sénèque, Médée est, dès l’ouverture de la pièce, au paroxysme de son furor ; elle n’est plus capable d’évolution, elle est « statique » là où le personnage d’Euripide n’est pas encore totalement gagné par l’exaltation tragique.

Dans les tragédies de Sénèque, le prologue présente habituellement un long soliloque abstrait qui n’éprouve plus le besoin, comme dans la tragédie grecque, de rappeler les antécédents du drame, mais qui confronte, dès le début de la pièce, l’auditeur aux pulsions des personnages, placés d’emblée au moment du dernier vertige, juste avant que l’action ne bascule dans l’extrême et l’irréversible. Précédés par une longue tradition mythologique connue de tous, les héros ne doivent plus décliner leur identité, décrire le contenu de leur casier légendaire ou faire connaître les horreurs de leur état civil : des allusions suffisent, seules comptent les coordonnées mythiques qui contribuent à construire le portrait tragique des personnages.

Cependant, contrairement aux autres prologues de Sénèque qui mettent en scène des personnages humains, le monologue de Médée joue un rôle informatif important : Médée s’y nomme dès le v. 8, alors qu’ailleurs l’indication du nom est soit très retardée (comme dans les Troyennes, où Hécube ne se nomme qu’au v. 36), soit tout simplement absente ; d’autre part, l’héroïne introduit une large présentation de soi, étendue à son propre passé, son présent et son avenir, dont l’intention est de souligner sa différence par rapport aux autres personnages humains du drame. Dans le prologue, Médée fait valoir son isolement dans le monde des hommes dont l’éloignent ses pouvoirs magiques, ses affinités chtoniennes et son origine barbare lourdement condamnée dès la première intervention du chœur.

Cela dit, le prologue précipite le lecteur in medias res. Le personnage plonge dans le pathos dès son entrée en scène, ou, en tout cas, fait en sorte de l’exacerber et de l’attiser, comme les adresses de Médée à elle-même, pour le transformer en un élément de l’intrigue porteur de meurtre : « Accingere ira teque in exitium para / furore tuo »— « Arme-toi de colère ; prépare-toi à détruire avec toute ta fureur » (v. 51-52), où l’on observe la surenchère des impératifs aux deux extrémités du vers, le débit exalté de la double élision, l’agressivité militaire du premier impératif, et le rejet expressif de furore tuo ; d’autre part, en appelant en elle les forces conjointes de l’ira et du furor, Médée définit en sa personne et en son action le ressort dramaturgique le plus puissant des tragédies de Sénèque, comme dans les prologues de l’Hercule furieux ou du Thyeste. En même temps, le prologue nous montre un personnage totalement soumis à ce pathos : contrairement aux héros d’Euripide, et en particulier à la Médée grecque, qui garde la maîtrise sur l’action et qui ne décide que progressivement de son issue catastrophique, le personnage de Sénèque ne domine pas la situation : il y est impliqué par les forces obscures de l’irrationnel. On a souvent souligné la « passivité » des héros de Sénèque : « Mens intus agitat » (v. 47) : Médée ne dit pas « je », mais « mon esprit médite à l’intérieur » comme en un dédoublement d’elle-même confirmé par les exhortations qu’elle adresse à son animus, et dont l’exemple le plus achevé est le dédoublement des rôles entre Tantale et sa Furie dans le prologue du Thyeste. Tant il est vrai que le héros tragique est entièrement conditionné par une pathologie qui le dépasse, mais qu’il a souvent contribué à mettre lui-même en place.

