FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 11 - janvier-juin 2006


À la rencontre de l'Antiquité :
les artistes belges en Italie (1830-1914)

par

Christine A. Dupont

Docteure en Histoire
Conservatrice du Musée bruxellois de l'industrie et du travail - La Fonderie


Cette contribution est une version simplifiée d'un article plus complet : C.A. Dupont, « Déceptions et découvertes : l'Antiquité des artistes belges en Italie (1830-1914) », in A. Tsingarida et A. Verbanck-Piérard (éd.), L'Antiquité au service de la modernité, Actes du colloque international organisé du 27 au 29 avril 2005, Bruxelles, Le Livre Timperman, 2008, p. 93-116. Voir aussi le chapitre 8 de l'ouvrage de l'auteure : C.A. Dupont, Modèles italiens et traditions nationales. Les artistes belges en Italie (1830-1914), Bruxelles-Rome, 2005, pp. 373-413 [« Institut Historique Belge de Rome, Bibliothèque », 54]. Le lecteur trouvera dans ces deux contributions mention des sources et des éléments bibliographiques.

[Note de l'éditeur - 14 février 2006 - 26 mai 2009]


Plan

Introduction

1. L'Antiquité comme référence : le bagage de l'artiste

L'Antiquité en deux dimensions
L'Antiquité en trois dimensions
L'Antiquité en textes et en images
Avant d'arriver en Italie

2. L'Antiquité en Italie

Rome, Naples et Florence
Descriptions écrites
Croquer les statues et les monuments
Dessiner d'après l'antique
Copies et restitutions
Les réactions face à l'Antique : déceptions...
...ou enthousiasmes

Conclusion


Introduction

Depuis ses origines à la Renaissance, le voyage de formation artistique en Italie tire de l'étude de l'Antiquité sa principale justification, avec celle de la peinture de Raphaël et des maîtres italiens. Dans une lettre de 1666, qui annonce la création de l'Académie de France à Rome, Jean-Baptiste Colbert, ministre de Louis XIV, explique que cette institution répond à la nécessité, pour les artistes, « de faire quelque séjour à Rome pour s'y former le goust et la manière sur les originaux et les modèles des plus grands maîtres de l'Antiquité et des siècles derniers ». Cette tradition connaît son apogée à l'époque néo-classique, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, au moment où Rome peut être considérée comme la véritable capitale artistique européenne. Dès lors, à un siècle de distance, le comte de Cobenzl, ministre plénipotentiaire de l'impératrice Marie-Thérèse, utilise le même type d'arguments que Colbert pour justifier le projet de création, dans la Ville éternelle, d'une académie pour les artistes des Pays-Bas autrichiens 

« L'Italie toute entière n'est qu'une galerie immense, dans laquelle l'antiquité a déposé les faits qui attestent avec éclat de quoi l'esprit humain, la nature et l'orgueil du génie sont capables. C'est là que les artistes de tous les païs viennent porter l'hommage de leur admiration, d'autant plus sincère, que les exemples ont plus de droit de les frapper ».

Cent ans plus tard encore, une remarquable persistance de la tradition nous montre les académiciens belges conseiller à un jeune lauréat du prix de Rome de faire, en Italie

« des rapports détaillés sur les antiques, ce qui constituerait pour lui un enseignement esthétique et artistique qu'il ne pourra mieux se procurer que dans les musées des œuvres mêmes qui nous restent de l'antiquité, enseignement qui doit être le but de ses voyages ».

L'idée d'aller chercher les meilleurs modèles sur les lieux même de leur création est à la base de toute la construction de cette tradition culturelle séculaire du voyage artistique en Italie. Parmi ceux-ci, le modèle antique occupe comme on le voit une place prépondérante.

Au cours du XIXe siècle, l'habitude du séjour de formation artistique en Italie se transforme, pour disparaître bientôt ou prendre un tour radicalement différent au XXe siècle. L'ère de la révolution industrielle génère en effet de nouveaux rapports avec l'espace, ne fût-ce qu'à travers l'évolution des transports et du mode de voyager. Le rapport au temps, notamment au passé, évolue lui aussi, inaugurant de nouvelles approches par rapport à l'héritage artistique. Dans ce contexte, on peut se demander de quelle manière les artistes qui continuent à effectuer des voyages de formation en Italie au XIXe siècle vont approcher l'Antiquité (ou, au contraire, ne pas l'approcher).

Ces quelques réflexions ont pu être menées grâce à une enquête plus vaste, qui portait sur l'ensemble des séjours de formation artistique en Italie au XIXe siècle. Cette recherche a permis de suivre dans la péninsule quelque 300 artistes plasticiens, entre 1830 et 1914. N'ont été retenus que les voyages de formation, c'est-à-dire ceux qui ont lieu entre les études et le début de carrière des artistes. Ces derniers ont donc entre 20 et 35 ans lorsqu'ils prennent le chemin de l'Italie, à de très rares exceptions près. Ils sont pour la plupart issus de l'enseignement académique, c'est-à-dire des classes supérieures (formation aux beaux-arts) d'un enseignement artistique fort développé en Belgique au XIXe siècle et gratuit. Les leçons particulières des maîtres complètent cette formation. Mais les ateliers de ceux-ci sont le plus souvent pensés comme le prolongement logique de l'apprentissage académique. Les professeurs les plus importants, qui enverront leurs élèves en Italie, enseignent également dans les grandes académies du pays. La figure du maître apparaît d'ailleurs comme un facteur fort qui explique la persistance de la tradition

