FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 13 - janvier-juin 2007
Médée de Sénèque : une tragédie des « noces barbares »
© Paul-Augustin Deproost, 2007
Ce texte a fait l'objet d'une communication le 10 novembre 2006 dans le cadre du séminaire interacadémique « Figures et formes des imaginaires antiques » qui réunit les universités de Louvain-la-Neuve, Liège et Lille III autour du thème des « liens de parenté ». Il sera prochainement publié dans les actes de cette journée.
Plan
— 1. Préliminaire : philosophie et dramaturgie dans le théâtre de Sénèque
— 2. Le mythe de Médée chez Sénèque
2.1 L'argument du drame et l'originalité de la Médée de Sénèque
2.2 Médée et la Toison d'or : le double prix de la quête des Argonautes
— 3. Le prologue ou l'annonce de la vengeance d'une épouse et d'une mère
— 4. La culpabilité de Médée : un effroyable mal d'amour
— 5. Conclusion
Car le titre de ce célèbre roman de Yann Queffélec pourrait être un sous-titre de choix pour cette tragédie où l’amour et le mariage sont l’occasion paradoxale d’un effroyable et universel appel à la barbarie. Chez Sénèque, la terrifiante vengeance de Médée contre son époux infidèle entraîne le personnage dans un univers qui dépasse largement la sphère familiale ou privée ou même le drame psychologique ; la Médée de Sénèque nous introduit dans un monde qui est proprement au-delà de l’humanité, de ses drames, de ses interdits, de ses contradictions, dans un monde inhumain qui prétend retrouver la barbarie et la virginité du chaos originel avant que les hommes ne structurent le monde dans les liens de parenté, d’ascendance, d’amour ou de quelconque société.
Après quelques préliminaires sur les rapports entre philosophie et dramaturgie dans le théâtre de Sénèque, j’évoquerai le mythe de Médée dans la structure dramatique de la pièce et notamment le rapport nouveau que Sénèque établit entre le séjour de la magicienne à Corinthe et les antécédents de la quête des Argonautes. Ensuite, j’analyserai le prologue de la tragédie, qui agit sur la pièce comme une sorte de « big bang » dont la suite n’est que l’horrifique rayonnement jusqu’au cri désespéré de Jason qui clôture le drame sur un « monde sans dieux ». Enfin, je terminerai par quelques considérations sur la culpabilité de Médée, dont l’effroyable mal d’amour double dans la sphère privée la faute originelle des Argonautes contre les interdits primitifs. Ce plan ne suit pas la trame narrative de la pièce, mais il cherche plutôt à pointer des états significatifs de l’âme de son héroïne. Car, comme je l’expliquerai plus tard, l’important dans le théâtre de Sénèque n’est pas dans le récit mythique ni même dans sa dramatisation, mais dans la dramatisation des questionnements qu’il induit de l’homme sur lui-même en un temps où il est moins question de savoir qui est l’homme que de s’interroger sur les possibilités de sa survie face aux crimes monstrueux dont il est la victime, l’auteur ou le complice.
Avant toute chose, il n’est pas inutile de contextualiser quelque peu la place du théâtre de Sénèque d’un double point de vue philosophique et dramaturgique. Sans entrer ici dans le détail du débat sur l’authenticité du corpus, je rappelle que Sénèque a écrit au moins huit tragédies, peut-être neuf si l’on admet l’authenticité de l’Hercule sur l’Œta, et qu’en toute hypothèse les deux familles de manuscrits qui nous les ont transmises présentent un recueil qui s’ouvre et se clôt par une pièce consacrée à Hercule, le héros emblématique du stoïcisme.