Cependant passivité ne signifie pas pour autant inactivité, éminemment dans le fait de Médée. Contrairement aux prologues simplement pathétiques des Troyennes, de Phèdre ou d’Œdipe, où le personnage chargé du prologue n’est qu’une victime désarmée du destin et incapable d’exercer le moindre contrôle sur le déroulement de l’action, le prologue de Médée ajoute au pathétique une dimension « poiétique », dans la mesure où il met en scène une victime qui pèse sur l’action. Totalement aliénée et dépendante de son furor, Médée n’en est pas moins animée par un désir irrépressible d’agir, dont le prologue souligne l’impatience en sa deuxième partie. À partir du v. 26, en effet, Médée met un terme à ses atermoiements pour envisager les moyens, d’abord apocalyptiques puis plus réalistes, de procéder elle-même à la vengeance qu’elle ne songe plus à demander aux dieux. La victime conçoit et objective le plan prochain d’un scelus et d’un nefas, dont elle réalisera personnellement la terrifiante entreprise. Car, Médée est la chronique d’une violence extrême dont toutes les étapes sont annoncées par la protagoniste elle-même, explicitement ou inconsciemment, dès le prologue qui acquiert en ce sens une fonction « prophétique » : le sort de Jason, de Créuse, de Créon et de la famille royale est clairement fixé, et, même si le meurtre des enfants n’est pas encore dans la conscience claire de Médée, l’auditeur, qui connaît l’issue du drame, en relève plusieurs fois les annonces voilées dans l’invocation à Lucine dès le v. 1, la condamnation à mort de la « souche royale » au v. 18, plusieurs références au champ sémantique de l’enfantement, l’annonce d'un inquiétant sacrifice nuptial aux v. 38 et suivants, et, enfin, la conviction qu’« après avoir enfanté, il faut désormais [à Médée] des crimes plus grands » [19].

Épouse et mère, le prologue souligne d’emblée les deux traits qui définissent et activent tous les ressorts psychologiques de l’héroïne tragique. Car pour acquérir ce double statut, Médée a construit un monde moral marqué d’un sceau criminel qui l’a doublement exclue de sa pureté barbare et de la communauté humaine. Pour appartenir à Jason et lui donner des fils, elle s’est rendue coupable d’actes effroyables qui hantent désormais sa conscience, dès l’instant où l’abandonne et la condamne à l’isolement absolu celui à qui elle a sacrifié sa virginité, sa dignité familiale et royale, l’honneur de son pays.

Tout au long du prologue, Médée fait d’abord valoir son état d’épouse trompée. Dès les deux premiers mots de la pièce, elle invoque les divinités du mariage (di coniugales). Elle souligne qu’elle est l’épouse de Jason (v. 16, 23, 52 sq), et elle en appelle aux dieux par lesquels Jason lui a prêté un serment qui ne l’a pas empêché de rompre cette union, manifestant ainsi une légèreté dont ne s’était pas rendu coupable Pluton en enlevant Proserpine (v. 11). La référence à Proserpine suggère, du reste, que Médée en est arrivée à considérer son état d’épouse comme celui d’une femme victime d’un rapt d’autant plus monstrueux que le ravisseur n’a même pas eu à son égard l’élégance que Pluton a eue pour son épouse. Quand elle appelle la destruction sur les auteurs de son malheur, elle ne les désigne pas par leur nom, mais par la fonction familiale qu’ils occupent : coniux noua pour Créuse, socer pour Créon, sponsus pour Jason (v. 17-19) ; et le châtiment qu’elle appelle sur son mari est de vivre, mais comme exilé, privé de foyer précisément [20]. Sa première vengeance, elle l’exercera en perturbant la cérémonie nuptiale par un rite monstrueusement parodique : dès le v. 12, elle prie les dieux d’une uox non fausta, inversant ainsi l’exhortation rituelle fauete linguis qui introduisait les cérémonies religieuses ; elle appelle les Furies à assister à la noce (v. 13 sq) ; elle s’annonce elle-même comme pronuba, portant la torche rituelle dans la procession nuptiale qu’elle incendiera de son furor, et elle sacrifiera personnellement les victimes prévues par le rite, mais ce ne seront pas les victimes animales auxquelles on s’attend (v. 37-39) ! Du reste, Médée reprendra précisément l’image du sacrifice au moment où elle immolera son premier fils pour apaiser les mânes d’Absyrte : « Victima manes tuos / placamus ista [21]. » À la fin du prologue, un rejet oxymorique suffit, enfin, à exprimer toute la frustration conjugale de Médée et la détermination de sa vengeance : « Paria narrentur tua/ repudia thalamis » [22] ; l’histoire de sa répudiation s’inspirera de celle de ses noces, la puissance de sa haine se mesurera à celle de son amour.