D'autre part, le caractère « académique » de cette expérience de l'Italie est renforcé par la place prépondérante qu'y occupent les institutions. En effet, la moitié des artistes pris en considération pourront effectuer ce voyage de formation grâce au soutien de concours ou de fondations. À la tête de ceux-ci, on trouve les prestigieux concours de Rome, dont la palme, le prix de Rome, est considérée jusqu'à la fin du XIXe siècle, comme le sommet de l'apprentissage artistique. À titre quantitatif, notons que plus d'un quart des artistes retenus ici sont des prix de Rome. Les autres soutiens au séjour artistique italien au XIXe siècle sont le prix Godecharle, institué par testament par un privé en 1871, mais qui fonctionne selon les mêmes règlements que les concours de Rome, ainsi que les bourses de la fondation liégeoise Lambert Darchis, fondation privée mais dont la plupart des bénéficiaires seront des élèves de l'Académie de Liège.

Les artistes qui partent en Italie dans ce cadre vont tous être confrontés à l'Antiquité. Pour mieux comprendre les conditions de ces rencontres, j'articulerai le discours en deux temps. Il sera d'abord question de la vision de l'Antiquité qui prévaut chez ces artistes avant qu'ils ne pénètrent en Italie. J'examinerai ensuite les modes d'expression à travers lesquels ils ont appréhendé l'Antiquité en Italie ainsi que leurs réactions face à ces découvertes.

[Plan]


1. L'Antiquité comme référence : le bagage de l'artiste

Depuis la Renaissance, le modèle antique est à la base de l'enseignement artistique. L'apprentissage du dessin se fait en premier lieu d'après l'Antique, avant d'aborder le modèle vivant.

L'Antiquité en deux dimensions

Ce modèle est proposé aux artistes sous différentes formes. En deux dimensions, tout d'abord, à travers des estampes qui reproduisent les grands chefs-d'œuvre de la statuaire antique ou, pour les architectes essentiellement, les vestiges monumentaux. Mathieu-Ignace Van Brée, directeur de l'Académie d'Anvers, publie ainsi, en 1821, un ouvrage intitulé Leçons de dessin ou explication sur les cent planches, qui forment le cours d'études des principes de dessin. On sait par ailleurs que le professeur anversois recommandait à ses élèves :

« Tekent honderd malen de vormen van een meesterstuk der oudheid, en slechts de honderste maal zult gij er de ware schoonheid van beginnen te begrijpen! » (Dessinez cent fois les formes d'un chef-d'œuvre de l'Antiquité, la centième fois seulement vous commencerez à en comprendre la vraie beauté) ».

L'ouvrage de Van Brée sera largement utilisé dans l'enseignement artistique en Belgique. Certaines planches de ses Leçons sont encore recommandées aux académies et écoles artistiques en 1863, par le conseil de perfectionnement des arts du dessin. Cette institution inscrit en outre d'autres publications au nombre des références que l'on aimerait voir figurer dans les bibliothèques des écoles de dessin, tel ce Cours complet d'études pour la figure, dessiné par G. Reverdin, d'après les plus beaux modèles de l'antiquité et les plus beaux tableaux des grands maîtres.

L'Antiquité en trois dimensions

Cependant, ce sont surtout les moulages qui vont fournir aux artistes leurs premières approches en trois dimensions de l'art de l'Antiquité. Les moulages deviennent dès lors des objets familiers à qui fréquente les académies. On en voit le long des couloirs, dans les classes de dessin, comme en témoignent de nombreuses représentations d'ateliers où l'on devine les silhouettes familières de l'Apollon du Belvédère ou de la Vénus de Milo.

La liste des « modèles plastiques recommandés par le conseil de perfectionnement de l'enseignement des arts du dessin » (1864) nous renseigne une fois de plus sur les exemples que les autorités souhaitent voir utiliser au cours de l'apprentissage du dessin. Il s'agit essentiellement de moulages de têtes (Antinoüs du Vatican, Apollon du Belvédère, Auguste...), de torses (Vénus Médicis, Laocoon...), de statues (les mêmes, mais aussi le Tireur d'épine, l'Antinoüs du Capitole, la Vénus accroupie, ...) et même d' « extrémités » (jambes de la Vénus Médicis, pieds du Laocoon, bras d'Achille...).

Même en dehors de l'enseignement en classe, les artistes se font la main en étudiant et dessinant d'après les moulages, comme les sculpteurs Thomas Vinçotte et Julien Dillens qui étudient ensemble d'après les Antiques, le dimanche à la galerie des moulages du Palais des Académies, où Rodin, lors de son séjour en Belgique, travaillera aussi. Ces moulages font en effet partie du quotidien des artistes. On en retrouve bien souvent dans leurs ateliers, comme cette petite Vénus Médicis que l'on aperçoit sur la cheminée dans L'atelier de Henri De Braekeleer (1873).

Jusqu'au bout de leur apprentissage, les jeunes artistes sont ainsi confrontés à l'Antiquité, omniprésente au sein des études artistiques. Dès lors, on voit les moulages servir encore de modèles lors des épreuves du concours de Rome. On a ainsi conservé la planche qui valut à Joseph Bal de remporter la palme au concours de gravure en 1848. L'épreuve consistait à réaliser d'abord deux « dessins d'après l'Antique sur papier blanc et sans fond ». Comme l'indique le procès-verbal du concours, « les deux statues désignées par le sort sont le Bacchus de Thèbes et le Faune debout. Le dernier dessin est celui qui est destiné à être gravé ». Dans le cadre des concours de Rome toujours, les moulages feront même l'objet d'exercices de rédaction, comme celui auquel doit se livrer le sculpteur Julien Anthone en 1886. Il rédige ainsi une description et un commentaire sur le Laocoon, d'après une copie qui se trouve au Musée d'Anvers. Il termine en disant qu'il sera plus satisfait de voir l'original quand il sera en Italie.

