FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 5 - janvier-juin 2003
Le mythe d'Orphée dans « Le Temps retrouvé »
par
Nausicaa Dewez
Étudiante de licence en langues et littératures romanes
• L'article qui suit est une recherche réalisée par une étudiante de seconde licence en études romanes à l'Université catholique de Louvain. Elle a été effectuée dans le cadre du cours « Typologie et permanence des imaginaires mythiques », un cours assuré par une équipe de professeurs et qui envisage, entre autres, les réécritures littéraires contemporaines des mythes de l'Antiquité.
L'étude de Mlle Dewez aborde une question importante aux yeux des critiques contemporains, à savoir celle du repérage des éléments mythiques, qui apparaissent souvent de manière cryptée dans la littérature moderne. Ce type d'analyse permet à la fois de percevoir combien les mythes antiques peuvent marquer les imaginaires contemporains en profondeur, et de saisir l'ampleur des décalages interprétatifs et contextuels qui s'expriment dans les modalités de la réécriture.
[Myriam Watthee-Delmotte, chercheur qualifié du FNRS et chargée de cours à l'UCL - janvier 2003]
• Quatre autres travaux liés au même cours ont été publiés dans le tome 4 des FEC (2002).
[Note de l'éditeur - janvier 2003]
I. Introduction
III. Repérage
IV. Modalités de la réécriture du mythe
A. Catabase
B. Anabase et retournement
C. Le chant d’Orphée
D. Démembrement et initiation
E. La tête d’OrphéeV. Conclusion
Le Temps retrouvé, dernier volume de la monumentale Recherche du Temps perdu, ne comporte aucune allusion au mythe d’Orphée. Nous allons néanmoins tenter de montrer l’importance de celui-ci dans la construction du roman, et voir comment le narrateur peut être interprété comme un nouvel Orphée en quête de son Eurydice, sa vie passée.
Le Temps retrouvé constitue le dernier segment de À la Recherche du Temps perdu, publié posthume en 1927.
Selon Marcel Proust, une large partie de ce roman fut écrite directement à la suite du premier volume, Du Côté de chez Swann, paru chez Grasset en 1913.
Cependant, un épisode du Temps retrouvé fut rédigé pendant la première guerre mondiale, période pendant laquelle Proust écrivit sans relâche, mais ne publia rien.
Le contexte d’écriture - aussi bien celui de l’histoire personnelle que de l’Histoire - resurgit dans l’œuvre de Proust. Ainsi, l’expérience de la guerre nourrit évidemment les pages du Temps retrouvé consacrées à décrire l’enfer parisien de l’année 1916. De même, la vie mondaine qu’a menée l’auteur lui permet de placer dans la bouche de son narrateur les propos désabusés que celui-ci tient dans tout le roman sur cette vie superficielle.
Par ailleurs, la mort de la mère de l’auteur joue aussi un rôle central dans l’écriture proustienne, car c’est seulement à partir de ce moment que Proust se sentira libre d’entamer son Grand Œuvre. Dans le roman, le narrateur éprouve lui aussi le besoin d’enterrer (symboliquement) tous les personnages avant de commencer à écrire.
La mauvaise santé qui a accablé Proust pendant toutes les années où il a écrit son roman a, quant à elle, inspiré l’état maladif du narrateur contraint, comme Proust, à vivre éloigné du monde pendant de longues périodes.
À cheval sur deux siècles, Proust, de par son roman, « anticipe sur la littérature moderne en intégrant les aventures du moi dans l’acte d’écriture » [1]. À l’aube de la modernité romanesque en France, Proust présente en effet le roman de la conscience d’un narrateur qui, dans ce dernier volume, découvre la vérité du Temps et, par-là, sa vocation littéraire.
Roman de quête en même temps que récit d’une vocation, Le Temps retrouvé fait intervenir de nombreux éléments de la séquence orphique.
[Plan]
À aucun moment Orphée ni Eurydice ne sont explicitement cités dans Le Temps retrouvé. Si nous pouvons parler de mythe orphique dans le cadre de ce roman, ce sera, selon la terminologie de Pierre Brunel, dans le cadre d’un mythe en « immergence » [2].