Mais à côté de l’épouse trompée, la mère déçue exprime aussi son regret de n’être plus uirgo. Loin de s’en réjouir, les enfantements sont devenus pour elle la marque vivante de sa déchéance ; ils seront dès lors le lieu où pourrait au mieux s’exercer sa vengeance : « Ma vengeance est déjà enfantée : j’ai enfanté [23]. » La rupture de Jason a détruit l’idéal maternel de Médée, et l’infanticide ne sera que la confirmation de cette déception. Médée est animée par une volonté radicale de régression qui pousse celle qui a donné la vie à donner désormais la mort pour reconquérir sa virginité perdue : elle a engendré, mais pour donner naissance à sa vengeance ; elle a construit sa famille sur le crime, elle la quittera dans le crime (v. 55). La tragédie des « noces barbares » peut commencer.

À la fin de la pièce, les deux époux séparés se retrouveront réunis autour des corps sans vie de leurs enfants, seuls survivants d’un univers complètement effondré et ravagé par l’incendie. Comme en une sorte de structure tragique circulaire, de di à deos, Jason ne peut plus croire que les dieux invoqués par Médée dans le prologue puissent encore habiter le ciel où elle s’envole ; les serpents qui hérissaient la chevelure des Furies dans la première prière de la magicienne (v. 13) prennent place sous le joug du char qui l’emporte (v. 1023) ; et surtout, après avoir tué son deuxième enfant sous les yeux mêmes de Jason, Médée, qui n’a jamais renoncé à être son épouse, ose lui demander : « Coniugem agnoscis tuam ? » (v. 1021), pour lui rappeler, une dernière fois, que rien ne rompra jamais le lien qui l'unit à lui. À la fin du drame, Médée est effectivement redevenue l’épouse sauvage que Jason a désirée au temps de la barbarie avant qu’il ne l’emmène dans le temps des hommes qui a corrompu l’amour primitif.

 

4. La culpabilité de Médée : un effroyable mal d'amour

Le chant d’hyménée du premier chœur a confirmé l’imminence du mariage de Jason et Créuse et, en l’entendant, Médée prend réellement conscience de son état d’isolement total. Elle n’est plus en sécurité à Corinthe, mais elle ne peut pas non plus retourner dans son pays après les crimes qu’elle y a commis pour sauver Jason, en particulier le vol de la Toison d’or et le meurtre d’Absyrte. Elle connaît en ce moment le sort précaire et incertain de l’exilée, qu’elle appelait de ses vœux contre Jason lui-même dans le prologue (v. 20-23).

La précarité physique de Médée est doublée d’une haute conscience de sa culpabilité eu égard aux crimes familiaux qu’elle a perpétrés. Si Jason a trahi, elle s’est aussi rendue coupable d’infidélités, et elle le reconnaît haut et fort. Cette impudeur de l’aveu distingue Médée de son époux qui, au contraire, cherche toujours à justifier ses crimes avec un arsenal d’excuses convenues, quand il ne cherche pas tout simplement à en contester l’existence [24]. Médée s’accuse elle-même, jusqu’à l’obsession, du meurtre du jeune Absyrte, du vol de la Toison d’or, de l’abandon de son père, de son pays, de son royaume, du meurtre du vieux Pélias, autant de scelera dont elle ne cesse de souligner le nombre et l’impiété [25]. Dès le prologue, Médée se sait et se veut coupable ; elle introduit ainsi un sentiment nouveau dans le théâtre et dans le mythe, qui intériorise désormais le destin dans l’âme de l’héroïne. Ce sentiment est un des ressorts les plus puissants pour la suite de la tragédie.