L'Antiquité en textes et en images

Monuments et statuaire antiques sont également connus des artistes à travers la gravure et, bientôt, la photographie. Comme le dira le peintre Édouard De Jans, en 1879 :

« J'étais curieux de voir toutes les grandeurs de cette ville [Rome], dont j'avais déjà entendu parler si souvent, et que l'on connaît déjà presque par tant de photographies que l'on trouve partout. »

En arrivant à Pæstum, l'architecte Triphon De Smet, se rappellera de toutes les « estampes » des temples qu'il a vues et déclarera qu'« elles répondent peu à la réalité ».

Enfin, les lectures d'ouvrages sur l'art peuvent avoir familiarisé certains artistes avec les formes de l'Antiquité. L'architecte Louis Baeckelmans en témoigne lorsqu'il écrit, en 1861 :

« J'avais déjà une connaissance superficielle de cet art [l'art grec] par les ouvrages qui en ont été publiés, mais aujourd'hui il m'apparaît sous un tout autre aspect. »

Arrivant sur l'Acropole à Athènes, il estimera que les descriptions qu'il a lues sur l'architecture grecque n'ont donné qu'une idée très fragmentaire de cet art.

Avant d'arriver en Italie

L'Antiquité ne se découvre pas qu'en Italie, bien entendu. Aussi est-il important de rappeler que les artistes ne pénètrent pas dans la péninsule vierges de toute vision de monuments ou de sculptures antiques « originales ».

Il faut avant tout parler de Paris, première étape presqu'obligée sur la route de l'Italie. Paris est même le seul lieu de séjour prolongé des lauréats du prix de Rome, avec Rome bien sûr (et, dans une moindre mesure Florence, après 1870). Le Louvre devient dès lors un lieu fondamental pour la découverte de la statuaire antique. La Vénus de Milo symbolise à elle seule cette découverte. Passage obligé pour tous les sculpteurs mais aussi d'autres artistes, elle est encore choisie par le graveur Florent Duriau comme sujet pour son envoi réglementaire en 1910. Encore ne peut-on s'empêcher de songer là à un choix de facilité, étant donné la familiarité que les artistes devaient avoir avec une œuvre omniprésente sous forme de réductions et de moulages divers. On l'aperçoit en effet dans nombre de représentations d'ateliers d'artistes au XIXe siècle, comme l'autoportrait de Louis Van Engelen dans son atelier, ou encore le tableau de Carl Gussow, Lavant la Vénus (1878). Signalons d'ailleurs que la Vénus de Milo figure dans la liste des modèles en plâtre préconisés pour figurer dans les académies belges en 1864.

Autre étape obligée du voyage, en particulier pour les sculpteurs : Londres. Depuis 1877 en effet, les académiciens prescrivent aux lauréats du prix de Rome de sculpture de commencer leur voyage par Londres. La justification est de leur faire « suivre la marche des arts », c'est-à-dire de découvrir les différentes périodes artistiques de manière chronologique :

« le jury est d'avis que le lauréat devrait commencer ses études à l'étranger par la statuaire grecque et que pour cela il importe qu'il se rende directement à Londres, pour y étudier au British Museum les sculptures du Parthénon (...) ».

Dans cette progression chronologique, les marbres du Parthénon figurent comme première étape. L'installation des sculptures de Phidias au British Museum en 1818 peut être considérée comme l'un des épisodes fondamentaux de l'histoire du goût. Peu à peu, celles-ci vont prendre la première place au sommet de la hiérarchie de la statuaire antique. Elles remplacent ainsi les anciennes gloires que le grand critique allemand Johann Joachim Winckelmann avait mises en avant au XVIIIe siècle, comme l'Apollon du Belvédère. Peu à peu, on découvrira que nombre d'entre elles sont en réalité des copies romaines d'originaux grecs. Dans ce cadre, l'art grec « original », représenté par les marbres du Parthénon, acquiert plus de prix, y compris comme modèle pour les artistes. Comme l'écrit le critique français Charles Blanc, en 1878 :

« Aujourd'hui que nous avons de l'antique une notion plus vraie, parce que nous connaissons les éditions originales de ce beau livre, les éditions princeps, il est possible de ressusciter, sans ennuyer personne, ces personnages dont nous étions si fatigués (...) ».

Ainsi n'est-il pas étonnant que des académiciens inscrivent les sculptures du Parthénon en tête du programme des voyages d'études de jeunes sculpteurs. Les artistes suivent pour la plupart ces injonctions et ne manquent pas, d'ailleurs, de s'émerveiller en découvrant cet art, comme s'il n'avait pas encore été popularisé par le moulage ou l'image. En réalité, il y aurait là une étude à mener puisque figurent dans les modèles proposés en 1864 pour les académies des moulages de la fameuse tête de cheval et de 22 pièces des frises du Parthénon. Il faudrait voir à partir de quand ces modèles ont réellement fait leur apparition dans les académies belges. Quoi qu'il en soit, on sent chez les artistes qui en font part dans leurs écrits (il faudrait aussi retrouver puis analyser leurs dessins) un enthousiasme nettement plus vif pour l'art de Phidias que pour les œuvres qu'ils découvrent ensuite en Italie. À tel point que plusieurs d'entre eux chercheront, à Rome même, à dessiner ou envoyer en Belgique des copies d'après des moulages d'œuvres grecques plutôt que d'après les « originaux » plus classiques (à leurs yeux) du Vatican ou du Capitole.