Pierre Albouy relève au total deux occurrences explicites du nom « Orphée » dans toute la Recherche, respectivement dans Le Côté de Guermantes et La Prisonnière [3]. On trouve également quelques allusions à Eurydice, en particulier pour qualifier la relation entre Swann et Odette [4].
Si l’on reprend la distribution des allusions mythologiques étudiées par Marie Miguet-Ollagnier dans les différents segments de la Recherche, il apparaît que Proust se réfère aux mythes et aux croyances celtiques, hindous, égyptiens, arabes, nordiques avec une « forte imprégnation de culture gréco-latine ».
Cependant, si les références aux mythes sont variées dans toute la Recherche, elles sont assez rares dans Le Temps retrouvé. En effet, Marie Miguet-Ollagnier n’en relève que quatre : d’une part Œdipe et Prométhée, et d’autre part, des figures empruntées à l’Apocalypse et à l’histoire de Sodome et Gomorrhe [5]. Par rapport aux premiers volumes de la Recherche, Le Temps retrouvé est donc le lieu d’une certaine démythologisation que nous tenterons d’expliquer.
Malgré le peu de références mythiques explicites, nous pouvons déceler la présence d’un mythe d’Orphée qui sous-tend tout le récit du Temps retrouvé. On retrouve en effet dans ce roman deux des trois mythèmes qui, selon la synthèse de Pierre Brunel [6], composent l’aventure mythique du héros grec, à savoir les séquences « Orphée et Eurydice » et « Orphée et les Bacchantes ».
On découvre dans Le Temps retrouvé une « descente aux Enfers » du narrateur, lorsque celui-ci, dans la première partie du roman, expose ses considérations pessimistes sur la littérature, la vie, et lui-même, avec comme point culminant le Paris déboussolé des années de guerre. Dans la deuxième partie du roman est narrée la « remontée » du narrateur, puisque celui-ci découvre les secrets du Temps et sa vocation littéraire. Cette découverte se terminera par un geste qui équivaut au retournement d’Orphée : le narrateur, lors de la célèbre scène du « Bal des têtes », abandonne ses amis à leur mort prochaine.
Par la suite, de même qu’Orphée, devenu veuf, s’est retiré en Thrace, le narrateur se coupera du monde et vivra retiré dans sa maison. Il ne subira pas au sens propre de « sparagmos » sous les coups des ménades, mais il envisage la possibilité que son œuvre, alors qu’elle est régie par un principe unificateur, soit « déchirée » entre les différentes interprétations de ses futurs lecteurs. Néanmoins, ces lecteurs lui offriront l’éternité, par le biais de son œuvre, comme la tête d’Orphée continue de chanter après la mort du héros.
Si le mythe nous présente un Orphée amoureux de son Eurydice (c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il part à sa recherche aux Enfers), nous ne trouvons par contre pas, dans le roman de Proust, de femme qui joue le rôle d’Eurydice. Le narrateur évoque souvent son amour pour Albertine, morte quelques années plus tôt, mais avoue ne plus éprouver de sentiment amoureux pour elle. L’Eurydice, l’objet de la quête du narrateur, se trouve en fait être son passé, ces moments perdus qu’il cherche à ressusciter. L’Orphée proustien est donc dans ce cas un homme désirant, mais pas amoureux.
L’initiation, autre motif orphique, se retrouve elle aussi dans ce roman : le narrateur est d’abord initié par Charlus, mais aussi par les divers artistes qui sont pour lui des modèles (Bergotte, Elstir et Vinteuil pour la fiction ; Chateaubriand, Nerval et Baudelaire pour le réel), avant de devenir lui-même un initiateur pour ses lecteurs.
La principale caractéristique d’Orphée est sa qualité de « chanteur », de « poète » qui charme tout ce qui l’entoure. Le narrateur possède lui aussi cette dimension, puisque, à la fin de son initiation, sa Vocation littéraire lui sera révélée et il se mettra à écrire son œuvre, basée sur sa vie passée, comme Orphée chante ses amours avec Eurydice.
On retrouve donc dans Le Temps retrouvé les principales caractéristiques du mythe d’Orphée. Nous allons maintenant tenter d’en proposer une analyse plus fine.
