FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 5 - janvier-juin 2003


La toponymie ou science des noms de lieux.
Son application au patrimoine celtique de l'Ardenne

par

Jean Loicq 

Professeur émérite de l'Université de Liège
Membre de la Commission royale de Toponymie et de Dialectologie

 Adresse : avenue Nandrin, 24 - 4130 Esneux (Belgique)

<loicq-berger@belgacom.net>


[L'exposé qu'on va lire représente l'introduction à un ouvrage sur la toponymie celtique de la province belge de Luxembourg, qui doit être publié par le Musée des Celtes de Libramont. Bien qu'il ne concerne pas directement le monde gréco-romain, nous avons pensé que les perspectives méthodologiques qu'il développe pouvaient intéresser certains de nos lecteurs.]

Note de l'éditeur - 4 juin 2003


Plan


Quelques conventions

Dans l'exposé qui suit, et qui, comme le reste de l'ouvrage, fait appel à des exemples concrets, l'astérisque (*) signale des formes non attestées par des documents, mais reconstituées à l'aide de la grammaire historique ou comparative: p. ex. indo-européen (abrégé « i.-e. ») *ekwos « cheval », reconstruit par comparaison du sanscrit açvah, du grec hippos, du latin equus, de l'irlandais ech, etc. Par ailleurs, les formes précédées ou suivies de - sont extraites de mots amputés par le début ou par la fin d'éléments qui n'ont rien à faire avec l'exposé en cours, p. ex. gaulois Epo-, tiré du nom d'homme composé Eposognatos dont on omet les deux derniers éléments (-so-, -gnato-) dans le but de mettre en évidence le radical epo- « cheval ». - Le même nom sera décomposé Epo-so-gnato- s'il y a lieu au contraire d'en faire apparaître les composants.

On a délibérément écarté les signes spéciaux attachés à l'orthographe de certains noms étrangers. Toutefois, la quantité brève ou longue des voyelles étant importante en linguistique, on a, même en latin, surmonté d'un accent circonflexe (^) les voyelles longues chaque fois que cette notation a paru opportune.

Les abréviations des noms de langues, celtiques ou non, ne sauraient faire difficulté: il va de soi que « gr. » désigne le grec ancien;« gall. », le gallois; là où c'est nécessaire, « v. » désigne l'état le plus ancien connu d'une langue, p. ex. « v. britt. » ou « v. irl. » se réfèrent au vieux-brittonique ou au vieil-irlandais.

Sauf indication contraire, les noms de localités cités ci-après appartiennent à la province de Luxembourg; lorsqu'il y a lieu, il y est référé par le sigle « Lx » (par opposition à « Lg » = Liège, « Na » = Namur, etc). L'abréviation « L » se réfère au grand-duché de Luxembourg.

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1. La toponymie, branche de l'onomastique

Que la toponymie étudie les noms de lieux ou désigne l'ensemble des toponymes d'un village, d'un quartier, etc., c'est ce qu'il est aisé de deviner si l'on songe p. ex. à « topographie » (gr. topos) et à « anonyme » (gr. onoma). Il s'agit de tout ce qui, dans le paysage rural, montagneux, forestier ou urbain, fluvial ou maritime, possède une dénomination propre, passée ou présente, en quelque langue que ce soit. La toponymie peut être descriptive - et se borner à un relevé des noms aussi exact que possible dans un cadre limité - ou historique - et chercher à décrire l'évolution dans le temps de chaque nom, à l'aide des formes les plus anciennes que nous livrent les documents, voire, lorsque sa langue nous en est connue, à retrouver son origine, ses attaches avec les autres éléments de cette langue, sa signification primitive, en un mot son étymologie.

C'est dire que la toponymie est une section de la linguistique, science qui, elle aussi, peut être pratiquée selon un double aspect, descriptif (on dit alors synchronique) ou historique (évolutif ou diachronique). Elle prend place comme l'une des branches de la science des noms propres ou onomastique, laquelle se rattache à la lexicologie, qui est l'étude des mots ou lexique d'une langue (noms, verbes, pronoms, prépositions, etc.); mais, en raison du statut particulier des noms propres, elle opère selon des méthodes un peu différentes.

En plus de la toponymie, l'onomastique comprend autant de disciplines qu'il y a de catégories de noms propres:

(1) l'anthroponymie, ou onomastique au sens restreint, s'occupe des noms de personnes (noms de famille ou gentilices, prénoms, sobriquets, noms familiers ou enfantins), qu'il s'agisse de personnes réelles (p. ex. dans une communauté nationale, urbaine, villageoise, etc.) ou imaginaires (on a pu étudier l'anthroponymie des romans de Balzac ou de Proust); dans le premier cas, il s'agit d'une étude orientée vers la sociologie ou même vers l'histoire lorsqu'il s'agit du passé; dans le second cas, la préoccupation sera essentiellement littéraire; on peut étudier aussi les noms de personnages du folklore (Tchantchès à Liège, Hellechsmann à Arlon);

(2) la théonymie ou étude des noms de divinités d'une religion polythéiste, et l'hagionymie (hagios « sacré, saint »), étude des noms de saints du christianisme ou hagionymes, dont l'intérêt linguistique est souvent très grand, sans parler de l'histoire proprement religieuse et de l'hagiographie qui tirent de cette étude beaucoup d'enseignements; ainsi, l'examen des théonymes est souvent le seul recours dont dispose l'historien pour tenter de cerner la personnalité de divinités celtiques régionales ou locales du panthéon gallo-romain, et connues seulement par des ex-voto;

(3) l'ethnonymie (ethnos « nation ») ou étude des noms de communautés rurales, urbaines, régionales ou nationales; elle se rattache à la toponymie lorsque ces noms sont dérivés de toponymes (ex. Arlon: Arlonais; Bastogne: Bastognard) ou d'un prototype réel (Neufchâteau: Chestrolais) ou reconstitué (Charleroi: Carolorégien), voire plaisant (Aclot « Nivellois »), - mais qui a une réelle autonomie lorsqu'il s'agit de noms de peuples, dont l'histoire est souvent obscure (Belges) ou compliquée et donne lieu à des dérivés en chaîne, ainsi: Francs, France, Français et, comme anthroponymes, François, Lefrançois, Franck; - germ. anc. thiuda « nation », germ. latinisé theodisca lingua « langue du peuple (par opposition au latin) », d'où v. haut-all. Diutisks « national > Allemand », mod. Deutsch, mais angl. Dutch « Hollandais ».