Avant de pénétrer en Italie avec ces artistes, signalons également les visites que ceux-ci font à certaines autres collections célèbres d'antiques comme la Glyptothèque de Munich ou à quelques monuments romains du sud de la France, à Nîmes, Arles ou au Pont du Gard où Eugène Geefs découvre, en 1880, la signature que son père Joseph y a laissée 40 ans plus tôt. Notons aussi que les monuments romains d'Orange, de Nîmes ou d'Arles figurent parmi les modèles proposés aux lauréats du prix de Rome d'architecture pour les travaux à effectuer durant leurs séjours à l'étranger.

Pour terminer, il faut évidemment évoquer le voyage en Grèce, autre étape incontournable lorsqu'il s'agit d'Antiquité. Cependant, chez les Belges (principalement les architectes), ce voyage intervient après la découverte de l'Italie. Je n'en parlerai donc pas ici.

[Plan]


2. L'Antiquité en Italie

Chargé de ce bagage qui lui assure une vision déjà fort éclectique de l'art antique, l'artiste va être confronté, en Italie même, à une tout autre approche.

Rome, Naples et Florence

Le modèle antique y est avant tout attaché à Rome. Il apparaît d'ailleurs comme la principale justification (avec la peinture de la Renaissance) du séjour prolongé dans cette ville. La plus prestigieuse des récompenses artistiques n'a pas pris pour rien le nom de prix de Rome. Le premier souci du jeune sculpteur Frans Deckers, lorsqu'il arrive dans la Ville éternelle en 1868, est d'aller à la découverte de tout ce que Rome compte d'antique :

« (...) Lors de mon arrivée à Rome, mon premier besoin a été d'aller visiter toutes les galeries et tous les monuments publics que renferme cette ville nommée à si juste titre, la ville éternelle, non seulement pour les souvenirs historiques qu'elle rappelle, mais parce qu'elle est encore jusqu'à nos jours, le lieu où se trouve la plus complète collection en fait d'objets d'art antique. L'esprit est vraiment frappé de trouver dans des temps tellement reculés une perfection si rare de l'art statuaire. »

L'Antiquité, à Rome, est avant tout représentée par les collections célèbres de statuaire comme le Vatican et le Capitole, ainsi que par les grands monuments et ensembles : Panthéon, Colisée, Forum etc. Cette approche de la Rome antique reste assez classique, comme on le verra, même si elle n'exclut pas des découvertes.

L'autre étape fondamentale est Naples et sa région, principalement le site de Pompéi. Les trésors des cités vésuviennes admirés au Museo Borbonico (puis Nazionale), ainsi que la visite du site même au pied du volcan sont, depuis le XVIIIe siècle, une étape obligée du voyage d'Italie. Plus au Sud, les architectes, surtout, visitent aussi les temples de Pæstum et de la Sicile.

Enfin, il faut citer Florence qui, bien que capitale de la Renaissance (et de la redécouverte des « primitifs »), renferme bien sûr quelques antiquités célèbres (pensons à la Tribune des Offices).

Œuvres et monuments particuliers ou catégories seront analysés plus en détail ci-dessous. Car les choix posés par les artistes sont bien entendu révélateurs de leur approche.

Quatre verbes ou expressions résument la manière dont les artistes abordent l'Antiquité (comme des autres périodes artistiques bien entendu) : voir, décrire, « prendre des souvenirs » et copier (ou « restaurer », pour les architectes). Les visions de l'Antiquité qui sont ainsi parvenues jusqu'à nous subsistent sous forme d'écrits, de croquis ou d'études et enfin d'œuvres finies (copies) qui restituent plus ou moins fidèlement les modèles. Je n'aborderai pas ici l'interprétation de l'Antiquité que les artistes peuvent distiller à travers leurs créations personnelles, c'est un autre travail.

Descriptions écrites

Parmi les écrits qui rendent compte des approches des artistes en Italie, il faut compter les rapports réglementaires des lauréats des grands concours. Les prix de Rome sont ainsi tenus d'envoyer des rapports trimestriels puis semestriels, à l'Académie d'Anvers puis à la classe des beaux-arts de l'Académie royale de Belgique. À partir de 1886, les lauréats du prix Godecharle sont soumis aux mêmes prescriptions. Un grand nombre de ces rapports ont été conservés, en original ou en copie. Ils constituent bien entendu une source passionnante sur la manière dont ces artistes abordent l'art en Italie. Car le mot d'ordre est bien clair : il faut parler d'art, et non communiquer à l'Académie « les impressions de voyage d'un touriste », comme le dira encore un académicien en 1899. Il faut toutefois se montrer prudent dans l'utilisation de ces rapports puisque leurs auteurs se contentent souvent de recopier les guides de voyage ou les ouvrages artistiques, comme le font d'ailleurs remarquer les académiciens chargés de les apprécier. Ainsi les pages romaines du troisième rapport de l'architecte Charles Dewulf (1889) sont-elles en grande partie empruntées aux Promenades archéologiques de Gaston Boissier. Ces rapports ne font donc pas toujours preuve d'une grande originalité mais on verra plus bas qu'ils peuvent aussi servir de tribune aux artistes désireux de se positionner face au modèle antique.