[Plan]
IV. Modalités de la réécriture du mythe
Dans Le Temps retrouvé, ainsi que nous l’avons indiqué, c’est le narrateur, Marcel, qui joue le rôle d’Orphée. Son Eurydice n’est pas une femme qu’il aime et qu’il voudrait retrouver. Il reconnaît en effet à plusieurs reprises que sa « mémoire avait […] perdu l’amour d’Albertine » (TR, p.5). Ce n’est donc pas cette morte-là qu’il veut aller rechercher aux Enfers. Bien plus, à aucun moment dans ce roman nous ne le voyons s’intéresser amoureusement aux personnages féminins de son entourage. Il nous apparaît donc, dans ce roman, plus comme l’Orphée agamos de la première tradition grecque [7] que comme le veuf inconsolable d’Albertine. À côté du narrateur, aucun personnage ne semble prendre de l’intérêt pour les amours hétérosexuelles. Le héros se meut dans un contexte d’homosexualité généralisée qui rappelle le mythe d’Orphée. Parmi toutes ces figures, Charlus jouera, nous le verrons, un rôle prépondérant.
Ce n’est donc pas de son épouse défunte que le narrateur-Orphée va se mettre en quête. Cependant, « le roman de Proust est l’histoire d’une recherche : une recherche, c’est-à-dire une suite d’efforts pour retrouver quelque chose que l’on a perdu » [8]. L’Eurydice sera alors la vie passée, le « temps perdu » qu’il tentera de retrouver. Le titre du roman, Le Temps retrouvé, suggère que cette quête se solde, contrairement à celle d’Orphée contraint de laisser définitivement Eurydice aux Enfers, par une victoire. Nous verrons plus loin ce qu’il en est.
Comme Orphée parti à la suite d’Eurydice, le narrateur de la Recherche connaîtra d’abord une descente aux Enfers. Celle-ci ne s’entend pas, bien sûr, au sens propre. Il s’agit ici d’une descente aux Enfers symbolique, telle que l’analyse Chantal Robin [9]. Cette descente aux Enfers se marque d’abord par le contexte nocturne dans lequel baigne toute la première partie, des soirées de Tansonville à la nuit du Paris de la guerre.
Dans cette nuit, le narrateur affronte la « mort symbolique [de son] passé » [10]. Revenu à Tansonville, sur les lieux de son enfance, il ne retrouve rien de la magie qu’il leur prêtait jadis. Ce monde est démythologisé, comme le prouve l’impression qu’il ressent lorsqu’il redécouvre les sources de la Vivonne, jadis « quelque chose d’aussi extraterrestre que l’Entrée des Enfers, et qui n’étaient qu’une espèce de lavoir carré où montaient des bulles » [11]. Outre son passé, le narrateur vit aussi à ce moment la mort symbolique de la littérature, entérinée par la lecture du Journal des Goncourt :
[…] [M]on absence de don pour les lettres, pressentie jadis du côté de Guermantes, confirmée durant ce séjour dont c’était le dernier soir - ce soir des veilles de départ où l’engourdissement des habitudes qui vont finir cessant, on essaie de se juger - me parut quelque chose de moins regrettable, comme si la littérature ne révélait pas de vérité profonde ; et en même temps il me semblait triste que la littérature ne fût pas ce que j’avais cru. (TR, p.15)
Le narrateur perd ici tout ce qui donnait un sens à sa vie : non seulement il a acquis la conviction qu’il ne sera jamais écrivain, mais en plus la littérature ne lui paraît plus la valeur suprême qu’elle avait toujours incarnée pour lui. Même sa vie passée - matérialisée dans l’extrait qui suit par les personnages qui ont partagé cette vie - qu’il cherche pourtant à retrouver depuis le début de la Recherche, lui semble à présent indigne d’intérêt :
Tout de même, ces êtres-là, je les avais connus dans la vie quotidienne, j’avais souvent dîné avec eux, c’était les Verdurin, c’était le duc de Guermantes, c’était les Cottard, chacun d’eux m’avait paru aussi commun qu’à ma grand-mère ce Basin dont elle ne se doutait guère qu’il était le neveu chéri, le jeune héros délicieux, de Mme de Beausergent, chacun m’avait semblé insipide ; je me rappelais les vulgarités sans nombre dont chacun était composé. (TR, pp.23-24)
