FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 3 - janvier-juin 2002


Miroirs étrusques et informatique

par

Roger Lambrechts*

Professeur émérite de l'Université de Louvain
Membre de l'Académie royale de Belgique


Plan


Le miroir antique en métal

L'Étrurie et la cité latine de Préneste, l'actuelle Palestrina, nous ont laissé un grand nombre de miroirs, dont souvent les décors et les formes révèlent une étonnante créativité. Il s'agit de miroirs en bronze, et la grande majorité de ces objets présente un disque illustré, sur toute la surface de son revers, par un décor figuré, gravé ou, plus rarement, en relief. Ainsi peut être brièvement défini le type de miroir étrusque de loin le plus fréquent, le plus caractéristique, et, pourrait-on même dire aujourd'hui, le plus original.

On ne veut pas laisser entendre par là que c'est l'Étrurie qui a inventé de recourir au métal pour se renvoyer son image, ni qu'elle fut la première, ou la seule, à enjoliver ses miroirs de gravures. Dans l'Antiquité, en effet, de l'Orient méditerranéen à la Grande-Grèce, le miroir était, avant le recours au verre, en métal poli, et le plus souvent en bronze. Déterminer avec précision le moment où commença à se répandre, en milieu méditerranéen, l'usage du miroir en verre ne semble guère possible, et peut-être d'ailleurs serait-ce sans grand intérêt. Si l'on en croit Pline l'Ancien (N.H., XXXVI, 66, 193. Cfr R. J. Forbes, Studies in ancient Technology, V, 2e éd., Leyde, 1966, pp. 165 svv.), cette nouvelle technique de réflexion viendrait de Sidon, dont effectivement les ateliers verriers étaient réputés à la fin de la République romaine et au début de l'Empire. Au moins depuis ces temps-là, en Italie, connaissait-on déjà le miroir en verre. Mais il est certain que longtemps encore le miroir métallique fut utilisé concurremment, voire principalement. Toutes les cultures antiques qui ont fleuri autour de la Méditerranée nous ont donc laissé des miroirs en métal.

L'une des faces de l'objet était rendue réfléchissante par un polissage adéquat du métal, et ceux de ces miroirs que des conditions privilégiées de conservation ont pu préserver des ravages de la corrosion et des ternissures du temps, nous étonnent encore par leur pouvoir de réflexion (ci-contre un exemple d'après Ancient Italy in its Mediterranean Setting [Accordia Specialist Studies on the Mediterranean, 4], Londres, 2000, p. 134, fig. 14).

Quelle qu'en soit l'origine, ces miroirs antiques en métal sont le plus fréquemment de forme circulaire, souvent légèrement elliptique en Égypte, ce que suffit à justifier un symbolisme solaire évident : le miroir reçoit et renvoie la lumière du jour.

Pour ce qui est du décor gravé du miroir étrusque, la possibilité d'influences reçues de l'extérieur doit certainement être admise aussi. Avec quelque réserve cependant. On observe, en effet, sur le miroir égyptien, que le décor est généralement limité au manche ou support de l'objet, à son talon éventuel, c'est-à-dire à cette partie mineure du miroir qui ménage la transition entre le manche et le disque. Mais la grande majorité des miroirs égyptiens est à flan lisse. On en connaît, il est vrai, quelques-uns dont le revers est gravé, mais ils sont très peu nombreux, et d'époque saïte (664-525).

Les miroirs grecs (ci-contre d'après R. Bianchi Bendinelli - E. Paribeni, L'arte dell'antichità classica. 1. Grecia, fig. 26) témoignent d'une grande fantaisie décorative, mais ce décor touche le manche, le talon, la tranche, mais à peine le disque. On n'y trouve guère un revers de disque entièrement décoré, par gravure ou relief, à la façon étrusque. S'il y a gravure sur le disque, ce ne sont - et très occasionnellement - que des motifs ornementaux entourant la surface de réflexion.

