FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 3 - janvier-juin 2002
Les langues, à l'image de l'homme
par
Paul-Augustin Deproost*
Le 31 mai 2002 s'est tenu à Louvain-la-Neuve un colloque organisé, en partenariat, par le réseau européen EUxIN (coord. scientifique : prof. Bernard Coulie) et le Centre de recherches sur l'imaginaire de l'Université catholique de Louvain (dir. : proff. Myriam Watthee-Delmotte, Laurence van Ypersele, Paul-Augustin Deproost). Cette journée était la deuxième activité d'un projet centré sur l'étude des « Imaginaires européens », appuyé par la Direction générale de l'éducation et de la culture de la Commission européenne, dans le cadre du programme Culture 2000. Le titre général du séminaire était : « Les langues pour parler en Europe : dire l'unité à plusieurs voix. »
Le présent fascicule (FEC 3) contient le texte de la conférence du prof. Paul-Augustin Deproost (La latinité médiévale. Une langue sans peuple et sans frontière), ainsi que son message d'introduction générale au colloque (ci-dessous). Une version imprimée de ce texte a été publiée dans Imaginaires européens. Les langues pour parler en Europe. Dire l'unité à plusieurs voix, études réunies et présentées par P.-A. Deproost & B. Coulie, Paris, L'Harmattan, 2003, p. 5-10.
Un premier séminaire, organisé par les mêmes partenaires, s'était tenu à Louvain-la-Neuve le 14 septembre 2001 sous le titre général de : « L'utopie pour penser et agir en Europe : état des lieux d'un imaginaire du non-lieu ». Plusieurs interventions sont disponibles dans les FEC 2 : section « Monde classique et utopie ».
Un troisième et dernier colloque s'est tenu à Bruxelles les 4 et 5 décembre 2003 sous le titre général de « Les Frontières pour ouvrir l'Europe ». Des actes de ce colloque, les FEC 7 publient deux interventions du prof. P.-A. Deproost, à savoir son introduction et sa communication.
[Note de l'éditeur]
Depuis le jour où lhomme a commencé à parler, les langues sont devenues le moyen par lequel il a inventé le monde. « Au commencement était le Verbe », car le verbe est de toute éternité . Le Verbe na pas été créé. Il a créé, et « sans lui, rien ne fut », rappelle le Prologue de lévangile de saint Jean, car chaque moment de la création est précédé dune parole : « Dieu dit ». Après avoir créé lhomme, Dieu lui a amené les êtres et les choses du monde pour que lhomme leur donne un nom : « Le nom que lhomme donnerait à tout être vivant serait son nom ». Telle est la force du langage : il donne un sens aux choses, il construit le monde, il fait exister des réalités qui sans lui seraient ignorées.
Nonobstant les théories anciennes et contemporaines sur lorigine du langage et lapparition des langues, lusage de la parole a toujours été considéré comme un des repères les plus évidents pour distinguer lhomme de lanimal. Lanimal est muet, lhomme parle, sans doute parce quil a des idées et que parler, cest toujours, peu ou prou, dire lidée que lon a derrière la tête. Les compagnons dUlysse victimes des sortilèges de la magicienne Circé ont compris quils nétaient plus des hommes lorsque, dit Ovide, « au lieu de mots, ils ont produit un rauque grognement et que de tout leur visage ils se sont abaissés vers la terre ». Être debout et parler, toute la dignité de lhomme est résumée dans cette double attitude. « Il ne convient pas que les bons se taisent », disait déjà le vieux poète Ennius.