On s’est souvent interrogé sur les raisons qui ont poussé Sénèque à écrire des tragédies, à côté d’une œuvre philosophique importante en prose. Des exemples plus récents, comme ceux de Gabriel Marcel, Albert Camus ou Jean-Paul Sartre, nous montrent suffisamment qu’un même homme peut exercer son talent d’écrivain et de penseur dans les deux disciplines. Pour autant, en l’absence d’une chronologie précise, il est difficile de savoir si l’œuvre tragique de Sénèque est contemporaine de son œuvre philosophique, ou si elle lui est antérieure. Cette dernière hypothèse mérite d’être rappelée, car le théâtre aurait alors été, pour Sénèque, une « propédeutique » à la réflexion morale et psychologique dans laquelle aurait germé son œuvre philosophique.
En tout cas, l’éthique stoïcienne traverse tout le théâtre de Sénèque, dont les personnages sont autant d’exempla de la pensée morale de l’auteur. Une des marques stoïciennes les plus obvies de ce théâtre est l’individualisation outrancière des sentiments tragiques, qui, dans les modèles grecs, étaient étroitement liés à des destinées collectives, familiales, dynastiques ou sociales. Toutes les tragédies de Sénèque, quel que soit leur sujet, présentent la confrontation d’une âme individuelle et de son destin, non pas n’importe quel destin, ni une Providence abstraite, extérieure à l’homme, mais une destinée particulière, personnelle, à laquelle cette âme ne pourra échapper. Cette destinée ne lui est pas imposée de l’extérieur : elle préexiste à l’événement ; le personnage la porte en lui, et elle est inextricablement liée à sa manière d’être au monde et aux autres, sinon à cette mystérieuse part d’intériorité que nous appelons « l’inconscient ». Dans ces conditions, les péripéties de la tragédie ont pour but, et pour effet, de « révéler » l’âme à elle-même, de dévoiler, comme soumise à la question, sa vérité profonde et les ressorts de sa culpabilité fondamentale. Dès le moment où le stoïcisme privilégie l'individu sur sa famille, son lignage ou son appartenance à un groupe social, il l'expose au risque d'une culpabilité personnelle que l'homme doit chercher en lui-même et qu'il ne peut plus imputer à son environnement ou son ascendance. Les passions humaines ont pris le relais du destin ; elles sont passées au scalpel de la tragédie qui les donne à voir et à entendre à travers le spectacle de la folie, de la douleur et des crimes qui en sont issus, à travers la parole des monstres qui les mettent en œuvre. Car les personnages centraux des tragédies de Sénèque se complaisent dans d’interminables monologues où la parole qu’ils se disent à eux-mêmes est la manière par laquelle ils se cherchent ; elle les aide à se définir et à s’analyser avec une précision chirurgicale, au fil d’un discours inlassablement ajusté à la situation qu’ils vivent : ce sont les « aveux » qu’ils lâchent au cours de leur torture intérieure.
Théâtre du monologue affronté et de l’expérience philosophique, la tragédie de Sénèque est aussi le théâtre de la mort, présente dans toutes les pièces — en vertu du principe stoïcien, et déjà socratique, que « philosopher, c’est apprendre à mourir » [1]. La mort plane sur tous ces drames, même lorsque le dénouement n’est pas sanglant, et si Médée ne meurt pas après avoir tué tout son entourage, elle est enlevée au ciel en une apothéose terrifiante qui l’emporte dans un au-delà de l’humanité plus effroyable que le néant de la mort. C’est dans leur mort que les héros retrouvent leur liberté. Cette idée, chère aux stoïciens, est exprimée à plusieurs reprises. La mort que tous ces héros appellent n’est pas un moyen d’échapper au malheur ; ce n’est pas un repos, c’est le seul recours qui leur reste, une fois qu’ils ont découvert la fatalité de leur être. Et la mort acquiert, par elle-même, la valeur d’une rédemption, indépendamment de toute vie future.