Le ton change dans les écrits plus personnels des artistes, qu'il s'agisse de correspondances privées adressées à leurs proches ou de journaux de voyage. En règle générale, il y est assez peu question de l'Antiquité. Peut-être est-ce en partie dû au fait que les sources conservées émanent essentiellement de peintres, moins attirés que les sculpteurs et les architectes par les vestiges de la statuaire et de l'architecture grecques et romaines. On verra toutefois ci-dessous que ces écrits de nature plus privée se font parfois l'écho de découvertes sincères ou de prises de position qui peuvent aller à l'encontre de certaines idées reçues.

Croquer les statues et les monuments

Si l'écrit n'est en principe pas le mode d'expression privilégié de l'artiste - et ceci explique en partie le plagiat d'ouvrages d'art ou de guides de voyage dans les rapports des prix de Rome -, le croquis, le dessin ou l'esquisse le sont davantage. Au sein de ces « notes visuelles prises au vol » lors des voyages d'artistes en Italie, l'Antiquité occupe la place qu'elle prend en effet dans les paysages de la péninsule, de Rome et du sud en particulier. Il ne s'agit de rien d'autre que de cette vision pittoresque du paysage peuplé de ruines qui fascine les artistes depuis la Renaissance. Les carnets des artistes belges sont remplis de ces croquis mais je ne m'attarderai pas plus longtemps sur la question.

Quant aux œuvres de la statuaire, si elles doivent faire l'objet d'études approfondies, comme on le verra dans un instant, elles retiennent aussi l'attention de certains artistes qui les croquent dans les « souvenirs » visuels qu'ils rapportent de leur séjour en Italie. En témoignent par exemple le dessin de l'Hercule Farnèse qu'Antoine Wiertz réalise à Naples en 1837 ou celui du Rémouleur, croqué par Léon Frédéric à Florence en 1878.

Cependant, ces approches visuelles n'accordent pas à l'Antiquité plus de place qu'aux autres périodes de l'histoire de l'art ni d'ailleurs qu'aux paysages ou aux épisodes de la vie quotidienne que les artistes rencontrent sur leur chemin.

Dessiner d'après l'Antique

Il en va autrement des occupations d'apprentissage que ceux-ci se doivent d'exercer lors de leurs séjours italiens. En effet, les artistes poursuivent, en Italie, leur pratique du dessin d'après l'Antique. Avec un avantage non négligeable, et bien mis en avant par les maîtres, celui de pouvoir travailler directement d'après des originaux. Comme l'écrit le sculpteur Eugène Simonis à son élève Paul Bouré, en 1842 :

« Vous pouvez aussi [à Florence], et peut-être avec plus de facilité que dans la ville éternelle, comparer les plâtres antiques que vous vous procurez pour l'étude avec les originaux en marbre, et, de cette manière, vous convaincre de l'absurdité de beaucoup de critiques, qui ne jugent des anciens statuaires que d'après de mauvais plâtres que le hasard met sous leurs yeux. »

Les artistes suivent ce conseil et travaillent directement, dans les musées, d'après les originaux. Ils sont en effet nombreux à demander la permission de travailler au Vatican, au Capitole ou aux Offices

Cependant, malgré la présence d'originaux, on dessine aussi d'après les plâtres, à Rome, à l'Accademia di San Luca ou dans la célèbre galerie des plâtres de la Villa Médicis (Académie de France à Rome) où 27 artistes belges demandent leur admission entre 1843 et 1868.

Copies et restitutions

Le travail dans les musées et devant les monuments de l'Antiquité peut aussi aller plus loin, jusqu'à la copie véritable, ou à ce que l'on appelle « restauration » pour les architectes. En règle générale, ces copies sont essentiellement le fait de lauréats des grands concours (prix de Rome et prix Godecharle) dont elles font partie des obligations réglementaires. La « copie » de statues ou de monuments antiques concerne en partie les graveurs, qui sont tenus d'envoyer chaque année des dessins « soigneusement terminés » d'après l'Antique (mais aussi d'après nature, ainsi qu'un « dessin terminé, d'après un tableau important »). Pour le reste, l'Antiquité est surtout présente dans les copies à réaliser par les sculpteurs et les architectes. Les premiers doivent ainsi effectuer la « reproduction d'une statue antique, à choisir, autant que possible, parmi celles dont il n'y aurait pas de moulage. Les restaurations qu'il y aurait lieu de faire à l'original seront exécutées dans la copie ». Aux architectes, on demande d'étudier un monument en profondeur : dessin de son état actuel, dessin de détails architecturaux, « restauration », c'est-à-dire restitution du monument dans son état originel supposé, accompagnée d'un « précis historique sur les origines du monument et une description aussi complète que possible des matériaux, moyens techniques et procédés mécaniques employés dans la construction ».

L'établissement de la liste des œuvres et monuments à faire copier aux lauréats des prix de Rome (auxquels seront ensuite assimilés les prix Godecharle) a donné lieu à d'ardentes discussions au sein de la classe des beaux-arts de l'Académie royale de Belgique. Il s'agissait en effet de savoir quelle serait la destination de ces copies : modèles pour les académies ou collections d'un nouveau musée des copies. Quoi qu'il en soit, pour les sculpteurs et pour les architectes, le modèle antique y est prépondérant. On le voit lorsqu'en 1879 est enfin arrêtée une « liste de statues antiques recommandées et dans laquelle les lauréats des grands concours de sculpture pourront librement choisir un ouvrage à reproduire à titre d'envoi copie ». Cette liste, en effet, ne comprend que des statues antiques :

1. Thalie
2. Therpsichore
3. Ariadne. Figure drapée. Musée du Vatican.
4. Méandre. Figure assise et drapée. Musée du Vatican.
5. Posidippe. Figure assise drapée. Musée du Vatican.
6. Zénon. Statue demi drapée au Capitole.
7. Adarante. Statue drapée à la Villa Borghèse.
8. Livie en muse. Statue drapée. Villa Borghèse.
9. Sabine. Statue drapée. Villa Borghèse.

