FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 5 - janvier-juin 2003
La divination intuitive et inductive dans l'Histoire romaine de Dion Cassius
par
Dans l'article qui suit, le lecteur trouvera la synthèse d'une partie d'un mémoire de licence en langues et littératures classiques, rédigé par Stéphanie Danvoye sous la direction du Prof. Jean-Marie Hannick. Ce mémoire, intitulé Les prodiges dans les livres LI à LXXX de l'Histoire romaine de Dion Cassius, a été présenté à l'Université de Louvain en septembre 2002.
Le travail original comportait de nombreux textes grecs. Leur restitution dans le format HTML posant des problèmes, ils sont remplacés ici par des traductions françaises, établies par Stéphanie Danvoye, sur base du texte édité dans la collection Loeb [1]
Un autre article de Stéphanie Danvoye sur « Hercule et le christianisme » a été publié dans les FEC 4 (2002).
[Note de l'éditeur - 17 janvier 2003]
Dion Cassius, historien de Bithynie de la fin du IIe siècle de notre ère, est sans aucun doute lun des plus grands témoins de son temps. Nous savons quil fut lauteur de trois œuvres, dont les deux premières sont aujourdhui perdues. Il sagissait dun traité sur les rêves et les prodiges qui annoncèrent que Septime Sévère accèderait à lEmpire et dun opuscule sur les guerres civiles et extérieures que mena cet empereur. Le magnum opus de Dion Cassius retrace lhistoire de Rome depuis ses origines jusquà la mort de lhistoriographe. LHistoire romaine, quoique partiellement conservée, se présente comme un témoignage indispensable pour reconstituer lhistoire de la fin de la République et du début du Principat. Lexpérience acquise par Dion tout au long de sa carrière publique et surtout son statut de sénateur sont des points de référence essentiels à partir desquels lauteur raconte, comprend et juge les événements, quil livre dans un style empreint des règles de la Seconde Sophistique.
De nombreux travaux sont actuellement consacrés à lœuvre de lhistorien de Bithynie. Nous avons choisi de laborder dun point de vue original, celui de la divination. Quel est le sentiment de Dion Cassius face à la divination ? Nous connaissons mal lopinion intime de lhistorien sur cette question vu que nous ne disposons pas décrits dans lesquels Dion aurait confessé ses propres convictions. Nous tenterons donc de récolter dans lHistoire romaine des indices susceptibles de nous aider à formuler une hypothèse sur la nature des croyances de Dion Cassius.
Notre analyse sarticulera en deux volets étant donné que lart divinatoire lui-même sexerce dans deux voies. « Lune relève de lart, lautre de la nature », expose Cicéron dans son traité De divinatione (I, 6, 11). R. Bloch [2], dans une des nombreuses publications quil consacra à la divination, qualifie la première technique divinatoire dintuitive car elle se base sur linspiration dont témoignent voyants, prêtresses et autres prophètes qui ont reçu linflux divin. La seconde méthode divinatoire est dite inductive. Elle consiste à observer et interpréter tous les signes sacrés que la divinité fait naître sur terre et dans le ciel.
La divination intuitive occupe une place non négligeable dans lœuvre de lhistorien du siècle des Sévères. En témoigne la mention de quatre centres oraculaires dans lHistoire romaine : le temple de Mallos en Cilicie, le nymphée dApollonia en Illyrie, le sanctuaire dHiérapolis en Phrygie et les temples de Ma à Comana. À leurs propos, Dion nest pas avare de commentaires.
1) Le temple de Mallos en Cilicie
Le Bithynien lui-même (LXXII, 7, 1) nous apprend quà Mallos, ville de Cilicie, se trouvait un sanctuaire oraculaire. Cet oracle, fondé par Amphilochos, prophétisait par les rêves (cfr Apd., B., 3, 7, 7 ; Thc., 2, 68, 3 ; Hdt., III, 91). Pausanias, voyageur et géographe grec du IIe siècle ap. J.-C., dans sa description de lAttique (I, 34, 3), affirme, à propos de cet oracle quil est le moins sujet à lerreur de tous ceux de son temps.