Mais la descente aux Enfers n’est là qu’amorcée, car elle atteindra son paroxysme avec l’arrivée du narrateur dans Paris en guerre. Là, c’est encore le règne de la nuit, qui transforme en outre les rues en un labyrinthe infranchissable :
Je revins sur mes pas, mais une fois quitté le pont des Invalides il ne faisait plus jour dans le ciel, il n’y avait même guère de lumières dans la Ville, et butant çà et là contre des poubelles, prenant un chemin pour un autre, je me trouvai sans m’en douter, en suivant machinalement un dédale de rues obscures, arrivé sur les boulevards. (TR, p.70)
C’est dans cet Enfer où se côtoient « des Africains en jupe-culotte rouge, des Hindous enturbannés de blanc », bref dans « toute une imaginaire cité exotique » (TR, p.70) que le narrateur va rencontrer son vieil ami, le baron de Charlus. Celui-ci contribue lui aussi à donner à l’ensemble une tonalité infernale :
La guerre avait mis entre lui et le présent […] une coupure qui le reculait dans le passé le plus mort. (TR, p.71)
C’est pourtant dans ce chaos de guerre et de mort que la remontée du narrateur s’annonce et s’amorce, car, comme le signale Chantal Robin, « (t)oute création nouvelle surgit du chaos » [12].
Avant cette remontée, le narrateur va d’abord subir une initiation. Gilbert Durand souligne l’importance du couple « initiateur/initié » dans l’aventure orphique, montrant comment le héros mythique se trouve tour à tour l’un ou l’autre [13]. Comme Orphée, le narrateur recevra une première initiation par Charlus avant de devenir lui-même initiateur, à la fin du roman.
Marcel retrouve Charlus, « Prométhée consentant clou[é] par la Force au rocher de la pure matière » (TR, p.145) [14], dans la maison de passe de Jupien. La comparaison entre Charlus et Prométhée est d’ailleurs réitérée :
[…] [L]à, enchaîné sur un lit comme Prométhée sur son rocher, recevant les coups d’un martinet […] planté de clous que lui infligeait Maurice, je vis, déjà tout en sang, et couvert d’ecchymoses qui prouvaient que le supplice n’avait pas lieu pour la première fois, je vis devant moi M. de Charlus. (TR, p.122)
La comparaison entre Charlus et Prométhée contribue à instaurer autour de cette scène une connotation mythologique renforcée par l’idée de rituel qu’implique la fréquence du « supplice » de Charlus. Selon Chantal Robin, cette scène est typiquement initiatique, car l’initiation s’accompagne généralement d’ « épreuves mutilantes et sacrificielles » [15]. Et en effet, le narrateur reconnaît avoir été « initié » par Charlus :
De ma vie passée je compris encore que les moindres épisodes avaient concouru à me donner des leçons d’idéalisme dont j’allais profiter aujourd’hui. Mes rencontres avec M. de Charlus, par exemple, ne m’avaient-elles pas même avant que sa germanophilie me donnât la même leçon, permis, mieux encore que mon amour pour Mme de Guermantes ou pour Albertine, que l’amour de Saint-Loup pour Rachel, de me convaincre combien la matière est indifférente et que tout peut y être mis par la pensée ; vérité que le phénomène si mal compris, si inutilement blâmé, de l’inversion sexuelle grandit plus encore que celui, déjà si instructif, de l’amour. (TR, p.217)
À côté de cette initiation, d’autres éléments indiquent le passage, et annoncent la remontée après le chaos. Ainsi, l’omniprésence de la Lune, astre qui décroît jusqu’à disparaître du ciel avant de briller à nouveau, et la comparaison constante de Paris avec l’Orient - lieu de la renaissance du soleil - annoncent la remontée prochaine du narrateur, triomphant des Enfers.