Mais pour dire quoi ? Des paroles, sans doute, et donc la vérité, selon létymologie fantaisiste quen rapporte saint Augustin : « Verbum a uero » « Le verbe a pour origine le vrai ». Sans compter que, dans la tradition chrétienne, le Verbe est lui-même une personne divine qui sest définie comme la Vérité, cest dire limportance quil y a à sinterroger sur la place des langues dans limaginaire des hommes en quête dun monde meilleur. Il ne sagira pas ici prioritairement détablir un discours technique sur la distinction entre le langage, la langue et les langues, ni de soccuper de la manière dont fonctionnent les systèmes linguistiques. Nous réfléchirons plutôt en termes de culture, dans la mesure où les langues que parlent les hommes ou celles dont ils rêvent contribuent à leur manière dêtre au monde. Il nest pas rare, en effet, que lon associe aux langues des jugements de valeur plus ou moins justifiés : le latin ou lallemand passent pour être des langues dordre et de structure ; « ce qui est clair nest pas japonais » a pu écrire avec humour Teitaro Suzuki. Par ailleurs, on sait combien le mythe de la langue originelle, « radicale primitive », selon les mots de Leibniz, a toujours fasciné les philosophes du passé et les idéologues de tout bord, nostalgiques ou à la recherche dutopies plus ou moins globalisantes. Il est vrai que lon confond alors lunicité de laptitude au langage, laquelle entre dans la définition de lespèce humaine, et la très probable diversité originelle des langues, dont lhistoire de Babel, replacée dans son contexte, montre quelle na pas été une malédiction pour lhomme, mais une manière de le protéger contre ses dérives totalitaires. Derrière linfinie diversité des langues se trouve celle des cultures, car les langues appartiennent aux sociétés qui les parlent, au point que le langage courant identifie souvent le nom dune langue et le nom des habitants du pays ou de la région où elle est parlée. Mal gérée, cette diversité nest pas non plus sans risque : expression privilégiée des identités collectives, la langue, comme la religion, du reste, peut être instrumentalisée au service de toutes les résistances, légitimes ou non.
Dès ce moment, la question de la langue unique simpose à la réflexion. Peut-on concilier lutopie dune langue universelle déchange et les revendications de collectivités ethniques, géographiques, politiques, intellectuelles qui sidentifient à une langue ? Et si on le peut, que doit être cette langue unique ? Idéalement sans doute, une langue sans peuple et sans frontière, pour quelle puisse simposer à tous comme une « langue paternelle », apprise pour les besoins dune communication plus efficace, loin de toute prétention hégémonique. Mais cette langue doit aussi rester humaine, ne pas être quune construction de lesprit, sans quoi elle risque dêtre étrangère aux valeurs ou de ne plus transmettre que des valeurs purement technocratiques, une culture dartifice, redoutables quand il sagit dorganiser la chose publique. Le rêve dune langue auxiliaire de communication unique ne peut pas évacuer lépaisseur symbolique de la langue enracinée dans lhistoire des valeurs et des idées que lon prétend défendre. La question est dautant plus cruciale en Europe que les langues sont nombreuses, mais surtout les héritages quelles véhiculent : lhéritage grec, où lon a lhabitude de présenter la langue comme outil et expression de la rationalité ; lhéritage romain, où la langue a été un vecteur dunification et de droit ; lhéritage biblique et chrétien, où le culte du Livre puis du Verbe a donné une valeur suréminente à lexpression du sens, au texte et à son commentaire. Or il est illusoire de prétendre respecter les cultures lorsque lon ne respecte pas les héritages ; et on ne peut respecter pleinement les héritages si on est totalement étranger à la langue de la famille.
Ceci dit, pour quils continuent de se transmettre, les héritages ont aussi besoin de fructifier, dêtre restaurés, utilisés, transformés. Les langues ne permettent pas seulement décrire lhistoire des hommes et des sociétés ; elles les contiennent et elles les perpétuent. Une société qui a perdu sa langue est morte, et pour que son héritage se transmette, il ne suffit pas dun historien pour en raconter les faits et gestes. Il faut que la langue de cette société continue de vivre en tant que telle ou dans les filles qui en sont issues. Les civilisations hittite, sumérienne, babylonienne ont définitivement disparu en même temps que leur langue ; elles sont des pièces de musée dont on redécouvre tous les jours les grandeurs, mais qui restent irrémédiablement inaccessibles dans leurs trésors momifiés. En revanche, la latinité a perdu sa mère, mais elle continue de vivre dans ses filles et dentretenir un intense sentiment dappartenance familiale à des valeurs communes dont le latin a été le pourvoyeur ; et on pourrait en dire autant de toutes ces langues anciennes qui ont su affronter les risques de la dispersion, de la diversification, du métissage, et survivre, certes métamorphosées, grâce à une ouverture généreuse aux influences extérieures et aux besoins des sociétés en évolution. Cest toute la question de la résistance au changement linguistique, des combats ambigus pour la pureté de la langue, des frilosités qui refusent les réformes nécessaires et qui finissent par tuer les langues en refusant dadmettre que les mots peuvent mourir pour que dautres puissent naître. « Les langues vivent parce que les mots meurent. La mort des mots ne menace pas la vie des langues ; elle en est, au contraire, une condition », dit Claude Hagège.