Dion affirme s’être rendu dans ce sanctuaire avec son père, qui remplissait alors la charge de gouverneur de Cilicie. Dion eut l’occasion d’examiner le tableau que le sénateur Sex. Quintilius Condianus avait publié pour représenter le rêve que le dieu lui avait envoyé. Un jeune enfant y était représenté étouffant deux serpents tandis qu’un lion poursuivait un faon. En effet, la coutume voulait que l’individu qui avait reçu un songe de la part du dieu au cours d’une nuit passée dans le sanctuaire, représente ensuite ce rêve sur un tableau qui était suspendu dans le temple. Dion s’interrogea sur la signification de cette vision onirique et tenta de l’interpréter ?
2) Le nymphée d'Apollonia en Illyrie
Apollonia fut fondée vers 600 av. J.-C. par Corcyre et Corinthe en terre illyrienne (Str., VII, 5, 8). La ville, actuellement située au Sud-Ouest de lAlbanie, disposait dun port fluvial, situé sur une boucle de lAôos. Les crues du fleuve et lenvasement rendaient la plaine littorale insalubre, tandis que larrière-pays était propice à lélevage et aux cultures. Les gisements de naphte de la région étaient exploités et commercialisés.
À linstar de Dion Cassius (XLI, 45, 3-4), Strabon et Pline mentionnent lexistence dun Nymphée au sud du territoire. Strabon (VII, 5, 8) nattribue aucun don divinatoire à cet endroit, tandis que le naturaliste (H.N., II, 237) lui reconnaît des qualités prémonitoires :
Quant à cet agréable cratère du Nymphaeum qui ne met pas le feu au feuillage du bois épais qui le recouvre et brûle sans relâche tout à côté dune fontaine glaciale, sil vient à sinterrompre il présage de terribles malheurs à ses voisins dApollonie, au dire de Théopompe ; il a une activité accrue par la pluie et rejette un bitume quil faut mêler à de leau, imbuvable, de cette fontaine, sans quoi il est plus fluide quaucun autre bitume [3].
Le récit de l’arrivée de César à Apollonia en 48 av. J.-C., ville abandonnée par les garnisons de Pompée, est pour Dion l’occasion d’une digression assez longue à propos de l’oracle de cette région. Le témoignage de Dion concorde avec le récit du naturaliste. Un énorme feu jaillissait du sol près de cette rivière, sans pour autant assécher ni brûler les terres environnantes. Par fortes pluies, ce feu prenait plus de vigueur et s’élevait. Ensuite, Dion fournit une description assez précise du déroulement de la consultation de l’oracle :
Prends de l’encens et, tout en formulant le vœu que tu souhaites, jette-le dans le feu pour qu’il transporte ton souhait. Si ton vœu est prêt à se réaliser le feu le reçoit très rapidement, même si l’encens tombe quelque part à côté. Le feu saisit l’encens qui s’échappe et le consume entièrement. Si ton vœu n’est pas sur le point de s’accomplir, non seulement le feu ne s’avance pas vers l’encens, même s’il tombe au milieu des flammes elles-mêmes, mais il se recule et s’enfuit (XLI, 45, 3-4).
Tous les vœux peuvent de cette manière être testés grâce à cette rivière prophétique, précise Dion, hormis ceux touchant à la mort et aux mariages.
F. Millar, dans la thèse quil consacra à Dion Cassius (A Study of Cassius Dio. Oxford, 1964, p. 14), nhésite pas à prétendre que Dion se serait en personne rendu en ces lieux. En effet, selon le chercheur anglais, dans le cadre de son premier voyage vers Rome, Dion aurait navigué depuis sa cité natale jusque Thessalonique avant demprunter la Via Egnatia. Il aurait donc pu visiter la ville illyrienne dApollonia. De plus, la description du déroulement de la consultation suggère à F. Millar une expérience personnellement vécue.
3) Le sanctuaire d'Hiérapolis en Phrygie
Hiérapolis, actuelle Pamukkale en Turquie, est une station thermale que les Romains établirent au Ier siècle ap. J.-C. sur un plateau doù jaillissent des eaux chaudes saturées de sels minéraux. Le temple dApollon qui se dressait sur ce site était desservi par des prêtres eunuques. Le sous-sol de ce sanctuaire abritait un oracle voué à Pluton et était considéré comme une entrée vers les Enfers. Dune fissure dans la roche sexhalait du dioxyde de carbone, vapeur mortelle si ce nest pour les desservants du culte, qui y pratiquaient des rites ésotériques.