Les sculpteurs lauréats des grands concours vont s'acquitter de leurs obligations et copier des antiques choisis pour la plupart au sein de cette liste. Cependant, parmi les copies réalisées en Italie par les sculpteurs belges, rares sont celles qui ont été conservées.

Il ne subsiste pas beaucoup plus de travaux de « restaurations » effectués par les architectes lauréats des grands concours. D'après les prescriptions de l'Académie, ceux-ci ont le choix entre une série de monuments dont seuls les églises et édifices de la Toscane, d'Orvieto ou de Viterbe ne sont pas antiques. Pour le reste, la liste reprend les tombes étrusques de Corneto (Tarquinia), les grands monuments de Rome (Colisée, Panthéon, arcs de triomphe, temples, mausolées, etc.), les temples de Tivoli, les vestiges d'Herculanum et de Pompéi, le temple de Sérapis à Pouzzoles, l'un des temples de Pæstum (sans davantage de précisions) et trois « ensembles » : « la Villa Adrienne à Frascati (sic), les ruines de Préneste [et] les ruines (fouilles récentes) du Palais des Césars à Rome ».

Dans l'ensemble, les architectes se conforment à cette liste. Il n'est pas impossible que certains se soient contentés de copier les travaux de restauration entrepris avant eux par les prix de Rome français.

Quoi qu'il en soit, ce travail long et minutieux sera critiqué, considéré comme plus utile à l'archéologie qu'à l'architecture. En 1867, le prix de Rome français Julien Guadet exprime en ces termes son scepticisme face à ce genre de travail :

« (...) le travail qui consiste à effectuer une restauration me semble aussi impossible et, pourquoi ne pas le dire franchement, aussi absurde que celui d'un homme de lettres moderne qui, si éminent latiniste que l'on puisse le considérer, s'apprêterait à reconstituer les pages manquantes de Cicéron et de Tacite. »

À peine trois ans plus tard, c'est au tour de l'architecte belge Eugène Dieltiens de se plaindre de la perte de temps que représente à ses yeux cette obligation :

« (...) je trouve que pour réellement profiter de son séjour à Rome, au lieu de faire des restaurations déjà tant de fois faites il serait préférable de faire une composition d'architecture pour les usages modernes et de chercher d'y appliquer les bonnes qualités qu'on aurait trouvées dans les monuments anciens ; de cette manière on ne perdrait pas un temps infiniment précieux à reconstruire sur des suppositions les plans des monuments qui ne sont plus de notre temps, et lequel travail a ordinairement plus de mérite sous le point de vue de l'archéologie et de l'histoire que sous le point de vue de l'architecture. »

Malgré les critiques répétées, les lauréats des prix de Rome ou Godecharle seront contraints, jusqu'au début du XXe siècle, d'effectuer ces travaux de restauration.

Les réactions face à l'Antique : déceptions ...

Après avoir passé rapidement en revue les formes écrites et visuelles que prennent les approches de l'Antiquité en Italie, il est temps de tenter une synthèse des représentations (au sens mental du terme) que les artistes belges ont développées à ce propos.

La première réaction peut être de se détourner de ce modèle antique, considéré comme trop « académique » ou trop rebattu. Comme l'a bien montré C. Peltre à propos des voyages en Grèce des artistes français au XIXe siècle, ceux-ci contribueront à « dépoussiérer l'image de l'Hellade ». Souvent partis pour étudier l'Antiquité, ils découvrent une autre Grèce, celle des paysages, de la population... De manière très générale, on assiste aux mêmes « détournements » dans nombre de voyages d'artistes belges en Italie. On pourrait en quelque sorte parler de dépassement du modèle académique. Et ceci est aussi le fait des académiciens, il faut le noter. Ainsi, au cœur du débat sur la question des copies à faire réaliser en Italie par les lauréats, un académicien comme le sculpteur Charles-Auguste Fraikin exprime son souhait de voir les artistes reproduire des statues de la Renaissance. Au début du XXe siècle, les académiciens n'hésitent plus à critiquer le lauréat du prix de Rome qui reste « l'élève de l'Académie », comme le dit Constantin Meunier. Celui-ci reproche au sculpteur Ferdinand Gysen de n'avoir vu que les antiques au Louvre, là où il aurait pu étudier aussi la statuaire française, du gothique à Rodin.

De leur côté, les artistes n'ont pas attendu le XXe siècle pour tourner le dos au modèle antique. Pour les sculpteurs, par exemple, la véritable découverte, en Italie, sera la sculpture du Quattrocento, en particulier celle de Donatello. Donatello qui a retrouvé « l'art du bas-relief que Phidias avait porté si haut », écrit Jules Lagae en 1891. L'un des plus grands admirateurs de Donatello est certainement Paul Devigne, qui écrira à ce propos :

« Avant mon arrivée en Italie, je n'avais pas la moindre idée de cet art si noble et si beau. En effet, il est impossible de s'en faire une idée sans visiter le pays où il s'est développé. Les quelques copies ou reproductions, d'ailleurs rares, que possèdent nos musées, ne peuvent faire comprendre l'importance de cet art parfaitement original (...). »