Mais si Sénèque s’est tourné vers la tragédie, c’est aussi parce qu’elle lui offrait une occasion de « mettre en scène » les techniques de la rhétorique particulièrement en vogue dans la culture de son temps, en revisitant, sur le mode de la paraphrase et de l’imitatio, des histoires anciennes susceptibles d’un nouveau traitement dramatique. Dans les écoles de rhétorique, les élèves apprenaient à faire revivre et à faire parler des figures légendaires ou typiques bien connues : les héros de la mythologie, bien sûr, mais aussi le tyran, le fils loyal, la femme blessée, etc., qu’il fallait « humaniser » et « individualiser » en mettant en œuvre toutes les ressources du portrait littéraire et des arts déclamatoires. Les souffrances et les passions humaines sont, à cet égard, des thèmes qui permettent de donner libre cours aux outrances langagières les plus extrêmes, profilant ainsi un goût très moderne pour une certaine « esthétique de la violence », dont on trouve les germes dans des pièces comme Les Troyennes, Médée ou Phèdre.
Quant aux sujets choisis par Sénèque, ils sont ceux de la tragédie grecque classique : Agamemnon, emprunté à Eschyle, Œdipe à Sophocle, le reste, dont Médée, à Euripide, à l’exception de Thyeste, d’origine inconnue. En réalité, à côté d’influences évidentes, la comparaison des tragédies de Sénèque avec leurs modèles grecs révèle des différences considérables. Certes, Sénèque reprend la structure et les thèmes de la tragédie grecque : comme elle, il fait appel à un chœur pour accompagner ou commenter, sur le mode lyrique, les dialogues et monologues des acteurs ; il conserve les rôles périphériques du messager, de la nourrice ou du confident ; il utilise le même trimètre iambique dans les parties du dialogue et des mètres lyriques variés dans les parties chorales. Mais, en même temps, par rapport aux pièces grecques de sujets semblables, il n’hésite pas à ajouter des scènes, à en retrancher d’autres, ou à amalgamer des pièces entre elles. Il s’inspire également du répertoire de la tragédie romaine d’époque républicaine, et il instrumentalise son théâtre d’une actualité esthétique, philosophique et politique totalement nouvelle.
La pièce d’Euripide avait marqué un tournant décisif dans l’histoire du mythe de Médée en déplaçant définitivement sur la mère des deux enfants la responsabilité et la mise en œuvre personnelles de l’infanticide que les versions antérieures attribuaient collectivement au peuple de Corinthe [4]. Après Euripide, le mythe de Médée connaît plusieurs médiations. Sans compter les péricopes épiques où elle intervient peu ou prou, on connaît l’existence d’au moins six pièces grecques et six pièces latines consacrées à Médée, mais seules les pièces d’Euripide et de Sénèque ont survécu dans leur intégralité et, parmi la production romaine antérieure à Sénèque, seules les Médées d’Ennius et d’Ovide sont consacrées au séjour de la magicienne à Corinthe. Même s’il est difficile de préciser ce que Sénèque a retenu de ces témoins, en raison de l’état plus ou moins fragmentaire dans lequel ils nous sont parvenus, il est évident qu’il n’a pas pu complètement ignorer ces médiations diverses. Et donc, la prudence s’impose lorsque l’on risque une comparaison entre les pièces de Sénèque et d’Euripide, en particulier lorsque l’on prête au dramaturge latin une nouveauté qu’il pouvait en réalité avoir reprise à un de ses modèles perdus, et l’on pense surtout ici à la tragédie Médée d’Ovide dont nous n’avons conservé qu’un fragment de deux lignes, mais dont le succès n’a pas pu ne pas inspirer Sénèque [5].
2.1. L'argument du drame et l'originalité de la Médée de Sénèque
L’argument du drame de Sénèque se résume facilement ; dans ses grandes lignes, c’est celui de la Médée d’Euripide. Médée apprend que Jason doit épouser la fille de Créon, le roi de Corinthe. Elle sollicite de Créon un délai d’un jour avant d’être bannie de la ville ; puis elle demande à Jason de fuir avec elle ou de lui laisser leurs enfants. Jason lui oppose un double refus. Pour se venger, Médée fait envoyer à sa rivale, par ses propres enfants, des bijoux et un manteau empoisonnés qui la consument dans les flammes, en même temps que son père Créon. Puis elle tue ses enfants et s’élève dans les airs sur un char attelé de deux serpents, où l’on reconnaît habituellement le char du Soleil, l’aïeul de la magicienne.