Discutant dun lac, situé près de Babylone, qui exhale des vapeurs toxiques, Dion (LXVIII, 27, 3) affirme avoir testé pareille étrangeté lorsquil se rendit à Hiérapolis en Asie. En effet, des fumées nocives étaient enfermées dans une sorte de réservoir, au-dessus duquel un théâtre fut élevé, nous explique Dion. Cette vapeur était mortelle pour quiconque linhalerait, si ce nest pour les eunuques. Dion lui-même a vérifié la véracité de ces dires en envoyant des oiseaux au-dessus de ces émanations et en se penchant lui-même pour apercevoir les effluves. Cependant, lhistorien ne trouva aucune explication satisfaisante à cet étrange phénomène.
La déesse Ma, que les Romains identifièrent à Bellone, était honorée dans les deux États-temples de Comana [4]. Lun était situé dans le Pont, lautre en Cappadoce. Cette déesse représentait laspect farouche et terrible de la divinité dont la Grande Mère symbolisait laspect bienfaisant. Les prêtres de la déesse Ma, nommés fanatici, étaient vêtus de noir, portaient une couronne gemmée et de longues bandelettes de laine. Armés de haches à double tranchant, ils exécutaient des danses, dont la frénésie était excitée par des tambourins et des trompettes. Au comble du vertige, ils se tailladaient les bras et les épaules pour asperger ensuite leur idole de leur sang. À la fin de ce rite sanglant, ils prédisaient lavenir à lassistance.
Même si, daprès F. Millar (A Study of Cassius Dio, p. 181), Dion na pas visité les deux temples de Ma, le commentaire que lhistorien en livre dans son Histoire romaine témoigne de lintérêt quil porte à ce double sanctuaire
Comana appartient à lactuelle Cappadoce et était supposé posséder jusquà présent la statue Taurique dArtémis et les descendants dAgamemnon. Comment cela leur est-il parvenu ou comment cela y est-il resté, je ne peux découvrir la vérité parmi tant dhistoires (XXXVI, 11, 1).
Dion décrit les différents vestiges conservés à Comana et sinterroge sur leur présence en ce lieu. Il semblerait que lhistorien de Bithynie se soit livré à des recherches sur le sujet mais se soit heurté à des sources contradictoires.
Dion ne peut sempêcher de laisser transparaître dans ses rédactions lintérêt quil porte aux sanctuaires oraculaires. En effet, nous pouvons recueillir dans lHistoire romaine des preuves de ses visites, le contenu de ses interrogations, les comptes rendus de ses expérimentations, ses tentatives dinterprétations et bon nombre dinformations remarquables pour leur précision. Dion fait preuve dun vif intérêt pour les activités qui se déroulaient dans ces lieux sacrés, mais sefforce dans la mesure du possible dacquérir des preuves de ce qui était communément admis.
La divination inductive occupe une place prépondérante dans lHistoire romaine. Son empreinte est visible dans le récit de tous les moments forts qua vécus la respublica Romana. Quil sagisse, par exemple, de laccession au pouvoir dun empereur [5], de la mort dun grand personnage [6], dune cuisante défaite infligée par lennemi [7] ou dune éclatante victoire remportée par le détenteur du pouvoir [8], Dion ne manque pas dagrémenter son récit de notices relatant les manifestations prodigieuses survenues à cette occasion.
Dans un premier temps, nous nous efforcerons de prouver que Dion ne restait pas indifférent aux phénomènes omineux. Ensuite, nous tâcherons de récolter des arguments appuyant ou réfutant lhypothèse selon laquelle Dion reconnaissait la validité des prodiges.
1) Intérêt de Dion pour les phénomènes omineux
Objet du premier ouvrage de Dion
Dion entama sa carrière littéraire avec un opuscule traitant des rêves et des présages qui apprirent à Septime Sévère qu’il monterait sur le trône en 193 (LXXII, 23). Le but de cette publication était certainement diplomatique. Le contenu, par contre, fut probablement choisi par Dion en fonction de ses convictions et de ses goûts personnels
Importance numérique des prodiges dans l'Histoire romaine
Labondance des prodiges présents dans lHistoire romaine a été notée à plusieurs reprises dans les travaux modernes consacrés à Dion Cassius [9]. Pour notre part, nous en avons relevé 199 au fil des livres LI à LXXX. Parmi ces 199 prodiges, 56 furent postérieurs au moment où Dion (LXXII, 4, 2) indique quil se basera désormais uniquement sur ses propres observations comme sources pour la rédaction de son ouvrage historique. Ces 56 prodiges séchelonnèrent sur 31 ans (de 189 à 220 ap. J.-C.), tandis que les 143 prodiges que Dion rapporte sur base des écrits dhistoriens antérieurs se produisirent dans un laps de temps de 218 ans (de 31 av. à 188 ap. J.-C.). De ces chiffres, nous déduisons que les prodiges contemporains à Dion sont 2,7 fois plus nombreux [10] que ceux qui eurent lieu antérieurement. Limportance numérique des prodiges dans lHistoire romaine nest donc pas due au contenu des sources que Dion a utilisées. En effet, nous aurions pu croire que Dion avait été influencé au cours de sa rédaction par le nombre élevé de prodiges présents dans ses sources. Or les statistiques présentées ci-dessus prouvent le contraire. Cest de son propre chef que Dion multiplie les récits de phénomènes prodigieux dans son œuvre.