Pour autant, ce sentiment aigu de culpabilité n’arrête pas Médée dans sa folie criminelle ; au contraire, il en est le moteur et les nouveaux crimes qu’elle accomplira bientôt seront, objectivement, encore plus odieux que les précédents, comme Médée elle-même l’annonce dès le v. 50 : « Maiora iam me scelera post partus decent. » Mais ce sentiment de culpabilité provoque en elle une blessure, qui brise littéralement l’unité du personnage, qui provoque l’éclatement de son être emporté en tous sens, déchiré au piège de sa démence et de ses divisions intérieures : « Incerta, uaecors, mente uaesana feror/ partes in omnes [26]. » Le comportement et le discours de Médée sont ceux d’un schizophrène : ambivalence des pensées et des sentiments, conduite paradoxale, rupture de la personnalité. Elle s’interroge à la première personne sur les moyens de sa vengeance : « Vnde me ulcisci queam [27] ? » Elle se persuade à la deuxième personne (v. 128-129), comme dans le prologue (v. 41 sq), de mettre en œuvre toutes les ressources de cette vengeance : ses origines barbares, et surtout ses crimes passés. Mais Médée est aussi quelqu’un qu’elle voudrait éloigner d’elle-même, car il y a en elle une faute insoutenable : la mort du jeune Absyrte. Certes, elle inclut ce crime, avec une complaisance malsaine et descriptive, dans la liste de ses scelera (v. 131-133), mais elle en parle à la troisième personne : il était le compagnon d’une « vierge impie » (v. 131), et non pas « mon » ou « ton » compagnon. Médée ne peut se résoudre d’avoir accompli ce forfait, et, quand elle le peut, elle préfère l’imputer à une autre elle-même, à une vierge certes capable du pire, mais irresponsable et « simple » au sens où Ovide parlait d’une puella simplex [28].

L’origine de cette blessure ou de cette aliénation, Médée la crie dans les v. 134-136 : « Combien de fois n’ai-je pas répandu avec impiété un sang funeste », reconnaît-elle sans hésitation, mais « aucun crime, je ne l’ai commis sous l’emprise de la colère », cette passion animale dont Sénèque a dressé une typologie saisissante dans le traité qu’il lui a consacré : « Nullum scelus/ irata feci : saeuit infelix amor ». Car, en dernière analyse, la violence criminelle de Médée a toujours été et sera toujours le dénouement d’un effroyable mal d’amour, et, en l’occurrence, il conclut un vers commencé sous le signe de la colère. Certes le comportement de Médée est tout entier guidé par la colère : « Colère, là où tu me conduis, je te suis », mais elle est alors moins un dérèglement bestial qu’une logique inhumaine qui est une manière d’objectiver ou d’organiser la vengeance issue du sentiment, plus primitif, plus brutal, de l’amour déçu. Médée se sait et se reconnaît coupable, mais au service d’autrui, et pour protéger son amour. Tout ce qu’elle a accompli, c’était pour sauver l’expédition du navire Argô et les héros grecs ; en foi de quoi elle demande à Jason de proclamer l’innocence de celle qui l’a perdue pour le servir [29].

Virgile avait déjà compris cette blessure fondamentale de Médée dans l’unique phrase qu’il lui a consacrée : « C’est le cruel amour qui apprit à une mère à souiller ses mains du sang de ses enfants [30]. » Car c’est également, et paradoxalement, par amour que Médée tuera ses propres enfants : par amour déçu pour Jason, par amour maternel pour ses enfants qu’elle enlève ainsi définitivement au pouvoir d’un père qui a trahi et d’une mère qui n’est pas la leur. Les mots saeuus amor du vers de Virgile annoncent même l’amor saeuit de Médée, tant il est vrai que, chez les héros tragiques de Sénèque, l’amour est aussi une passion destructrice, sauvage, comme il l’était déjà, du reste, plusieurs fois dans les poèmes virgiliens en accord avec les condamnations épicuriennes de Lucrèce contre l’amour-passion.