2.2. Médée et la Toison d'or : le double prix de la quête des Argonautes
Parallèlement à cette insistance sur la radicalisation psychologique du personnage central au détriment de la progression tragique, Sénèque livre un enseignement philosophique sur l’évolution néfaste des rapports de l’homme au monde et à la nature, dont le drame de Médée apparaît comme un symbole mythique. Car, une des caractéristiques de la tragédie de Sénèque est d’avoir intégré le mythe de Médée à Corinthe et les antécédents de la quête argonautique où le chœur des Corinthiens dénonce la faute originelle de l’humanité
[12]. Sur les quatre chœurs que contient la pièce de Sénèque, deux sont entièrement consacrés au voyage sacrilège des Argonautes et ils se situent au centre de la pièce, où ils ponctuent respectivement la rencontre entre Médée et Créon et celle qui oppose Médée et Jason. Le drame privé est ainsi inclus dans une perspective plus globale qui en fait un épisode de l’irréversible évolution des hommes vers le progrès et la civilisation, mais aussi vers la mort et le désordre. Le chœur situe la rupture des équilibres naturels au moment où les Argonautes ont osé entreprendre leur expédition sur les mers, inventant ainsi l’usage de la navigation qui devait porter les hommes sur des espaces naturellement interdits. On retrouve là les peurs et les fascinations anciennes à l’égard des tentatives humaines qui prétendent franchir des lieux théoriquement inaccessibles au pas de l’homme, qu’ils soient marins ou aériens
[13]. Derrière ces peurs s’organise toute une réflexion sur l’inventivité technique de l’homme, ou, à tout le moins, ses conséquences néfastes ou son mauvais usage ; l’idée même de civilisation et de progrès apparaît comme une violation de l’équilibre primordial dans la mesure où elle remplace la symbiose naturelle entre l’homme et son environnement par une maîtrise toujours plus grande de l’homme sur la nature. Entre ingenium et nefas, l’expédition des Argonautes apparaît, dans la tragédie de Sénèque, comme la perspective inversée d’un moment d’origine à partir de laquelle se déploie toute l’ambiguïté du temps humain. Considérée à la fois comme une victoire technique de l’homme sur la sauvagerie des éléments et comme une transgression des espaces interdits, la quête des Argonautes a éloigné l’humanité des premiers temps d’innocence, les candida saecula, pour la conduire vers un temps dont le prix est double : la Toison d’or, symbole du progrès et de la prospérité ; Médée, « mal plus grand que la mer »
[14]. En maîtrisant la nature, et donc en grandissant en civilisation, l’homme prend le risque de rompre les alliances originelles, les foedera mundi, pour les remplacer par des nouae leges imaginées par les hommes, parmi lesquelles celles de la navigation, s’écartant ainsi des temps mythiques de l’âge d’or dont une des caractéristiques, selon Ovide, était précisément de ne pas connaître des « lois », mais des « alliances » établies entre la nature et les premiers hommes
[15].
La Médée de Sénèque commence par un monologue amer de l’héroïne principale (v. 1-55). Elle a été abandonnée par Jason et invoque maintenant les dieux et les puissances infernales pour détruire la nouvelle femme et la nouvelle famille de son époux, et conduire Jason lui-même sur les chemins de l’exil. À partir du v. 26, elle décide d’avoir elle-même l’initiative de la vengeance en demandant au Soleil son aïeul de pouvoir prendre les rênes de son char afin d’en détourner les feux sur Corinthe ; elle appelle aussi sur elle le retour de la barbarie du Caucase. La fin de son union avec Jason doit être marquée par des crimes plus abominables que ceux qu’elle a commis pour épouser Jason et enfanter : elle quittera son époux comme elle l’a suivi, c’est-à-dire dans le crime (v. 52-55). Tout au long du discours, Médée recourt à un vocabulaire et à des expressions empruntés au registre nuptial, qui rappellent avec exaltation son état d’épouse, certes trompée : di coniugales, genialis tori (v. 1), thalamis meis (v. 16), me coniugem (v. 23), paria repudia thalamis (v. 52-53).