Notes personnelles de Dion dans ses récits prodigieux
Dans plus de 20 % des cas [11], Dion apporte une note personnelle à ses récits de prodiges, qui prennent la forme dinterprétations ou de réactions.
Dion se présente comme lauteur de plusieurs interprétations de prodiges quil rapporte dans lHistoire romaine. Ainsi, par exemple, les revers subis par les Gaulois en 15 av. J.-C. avaient été annoncés par lapparition dun monstre marin, du moins à ce que croit Dion (LIV, 21, 2. Voir également LV, 1-5 ; LXXVIII, 8, 5). Si notre auteur prend la peine de formuler ces commentaires et de les livrer à ses lecteurs, il va sans dire quil reconnaît à ces phénomènes une portée extraordinaire et leur confère la valeur de signes prodigieux.
À plusieurs reprises Dion souligne sa présence au moment où des phénomènes prodigieux se produisirent. Il nous livre ses réactions après avoir été témoin de tels phénomènes.
* Ainsi, peu avant la mort de Commode, tandis que celui-ci narguait les sénateurs, parmi lesquels figurait Dion, et proférait à leur encontre des menaces pressantes, se produisit un double phénomène prodigieux, indubitablement funeste [12]. Non seulement lempereur avait mandé les sénateurs au théâtre en habits de deuil, mais également, après un combat, son casque avait été emporté par la porte servant à évacuer les cadavres. Lamphithéâtre était en effet muni de deux portes : la porte Libitinensis et la porte Sanavivaria. Cest par la première que les corps des gladiateurs tués étaient enlevés. Ces deux phénomènes, rapporte Dion, convainquirent tous les témoins que lempereur était sur le point de mourir. Ses collègues sénateurs et lui-même prirent aux sérieux ces avertissements divins et furent réconfortés quant à leur propre sort (LXXII, 21, 3).
* À l’époque de la guerre entre Septime Sévère et Clodius Albinus, les Romains observèrent un feu immense s’étendre dans le ciel. Cette circonstance troubla Dion (LXXV, 4, 6). Peu après, une fine pluie couleur d’argent tomba dans le Forum d’Auguste par un temps serein. Dion, très étonné, se livra à une petite expérience, qui atteste l’intérêt que l’historien porta à cet étrange phénomène :
Je nai pas vu tomber [cette pluie], mais je lai examinée après sa chute. Jen ai argenté quelques pièces de monnaie dairain, qui gardèrent le même aspect les trois jours suivants. Mais le quatrième, toute la substance dont je les avais enduites disparut (LXXV, 4, 7).
Le compte rendu que nous livre Dion de son examen manifeste sa volonté dapporter à ses lecteurs des preuves de la véracité de ses dires. En effet, dans plusieurs cas (LXXII, 21 ; LXXVIII, 30, 1), Dion souligne sa présence lors de lapparition dun prodige et insiste sur la qualité du témoignage quil peut donc offrir (LXXIII, 14, 4 ; LXXV, 4, 3). Mais cette pluie dargent, il reconnaît ne pas avoir assisté à sa chute. Il ressent donc le besoin de vérifier la nature de la substance qui sest répandue du ciel pour présenter à ses lecteurs la certification du caractère prodigieux du phénomène [13].
Ces quelques indices attestent que Dion se montrait vivement intéressé par les prodiges et leur a accordé une large place dans son Histoire romaine. Précisons à présent lanalyse, et tâchons de voir si lhistorien de Bithynie croyait ou non à la capacité divinatoire de ces phénomènes.
2) Croyance de Dion en la validité des prodiges
Interventions divines sur le monde humain
Il nest pas rare que Dion reconnaisse explicitement comme la cause dévénements prodigieux leffet dune intervention divine sur le monde humain. Attardons-nous sur quelques exemples significatifs de laction de la divinité.