Plus tard, le chœur s’inquiétera des conséquences de cet « amour sauvage », car il connaît la démesure des oppositions internes de Médée pour le cas où l’amour et la colère s’épauleraient l’un l’autre : « Où se précipite la sanglante Ménade emportée par son amour sauvage ?… Médée ne sait freiner ni ses colères ni ses amours ; maintenant, colère et amour ont fait cause commune : quelle sera la suite [31] ? » Médée ressentira encore toute l’acuité de cette douloureuse déchirure juste avant de tuer son premier enfant : « Pourquoi colère et amour me conduisent-ils, instable, tour à tour en sens opposé [32] ? » ; et quand elle cherche à prendre la mesure de sa haine, elle prend comme étalon la puissance de son amour : « Tu cherches, malheureuse, jusqu’où doit aller ta haine ? Qu’elle soit à l’image de ton amour [33]. »

L’amour a fait et continue de faire littéralement « tourner la tête » de Médée ; il est, en définitive, sa « faute originelle », celle qui a mis en branle le mécanisme destructeur de sa culpabilité et de ses divisions intérieures. Nonobstant son effort de recomposition personnelle pour atteindre l’unité perdue, la virginité primitive, Médée ne pourra jamais effacer l’amour, qui est la cause ultime de son aliénation ; tout au plus en annulera-t-elle les causes secondes. Car, dans les derniers vers, Médée renoncera à tuer le traître, et donc à abolir l’origine de tous ses crimes : « Tu m’invites à la pitié », se dit-elle une dernière fois à elle-même , « C’est bien ; c’est fini. Ma douleur, je n’ai pas plus à te sacrifier [34]. » Médée « est » de nouveau Médée, elle « est devenue » la seule chose qui lui « restait » : Médée, primitive, barbare et criminelle, mais définitivement coupable d’amour. Après avoir commis ses forfaits, Médée a retrouvé l’unité indifférenciée d’une sorte de chaos originel où, comme elle l’avait annoncé, se mêlent toutes les forces naturelles et divines ; elle s’est dépouillée de toutes les compromissions meurtrières qui ont souillé et dispersé sa virginité naturelle, mais, en même temps et paradoxalement, elle est retournée à cet état de séduction sauvage où Jason l’a trouvée en Colchide et désirée pour épouse. À l’issue de la tragédie, et plus que jamais, Médée redevient l’épouse de Jason qu’elle n’a jamais cessé d’être : « Reconnais-tu ton épouse ? »

Par deux fois dans la pièce, Médée souhaite que Jason vive, contrairement au sort qu’elle réserve aux autres protagonistes du drame. Dans le prologue, c’est pour le condamner à l’exil [35] ; plus tard, ce sera après avoir invoqué pour ses crimes l’excuse d’un « malheureux amour », dont la seule évocation suscite un sursaut imprévu de tendresse pour Jason, qui l’amène à reporter la totalité de la faute sur Créon [36]. Et effectivement, Jason vit ; il est même, avec Médée, le seul rescapé de ce désastre. Bien sûr, Jason doit vivre pour qu’il puisse témoigner du passé de Médée auprès des hommes ; bien sûr, à l’exemple de Didon abandonnée par Énée, le souvenir obsédant de l’épouse trahie est une des punitions que Médée appelle sur Jason vivant [37]. Mais il y a plus que cette exigence narrative et imitative. Médée est, reste et prétend rester l’épouse de Jason, affectivement et juridiquement. Elle est prête à quitter Corinthe, à renoncer à ses titres royaux, à être condamnée pour ses crimes, à partir pour un nouvel exil, pourvu que ce soit en compagnie de Jason ; ses dialogues avec Créon et Jason peuvent se réduire à cette épure : « Créon, rends-moi mon époux ! », « Jason, reviens avec moi ! » [38]. À la fin de la pièce, Médée récupère enfin, en quelque sorte, la dot criminelle de son mariage en laissant vivre l’époux à qui elle a tout sacrifié, mais il ne s’agit en aucune façon d’un geste de pitié ou encore moins de justice. Jason est la trace vivante de l’irréductible division dont souffre Médée, à tout jamais blessée par l’amour et condamnée à ne jamais reconquérir la « simplicité » de la femme totalement réunifiée avec elle-même, dont parlait Ovide. Médée reste tragiquement ouverte à un amour qui ne peut plus se donner à personne ; elle est devenue ce visage angélique qu’ont aimé les artistes depuis l’antiquité romaine, tendu vers ailleurs en victime solitaire de l’amour détruit [39].