[Plan]
Cette remontée s’opère dès la scène suivant le passage par Paris en guerre, lorsque le narrateur se rend à la matinée de Guermantes. C’est en effet au cours de cette matinée que Marcel découvrira les secrets du Temps : la méthode pour retrouver intact le passé qu’il avait recherché si vainement depuis le début. Orphée à présent a retrouvé son Eurydice et entame la remontée avec elle. Cette découverte le conduira à sa vocation littéraire, « au point fabuleux où il rencontre l’événement qui rend possible tout récit » [16] :
Seul, il [le miracle d’une analogie] avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le temps perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours. (TR, p.178)
Le narrateur découvre donc les mérites de la mémoire involontaire, seule capable de ressusciter le passé. Cette découverte le plonge dans un bonheur profond :
Et je ne jouissais pas que de ces couleurs, mais de tout un instant de ma vie qui les soulevait, qui avait été sans doute aspiration vers elles, dont quelque sentiment de fatigue ou de tristesse m’avait peut-être empêché de jouir à Balbec, et qui maintenant, débarrassé de ce qu’il y a d’imparfait dans la perception extérieure, pur et désincarné, me gonflait d’allégresse. (TR, p.175)
Il s’agit donc bien d’une remontée des Enfers, la morosité de la première partie a fait place à la joie d’avoir retrouvé ce qui était perdu. Le retour vers la lumière après les ténèbres de la nuit apparaît dès le titre donné à cet épisode : il s’agit de la matinée de Guermantes, par opposition à la nuit de Tansonville et de Paris. Arrivé en vue de la lumière, le narrateur va, tout comme Orphée qui s’est retourné et a ainsi définitivement perdu son Eurydice, perdre lui aussi définitivement non pas sa vie passée (puisqu’il vient précisément de découvrir le seul moyen de la retrouver), mais tout un pan de celle-ci et un mode d’appréhension du passé, à savoir les acteurs de cette vie, tous les personnages de la Recherche qu’il n’a cessé de côtoyer et auxquels maintenant il va faire ses adieux au cours de la célèbre scène dite du « Bal des têtes ». L’analogie entre les personnages que le narrateur retrouve et les ombres des Enfers est d’autant plus facile à établir que tous ont beaucoup vieilli et que le narrateur les imagine à la porte du tombeau. Tous seront passés en revue, et, pour chacun, le narrateur « se retournera » brièvement sur son parcours. Le procédé est récurrent dans la Recherche, comme le signale Jean-Yves Tadié : « [l]orsque les héros reparaissent après une éclipse (qui peut être aussi une retraite du narrateur), le procédé de la ‘revue’ donne, par sa seule présence, le sentiment du temps écoulé » [17].
Dans cette « revue », la mort est omniprésente, elle plane sur tous ces personnages qui ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes. Le narrateur constate ainsi que « la mort se multipliait […] dans ces régions âgées » (TR, p.283).
La Princesse de Nassau « courait en effet à son tombeau » (TR, p.286), tandis que la Berma mange des « gâteaux funéraires » (TR, p.304). Le narrateur est ici un nouvel Orphée croisant de nombreuses ombres dans sa remontée des Enfers. Cependant, le parallélisme est encore plus vif lorsque deux des anciens amis du narrateur semblent le supplier de les sortir de l’Enfer :
Le rire cessa, j’aurais bien voulu reconnaître mon ami mais, comme dans l’Odyssée Ulysse s’élançant sur sa mère morte, comme un spirite essayant en vain d’obtenir d’une apparition une réponse qui l’identifie, comme le visiteur d’une exposition d’électricité qui ne peut croire que la voix que le phonographe restitue inaltérée soit tout de même spontanément émise par une personne, je cessai de reconnaître mon ami. (TR, p.251)
Dans cet extrait, l’ami du narrateur est explicitement comparé à une ombre des Enfers. Et le narrateur, cessant de reconnaître son ami, l’abandonne définitivement au royaume des morts. Il en va de même avec Odette :
Et pourtant, de même que ses yeux avaient l’air de me regarder d’un rivage lointain, sa voix était triste, presque suppliante, comme celle des morts dans l’Odyssée. […]. [L]es minutes passées auprès d’elle me semblaient interminables à cause de l’impossibilité de savoir que lui dire, et je m’éloignai […]. (TR, pp.256-257)
Odette, pour le narrateur, est comme une ombre des Enfers qui lui demanderait de la sortir de ce lieu, mais l’Orphée proustien se détourne et l’abandonne aux Enfers. Ici, le retournement du narrateur est un geste volontaire et mûri : il s’agit d’abandonner les êtres qui appartiennent à son passé, de les faire mourir dans la vie pour pouvoir se concentrer sur l’œuvre que la découverte de la mémoire involontaire lui a permis de concevoir, et de recréer ces êtres par l’œuvre :
Et d’ailleurs n’était-ce pas pour m’occuper d’eux que je vivrais loin de ceux qui se plaindraient de ne pas me voir, pour m’occuper d’eux plus à fond que je n’aurais pu le faire avec eux, pour chercher à les révéler à eux-mêmes, à les réaliser ? (TR, p.292)
Leur mort est une condition nécessaire à l’œuvre.