Dans les tragédies de Sénèque, le prologue présente habituellement un long soliloque abstrait qui n’éprouve plus le besoin, comme dans la tragédie grecque, de rappeler les antécédents du drame, mais qui confronte, dès le début de la pièce, l’auditeur aux pulsions des personnages, placés d’emblée au moment du dernier vertige, juste avant que l’action ne bascule dans l’extrême et l’irréversible. Précédés par une longue tradition mythologique connue de tous, les héros ne doivent plus décliner leur identité, décrire le contenu de leur casier légendaire ou faire connaître les horreurs de leur état civil : des allusions suffisent, seules comptent les coordonnées mythiques qui contribuent à construire le portrait tragique des personnages.
Épouse et mère, le prologue souligne d’emblée les deux traits qui définissent et activent tous les ressorts psychologiques de l’héroïne tragique. Car pour acquérir ce double statut, Médée a construit un monde moral marqué d’un sceau criminel qui l’a doublement exclue de sa pureté barbare et de la communauté humaine. Pour appartenir à Jason et lui donner des fils, elle s’est rendue coupable d’actes effroyables qui hantent désormais sa conscience, dès l’instant où l’abandonne et la condamne à l’isolement absolu celui à qui elle a sacrifié sa virginité, sa dignité familiale et royale, l’honneur de son pays.
Tout au long du prologue, Médée fait d’abord valoir son état d’épouse trompée. Dès les deux premiers mots de la pièce, elle invoque les divinités du mariage (di coniugales). Elle souligne qu’elle est l’épouse de Jason (v. 16, 23, 52 sq), et elle en appelle aux dieux par lesquels Jason lui a prêté un serment qui ne l’a pas empêché de rompre cette union, manifestant ainsi une légèreté dont ne s’était pas rendu coupable Pluton en enlevant Proserpine (v. 11). La référence à Proserpine suggère, du reste, que Médée en est arrivée à considérer son état d’épouse comme celui d’une femme victime d’un rapt d’autant plus monstrueux que le ravisseur n’a même pas eu à son égard l’élégance que Pluton a eue pour son épouse. Quand elle appelle la destruction sur les auteurs de son malheur, elle ne les désigne pas par leur nom, mais par la fonction familiale qu’ils occupent : coniux noua pour Créuse, socer pour Créon, sponsus pour Jason (v. 17-19) ; et le châtiment qu’elle appelle sur son mari est de vivre, mais comme exilé, privé de foyer précisément
[20]. Sa première vengeance, elle l’exercera en perturbant la cérémonie nuptiale par un rite monstrueusement parodique : dès le v. 12, elle prie les dieux d’une uox non fausta, inversant ainsi l’exhortation rituelle fauete linguis qui introduisait les cérémonies religieuses ; elle appelle les Furies à assister à la noce (v. 13 sq) ; elle s’annonce elle-même comme pronuba, portant la torche rituelle dans la procession nuptiale qu’elle incendiera de son furor, et elle sacrifiera personnellement les victimes prévues par le rite, mais ce ne seront pas les victimes animales auxquelles on s’attend (v. 37-39) ! Du reste, Médée reprendra précisément l’image du sacrifice au moment où elle immolera son premier fils pour apaiser les mânes d’Absyrte : « Victima manes tuos / placamus ista
[21]. » À la fin du prologue, un rejet oxymorique suffit, enfin, à exprimer toute la frustration conjugale de Médée et la détermination de sa vengeance : « Paria narrentur tua/ repudia thalamis »
[22] ; l’histoire de sa répudiation s’inspirera de celle de ses noces, la puissance de sa haine se mesurera à celle de son amour.