* À loccasion dune crue du Tibre qui eut lieu en 54 av. J.-C., Dion expose les trois théories qui pourraient expliquer ce phénomène. Lhistorien adhère pour sa part à une explication surnaturelle de la crue
Soit en raison des pluies excessives qui se déversèrent sur la Ville, soit parce quun vent violent venu de la mer a sorti [le Tibre] de son lit, soit plutôt, comme on le soupçonne, par laction dune divinité (XXXIX, 61, 1).
* Après queurent lieu les cérémonies en lhonneur de la mort dAgrippine, assassinée par son fils Néron, la foudre sabattit sur le repas qui venait dêtre servi à lempereur. Les mets furent entièrement consumés. Les ravages étaient comparables aux dégâts occasionnés par les harpies. Selon Dion (LXI, 16, 5), il était indubitable que cet incident était provoqué par la divinité.
* Lors de son séjour à Alexandrie, Vespasien guérit un homme qui avait perdu lusage dune main et rendit la vue à un aveugle. Selon Dion (LXVI, 8, 2), ces miracles furent provoqués par la divinité dans le but de magnifier Vespasien.
* Tandis que Titus était parti en Campanie prendre conscience de lampleur des dégâts causés par léruption du Vésuve lannée précédente, un feu immense dévora une grande partie de Rome. Après avoir énuméré les principaux monuments qui furent la proie des flammes, Dion constate (LXVI, 24, 3) que ce désastre ne fut pas dorigine humaine mais divine.
* Lors de la guerre qui opposa Septime Sévère à Clodius Albinus, le peuple rassemblé au cirque se mit à manifester son mécontentement à légard de ce conflit. Les slogans fusèrent comme sil sagissait dune mise en scène répétée. Selon Dion (LXXV, 4, 5), la divinité orchestra le déroulement de cette manifestation en inspirant la foule.
* L’adoption par Héliogabale de son cousin Bassianus et l’attribution à l’enfant du nom d’Alexandre ont été conditionnées, selon Dion, par une prédiction et un prodige. En effet, Dion n’émet pas le moindre doute au sujet de la validité de ces signes :
Quant à moi, je suis convaincu que ces faits résultent véritablement dune préméditation des dieux (LXXIX, 17, 3).
Ces passages de lHistoire romaine prouvent que Dion concevait la possibilité dune intervention divine sur le monde humain. Les dieux sont clairement, selon Dion, les instigateurs des signes omineux que les hommes remarquent et interprètent.
Avertissements divins envoyés aux hommes
De plus, Dion insiste sur le fait que la divinité entre en action pour avertir les hommes de limminence dun événement important dun point de vue individuel ou collectif.
Ainsi, les Égyptiens avaient été avertis que leur pays allait être asservi à lautorité romaine (LI, 17, 4). Drusus, le fils de Livie, eut une apparition au cours de ses campagnes en Germanie : une femme de grande taille prédit sa mort prochaine. Dion (LV, 1, 4) sémerveille de ce que la divinité sadresse à un homme et affirme quil ne peut pas ne pas croire à ce prodige. Plautianus également reçut de la divinité des signes lavertissant de sa mort toute proche (LXXVI, 4, 1). De même, la défaite de Macrin face à la prise de pouvoir de Bassianus ne fut pas imprévue. La divinité la lui avait annoncée (LXXVIII, 37, 4).
Utilité de l'art divinatoire traditionnel
Enfin, voyons quels enseignements nous pouvons tirer du Discours de Mécène. Dion Cassius a en effet recouru à la rédaction de deux célèbres discours contradictoires, le Discours dAgrippa (LII, 2-13) et le Discours de Mécène (LII, 14-40), pour exprimer ses idées politiques. Agrippa, partisan de la République, et Mécène, favorable à la « Monarchie », discutent en présence dAuguste de la nature du régime à mettre en place une fois les guerres civiles terminées. Par les propos de Mécène, Dion développe un projet politique abordant tous les domaines de la vie publique de lEmpire. En effet, ces propositions ne se comprennent quen fonction de lexpérience et la perspective spécifique de lhistorien [14].
Dans ce cadre, Dion aborde le sujet de la divination et proclame l’utilité des haruspices et des augures :
La divination est assurément nécessaire et tu dois de toute façon nommer des gens comme haruspices [15] et augures, que rencontreront ceux qui veulent les consulter sur un sujet ; mais il ne faut surtout pas quils soient des magiciens (LII, 36, 3).