Le Temps retrouvé concentre ainsi en lui les deux versants de la Recherche : une première moitié consacrée à la descente aux Enfers, « au temps perdu » de la vie mondaine, et une deuxième moitié consacrée à la remontée, au « temps retrouvé », à la fois temps passé ressuscité par la mémoire involontaire et temps qui ne sera plus gaspillé à des frivolités mondaines, mais tout entier consacré à l’écriture. À ce titre, ce dernier volume constitue une sorte de mise en abyme du cycle romanesque proustien dans son ensemble.
[Plan]
Le mythe antique rapporte qu’Orphée, après avoir perdu Eurydice, « se retira sur le sommet du Rhodope et sur l’Hémus battu par les Aquilons. […] [Il] s’était dérobé à toutes les séductions des femmes, soit parce que leur amour lui avait été funeste, soit parce qu’il avait engagé sa foi. Beaucoup pourtant brûlaient de s’unir au poète » [18].
De la même manière, le narrateur, ayant découvert les secrets du Temps, se retire du monde ; il se cloître chez lui pour se consacrer à son œuvre et évite autant que possible les sollicitations extérieures :
Et bien loin de me croire malheureux de cette vie sans amis, sans causerie, comme il est arrivé aux plus grands de le croire, je me rendais compte que les forces d’exaltation qui se dépensent dans l’amitié sont une sorte de porte-à-faux visant une amitié particulière qui ne mène à rien et se détournant d’une vérité vers laquelle elles étaient incapables de nous conduire. (TR, p.293)
Cependant, pour le narrateur comme pour le héros antique, ces sollicitations extérieures ne manquent pas. Le protagoniste raconte en effet avoir reçu de nombreuses lettres auxquelles il doit répondre par politesse, mais qui ne contribuent qu’à l’éloigner de sa véritable tâche :
Brusquement, un mot de ma réponse me rappelait que Mme Sazerat avait perdu son fils, je lui écrivais aussi, puis ayant sacrifié un devoir réel à l’obligation factice de me montrer poli et sensible, je tombais sans force. (TR, p.345)
Le narrateur est donc, comme Orphée, sollicité par des personnes extérieures auxquelles il tente de se dérober, mais il les esquive moins radicalement que le héros antique. On pourrait d’ailleurs voir dans cette attitude une première forme de sparagmos, car, si le narrateur succombe parfois aux obligations mondaines, c’est parce qu’il est déchiré entre plusieurs « moi », un qui oublie le monde extérieur pour ne penser qu’à l’œuvre, et un autre qui garde le souvenir de l’extérieur :
[…] [C]e moi-là en moi avait gardé ses scrupules et perdu sa mémoire. L’autre moi, celui qui avait conçu son œuvre, en revanche se souvenait. (TR, p.345)
Selon Ovide, les raisons pour lesquelles Orphée se détourne des femmes sont de deux ordres. Le premier motif serait que, pour Orphée, se laisser aller à aimer les femmes lui a déjà été funeste. De même, le narrateur a bien compris que, en fréquentant le monde toute sa vie, il s’est en fait détourné de sa tâche. Dès lors, c’est pour éviter cela qu’il s’est retiré dans la solitude.