Quant aux miroirs romains (ci-contre, d'après A. Mutz, Die Kunst des Metalldrehens bei den Römern, fig. 349), jusqu'à la fin de la République, ils ne se distinguent pas par une originalité particulière. Ce sont en général de simples disques en bronze. À partir d'Auguste cependant, le miroir tend à devenir un objet de luxe ou de demi-luxe, dans une grande variété de types, de formes, de grandeurs, de matières...

Mais cette conception du miroir comme expression d'artisanat d'art cède assez vite la place à une production, industrialisée et de grande diffusion, d'objets plus petits, plus minces, meilleur marché.

[Plan]

Originalité du miroir étrusque

Si donc, dans l'histoire du miroir étrusque, l'on ne peut nier l'existence d'antécédents, on ne peut non plus rien trouver, dans la production non-étrusque, qui vraiment annonce, ou poursuive, la tradition étrusque du miroir à manche dont le revers du disque est occupé entièrement par une composition gravée. Celui-ci reste, pour nous, un produit typique de la civilisation et de l'art étrusques. Force est de constater, dans l'état actuel de nos connaissances, que nulle part ailleurs l'application de cette formule artistique originale n'a connu un développement aussi continu ni aussi heureux. L'Étrurie est seule à en avoir saisi et exploité toutes les ressources, à avoir su élever la fabrication d'objets usuels, comme le miroir, ou la ciste, au rang de production artistique nationale, en en faisant le champ d'application privilégié de l'art de la gravure, qu'elle pratiquait avec bonheur.

[Plan]

Intérêt documentaire

Outre la valeur artistique qu'on peut leur reconnaître, ces décors sont aussi, pour nous, des témoins précieux d'une pensée et d'une culture, qui suppléent utilement à la perte totale de la littérature des Étrusques et à l'insuffisance documentaire relative de leur céramique, si du moins l'on mesure celle-ci à l'aune de la céramique grecque. L'art du potier, en effet, n'est certainement pas celui où le génie étrusque a le plus brillé. Mais si la céramique peinte étrusque n'est pas, comme la grecque, une source intarissable d'informations sur les croyances du peuple ou ses modes de vie, souvent l'information que nous refusent les vases, on peut la puiser dans la décoration figurée des miroirs. Le panthéon étrusque s'y fait connaître, peuplé principalement de dieux et de héros hérités de Grèce, mais aussi de figures surnaturelles indigènes. Les épisodes mythiques représentés le sont parfois avec plus de détails que sur aucun monument grec, il arrive qu'ils soient ignorés tant de la littérature que de l'art grecs. Sur les miroirs revivent encore des cérémonies, des fêtes du culte, ou des scènes de la vie quotidienne. Occasionnellement y apparaissent même des figures semi-légendaires de l'histoire étrusque. Fréquemment des inscriptions nous aident dans l'identification des personnages figurés.

[Plan]

Étude et édition

Dans ces conditions, il n'est pas douteux que l'étruscologue, à quelque niveau qu'il exerce sa discipline - fouille archéologique, histoire de l'art, iconographie, étude des mythes…- a beaucoup à gagner d'une connaissance profonde et exacte de ces miroirs en bronze si caractéristiques d'Étrurie et du Latium étrusquisé. Or, aujourd'hui encore, le seul recueil « général » des miroirs étrusques dont nous disposions est une synthèse en cinq tomes d'E.Gerhard, les Etruskische Spiegel, dont les premières pages sortirent de presse en 1840! Cet ouvrage éditait quelque 900 miroirs, soit l'essentiel des documents connus à l'époque. Il est clair que, malgré ses mérites, l'œuvre de Gerhard est excessivement vieillie et ne saurait satisfaire encore aux exigences scientifiques d'aujourd'hui. Y sont sacrifiées, en effet, quantité de données fondamentales, qui pourraient être autant de critères objectifs d'appréciation technique et stylistique, d'identification typologique, d'interprétation iconographique, de datation, etc. Ajoutons qu'entre-temps la liste du matériel recensé s'est allongée considérablement, le nombre de miroirs étrusques, en nos diverses collections, étant évalué aujourd'hui à 3000 environ.