Outre la toponymie proprement dite, qui s'occupe plus spécialement des noms d'agglomérations humaines (villes, villages, hameaux) ou de circonscriptions historiques ou administratives (Hainaut, Thiérache, Gaume), on distingue:

(1) l'hydronymie (gr. hudro- « relatif à l'eau »), qui étudie les noms de cours d'eau, de lacs, étangs, golfes marins, etc. lorsqu'ils possèdent un nom individualisé;

(2) l'oronymie (gr. oros « montagne »), qui envisage les noms de montagnes ou de massifs montagneux, et plus généralement de reliefs du terrain;

(3) la microtoponymie (mikros « petit ») qui étudie les lieux-dits, peu ou non habités (ex. La Baraque Michel, La Croix-Scaille), les forêts, les châteaux ou fermes isolées (Les Épioux), les quartiers habités (La Breck à Arlon, Fétinne à Liège), les établissements industriels comme les noms, souvent pitttoresques, de nos anciens charbonnages (La Grande Bacnure), d'anciennes enseignes (Bonne Femme à Liège-Grivegnée), etc.

(4) s'y rattache étroitement, l'hodonymie (mieux que odonymie: gr. hodos « chemin ») ou étude des noms de rues (Féronstrée à Liège, Chinrue dans plusieurs villes de Wallonie), mais aussi, à l'occasion, de routes (via Mansuerisca dans les Hautes-Fagnes) ou de vieux chemins (La Porallée en Ardenne liégeoise, nos chaussées Brunehaut).

À vrai dire, cette énumération n'est pas exhaustive, car l'imagination populaire, la mode ont personnalisé des cloches d'églises, des jacquemarts, sans parler des marques ou des créations commerciales (p. ex. les parfums), des trains de prestige (Thalys), des navires, des avions ou des escadrilles (La Cigogne), des animaux de compagnie, des chevaux de course, etc.

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2. Toponymie et linguistique

De tout ce qui précède, il ressort que la toponymie est une section de la linguistique, même si, pour des raisons que nous analyserons plus loin, elle a acquis une certaine autonomie, avec ses instruments de travail, ses centres universitaires, ses organismes officiels et ses propres congrès.

Un nom propre est, sans exception, formé d'éléments lexicaux, principalement des noms communs et des adjectifs, qui appartiennent à la langue dans laquelle il a pris naissance. Il est toujours, au départ, descriptif ou qualificatif en quelque façon; ce n'est qu'à la longue qu'il se fixe comme « nom propre ». En raison de sa relative permanence, un toponyme, en particulier, participe de la vie de l'idiome ambiant, et est soumis aux mêmes lois d'évolution, même lorsque cet idiome n'est plus sa langue d'origine. Ainsi, le nom actuel d'Arlon a subi l'influence du traitement germanique d'Orolaunum, Arel. La toponymie diachronique doit donc impérativement s'appuyer sur la phonétique historique, souvent à plusieurs niveaux. Et, à cet égard, les apparences sont trompeuses. Tels noms qui, en raison de la fragmentation dialectale du gallo-roman, sont attestés sous des formes diverses selon les régions, remontent à un seul prototype: ainsi Meillant, Miolan, Mâlain, en France, représentent tous Medio-lânum, comme Leiden (NL), Laon et Lyon (F) sont tous trois des Lug(u)-dûnum. En revanche, des formes identiques peuvent, par un phénomène de convergence fortuit, continuer des prototypes différents: les trois Vienne, rivière du Poitou, ville du Dauphiné et capitale de l'Autriche, sont d'origne celtique: mais le premier est une Vigenna qui pourrait être apparentée à notre Vierre chestrolaise, le second une Vienna sans relation étymologique avec la précédente, et le dernier une Vindo-bona (« blanche bourgade »).

Mais il arrive que la langue d'origine ne soit pas connue, comme celles qui ont précédé en Europe les langues indo-européennes. On ne peut alors que procéder par approximations successives, par exemple en rapprochant du toponyme en cause, prototype pour prototype, des mots de substrat visiblement apparentés et encore vivants et dont le sens est donc connu. C'est par des mots comme cairn « tas de pierres » de l'irlandais, ou comme cheire « amoncellement, coulée volcanique » de certains dialectes d'Auvergne, qu'on a pu confirmer le sens de « pierre, rocher » pour la « base » pré-i.-e. *kar-/kal-, qui appartient à une famille linguistique (inconnue) de la préhistoire et qui est à la base de nos Challes, Challeux, Carnac, etc.

Mais on est aussi aidé par des traits géographiques communs à des toponymes visiblement apparentés. On a ainsi observé que les noms en Tur- ou Turno- désignent toujours des localités situées sur des éminences naturelles: ainsi, en France, les Tour ou Thour (des Alpes aux Ardennes) permettent d'expliquer Torrimont, nom d'une colline à Tournay (Neufchâteau), tandis que les Turno-durum (Tonnerre, F, Yonne) et Turn-âcum permettent d'expliquer non seulement le Tournay précité, mais aussi le Tournai hennuyer, dont le noyau belgo-romain primitif était situé sur une légère éminence. C'est la récurrence de ce trait géographique qui permet d'attribuer le sens de « hauteur naturelle » à cet élément *tur- (parfois *tul-) dont le celtique ancien a fait turno-, mais qui remonte à un idiome pré-celtique inconnu.