La confrontation, en Italie, avec la sculpture de Donatello est donc une découverte, qui s'oppose à celle de la statuaire antique, que les artistes ont l'impression de déjà connaître grâce aux « copies et reproductions » présentes en Belgique. Ce sentiment de « déjà vu » s'exprime aussi par rapport aux monuments. En 1860, le peintre Joseph Lies écrit de Rome à ses parents. Il évoque « les importants travaux de ce colossal peuple romain (d'autrefois) qui (...) nous a laissé des ruines qui décèlent à la fois tant de beauté et tant de force ». Et il ajoute : « Je ne vais pas vous les décrire. Qui ne les connaît pas aujourd'hui, soit par la photographie, soit par les mille descriptions qui en ont été faites? » Vingt ans plus tard, on lit encore de semblables propos sous la plume de l'architecte Eugène Geefs :

« Depuis jeudi, il y a huit jours, nous avons parcouru Rome et les environs en tous sens ; tous les monuments nous étaient presque connus, ce qui fait qu'ils ne nous ont pas produit l'effet que nous en attendions ; Pise, Orvieto, Sienne et les palais de Gênes ont beaucoup (plus?) excité notre admiration que la plupart des grandes constructions de Rome. »

Il s'agit là, il me semble, de l'une des clés de lecture principales de cette nouvelle approche de l'Italie, où l'Antiquité passe en quelque sorte au second plan. Statues et monuments célèbres, dont l'image a été abondamment diffusée à travers l'estampe, le moulage, la photographie, ne sont plus des découvertes pour les artistes qui se retrouvent face aux originaux en Italie. Leur enthousiasme s'exprimera plutôt pour des formes artistiques qui ne leur sont pas encore familières, comme la sculpture de Donatello ou l'architecture de la Renaissance.

... ou enthousiasmes

Quelques artistes - mais ils sont rares - se positionnent contre une certaine norme en mettant au contraire le modèle antique en avant plutôt que la peinture de la Renaissance. Aux deux extrémités de la période prise en considération, on peut ainsi citer les exemples d'Éleuthère De Potter et de Jean Delville. Le premier, jeune peintre et sculpteur formé à l'Académie de Bruxelles, écrit à son père, en 1853 :

« Je continue mes visites au Vatican, mais toujours pour les antiques plutôt que pour les peintures. Au risque d'encourir le blâme de M. Navez [son professeur à l'Académie de Bruxelles], j'avouerai que celles-ci me font généralement peu de plaisir. (...) En revanche, les peintures antiques, étrusques et égyptiennes, me charment de plus en plus. J’y trouve quelque chose de nouveau, et toujours un caractère de vérité et de grandeur qui me transporte, tandis que ce qu'on nomme les classiques me laisse froid. »

Quant à Delville, il est un des rares artistes, à l'extrême fin du XIXe siècle de surcroît, à admirer l'Apollon du Belvédère :

« Le marbre lui donne la vie idéale et vibrante d'un être surnaturel et jamais (...) mon âme d'artiste n'a été plus illuminée que devant ce marbre du Vatican. Jamais, je crois, œuvre plus parfaite n'est sortie des mains de l'homme. »

À la lecture de ces lignes enflammées, l'académicien Henri Hymans évoque « les théories bien délaissées de Winckelmann » et invite le lauréat à se tourner vers d'autres modèles.

Cependant, un enthousiasme d'une autre nature peut aussi s'exprimer à propos de l'Antiquité, lorsque celle-ci se présente sous une forme neuve aux yeux de l'artiste. Il s'agit alors d'une « autre » Antiquité.

Cette approche est celle de ceux qui préfèrent la statuaire grecque « originale », celle de Phidias, aux œuvres « winckelmanniennes » bien connues par le moulage. De fait, Phidias apparaît comme le sculpteur antique le plus vanté par les artistes belges, en dehors de l'Italie bien entendu. En Italie, la critique s'adresse donc aux anciennes « valeurs sûres » de la statuaire antique que l'on juge désormais dépassées. Ainsi l'Apollon du Belvédère devient-il l'une des « têtes de turc » préférées des artistes :

« Je ne puis admirer, ni aimer, ni comprendre cette production d'un art énervé, efféminé que j'entâche d'art faux et absurde et qui m'offre un problème à résoudre (...) je suis convaincu que cette figure d'Apollon est le fruit d'un art de convention, de décadence profonde. » (Julien Dillens, 1878)

De même que le Laocoon :

« Altijd  "salle comble" voor den Laokoon. De Duitschers loopen daar naar toe als de vliegen naar suiker. » (« Toujours salle comble pour le Laocoon. Les Allemands accourent là comme des mouches sur du sucre. ») (Frans Huygelen, 1903)

Ces réactions ne sont pas très étonnantes, elles vont dans le sens de toute l'histoire du goût du XIXe siècle. Le modèle antique y est vite devenu « l'ennemi à abattre". Rien ne symbolise mieux cette position que l'anecdote rapportée par James Ensor lui-même, évoquant son arrivée à l'Académie de Bruxelles en 1877 :

« Dès mon entrée un gros ennui se dessine. On m'ordonne de peindre d'après un plâtre vierge, le buste d'Octave, le plus auguste des César. Ce plâtre neigeux m'horripile. J'en fais de la chair de poule rose et vive et je roussis la chevelure au grand émoi des élèves (...). Devant mon audace, les professeurs interdits n'insistèrent point et, par la suite, je peignis en liberté d'après le modèle vivant... »

L'intérêt des artistes pour de « nouvelles » antiquités est par contre moins connu. Il peut s'agir de collections romaines moins courues que celles des grands musées, comme la galerie privée de la famille Torlonia, que visitent par exemple Jean-Baptiste Huysmans (1856), Guillaume Vander Veken (1888) et Julien Anthone (1888). Au début du siècle suivant, l'Éphèbe de Subiaco, marbre découvert lors des fouilles de la villa de Néron à Subiaco en 1884 et exposé au Musée des Thermes à Rome, fait l'objet de nombreux commentaires enthousiastes chez les artistes belges. Il est même choisi par presque tous les sculpteurs du début du XXe siècle comme sujet de leurs envois réglementaires.