Dion reconnaît la valeur et lutilité de lart divinatoire, à condition que les personnes consultées aient reçu de linstance officielle une légitimation de leur statut. Les haruspices et les augures désignés par lempereur ne sont pas à confondre avec les mages étrangers ou autres charlatans qui affluaient à Rome. Dion partage donc les vues dAuguste en matière de politique religieuse. En effet, il prône les valeurs de la religion nationale traditionnelle.
Par la bouche de Mécène également, Dion condamne l’athéisme et la sorcellerie :
Ceux qui accueillent des rites étrangers, haïs-les et punis-les, non seulement pour les dieux (car celui qui les dédaigne ne pourrait honorer personne dautre) mais aussi parce que ceux qui apportent de nouvelles divinités à la place des anciennes persuadent de nombreuses personnes de suivre des coutumes étrangères. De celles-ci proviennent des conjurations, des révoltes et des factions, qui ne sont pas profitables à la monarchie. Ne permets à personne dêtre athée ni sorcier (LII, 36, 1-2).
Dion ne sest pas laissé influencer par lambiance superstitieuse de lâge des Sévères. En effet, cette époque est caractérisée par une intense fermentation religieuse. Les vieilles divinités grecques et romaines sont encore honorées par le culte officiel, tandis que celles que lon désigne, dun nom abusivement générique, « les divinités orientales », sont importées jusquà Rome. Chacune de ces religions a introduit des pratiques superstitieuses qui lui appartenaient en propre. Les songes, les apparitions, les oracles, lastrologie, la magie alimentent les superstitions. Ces dernières fermentaient de plus dans le salon intellectuel de Julia Domna. Autour de limpératrice sétait constitué un centre de grande activité intellectuelle, dont Dion Cassius faisait partie. On pouvait y rencontrer également les juristes Papinien, Paul, Ulpien, des poètes tel Oppien, des érudits comme Diogène Laërce et Elien, le philosophe Philostrate de Samos.
Cependant, lextrait que nous venons de présenter prouve que Dion condamne lintroduction de cultes étrangers et lexploitation de la crédulité et de la superstition populaires. Certes, ce passage sinscrit dans un ensemble de conseils politiques adressés à Auguste. Il est donc difficile de faire la part entre les convictions intimes de Dion et son souci probable dasseoir lautorité de lÉtat et déviter les troubles en sappuyant sur une religion maîtrisée par le pouvoir. En effet, Dion a toujours cherché à faire régner lordre et le respect. Cette qualité lui valut même dêtre envoyé en 223 en Pannonie pour remédier à lindiscipline des garnisons stationnées dans cette province qui fomentaient des émeutes (XLIX, 36, 2-4).
Pour terminer ce parcours, convoquons un extrait qui apportera un éclairage nouveau sur les croyances de Dion. Il sagit du fragment 57, 22 du Vaticanus Graecus 73 datant du Xe ou XIe siècle. Il fut édité pour la première fois par le Cardinal Angelo Mai en 1826, en un recueil intitulé De Sententiis. Ce fragment est attribué au livre XV de lHistoire romaine :
Voici ce que Dion affirme au sujet de la divination et de lastrologie : « Quant à moi, je ne peux donner mon avis ni à ce propos, ni à propos des autres choses qui ont été prédites à certains par la divination. En effet, pourquoi désirer que des prodiges annoncent à lavance si de toute façon cela va arriver et sil nexiste aucun moyen de lempêcher, ni par une ruse humaine, ni par une providence divine ? Que chacun pense comme bon lui semble » (DC, Frag. 57, 22).
Le sentiment dont témoigne cet extrait est pour le moins empreint de scepticisme. Même si Dion affirme ne pas prendre position sur le problème de la valeur de la divination et de lastrologie, le fait de poser cette question révèle toute sa défiance à cet égard.
Dion Cassius ne serait pas le seul à partager une telle attitude : Cicéron affectait déjà un total scepticisme à légard des divers procédés divinatoires, Tite-Live notait une incrédulité croissante parmi ses contemporains et Tacite faisait également preuve dune grande réserve [16]. Ces sentiments correspondaient à un mouvement général des classes cultivées.