Or, c'est dans la recherche du sens (objet de la sémantique), inséparable de l'étude de la forme dans la détermination d'une étymologie, que réside l'une des difficultés majeures de l'onomastique en général. En effet, si tous les noms de lieux ont un sens à l'origine, en rapport avec leurs sites naturels ou avec les établissements humains qui les occupent, le fait d'être devenus des noms propres, en les cristallisant, les soustrait à leur famille lexicale et, s'ils continuent en principe d'évoluer phonétiquement, ils finissent par ne plus être compris, parce que les mots qui les composent ou en sont le noyau sont entre-temps sortis de l'usage. Ils deviennent pour ainsi dire des signes uniques qui, de motivés qu'ils étaient à l'origine, deviennent immotivés. Qui pense à un oratoire devant les noms du type Ozoir, Oroir, alors que ce mot a disparu de la langue au profit de « chapelle », - à une ferme, noyau d'un village, devant nos nombreux Ville ou Neuville, ou encore à une habitation (lat. casa) devant notre gracieux Chassepierre? Ceci s'aggrave lorsque le mot wallon ne correspond plus au mot français de même sens: on ne pense plus au « hêtre » (lat. fagus, wall. faw) à propos de nos Fays, Fayt, Fayat, etc. Les exemples pouraient être multipliés.

Aussi le nom propre, privé de la protection que lui aurait assurée son environnement lexical d'origine, est-il exposé à des accidents de toute sorte, qui rendent la tâche du toponymiste particulièrement délicate. Car ce lien lexical ainsi oublié, l'usager tend d'instinct à le rétablir, au mépris, le plus souvent, de toute vraisemblance sémantique: de là des rapprochements secondaires avec des mots existant dans la langue ou de fausses interprétations de noms composés, vite traduites dans la graphie, si bien qu'en quelques générations le nom devient méconnaissable. C'est le phénomène appelé étymologie populaire, qui est d'ailleurs souvent le fait de la fausse science des clercs du Moyen Âge ou des érudits d'époque moderne. Le cas des rues de Paris Gît-le-Cœur (pour Gilles queux = cuisinier) ou aux Ours (prononcé autref. oû; pour aux Oues = aux oies, vendues là sur un petit marché) est bien connu, comme celui de Montmartre (mons Mercurii « mont de Mercure ») interprété en « mont des Martyrs ». Le nom de la ville de Lyon montre avec quelle défiance il convient d'accueillir de vieilles traditions érudites remontant parfois à l'Antiquité, puisque c'est par un enchaînement de confusions de ce genre, prenant naissance à la fin du IIe siècle, que l' « enclos voué au dieu Lugus » est devenu au Moyen Âge le « mont de la Lumière » (P. Lebel, Onomastique, dans L'histoire et ses méthodes, coll. « Pléiade », 1961, p. 681-682). On connaît d'autre part la légende de l'Ara Lunae (« l'autel de la [déesse] Lune ») supposée être à l'origine d'Arlon (d'après la forme lat. médiévale Arelaunum, refaite sur le nom allemand Arel), et défendue il y a quelques décennies encore par un distingué conservateur du Musée archéologique... Près de Nassogne, un hameau Chersin disparu s'est transformé en Thier-Saint, comme s'il y avait eu là un calvaire (J. Vannérus, Bull. de l'Inst. arch. du Lux., 1946, p. 36).

Les déformations qui atteignent ainsi les noms de lieux et entravent leur évolution normale sont légion dans les documents du Moyen Âge, et elles sont, indéniablement, une source de difficultés pour le chercheur. Elles se compliquent du fait que, en raison du divorce entre la langue écrite (le latin) et les parlers régionaux, les clercs hésitent pour un même nom entre (1) la forme latine antique (s'ils s'en souviennent), (2) la forme vulgaire et (3) un compromis constitué d'un faux nom latin refait sur la forme vulgaire - on vient d'en voir un exemple frappant avec Arlon. Après l'époque mérovingienne, les graphies des documents cessent rapidement d'être sincères: la Renaissance inaugurée par Charlemagne marque la rupture définitive entre le roman (langue populaire) et le latin (langue savante). Aussi le grand dialectologue Jean Haust (mort en 1946) insistait-il pour que le toponymiste « wallon » ne néglige pas de recenser les formes dialectales, moins exposées aux réfections « savantes »: faute de quoi l'un des plus laborieux de nos toponymistes s'est plus d'une fois fourvoyé.

Si le toponyme est ainsi vulnérable, c'est précisément pour la raison qui fait de lui un témoin précieux du passé, d'un passé parfois très éloigné: par une sorte d'inertie inhérente à son caractère immotivé, il se survit à lui-même à travers les vicissitudes de l'histoire, par-delà même les changements de la langue dominante. Ceci est surtout vrai des éléments en principe immuables (du moins à l'échelle de l'histoire humaine) du milieu physique, comme les cours d'eau ou les accidents du relief, surtout dans les zones-refuge que sont précisément les régions montagneuses, ainsi qu'on l'a rappelé plus haut.

Il arrive cependant qu'un nom nouveau ne chasse pas l'ancien, mais le laisse subsister, peut-être à la faveur d'une période de bilinguisme, peut-être aussi en raison de ce qu'un nom de rivière a toujours quelque chose d'un peu savant, qui se loge dans les mémoires mais dont l'usage n'est pas courant, et qu'on remplace dans le parler quotidien par « la rivière » ou simplement « l'eau ». Il faut aussi compter avec des considérations religieuses, facteur de conservatisme. Ainsi, la Saône, rivière de France, a eu deux noms dès l'Antiquité, tous deux gaulois: l'un relativement officiel, Arar, employé par César, l'autre populaire qui a survécu, Souconna, et c'est sous ce dernier nom qu'elle était l'objet d'une dévotion. Que le Sabis de César ait été la Sambre ou la Selle (bassin de l'Escaut), ce nom n'est le prototype d'aucun de ces deux hydronymes actuels.