Le chant d’hyménée du premier chœur a confirmé l’imminence du mariage de Jason et Créuse et, en l’entendant, Médée prend réellement conscience de son état d’isolement total. Elle n’est plus en sécurité à Corinthe, mais elle ne peut pas non plus retourner dans son pays après les crimes qu’elle y a commis pour sauver Jason, en particulier le vol de la Toison d’or et le meurtre d’Absyrte. Elle connaît en ce moment le sort précaire et incertain de l’exilée, qu’elle appelait de ses vœux contre Jason lui-même dans le prologue (v. 20-23).
Parallèlement au chœur, Médée donne ainsi une explication plus privée de l’irruption du mal dans l’humanité. Pour autant, elle ne conteste pas la « faute originelle » de la quête argonautique. Bien au contraire, elle s’enorgueillit même d’en avoir été complice ; elle se proclame, jusqu’à l’indécence, coupable des actes monstrueux qui ont sauvé Jason et le noble équipage d’Argô, elle y associe toute sa destinée personnelle et criminelle ; mais alors que le chœur voit en Médée le prix du malheur qu’il a fallu payer pour cette première transgression, Médée se considère elle-même comme une victime de cette quête, au même titre que le reste de l’humanité. Comme tout homme, l’audace des Argonautes a marqué Médée d’un mal définitif, en l’occurrence le mal d’amour, et toute la tragédie de Médée à Corinthe est celle d’une femme qui, par ses crimes inouïs, ne cherche qu’à annuler tous les obstacles qui la séparent du temps primitif d’avant le mal, mais qui, en définitive, ne parvient qu’à s’échapper de la société des hommes pour retourner au néant sans avoir pu effacer totalement les stigmates de la transgression. Il serait, en effet, un peu trop simple de penser que Médée a tué ses enfants seulement par vengeance et par haine. Les enfants ont été pour elle l’enjeu d’une quête beaucoup plus fondamentale dont le chœur des Corinthiens a perçu tout le mystère. En construisant une machine capable de braver la mer et en portant la main sur la Toison d’or, Jason a pu croire un instant que les hommes s’étaient affranchis des interdits mythiques pour entrer dans un âge de progrès, de raison et de pouvoir. C’était sans compter que l’on ne désenchante pas impunément le monde. Au terme de la pièce, l’univers s’écroule sous les déluges conjoints de l’eau et du feu ; Jason apprend la mort de Créuse et du roi ; il assiste, impuissant, au meurtre de ses enfants. Il survit, certes, à l’entropie universelle qu’il a mise en branle, mais condamné à vivre seul sur une terre déserte, comme Médée dans un ciel vide, amants irrémédiablement désunis et stériles en leurs « noces barbares ».
[1] L’adage fameux de Montaigne, Essais, I, 10, traduit une première intuition de Socrate dans le Phédon (64a ; 67e), relayée par la formule de Cic., Tusc. I, 74 : « Tota enim philosophorum uita commentatio mortis est » et souvent paraphrasée chez Sénèque.
[2] Voir Sen., Med., 970 sq et 1000 sq ; cf. Hor., ars, 185.
[3] Voir le paragraphe consacré par Alain Michel à « Sénèque le tragique » dans l’ouvrage collectif Rome et nous : manuel d’initiation à la littérature et à la civilisation latines, Paris, Picard, 1977, p. 168-170.
[4] André Cheyns vient d’en faire la démonstration dans son article La « Médée » d’Euripide ou la tragédie de la manipulation, Supplément au Bulletin d’Information de la Fédération belge des professeurs de grec et de latin, n° 158, 2007, p. 1-24.
[5] En tout cas, la violence de la Médée de Sénèque rappelle les outrances de la magicienne dans la lettre à Jason que lui fait écrire Ovide en sa douzième Héroïde. François-Régis Chaumartin, le dernier éditeur des tragédies de Sénèque dans la Collection des Universités de France, a bien évalué quelle était la part d’originalité de la Médée de Sénèque par rapport à la tradition mythologique et dramaturgique de son héroïne, dans F.-R. Chaumartin, Mise au point sur quelques problèmes relatifs à la « Médée » de Sénèque, dans P. Defossé (éd.), Hommages à Carl Deroux. 1. Poésie, Bruxelles, Latomus, 2002, p. 108-122 (Coll. Latomus, t. 266).