M.-L. Freyburger (Letrusca disciplina chez Dion Cassius, p. 19), cependant, propose une analyse plus fine de cet extrait. Certes la croyance très forte de Dion à la Tyché le mène à un certain fatalisme, dont témoigne lexpression « de toute façon cela va arriver ». LHistoire romaine fournit un autre indice attestant que pour Dion, le libre arbitre n’existe pas. Dion soutient en effet cette opinion par la bouche du philosophe Philiscos :
Et en effet, il existe un vieux proverbe tout à fait correct, qui dit quil faut, non pas que nous réclamions quadvienne ce que nous désirons, mais que nous désirions ce qui advient du fait dune nécessité. En effet, nous ne jouissons pas dun mode de vie que nous avons choisi et nous ne sommes pas nos propres maîtres. Mais, de quelque manière que cela convienne à la fortune, et quelle que soit la qualité du démon qui est attribué à chacun dentre nous pour accomplir ce qui a été ordonné, tel quil est, il faut que celui-ci nous forme (XXXVIII, 24, 5-6).
Cet extrait affirme que la vie humaine se déroule en dépendance de la Tyché et du démon qui accompagne chacun au cours de son existence. Il convient que lhomme accepte ce qui advient comme le résultat dune nécessité. Il est vain pour lui despérer que ses désirs se réalisent sils vont à lencontre de la nécessité.
Le fatalisme que manifeste Dion dénie toute valeur non pas aux prodiges eux-mêmes, mais à la procuratio, que le Bithynien désigne dans cet extrait par le mot apotropè. Loin de conclure de ce passage que Dion naccorde aucune valeur aux signes envoyés par les dieux, M.-L. Freyburger en déduit que Dion relativise le rôle traditionnel de la mantique officielle romaine.
En effet, tout au long de son œuvre, Dion, quoiquil rapporte avec soin grand nombre de prodiges, omet le plus souvent de mentionner les exégèses et la procuration indiquée par les spécialistes.
En conclusion, la réponse à la question « Dion croyait-il aux prodiges ? » se doit dêtre nuancée.
Les débuts littéraires de Dion furent consacrés à la rédaction dun opuscule sur des rêves et des présages. De plus, les prodiges sont légion dans lHistoire romaine, davantage encore dans le récit des années contemporaines à son auteur. Enfin, Dion a disséminé dans son œuvre de multiples réflexions personnelles utiles à notre recherche, quil sagisse de prises de position explicites sur des sujets touchant à la divination, de propositions dinterprétation de prodiges ou de la relation de ses propres réactions suite à lexpérience dun phénomène prodigieux. Tous ces indices nous amèneraient à répondre par laffirmative à la question que nous nous sommes posée en début de chapitre.
Par contre, Dion sest ouvertement présenté opposé aux superstitions étrangères quil juge dangereuses pour la stabilité de lÉtat. De plus, un autre extrait de lHistoire romaine se révèle assez gênant : Dion y exprime son scepticisme à légard de la divination et de lastrologie non bridées par le pouvoir en place.
Nous pensons donc que Dion croyait bel et bien que les dieux envoyaient aux hommes des signes porteurs dinformations sur leur avenir. Cependant, Dion faisait preuve dune grande méfiance vis-à-vis des hommes qui, se faisant passer pour des professionnels de la divination, nétaient que des agitateurs ou des ambitieux. La divination doit sexercer dans le cadre de la religion traditionnelle, grâce à des augures et des haruspices compétents, et doit rester sous le contrôle du pouvoir.