On sait comment le nom des villes gauloises a été remplacé, au Bas-Empire romain, par celui de la population (lui aussi gaulois) dont elles étaient le chef-lieu: Paris, du nom des Parisii, tribu gauloise d'Île-de-France dont l'oppidum était Lutecia; Reims (les Remi) au lieu de Durocortorum, Arras (les Atrebates) au lieu de Nemetocenna et ainsi de suite; cet usage a laissé à nos régions les noms de Tongres et de Trèves.

D'autre part le bilinguisme aurait pu favoriser les traductions; mais lorsque le toponyme est si ancien que sa signification n'est plus connue, il n'est plus traduisible. Aussi le phénomène reste-t-il limité (Mons traduit par Bergen, inversement Scherpenheuvel traduit par Montaigu). On relèvera cependant Pontoise refait sur Pons Isarae, lui-même traduit d'un ancien *Isaro-brîva par l'intermédiaire d'une curieuse forme mixte Briva Isarae attestée au IVe siècle.

Notons d'ailleurs en passant que le nom propre ne fait que pousser un peu plus loin des caractères qui sont ceux de tous les éléments tant soit peu isolés du lexique, comme le sont les noms techniques d'animaux, de plantes ou d'outils pour les personnes qui ne sont pas du métier: aussi les déformations n'y sont-elles pas rares, et l'on sait par exemple comment aureolus est devenu notre loriot,ou lusciniola notre rossignol, défiant les règles de l'évolution du latin vers le français.

Ce sont ces raisons qui ont fait écrire au savant belge Éric Buyssens que « le nom propre est le moins linguistique des mots ». Aussi, nombre de philologues, soucieux avant tout de poser des lois générales, se sont-ils détournés de l'onomastique, mis en défiance par le caractère imprévisible et parfois même insaisissable du nom propre.

Or, c'est justement cet aspect anecdotique qui attire tant d'amateurs vers l'onomastique: attaches avec l'histoire régionale ou locale, voire, pour les noms de personnes, avec l'histoire familiale. De même l'étymologie, et spécialement celle des noms très particuliers - les moins propres à intéresser l'histoire de la langue -, est ce qui dans la science du langage intrigue le plus le grand public. Le grand linguiste J. Vendryes (mort en 1960), qui avait lui-même peu pratiqué l'onomastique, mais s'y intéressait et s'était appliqué à en dénoncer les pièges, était allé jusqu'à écrire ces propos sévères, sinon désabusés, qu'explique le grand âge atteint alors par l'auteur: « L'onomastique est une science difficile et, chose plus grave, une science dangereuse. Malgré les tentations qu'elle offre, il faut en détourner les novices, car elle est nuisible à la formation de l'esprit; c'est la plus mauvaise initiation aux recherches linguistiques » (Notes sur la toponymie celtique, dans Mél. Cl. Brunel, 1955, p. 649).

C'est dire, par exemple, qu'un toponyme appartenant à la Belgique pré-romaine, pays où la part d'éléments allogènes doit avoir été importante, exige, pour être reconnu à coup sûr comme celtique, d'avoir des répondants en gaulois même, en celtique insulaire ou, à leur défaut, dans les langues indo-européennes apparentés de près (germanique et latin en ordre principal). De même, les mots du français ou des dialectes romans, italiens du Nord, suisses, etc., qui ne relèvent ni du fonds latin ni de l'apport germanique, peuvent servir de garde-fous pour le repérage des toponymes d'origine pré-celtique.

Il restera toujours, d'ailleurs, la difficulté du sens, que nous ne pouvons appréhender que de manière approximative, sans que nous saisissions la relation précise d'un nom, même correctement analysé, avec un établissement habité ou avec le cours d'eau tel que nous le voyons aujourd'hui. Le lecteur doit être averti que les explications proposées atteignent rarement à la certitude en ce qui concerne leur motivation primitive. Une autre réserve doit être faite quant à leur signification historique, dont il nous reste à parler.

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3. Toponymie, histoire et archéologie

On a coutume de dire que l'onomastique est une science auxiliaire de l'histoire, et qu'en particulier la toponymie apporte une aide précieuse à l'archéologue. Et il est vrai que l'onomastique est absente dans le volume consacré au Langage par la célèbre encyclopédie « La Pléiade », alors qu'un exposé substantiel lui a été consacré dans L'histoire et ses méthodes, dont la direction a été assurée par un savant attentif à toutes les ressources dont peut disposer l'historien, Charles Samaran (1re éd., 1961).

Les rapports de la toponymie et des sciences historiques ne sont toutefois pas aisés à définir.

D'une part, il est évident que le toponyme est en soi un document historique, révélateur d'une foule de données utiles aux chercheurs. L'ensemble des noms de lieux habités d'un pays constitue, correctement consulté, un immense livre d'histoire où se lisent non seulement la succession des diverses couches de populations qui s'y sont succédé entre la période préhistorique et l'époque contemporaine, mais aussi l'origine des villes et des villages, sur laquelle toute indication documentaire fait souvent défaut. C'est le nom Lugdunum, connu au plus tôt par des monnaies mérovingiennes, qui révèle que la ville de Laon, dont il a été question plus haut, est une fondation antique, comme c'est celui d'Arlon qui laisse soupçonner l'origine trévire d'un habitat qui serait situé sur la colline Saint-Donat. Il revient à l'archéologie de vérifier cette présomption, fondée en même temps sur des indices topographiques; le seul caractère celtique de leur nom ne saurait suffire à établir l'origine préromaine de ces deux villes.