Par ailleurs, on assiste à une sorte de réhabilitation de la statuaire romaine, traditionnellement jugée inférieure à la statuaire grecque. Les Romains sont les « réalistes de l'antiquité », dira le sculpteur Gaston Marchant en 1870. Des sculpteurs comme Guillaume Charlier (1884), Égide Rombaux (1893) ou Ferdinand Gysen (1905) vantent les mérites du portrait et de l'art animalier romains.

Enfin, dès qu'il s'agit de visiter Pompéi, ou d'en découvrir les peintures et objets exposés au Musée de Naples, l'enthousiasme est véritable et sincère. Il s'exprime aussi bien chez les prix de Rome que chez d'autres artistes. Ceux-ci rencontrent et célèbrent une antiquité quotidienne, qui évoque la « vie intime » des anciens. Les témoignages en sont innombrables. Voici par exemple celui du peintre Lambert Mathieu, qui écrit à un ami, en 1844 :

« Ce sont les objets les moins importants qui sont les plus curieux. On y voit une infinité d'ustensiles de cuisine, des objets de toilette, des bagues, des colliers, des épingles, il y a même jusqu'à un charmant vase de cristal, rempli de fard du plus beau rouge ; nos coquettes pourraient s'en servir. Ainsi, les femmes d'il y a deux mille ans, employèrent les mêmes moyens que celles d'aujourd'hui pour réparer des ans l'irréparable outrage. Dans cette singulière collection, on trouve des billets d'entrée pour les théâtres (ils sont en or ou en ivoire), et pour d'autres lieux moins respectables. Il y a aussi des étuis contenant des instruments de chirurgie, des bistouris, des sondes, etc., des boîtes remplies d'onguent, de pilules, etc., puis une grande quantité de comestibles, tels que pain, viande, des œufs d'autruche et de poule ; des pois, des fèves, des raisins, des noix, etc. Une fiole contenant même de l'huile! Bien plus, un énorme robinet en bronze dont le diamètre, qui est le même que celui d'un de nos chapeaux, est encore tout rempli d'eau, de l'eau antique! (...) »

On observera, dans ce témoignage comme dans tant d'autres, cet intérêt pour la matérialité, la perception extrêmement sensible de l'Antiquité. Dans ce sens, Pompéi s'oppose à Rome, la monumentale. On y est confronté à une antiquité à taille humaine. Une antiquité en couleurs, aussi, une découverte in situ qui a son importance à une époque où la diffusion de l'image se fait encore essentiellement en noir et blanc. Il est frappant de voir à quel point les artistes qui visitent les collections vésuviennes du Musée de Naples sont attirés par tous ces objets de la vie quotidienne et font le rapprochement avec les arts décoratifs de leur époque. Ainsi Émile Lambot s'intéresse-t-il particulièrement aux bronzes pompéiens :

« La vie intime se trouve nettement exprimée dans ces objets familiers servant aux usages domestiques, et l'étude en est d'autant plus attrayante que les artistes gréco-romains de cette époque s'ingéniaient à mettre dans la confection de chacun d'eux une note particulière. Cela s'appellerait aujourd'hui art industriel, art décoratif, que sais-je encore? Mais il est probable qu'alors on n'avait pas d'expressions équivalentes à celles-là. Les artistes n'avaient qu'un souci : rendre les objets agréables à la vue, et c'est en quoi ils excellaient, ainsi que les vases, lampes, coffres, brasiers, trépieds, etc., le prouvent surabondamment. » (1896)

Cet intérêt moderne pour les objets du quotidien n'est pas propre aux Belges. Leurs homologues des autres nations s'intéressent, dès le XVIIIe siècle, à la « culture matérielle » des anciens.

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Conclusion

Lors des séjours de formation artistique en Italie, la confrontation avec le modèle antique est incontournable.

La première raison en est qu'il s'agit précisément de séjours de formation. Cet apprentissage s'exerce à partir de modèles dont la découverte (des « originaux ») fait justement partie des objectifs des séjours italiens.

Cependant, cette continuation de l'enseignement académique, dans les musées et devant les monuments antiques de l'Italie, mène, de manière presqu'inévitable, à des déceptions. Les artistes éprouvent un sentiment de « déjà vu » face à des antiques connus par l'image et par le moulage. Du reste, l'apprentissage qui se base sur l'imitation de l'Antiquité s'essouffle, comme en témoignent notamment les nombreuses critiques à l'égard des travaux de « restauration » que doivent effectuer les architectes.

Pourtant, cette découverte n'exclut pas les enthousiasmes pour des aspects peu connus voire inconnus de l'Antiquité : la sculpture ou l'architecture romaines, traditionnellement écartées de l'enseignement au profit du modèle grec ; ou une Antiquité plus quotidienne, plus proche, en fin de compte, de la culture bourgeoise du XIXe siècle, intéressée à une appréhension du passé plus matérielle que littéraire, qui prend tout son sens à Pompéi et au Musée de Naples.

Cette approche-là est résolument tournée vers le présent, voire l'avenir. C'est peut-être à Pompéi que les artistes belges ont en quelque sorte réconcilié l'Antiquité et la modernité.

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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 11 - janvier-juin 2006

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