[1] Dio Cassius. Roman History. I-IX, with an English translation by Ph. D. Ernest Cary, on the basis of the version of Ph. D. Herbert Baldwin Foster. London - New York - Cambridge (Mass.), 1914-1927. [Retour au texte]
[2] Bloch (R.), La divination en Étrurie et à Rome, dans La divination. Études recueillies par A. Caquot et M. Leibovici, t. I. Paris, p. 197 (Rites et pratiques religieuses). [Retour au texte]
[3] Plin., H.N., II, 237 : Nam si intermisit ille iucundus frondemque densi supra se nemoris non adurens et iuxta gelidum fontem semper ardens Nymphaei crater, dira Apolloniatis suis portendit, ut Theopompus tradidit ; augetur imbribus egeritque bitumen temperandum fonte illo ingustabili, alias omni bitumine dilutius. Traduction de J. Beaujeu. Paris, 1950, p. 106 (CUF). [Retour au texte]
[4] Cette présentation sinspire largement de Turcan (R.), Les cultes orientaux dans le monde romain. Deuxième tirage revu et corrigé. Paris, 1992, p. 48 (Histoire). [Retour au texte]
[5] Ce fut le cas notamment pour Pertinax (LXXIII, 4). [Retour au texte]
[6] Ainsi par exemple la mort dAgrippa (LIV, 29, 7-8) et dAuguste (LVI, 29). [Retour au texte]
[7] Notons entre autres le désastre de Varus (LVI, 24, 2-5). [Retour au texte]
[8] Le récit du règne de Septime Sévère offre deux beaux exemples, avec sa victoire sur Pescennius Niger (LXXIV, 7, 5-7) puis sur Clodius Albinus (LXXV, 4, 4-7). [Retour au texte]
[9] Millar (F.), A Study of Cassius Dio, p. 77 ; Rich (J.W.), Cassius Dio. The Augustean Settlement. Roman History, 53-55, 9 edited with translation and commentary. Warminster, 1990, p. 12 ; Saïd (S.), Trédé (M.), Le Boulluec (A.), Histoire de la littérature grecque. Paris, 1997, p. 496 ; Vigourt (A.), Les présages impériaux dAuguste à Domitien. Paris, 2001, p. 19. [Retour au texte]
[10] En ce qui concerne la période contemporaine à Dion : 56 prodiges en 31 ans, soit une moyenne de 1,80 prodiges par an. Avant cette époque : 143 prodiges en 218 ans, soit 0,65 prodige par an de moyenne. [Retour au texte]
[11] Plus exactement dans 11 descriptions sur les 56 rédigées daprès les propres notes de Dion. [Retour au texte]
[12] À ces deux circonstances sajoutait le fait que, daprès Aelius Lampridius dans lHistoire Auguste (H.A., Comm., XVI, 6), Commode présidait en vêtements sombres. [Retour au texte]
[13] Un commentaire détaillé de ce phénomène omineux a été proposé par Z. Rubin, Civil War Propaganda and Historiography. Bruxelles, 1990, p. 82 (Collection Latomus, vol. 173). [Retour au texte]
[14] Sur ce sujet, cfr Meyer (P.), De Maecenatis oratione a Dione ficta. Diss. Berlin, 1891 ; Hammond (M.), The Significance of the Speech of Maecenas in Dion Cassius Book LII, dans TAPhA, 63, 1932, p. 88-102 ; Millar (F.), Some speeches in Cassius Dio, dans Museum Helveticum, 18, 1961, p. 11-22 ; Bleicken (J.), Der politische Standpunt Dios gegenüber der Monarchie. Die Rede des Maecenas Buch 52, 14-40, dans Hermes, 90, 1962, p. 455 ; Gabba (E.), Progetti di riforme economiche e fiscali in uno storico delletà dei Severi, dans Studi in onore di A. Fanfani, I. Milan, 1962, p. 5-32 ; Mckechnie (P.), Cassius Dios Speech of Agrippa : a Realistic Alternative to Imperial Governement ?, dans GR, 28, 1981, p. 150-155 ; Espinoza (U.), Debate Agrippa-Mecenas en Dion Cassio. Respuesta senatorial a la crisis del Imperio Romano en época severiana. Madrid, 1982 ; Roddaz (J.-M.), De César à Auguste : limage de la monarchie chez un historien du siècle des Sévères. Réflexions sur lœuvre de Dion Cassius, à propos douvrages récents, dans REA, 85, 1983, p. 67-87 ; Reinhold (M.), In Praise of Cassius Dio, dans AC, 55, 1986, p. 213-222 ; Espinoza (U.), El problema de la historicidad en el debate Agripa-Mecenas de Dion Cassio, dans Gerión, 5, 1987, p. 289-316. [Retour au texte]
[15] M.-L. Freyburger propose de traduire hieroptès par « haruspice ». Cfr Freyburger-Galland (M.-L.), Letrusca disciplina chez Dion Cassius, dans Les écrivains du 3ème siècle et letrusca disciplina. Actes de la Table Ronde de Paris, 24 et 25 octobre 1997, dans Caesarodunum, supplément 66, 1999, p. 20. [Retour au texte]
[16] Bloch (R.), Les prodiges dans lAntiquité classique (Grèce, Etrurie et Rome). Paris, 1963, p. 145 ; Bouché-Leclercq (A.), Histoire de la divination dans lAntiquité, t. I. Aalen, 1978, p. 72. [Retour au texte]
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 5 - janvier-juin 2003