C'est en détectant les noms de lieux d'origine germanique situés du côté roman de l'actuelle frontière linguistique qu'on a tenté, depuis le XIXe siècle (voir ci-dessous), d'évaluer le recul vers le Nord (ou, dans le Luxembourg, vers l'Est) des parlers germaniques, et donc d'esquisser l'importance de la poussée franque en Gaule Belgique. Recherche plus délicate qu'il n'y paraît, dont l'objectivité a été parfois faussée par les sensibilités nationales, et dont les résultats historiques demeurent aléatoires, une avancée linguistique n'étant pas toujours le fait d'une colonisation.

Citons encore l'exemple des paroisses de Bretagne armoricaine, dont les hagionymes (voir ci-dessus) se retrouvent en Galles et en Cornouailles et ont permis de reconstituer l'organisation sociale et religieuse des migrations bretonnes du Ve siècle.

Plus familiers sont pour nous les innombrables noms de lieux en -âcum (attestés comme tels ou restitués par la grammaire historique), précédés le plus souvent d'un nom de personne romain, et qui révèlent ainsi les origines très anciennes, présumées gallo-romaines, de nos communes en -y ou -ies dans le nord de la Gaule, en -é dans le centre, en -ac en Bretagne francophone et dans le Midi: ainsi Montiniâcum > Montigny, Montignac, ou Sabiniâcum > Savigny, Sévigné, Savignac, etc. Ces noms sont généralement interprétés comme étant ceux de biens-fonds acquis par des citoyens romains ou des Gaulois romanisés (achat ? confiscation ?), et dont l'exploitation agricole (villa) est devenue, en se développant, le noyau d'une ville ou d'un village et, à l'époque chrétienne, d'une paroisse. Mais ici encore, toute confirmation doit venir de la fouille: encore doit-on être certain d'être en présence de la villa qui a donné son nom au futur village. Du reste, le suffixe -(i)âcum est resté en usage au début de la période franque, et un nom comme Bertrix (au XIIIe s. Bertries) contient l'anthroponyme francique Bertharis.

L'attention de l'archéologue est davantage attirée par des noms plus immédiatement révélateurs de la présence de ruines, comme le Majerou virtonnais ou les Maizières, Mézières de nos provinces belges ou françaises (lat. vulg. maceriae fém. pl. « murs ruinés, débris de constructions »), ou comme les nombreux Camps de César qui, loin d'avoir livré la trace de quelque cantonnement romain, se révèlent souvent être des oppida de l'âge du Fer. Étalle se dénonce immédiatement comme une station (stabulum) de la voie de Reims à Trèves, comme Yvoix, Ivois (auj. Carignan, F, Ard.), lequel avait conservé son nom celtique (Epoissum « [relais] de chevaux », de epo-). Citons encore les noms de chemins ou de localités indiquant la présence d'une voie romaine: chemin de César, chemin Vert (parce que, inutilisés au Moyen Âge, ils étaient envahis par la végétation), chaussée Brunehaut, tch'min d'ol Diâle, ou encore Estrées (nord de la France), Strée (Ht et Lg), de strâta (via), litt. « chemin à matériaux épandus »; etc. On n'en finirait pas d'énumérer les exemples, qu'on trouvera aussi bien dans les ouvrages de toponymie que dans les traités d'archéologie gallo-romaine.

D'une autre côté, cependant, l'histoire et l'archéologie doivent au contraire servir de guide, voire de garde-fou au linguiste lorsqu'il est en présence d'un toponyme inidentifiable ou embarrassant. Si l'on ne savait par les textes qu'aux temps mérovingiens les terres nouvellement défrichées étaient appelées novelli (fundi) ou novalia (nt. pl.), on serait tenté d'attribuer à un Novelliacum (« domaine de Novellius », gentilice connu en Gaule) les localités de France appelées Neuilly, Noilly, Noailles, etc. (P. Lebel, Onomastique, dans L'histoire et ses méthodes, coll. « Pléiade », 1961, p. 694).

Sans l'histoire et les institutions de l'Ancien Régime, on ne pourrait expliquer la substitution à l'ancien Saussure de Carlsbourg, nom de formation germanique qui détonne en pays bouillonnais, ou le remplacement d'Yvoix, Ivois, par Carignan (F, Ard.), nom que son c- devant a, comme son suffixe -ânum, conservé en Provence ou en Italie (*Cârîniânum, cf. le nom de l'empereur Carin) suffisent à dénoncer comme étranger à la région. Sans la légende des Quatre Fils Aymon, un Montauban (lieu-dit à Buzenol), contraire au phonétisme gaumais, serait insolite.

En outre, les documents dont se sert le toponymiste et l'examen critique qu'ils requièrent sont ceux mêmes avec lesquels travaille l'historien: textes d'écrivains antiques, transmis par des manuscrits très postérieurs, et où les noms propres ont été souvent estropiés par les copistes, inscriptions latines souvent mutilées par les vicissitudes du temps, chartes médiévales, le plus souvent connues par des recueils ou cartulaires où les faux ne sont pas rares - et où, par suite, la forme des noms propres ne vaut que pour la date de la fabrication -, chroniques, états des revenus d'une abbaye ou d'un diocèse (pouillés), ces derniers très riches en toponymes, mais le plus souvent conservés à date très tardive dans le Moyen Âge.

Il reste à identifier le toponyme, dont la forme ancienne peut être soit (1) très éloignée de l'actuelle (Congidunus est loin de Cugnon, Wadingo plus loin encore de On [Na]), soit (2) remplacée entre-temps par un nom nouveau (Andage par Saint-Hubert, Saussure par Carlsbourg), soit (3) ambiguë du fait de l'existence d'homonymes (Noviodunum, Mediolanum), soit enfin (4) correspondre à un village disparu, qu'il s'agit alors de localiser (Chersin-lez-Nassogne). Aussi la géographie historique est-elle pour le toponymiste un auxiliaire précieux, et tout progrès enregistré dans l'une des deux disciplines bénéficie à l'autre. L'une et l'autre ont eu, en France, le même fondateur en la personne d'Aug. Longnon, dont il sera question plus bas.