On comprend, dans ces conditions, qu'il ait paru indispensable, voire urgent, d'entreprendre un recueil complet des miroirs étrusques, sur des bases scientifiques qui ne soient pas discutables. Cette situation m'a donc conduit à lancer, dès 1969 (Hommages à Marcel Renard, III, Bruxelles, 1969, pp. 328-332), l'idée d'un grand corpus des miroirs étrusques, qui serait un recensement de tous les miroirs dispersés de par le monde, qui serait articulé suivant les lieux actuels de conservation, l'ouvrage paraissant en fascicules successifs, par pays, et dans chaque pays, par musées ou collections. La structure imaginée impliquant une coopération internationale, j'ai défendu ce projet de corpus devant l'Assemblée générale extraordinaire de l'Istituto di Studi Etruschi ed Italici, tenue à Florence en 1973, et suggéré les lignes maîtresses du programme à suivre. L'Institut accepta sans réserve de promouvoir et patronner cette nouvelle édition, qui s'intitulerait Corpus Speculorum Etruscorum (CSE) (dans Studi Etruschi, XLI, 1973, p. 426. Voir aussi, R. Lambrechts, dans Bulletin de l'Académie royale de Belgique. Classe des Lettres, 1-6, 1995, pp. 29-57). Les premiers fascicules de ce corpus nouveau sont sortis de presse en 1981. À ce jour, vingt-cinq fascicules ont déjà paru, éditant ou rééditant environ 850 miroirs ou fragments (cfr FEC, 3, 2001). C'est un début très encourageant, mais un début seulement. Beaucoup de miroirs, en effet, restent inédits, d'autres, qui ont été édités hors corpus, ne l'ont pas toujours été de manière précise et complète, donc scientifiquement acceptable. Il importe dès lors de poursuivre, et même, me semble-t-il, d'activer ce grand travail d'édition.

[Plan]

Le miroir et la Toile

Or, l'étude et l'édition d'un miroir imposent, en bonne méthode, comme pour tout autre objet d'ailleurs, une revue scrupuleuse, à des fins comparatives, des autres exemplaires de la même classe de documents, tels qu'a déjà pu les faire connaître une édition fiable, dotée d'une illustration claire et complète. Pareilles confrontations, qu'on les situe au niveau typologique, stylistique, iconographique, chronologique, ou autre encore, sont nécessaires au départ de toute recherche nouvelle, si l'on veut que soient fondées les conclusions de celle-ci. Or, en bibliothèque, elles ne sont pas toujours faciles à réaliser, elles représentent en tout cas un travail long, sinon fastidieux. Il m'a donc semblé utile de réunir, sur la Toile, l'illustration graphique de toutes les pièces, miroirs et fragments de tout type, dont la connaissance peut être considérée déjà comme acquise, afin que cet ensemble puisse être facilement consulté n'importe où et n'importe quand, et rapidement passé en revue. Un minimum de données, qui pourtant devrait permettre les classements et regroupements essentiels, accompagne l'illustration, afin de mieux la définir. Cette base de données est en voie d'élaboration depuis deux ans environ (R. Lambrechts dans Aspetti e problemi della produzione degli specchi etruschi figurati, Rome, 2000, pp. 165-167. Cfr L. Bonfante, CSE, U.S.A. 3 : New York, 1997, p. 11). Complète, elle ne l'est certes pas, et elle ne saurait l'être, mais elle est déjà opérationnelle, et, via Internet, son accès s'ouvre sans difficulté à tout chercheur en quête de correspondances. Présentement, elle groupe près d'un millier de miroirs ou fragments. Elle est régulièrement mise à jour, complétée ou corrigée, et améliorée dans sa présentation, si nécessaire. Y sont présentés, dans une numérotation continue, tous les miroirs ou fragments de miroirs déjà édités de manière complète et scientifique, c'est-à-dire conformément aux normes du Corpus Speculorum Etruscorum. Pour chaque pièce sont indiqués le lieu actuel de conservation, avec son numéro d'inventaire, le lieu de découverte, la source écrite d'où sont tirées nos informations, et son auteur, la typologie de l'objet (manche, manchon éventuel, talon, disque), la description de son décor (décor gravé, relief, repoussé d'une applique de miroir à boîtier), les inscriptions que l'objet peut porter, l'interprétation et la datation proposées. Ce grand inventaire s'accompagne d'une introduction à l'étude des miroirs étrusques et prénestins, ainsi que d'un bref rappel des principaux travaux qu'ils ont suscités.