 

5. Conclusion

Parallèlement au chœur, Médée donne ainsi une explication plus privée de l’irruption du mal dans l’humanité. Pour autant, elle ne conteste pas la « faute originelle » de la quête argonautique. Bien au contraire, elle s’enorgueillit même d’en avoir été complice ; elle se proclame, jusqu’à l’indécence, coupable des actes monstrueux qui ont sauvé Jason et le noble équipage d’Argô, elle y associe toute sa destinée personnelle et criminelle ; mais alors que le chœur voit en Médée le prix du malheur qu’il a fallu payer pour cette première transgression, Médée se considère elle-même comme une victime de cette quête, au même titre que le reste de l’humanité. Comme tout homme, l’audace des Argonautes a marqué Médée d’un mal définitif, en l’occurrence le mal d’amour, et toute la tragédie de Médée à Corinthe est celle d’une femme qui, par ses crimes inouïs, ne cherche qu’à annuler tous les obstacles qui la séparent du temps primitif d’avant le mal, mais qui, en définitive, ne parvient qu’à s’échapper de la société des hommes pour retourner au néant sans avoir pu effacer totalement les stigmates de la transgression. Il serait, en effet, un peu trop simple de penser que Médée a tué ses enfants seulement par vengeance et par haine. Les enfants ont été pour elle l’enjeu d’une quête beaucoup plus fondamentale dont le chœur des Corinthiens a perçu tout le mystère. En construisant une machine capable de braver la mer et en portant la main sur la Toison d’or, Jason a pu croire un instant que les hommes s’étaient affranchis des interdits mythiques pour entrer dans un âge de progrès, de raison et de pouvoir. C’était sans compter que l’on ne désenchante pas impunément le monde. Au terme de la pièce, l’univers s’écroule sous les déluges conjoints de l’eau et du feu ; Jason apprend la mort de Créuse et du roi ; il assiste, impuissant, au meurtre de ses enfants. Il survit, certes, à l’entropie universelle qu’il a mise en branle, mais condamné à vivre seul sur une terre déserte, comme Médée dans un ciel vide, amants irrémédiablement désunis et stériles en leurs « noces barbares ».

 


 

[1] L’adage fameux de Montaigne, Essais, I, 10, traduit une première intuition de Socrate dans le Phédon (64a ; 67e), relayée par la formule de Cic., Tusc. I, 74 : « Tota enim philosophorum uita commentatio mortis est » et souvent paraphrasée chez Sénèque.

[2] Voir Sen., Med., 970 sq et 1000 sq ; cf. Hor., ars, 185.

[3] Voir le paragraphe consacré par Alain Michel à « Sénèque le tragique » dans l’ouvrage collectif Rome et nous : manuel d’initiation à la littérature et à la civilisation latines, Paris, Picard, 1977, p. 168-170.

[4] André Cheyns vient d’en faire la démonstration dans son article La « Médée » d’Euripide ou la tragédie de la manipulation, Supplément au Bulletin d’Information de la Fédération belge des professeurs de grec et de latin, n° 158, 2007, p. 1-24.

[5] En tout cas, la violence de la Médée de Sénèque rappelle les outrances de la magicienne dans la lettre à Jason que lui fait écrire Ovide en sa douzième Héroïde. François-Régis Chaumartin, le dernier éditeur des tragédies de Sénèque dans la Collection des Universités de France, a bien évalué quelle était la part d’originalité de la Médée de Sénèque par rapport à la tradition mythologique et dramaturgique de son héroïne, dans F.-R. Chaumartin, Mise au point sur quelques problèmes relatifs à la « Médée » de Sénèque, dans P. Defossé (éd.), Hommages à Carl Deroux. 1. Poésie, Bruxelles, Latomus, 2002, p. 108-122 (Coll. Latomus, t. 266).