[6] Sen., Med., 982-984 : « Iam iam recepi sceptra, germanum, patrem,/ spoliumque Colchi pecudis auratae tenent ;/ rediere regna, rapta uirginitas redit. »
[7] Sen., Med., 1026-1027 : « Per alta uade spatia sublimi aetheris/ testare nullos esse, qua ueheris, deos. »
[8] Sen., Med, 166-167 : « Medea superest, hic mare et terras uides/ ferrumque et ignes et deos et fulmina./… (171) (Nutr.) Medea…, / (Med.) Fiam. »
[9] Voir Sen., Med., 335 sq-339.
[10] Voir G. Galimberti-Biffino, La Médée de Sénèque : une tragédie « annoncée » : Medea superest (166), Medea ...fiam (17), Medea nunc sum (910), dans BAGB, 1996, p. 44-54.
[11] Comme vient de le rappeler J. Thomas, L’imaginaire de l’homme romain. Dualité et complexité, Bruxelles, Latomus, 2006, p. 134 (Coll. Latomus, t. 299), « la Médée de Sénèque est plus complexe, plus vivante dans sa tragédie que celle d’Euripide, trop incomplète dans sa peinture psychologique ».
[12] Sur le mythe des Argonautes dans la Médée de Sénèque, voir P.-A. Deproost,
De l’âge d’or à Médée. L’ombre portée des Argonautes sur les rythmes du
temps dans la Medea de Sénèque, dans P. Carmignani — J.-Y. Laurichesse — J. Thomas (éd.), Rythmes et lumières de la Méditerranée. Actes du colloque international du 20 au 23 mars 2002, Presses universitaires de Perpignan, 2003, p. 45-58 (Coll. Études) [version
électronique]; J. Fabre-Serris, Entre mythe et philosophie: l'impiété des Argonautes et la théorie sénéquienne des âges, dans Uranie, t. 9 : Mythe et/ou philosophie dans les textes grecs et latins sur les origines de l'humanité (Actes des journées d'études des 13 et 14 novembre 1998 édités par Jacqueline Fabre-Serris), Villeneuve d'Ascq : Université Charles de Gaulle-Lille III, 2000, p. 125-134 ; Ph. Desy, Les vraies et les fausses angoisses du chœur dans la Médée de Sénèque : une nouvelle interprétation, dans Latomus, t. 64 (2005), p. 926-944 ; G.G. Biondi, Il mito argonautico nella Medea. Lo stilo filosofico del drammatico Seneca, dans Seneca e il teatro, dans Dioniso, t. 52 (1981), p. 421-445 ; Id., Il nefas argonautico. Mythos e logos nella Medea di Seneca, Bologna, Pàtron, 1984.
[13] Voir e.g. les mises en garde d’Horace au bateau de Virgile dans le célèbre propempticon de carm. I, 3, ou les enjeux de la transgression de Dédale et Icare dans Ov., met. VIII, 183-235. Dans la deuxième ode argonautique, le chœur associe, du reste, la transgression des Argonautes à la première transgression céleste de Phaéton (v. 599-602).
[14] Voir Sen., Med., 360-363 : « Quod fuit huius/ pretium cursus ? Aurea pellis/ maiusque mari Medea malum,/ merces prima digna carina. » La nostalgie des candida saecula introduit l’itinéraire du premier bateau dans la première ode argonautique (v. 330-334).
[15] Voir Ov., met. I, 89-93 ; cf. Lucr., V, 1019-1027 et 1110-1160. Sur cette question, voir Deproost (n. 12), p. 47.
[16] Voir A. Maalouf, Le Périple de Baldassare, Paris, Grasset, 2000, p. 185.