On peut donc dire que la toponymie et les sciences historiques s'épaulent mutuellement, selon ce qu'on pourrait appeler le critère de la première évidence: soit les formes sont assez claires par elles-mêmes pour servir de point d'appui à l'historien, soit les sciences historiques contribuent à l'identification d'un nom par lui-même énigmatique. Le cas d'Amberloup illustre l'intégration nécessaire de diverses disciplines. D'origine celtique et même proto-celtique, ce nom garantit l'antiquité de l'établissement humain, confirmée entre autres par l'inscription enchâssée au linteau de l'église: curia Arduenn[ensis] et par son patron saint Martin, mort en 397 et très vénéré des Francs. Or, le statut de domaine impérial qui était celui de la forêt ardennaise sous l'Empire romain nous autorise à postuler avec J. Vannérus qu'Amberloup était dès alors le siège administratif ou « curie » de ce domaine. Ce statut de « villa » royale, prolongé pour Amberloup durant le haut Moyen Âge, éclaire à son tour une série de toponymes des environs: la ferme de la Converserie a pris la place de l'ancienne chapelle, le hameau de Tonny était le siège du « tonlieu » (teloneum) ou bureau des impôts, Lavacherie et Porcheresse, des dépendances de l'exploitation dont les noms disent assez les spécialités: autant de composantes d'un grand domaine seigneurial explicitement prévues, vers l'an 800, par le célèbre capitulaire de Charlemagne appelé de villis (voir l'article de J. Vannérus dans Parcs Nationaux, 8 [1953], spéc. p. 81-86).

Mais les lumières que peuvent nous offrir les documents ou les données de l'archéologie pour l'antiquité romaine ou pour les époques ultérieures nous font presque entièrement défaut pour la protohistoire. Et c'est là, il convient d'en prévenir le lecteur, une faiblesse inévitable de la toponymie celtique ou pré-celtique.

Notre connaissance très fragmentaire du vocabulaire gaulois, mais aussi du latin vulgaire de Gaule, et même (dans une moindre mesure, toutefois) du très ancien wallon, entraîne comme conséquence que, devant un toponyme que sa forme ou son étymologie dénonce comme pré-latin, nous ne pouvons être sûrs de n'avoir pas affaire à des noms formés alors que la langue dont ils relèvent avait cessé d'être parlée. Ainsi, un hodonyme comme Tch'min dès tchårs (« Chemin des chars ») est formé de deux mots d'origine celtique, on l'a vu; mais, outre que le dernier tchår peut être venu par le latin de Rome, tous deux sont des noms communs demeurés vivants en wallon: donc, au point de vue des usagers, l'expression est wallonne, et il ne viendrait à l'idée de personne de prétendre qu'on a affaire à un vieux chemin d'époque celtique, et ainsi dénommé dès l'époque celtique. Le radical de Turnâcum (Tournai, Tournay, etc.) est d'origine pré-celtique; mais le celtique l'avait adopté en lui adjoignant un suffixe -no-, et en outre nous savons que le second suffixe -âcum, a été très largement utilisé à l'époque gallo-romaine: il n'en faut pas davantage pour écarter toute présomption d'avoir affaire avec nos Turnâcum à des établissements préhistoriques dénommés de tout temps avec le radical *tur-.

La preuve d'utilisation tardive d'éléments anciens nous est d'ailleurs fournie par des noms gallo-latins comme Augustodunum (Autun), Caesaromagus (Beauvais), etc., où des éléments gaulois ont servi à créer des noms de villes fondées à l'époque romaine. Le nom Noviomagus de Nimègue (NL) est intégralement celtique, alors que la fondation, liée à la défense du Rhin, remonte à la fin du Ier siècle de notre ère.

Tout répertoire de toponymie celtique, en Europe continentale, c'est-à-dire là où la langue est éteinte depuis longtemps, est donc un inventaire du patrimoine linguistique du pays concerné, non nécessairement, il s'en faut sans doute de beaucoup, de ses établissements celtiques.

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4. La toponymie dans le Pays de Luxembourg.
Historique et sources documentaires

Si la toponymie, et l'onomastique en général, sont des créations scientifiques assez récentes, la Belgique romane y a pris part de très bonne heure. Il est vrai que, comme le montrent le nombre de revues et de monographies régionales, mais aussi la longue persistance des dialectes et des traditions du folklore, l'attachement au terroir y a toujours été vif. Sans même esquisser ici l'historique de ces études, on ne peut pas ne pas rappeler le nom du grand précurseur qu'a été le Liégeois Charles Grandgagnage (1812-1878), auteur d'un mémoire (1854) suivi d'un vocabulaire (1859) relatif aux noms de lieux de la Belgique orientale: le détail technique, certes, y a vieilli; mais on est surpris d'y reconnaître des exigences de méthode et une vigilance critique peu en usage dans la Belgique d'alors, et que l'auteur devait sans doute à ses contacts avec la science allemande. J. Haust, qui a dédié à sa mémoire son célèbre Dictionnaire liégeois, n'hésitait pas à proclamer tout ce que la philologie wallonne doit à cet amateur éclairé.

Mais, à l'intérieur de la Belgique, le pays de Luxembourg a joué, on peut l'affirmer, un rôle éminent dans la promotion de la toponymie belgo-romane, dont la province a largement bénéficié. Trois figures doivent être évoquées ici, dont la notoriété très inégale n'ôte rien à leurs mérites: Godefroid Kurth, né à Frassem (Arlon), Jules Vannérus, originaire de Diekirch mais naturalisé Belge, et Lucien Roger, qui a vu le jour à Prouvy près de Jamoigne.