On connaît le mot célèbre de Vaugelas : « Il nest permis à qui que ce soit de faire de nouveaux mots, non pas même au souverain ». Si lon avait appliqué à la lettre une telle sévérité, il y a fort à parier que le français compterait aujourdhui parmi les langues fossiles, et certains nont, du reste, pas hésité à penser que les rigueurs de lâge classique ont dévitalisé une part importante de la langue après les innovations de la Pléiade et les foisonnements néologiques de Rabelais. Comme tout être vivant, si elle veut continuer à transmettre une parole, la langue doit lutter contre lusure, elle doit sadapter aux besoins des communautés qui la parlent, elle doit savoir enterrer ses morts et admettre que ses enfants ne soient pas nécessairement comme elle.
Toutes ces questions, lEurope les pose dune façon concrète et originale. Construire lEurope, cest dabord avoir eu laudace de la nommer, puis surtout de la renommer régulièrement, au fur et à mesure que son projet politique se précise. Mais il y a aussi les noms qui napparaissent pas encore, comme, par exemple, « Europe fédérale », qui pourrait peut-être accélérer des processus dintégration, mais dont on a peur parce que le nom est une parole qui crée et définit au sens étymologique, et donc fixe les frontières de la réalité quil nomme, en loccurrence leffacement des frontières souveraines au profit des frontières intégrées. Quon le veuille ou non, la question de la langue déchange sera également un défi majeur pour lEurope à venir. LUnion européenne compte plusieurs dizaines de langues, dont onze sont reconnues comme langues officielles ; les futurs élargissements augmenteront ces chiffres dans des proportions vertigineuses qui imposeront davantage encore de réduire le nombre des langues auxiliaires, sinon den choisir une, qui risque, assez paradoxalement, dêtre celle dun des pays européens les moins attachés à lidée européenne et dune puissance à bien des égards concurrente de lEurope, tout en étant la langue la plus ouverte sur le monde. Parallèlement à cette recherche dune langue auxiliaire de communication, lEurope connaît aussi des combats identitaires où le pouvoir politique instrumentalise la défense des langues comme outil de reconnaissance et de promotion culturelles. Sans compter les débats communautaires qui secouent régulièrement la Belgique, il est clair, par exemple, quavant dêtre un projet strictement linguistique, la « francophonie » est un concept culturel et politique, dont on a rappelé que le grand absent, au moment de sa mise en place, était paradoxalement, mais significativement, la France. On pourrait aussi évoquer les efforts actuels de la Croatie pour redonner à la langue croate une norme aussi distincte que possible par rapport au serbe, confirmant lindépendance politique du pays par une radicalisation linguistique qui vise à désintégrer lancien amalgame serbo-croate.
Dès les premiers temps du monde, quand lhomme a commencé de sorganiser en sociétés après la grande confusion du déluge, la langue a induit des imaginaires puissants, parce quelle est le territoire le plus immédiat de la parole. Or la parole nest pas quun simple moyen de communication, de constat ou de jugement. Que lon songe à la promesse, au serment, à la déclaration damour ou de guerre, la parole fait advenir quelque chose qui nétait pas avant elle et qui, tôt ou tard, porte un risque, une audace, une transgression, bref une éthique. Elle était déjà présente dans la parole des premiers jours, ponctués par lenchantement du monde : « Dieu vit que cela était bon ». Après la bouche et lécrit, la parole trouve aujourdhui une nouvelle voix dans lécran, qui la rend à la fois plus ouverte, plus rapide et plus universelle. Le défi est grand pour les langues, de se taire les unes après les autres dans le tonnerre dune langue dominante, ou de mieux se faire entendre dans les tribunes virtuelles ouvertes sur le monde. La parole parcourt désormais le monde à la vitesse de la lumière ; il reste aux hommes la responsabilité de choisir entre le soleil noir de la pensée unique et larc-en-ciel de toutes les différences.
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 3 - janvier-juin 2002