[17] Pour une description ancienne de la Domus Aurea et des projets architecturaux de Néron, voir, e.g., le célèbre passage de Suet., Nero, 31 ; voir aussi Y. Perrin, La Domus Aurea et l'idéologie néronienne, dans E. Lévy (éd.), Le système palatial en Orient, en Grèce et à Rome, Leiden, E.J. Brill, 1987, p. 358-381, et M. Blaison, L ’Empereur et l’homme : une lecture de la Domus Aurea Neronis, dans Labyrinthe. Thèmes [Mis en ligne le 4 mars 2005].
[18] Voir Enn., Med., frg. 246-254 V = 208-216 J.
[19] Sen., Med., 50 : « Maiora iam me scelera post partus decent. »
[20] Sen., Med., 20-21 : « Viuat, per urbes erret ignotas egens/ exul, pauens, inuisus, incerti laris », où la dernière malédiction conclut la liste des épithètes sous la forme d’un génitif de qualité qui le distingue des autres adjectifs.
[21] Sen., Med., 970-971.
[22] Sen., Med., 52-53, où l’on observera la mise en évidence de l’adjectif paria qui associe étroitement les deux états d’âme, en même temps que la succession des six brèves qui précipite le débit de l’oxymore indigné.
[23] Sen., Med., 25-26 : « Iam parta ultio est : / peperi. »
[24] Pour la culpabilité de Jason, voir e.g. Sen., Med., 434 sq.
[25] Voir e.g. Sen., Med.,
125-136 ; 276-280, 465-476, 483-489.
[26] Sen., Med.,
123-124.
[27] Sen., Med., 124.
[28] Voir Ov., epist. XII, 90.
[29] Voir Sen., Med.,
225-245, 276-280, 449, 477, 487-489, 500-504.
[30] Verg., ecl. VIII, 47-48 : « Saeuus amor docuit natorum sanguine matrem/ commaculare manus. »
[31] Sen., Med., 849-851 : « Quonam cruenta maenas/ praeceps amore saeuo/ rapitur ?… (866-869) Frenare nescit iras/ Medea, non amores ;/ nunc ira amorque causam/ iunxere : quid sequetur ? »
[32] Sen., Med., 938-939 : « (Quid) uariamque nunc huc ira, nunc illuc amor/ diducit ? », au milieu d’un monologue délibératif qui affronte longuement ces deux sentiments dans le cœur déchiré de Médée.
[33] Sen., Med., 397-398 : « Si quaeris odio, misera, quem statuas modum,/ imitare amorem. »
[34] Sen., Med., 1018-1020 : « Misereri iubes./ Bene est : peractum est. Plura non habui, dolor,/ quae tibi litarem. »
[35] Voir Sen., Med., 19 sq.
[36] Voir Sen., Med., 137 sq.
[37] Voir Sen., Med., 22 sq.
[38] Voir Sen., Med., 246 : « redde crimen » ; 273 : « redde comitem » ; 482 : « redde supplici felix uicem » ; 489 : « redde fugienti sua ». Toutes ces formules renvoient peu ou prou à la formule juridique « iudicium redde », car Médée considère qu’il s’agit pour elle d’un droit, eu égard à son statut d’épouse légitime de Jason (à ce sujet, voir A. Perrenoud, L’expression « redde crimen » dans la Médée de Sénèque, dans Latomus, t. 22 [1963], p. 489-497).
[39] C’est ce visage d’ange que l’on retrouve dans les peintures de Pompéi ; c’est aussi celui qui fascinait le cinéaste Pasolini dans son film Medea, où il reconnaissait avoir eu tendance à « raphaëliser [la femme], à exprimer son côté angélique » (P.P. Pasolini, Les dernières paroles d’un impie. Entretiens avec Jean Duflot, Paris, Pierre Belfond, 1981, p. 136).
[Déposé sur la Toile le 26 janvier 2007]
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 13 - janvier-juin 2007
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