On n'a pas à rappeler quel géant des sciences historiques, et en particulier quel médiéviste, a été Kurth (1847-1916), le maître d'Henri Pirenne. Sans doute est-ce en historien qu'il concevait l'étude des noms de lieux; mais, en l'encourageant et en s'en assimilant la méthode, en donnant l'exemple à propos de Saint-Léger et de Majerou (Virton), il a servi la science toponymique tout entière. Il a même contribué à lui donner son nom actuel, substitut heureux du lourd vocable toponomastique alors en usage; s'il n'en est pas l'inventeur, comme on l'a dit parfois, il l'a doté d'une acception inconnue de Littré, pour qui la toponymie n'était que la dénomination d'un lieu ou d'un ensemble de lieux, non leur étude scientifique (voir Vannérus, Rev. intern. d'onomastique, 6 [1954], p. 257-259). Dès 1885, Kurth esquissait le programme de la nouvelle science et en faisait valoir l'importance auprès du monde savant (au Congrès historique et archéologique de Namur), voire du public (p. ex. dans la Gazette de Liège, suppl. littér. du 3 février 1887), soulignant la nécessité de recourir aux méthodes de la linguistique comparative, alors en plein essor, et mettant du même coup en garde les non-philologues contre la tentation étymologique.

Sa sensibilité onomastique s'était éveillée très tôt. En 1872, rendant compte de l'Histoire d'Arlon de Prat, il prenait résolument parti pour la forme Orolaunum, objet au XVIIIe siècle d'une retentissante querelle entre deux érudits, l'un jésuite, l'autre capucin (Rev. de l'instr. publ., 20, p. 411); on ne sait pourquoi il est revenu, à la fin de sa vie, à l'Arelaunum des vieux humanistes. Si son essai de débutant sur le nom de l'Ardenne (1875) est malheureux, du moins sa bibliographie (Mélanges G. Kurth, Liège et Paris, 1908) montre qu'il a suivi les progrès des études celtiques. Il a même pressenti que la plupart des noms de nos cours d'eau sont d'origine celtique, voire préhistorique (Ann. Congr. arch. et hist., Gand, 1886, t. II, p. 82). Son article sur la Legia (Bull. Inst. arch. liég., 37 [1907]) dépasse sensiblement son titre et renferme des observations utiles pour l'étude de l'hydronymie - le mot y figure déjà - de nos régions.

C'est cependant avec les deux volumes sur La frontière linguistique en Belgique (1896-1898) qu'on voit Kurth appliquer la recherche toponymique à un problème historique de grande ampleur. Aussi peut-on dire que cet ouvrage, dont les conclusions sont une synthèse non remplacée de l'histoire linguistique des anciens Pays-Bas, a été le point de départ de ces études en Belgique.

J. Vannérus (1874-1970) a été pour l'essentiel l'historien du duché de Luxembourg, multipliant les monographies de toute sorte, et en particulier les éditions de documents anciens, riches en toponymes, comme les Dénombrements de feux [habitations] du duché de Luxembourg et du comté de Chiny (ouvrage commencé par l'abbé Grob) [1921], les états de revenus domaniaux de la prévôté de Bastogne (Ann. Inst. arch. lux., 1923), les actes de délimitation de propriétés anciennes (Bull. Comm. top. et dialect., 1930; Vierteljahrsblatt f. luxemb. Sprachwissenschaft, 1938), etc. On lui doit de précieuses notes proprement toponymiques (Kiem, Tchin; Meix, etc.), une recension critique détaillée du Dictionnaire étymologique des noms de communes d'A. Carnoy (Rev. belge de philol. et d'hist., 1942 et 1950), et surtout une vaste enquête, étendue à l'ensemble du territoire belge, visant à repérer les ouvrages défensifs du Bas-Empire romain par un recensement systématique des toponymes issus de castrum, castellum, etc. (Le limes et les fortific. gallo-romaines de Belgique, 1943). Son essai Toponymie et histoire, où il a résumé quarante années d'expérience (Bull. Acad. Roy. de Belg., cl. des Lett., 1941), vaut d'être lu, aujourd'hui encore, par tous ceux qu'intéresse l'histoire du Luxembourg (voir notice dans la Nouv. biographie nationale, t. 2 [1990]).

Quant à L. Roger (1880-1950), que Vannérus tenait en grande estime, on lui doit de nombreuses notes de toponymie et de géographie historique, spécialement gaumaises, dispersées dans les Annales d'Arlon, et où il a jeté beaucoup d'idées personnelles. Utilisés avec critique - c'était un autodidacte en matière linguistique -, ses travaux de synthèse (Toponymie du Pays Gaumet, 1910; Notes... pour servir à l'hist. de la frontière des langues dans le Luxembourg, 1911) demeurent un précieux départ pour la recherche ultérieure (voir E. P. Fouss, dans le Pays Gaum., 12 [1951]). - Il serait injuste aussi d'oublier les probes travaux, plus récents, de l'abbé Léon Hector, dont les relevés toponymiques de Longlier, Tournay, etc. sont précieux.

On s'en voudrait de ne pas évoquer l'érudit namurois Ch.-G. Roland (1846-1930), dont l'édition du cartulaire de Stavelot-Malmedy (avec J. Halkin) a livré aux chercheurs des toponymes du nord de l'Ardenne remontant jusqu'au VIIe siècle, et qui par ailleurs a donné à la Revue Ardennaise de France (1897 et 1899) une première esquisse de la toponymie celtique régionale.