[6] Sen., Med., 982-984 : « Iam iam recepi sceptra, germanum, patrem,/ spoliumque Colchi pecudis auratae tenent ;/ rediere regna, rapta uirginitas redit. »

[7] Sen., Med., 1026-1027 : « Per alta uade spatia sublimi aetheris/ testare nullos esse, qua ueheris, deos. »

[8] Sen., Med, 166-167 : « Medea superest, hic mare et terras uides/ ferrumque et ignes et deos et fulmina./… (171) (Nutr.) Medea…, / (Med.) Fiam. »

[9] Voir Sen., Med., 335 sq-339.

[10] Voir G. Galimberti-Biffino, La Médée de Sénèque : une tragédie « annoncée » : Medea superest (166), Medea ...fiam (17), Medea nunc sum (910), dans BAGB, 1996, p. 44-54.

[11] Comme vient de le rappeler J. Thomas, L’imaginaire de l’homme romain. Dualité et complexité, Bruxelles, Latomus, 2006, p. 134 (Coll. Latomus, t. 299), « la Médée de Sénèque est plus complexe, plus vivante dans sa tragédie que celle d’Euripide, trop incomplète dans sa peinture psychologique ».

[12] Sur le mythe des Argonautes dans la Médée de Sénèque, voir P.-A. Deproost, De l’âge d’or à Médée. L’ombre portée des Argonautes sur les rythmes du temps dans la Medea de Sénèque, dans P. Carmignani — J.-Y. Laurichesse — J. Thomas (éd.), Rythmes et lumières de la Méditerranée. Actes du colloque international du 20 au 23 mars 2002, Presses universitaires de Perpignan, 2003, p. 45-58 (Coll. Études) [version électronique]; J. Fabre-Serris, Entre mythe et philosophie: l'impiété des Argonautes et la théorie sénéquienne des âges, dans Uranie, t. 9 : Mythe et/ou philosophie dans les textes grecs et latins sur les origines de l'humanité (Actes des journées d'études des 13 et 14 novembre 1998 édités par Jacqueline Fabre-Serris), Villeneuve d'Ascq : Université Charles de Gaulle-Lille III, 2000, p. 125-134 ; Ph. Desy, Les vraies et les fausses angoisses du chœur dans la Médée de Sénèque : une nouvelle interprétation, dans Latomus, t. 64 (2005), p. 926-944 ; G.G. Biondi, Il mito argonautico nella Medea. Lo stilo filosofico del drammatico Seneca, dans Seneca e il teatro, dans Dioniso, t. 52 (1981), p. 421-445 ; Id., Il nefas argonautico. Mythos e logos nella Medea di Seneca, Bologna, Pàtron, 1984.

[13] Voir e.g. les mises en garde d’Horace au bateau de Virgile dans le célèbre propempticon de carm. I, 3, ou les enjeux de la transgression de Dédale et Icare dans Ov., met. VIII, 183-235. Dans la deuxième ode argonautique, le chœur associe, du reste, la transgression des Argonautes à la première transgression céleste de Phaéton (v. 599-602).

[14] Voir Sen., Med., 360-363 : « Quod fuit huius/ pretium cursus ? Aurea pellis/ maiusque mari Medea malum,/ merces prima digna carina. » La nostalgie des candida saecula introduit l’itinéraire du premier bateau dans la première ode argonautique (v. 330-334).

[15] Voir Ov., met. I, 89-93 ; cf. Lucr., V, 1019-1027 et 1110-1160. Sur cette question, voir Deproost (n. 12), p. 47.

[16] Voir A. Maalouf, Le Périple de Baldassare, Paris, Grasset, 2000, p. 185.