[Plan]

Exemples

Choisis parmi beaucoup d'autres, voici deux exemples de « fiches », qui paraissent assez représentatifs.

Le premier concerne un miroir du Musée royal de Mariemont (inv. B.206) : c'est la fiche 25; le second, un miroir du Metropolitan Museum of Art de New York (inv. Acc. 21.88.28) : c'est la fiche 566.

L'illustration généralement consiste en deux dessins, tendant à une fidélité maximale, l'un du revers du miroir, l'autre de sa face principale, c'est-à-dire du côté réfléchissant. Parfois, mais rarement, la photo remplace le dessin attendu, là où, vu l'état ou le type du document, elle paraissait garantir davantage la fidélité de la reproduction. L'échelle est forcément réduite, mais on sait qu'il suffit de cliquer sur l'image pour l'obtenir en grand format. En quête de points de comparaison typologique, stylistique ou iconographique, on parcourra donc aisément la totalité des œuvres que réunit la base. Pour une recherche plus ponctuelle - une date, une inscription, une figure mythologique, une technique… -, une série de champs libres ont été prévus, dans lesquels le chercheur notera l'objet de sa requête, avant de lancer celle-ci. La réponse lui sera donnée immédiatement. La langue utilisée est le français. Mais un tableau fournit la traduction des principaux termes techniques, qui pourraient faire difficulté, en allemand, anglais et italien, c'est-à-dire dans les langues utilisées, avec le français, dans la rédaction du Corpus Speculorum Etruscorum.

[Plan]

Informatisation et source imprimée

Il est évident que, pour toutes les informations données, l'on dépend presque totalement de la source imprimée. Mon intervention se limite donc, s'il y a lieu, à compléter ou rectifier les descriptions, et surtout à essayer de les unifier, de les couler dans un même moule, de les exprimer par un même vocabulaire, de façon à ne pas freiner la recherche. Je me suis refusé à toucher à l'interprétation et à la datation proposées par l'auteur consulté, ce qui ne saurait signifier que celles-ci rencontrent toujours mon accord. Mais j'ai tenu à en laisser à l'auteur seul la pleine responsabilité. Lorsque cependant elles m'ont paru vraiment contestables, j'ai tenté d'une manière discrète (par exemple par un simple point d'interrogation) de faire comprendre ma perplexité. Faut-il d'ailleurs souligner que la consultation de la base de données, qu'Internet permet à tous, ne dispense jamais de celle de la source imprimée ? Celle-ci, en effet, sera toujours son complément indispensable. Une connaissance approfondie de la pièce étudiée, seul le livre, où celle-ci a été éditée, sera à même de la fournir. C'est pourquoi référence précise à ce livre a partout été faite. Notre tentative d'informatisation n'a jamais ambitionné de se substituer à lui, elle n'est née, en effet, que du désir de faciliter et stimuler, d'accélérer, d'assurer la recherche sur le miroir étrusque, ou accessoirement toute recherche stylistique, iconographique, chronologique, voire épigraphique ou autre, qui chercherait argument dans le monde du miroir étrusque. J'ose entretenir l'espoir que ce but sera atteint.

[Plan]


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 3 - janvier-juin 2002

<folia_electronica@fltr.ucl.ac.be>