Et l'on ne saurait non plus passer sous silence les travaux fondateurs du Français Auguste Longnon (1844-1911), dont l'ouvrage posthume Les noms de lieu de la France (réimprimé en 1979) n'est plus à jour pour la période celtique mais demeure un modèle, et qui a d'ailleurs été amélioré par celui de notre compatriote Auguste Vincent (1879-1962), Toponymie de la France (Bruxelles, 1937). C'est à Vincent que l'on doit l'ouvrage le plus systématique sur les toponymes belges: Les noms de lieux de la Belgique (Bruxelles, 1927), ouvrage résumé à l'usage d'un large public sous le titre Que signifient nos noms de lieux? (Bruxelles, 1947). Entre-temps, Albert Dauzat (1877-1955), en France, poursuivait activement l'œuvre de Longnon et multipliait les instruments d'initiation et de travail relatifs à l'onomastique, souvent réédités (Les noms de lieux, Les noms de personnes, Dictionnaire étymologique des noms de lieux en France, Dictionnaire étymologique des noms de rivières et de montagnes en France, ces deux derniers rédigés en collaboration et posthumes). Récemment est paru un répertoire monumental de la toponymie de la France, par les soins de l'abbé Ernest Nègre, sous le titre Toponymie générale de la France, 4 vol. (Genève, 1990-1998). Ces ouvrages sont des guides précieux pour la toponymie de la Belgique romane, en raison des nombreux homonymes qu'offre la toponymie française.

En Belgique a été créée en 1926 la Commission (auj. Royale) de toponymie et de dialectologie, placée sous les auspices de l'Académie, et dont on a salué partout à l'étranger l'effort coordinateur. Son Bulletin et ses Mémoires ont publié, en plus de travaux de détail, nombre de monographies communales: le volume 73 (2001) du Bulletin renferme un aperçu de son activité durant les vingt-cinq années précédentes. Ont illustré successivement cette commission (entre autres organismes) Jean Haust (1868-1946) et à sa suite Jules Herbillon (1896-1987) et Élisée Legros (1910-1970), qui ont dominé les études wallonnes et dont l'apport à la toponymie, pour être le plus souvent dispersé dans des articles ou des critiques d'ouvrages, n'est pas moins fondamental.

On doit saluer par ailleurs le labeur opiniâtre d'Albert Carnoy (1878-1961), auteur d'un dictionnaire toponymique qui embrasse, en plus des noms des anciennes communes, ceux des principaux hameaux et, pour la première fois de façon systématique, des cours d'eau (Origines des noms de communes de Belgique, etc., 2 vol., 1948-1949). Son ambition même, l'ingéniosité parfois mal contrôlée, voire l'intrépidité de son auteur exposaient cet ouvrage à de nombreuses critiques et mises au point, qui ont finalement abouti à un livre nouveau, mais moins novateur, de J. Herbillon (Les noms de communes de Wallonie, Bruxelles, 1986). Un véritable remaniement critique du Dictionnaire de Carnoy, tenant compte à la fois des formes dialectales et de la problématique actuelle des confins celto-germaniques, demeure un desideratum pour l'avenir. Car le Toponymisch Woordenboek de Maurits Gysseling (1919-1997), paru en 1960, scrupuleux au point de vue philologique, et qui a l'avantage de ne séparer de la Belgique ni le Luxembourg, ni l'Allemagne rhénane, ni le nord de la France - reconstituant de la sorte la Belgica de César -, repose sur le dépouillement d'un appareil de sources limité et n'est qu'occasionnellement étymologique.

Il serait fastidieux d'énumérer les autres recueils de documents anciens utilisables pour la toponymie et la géographie historique luxembourgeoises. On en trouvera la référence, avec d'autres, dans l'Initiation historique et bibliographique [à la toponymie] de J. Feller, Bulletin de la Commission de toponymie et de dialectologie, 1 (1927), p. 39 sv., ou dans le Woordenboek de Gysseling, I (1960), p. 26-30. Signalons seulement ici que les documents les plus anciens sont:

(1) pour l'Antiquité, les sources littéraires (César, Tacite, Strabon), aujourd'hui accessibles dans de bonnes traductions françaises (collection dite « G. Budé ») ou anglaises (collection Loeb); il faut consulter Ptolémée dans l'édition de O. Cuntz, tandis que le document routier dit Itinéraire d'Antonin a été édité par O. Cuntz, et la carte appelée la Tabula Peutingeriana, par K. Miller; - les inscriptions trouvées sur le territoire belge ont été réunies, traduites et commentées par A. Deman et M.-Th. Raepsaet-Charlier (Nouveau recueil des inscriptions latines de Belgique, Bruxelles, 2002).

(2) pour le Moyen Âge, les cartulaires d'abbayes et les chroniques: Clairefontaine (H. Goffinet), Saint-Hubert (cartulaire: G. Kurth; chronique dite Cantatorium: K. Hanquet), Orval (H. Goffinet, avec compléments d'A. Delescluse et K. Hanquet), etc.

La plupart de ces documents ont été publiés sous les auspices de la Commission Royale d'histoire (série in-4). Mais on doit signaler aussi les travaux de l'archiviste grand-ducal Camille Wampach, et particulièrement son recueil de sources (Urkundenbuch) de l'histoire du duché de Luxembourg, paru en 1935.

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Conclusion

L'exposé qu'on vient de lire vise avant tout à annoncer un répertoire détaillé des noms celtiques de lieux et de rivières de la province de Luxembourg, répertoire qui lui-même sera, on peut l'espérer, le prélude à un ouvrage étendu à l'ensemble de la Belgique. Tout élémentaire qu'il est, il aura fait apercevoir les écueils de l'entreprise et les difficulés inhérentes à une documentation quantitativement et qualitativement très insuffisante. Mais, en un temps où s'exprime un intérêt croissant pour la civilisation des Celtes, il a paru souhaitable de mettre en évidence cet aspect trop méconnu de notre patrimoine régional; de même, il était opportun de rappeler la part prise par nos chercheurs dans le développement de la toponymie wallonne.

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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 5 - janvier-juin 2003

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