[17] Pour une description ancienne de la Domus Aurea et des projets architecturaux de Néron, voir, e.g., le célèbre passage de Suet., Nero, 31 ; voir aussi Y. Perrin, La Domus Aurea et l'idéologie néronienne, dans E. Lévy (éd.), Le système palatial en Orient, en Grèce et à Rome, Leiden, E.J. Brill, 1987, p. 358-381, et M. Blaison, L ’Empereur et l’homme : une lecture de la Domus Aurea Neronis, dans Labyrinthe. Thèmes [Mis en ligne le 4 mars 2005].

[18] Voir Enn., Med., frg. 246-254 V = 208-216 J.

[19] Sen., Med., 50 : « Maiora iam me scelera post partus decent. »

[20] Sen., Med., 20-21 : « Viuat, per urbes erret ignotas egens/ exul, pauens, inuisus, incerti laris », où la dernière malédiction conclut la liste des épithètes sous la forme d’un génitif de qualité qui le distingue des autres adjectifs.

[21] Sen., Med., 970-971.

[22] Sen., Med., 52-53, où l’on observera la mise en évidence de l’adjectif paria qui associe étroitement les deux états d’âme, en même temps que la succession des six brèves qui précipite le débit de l’oxymore indigné.

[23] Sen., Med., 25-26 : « Iam parta ultio est : / peperi. »

[24] Pour la culpabilité de Jason, voir e.g. Sen., Med., 434 sq.

[25] Voir e.g. Sen., Med., 125-136 ; 276-280, 465-476, 483-489.

[26] Sen., Med., 123-124.

[27] Sen., Med., 124.

[28] Voir Ov., epist. XII, 90.

[29] Voir Sen., Med., 225-245, 276-280, 449, 477, 487-489, 500-504.

[30] Verg., ecl. VIII, 47-48 : « Saeuus amor docuit natorum sanguine matrem/ commaculare manus. »

[31] Sen., Med., 849-851 : « Quonam cruenta maenas/ praeceps amore saeuo/ rapitur ?… (866-869) Frenare nescit iras/ Medea, non amores ;/ nunc ira amorque causam/ iunxere : quid sequetur ? »

[32] Sen., Med., 938-939 : « (Quid) uariamque nunc huc ira, nunc illuc amor/ diducit ? », au milieu d’un monologue délibératif qui affronte longuement ces deux sentiments dans le cœur déchiré de Médée.

[33] Sen., Med., 397-398 : « Si quaeris odio, misera, quem statuas modum,/ imitare amorem. »

[34] Sen., Med., 1018-1020 : « Misereri iubes./ Bene est : peractum est. Plura non habui, dolor,/ quae tibi litarem. »

[35] Voir Sen., Med., 19 sq.

[36] Voir Sen., Med., 137 sq.

[37] Voir Sen., Med., 22 sq.

[38] Voir Sen., Med., 246 : « redde crimen » ; 273 : « redde comitem » ; 482 : « redde supplici felix uicem » ; 489 : « redde fugienti sua ». Toutes ces formules renvoient peu ou prou à la formule juridique « iudicium redde », car Médée considère qu’il s’agit pour elle d’un droit, eu égard à son statut d’épouse légitime de Jason (à ce sujet, voir A. Perrenoud, L’expression « redde crimen » dans la Médée de Sénèque, dans Latomus, t. 22 [1963], p. 489-497).

[39] C’est ce visage d’ange que l’on retrouve dans les peintures de Pompéi ; c’est aussi celui qui fascinait le cinéaste Pasolini dans son film Medea, où il reconnaissait avoir eu tendance à « raphaëliser [la femme], à exprimer son côté angélique » (P.P. Pasolini, Les dernières paroles d’un impie. Entretiens avec Jean Duflot, Paris, Pierre Belfond, 1981, p. 136).



[Déposé sur la Toile le 26 janvier  2007]


FEC - Folia Electronica Classica  (Louvain-la-Neuve) - Numéro 13 - janvier-juin 2007

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