La deuxième raison invoquée par le poète latin est de l’ordre du sacré : le renoncement d’Orphée est une obligation, car il s’est engagé. De même, pour le narrateur, écrire son œuvre constitue un devoir sacré.
Marcel pose visiblement sur l’aventure orphique le même regard que Maurice Blanchot, qui affirmait que la mort d’Eurydice était « nécessaire à l’œuvre » [19]. Le narrateur affirme en effet que « un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés » (TR, p.210).
Nous avons souligné plus haut que le narrateur a dû être initié avant de découvrir les secrets du temps. Il l’est encore au moment de passer à l’écriture de son œuvre. En effet, on le voit, dans Le Temps retrouvé, apprendre les secrets de son art par la lecture des trois précurseurs que sont pour lui Chateaubriand, Nerval et Baudelaire. Tout au long de la Recherche, il a aussi découvert l’art par l’entremise de trois autres initiateurs que sont les personnages de Bergotte, Elstir et Vinteuil, morts au moment où commence ce dernier volume, mais fréquemment évoqués par le narrateur.
Celui-ci, pour son œuvre, reconnaît deux inspirations majeures : la mémoire involontaire et le rêve. Par ceux-ci, il compte retrouver sa vie passée qui sera l’unique sujet de ses écrits. Il rejoint ainsi une fois encore Orphée. En effet, le mythe antique représente le héros chantant la perte d’Eurydice, donc puisant lui aussi son inspiration dans sa propre vie. Cependant, Liedeke Plate souligne que « Eurydice ne peut apparaître que transformée par le désir d’Orphée, femme imaginaire créée du désir du chant suprême » [20]. Ainsi, le narrateur ne reprendra pas, dans son œuvre, les événements de sa vie tels qu’ils se sont passés réellement. Ce serait là faire œuvre réaliste. Or le réalisme est une esthétique que Marcel réprouve depuis sa lecture, au début du Temps retrouvé, du Journal des Goncourt. Il avoue retravailler ses impressions afin de tirer l’essence de celles-ci. Et c’est cette essence qui apparaîtra dans l’œuvre :
D’ailleurs, [...] les individualités (humaines ou non) sont dans un livre faites d’impressions nombreuses qui, prises de bien des jeunes filles, de bien des églises, de bien des sonates, servent à faire une seule sonate, une seule église, une seule jeune fille. (TR, p.340)
Mais avant d’arriver à dégager l’essence des choses, il faut d’abord les recréer, comme nous l’avons dit, par la mémoire involontaire ou le rêve. Or ces deux démarches s’apparentent elles aussi à une descente aux Enfers, puis à une remontée vers la lumière. Descente aux Enfers, car ces impressions se terrent en profondeur, comme dans une mine :
Je savais très bien que mon cerveau était un riche bassin minier, où il y avait une étendue immense et fort diverse de gisements précieux. (TR, p.342)
Remontée ensuite, car ces impressions, il s’agit pour le narrateur de les « amener à la lumière », de les « faire sortir » (TR, p.214). Les termes employés renvoient bien à une descente aux Enfers et à la remontée, car pour le protagoniste, l’art, « c’est la marche en sens contraire, le retour aux profondeurs où ce qui a existé réellement gît » (TR, p.203).
Le narrateur se propose donc de puiser à l’intérieur de lui-même, de descendre en lui pour en remonter les impressions vraies, qui lui étaient auparavant cachées par « l’amour-propre, la passion, l’intelligence, et l’habitude » (TR, p.202). À ce titre, son œuvre, parce qu’elle l’amène à rechercher la vérité cachée derrière les apparences et les barrières sociales, rejoint l’analyse d’Eva Kushner selon laquelle « Orphée nous parle de l’élan qui nous porte à nous projeter en des fictions nous rendant intelligibles à nous-mêmes » [21]. Les deux « muses » du narrateur, mémoire involontaire et rêve, montrent que l’orientation majeure que retient Proust du mythe d’Orphée est le « passage d’un monde à un autre » [22].
Par ailleurs, il apparaît que l’œuvre proustienne présente d’autres analogies avec le mythe d’Orphée tel qu’il a été glosé par Maurice Blanchot. En effet, ce dernier écrit qu’Orphée « n’est Orphée que dans le chant » [23]. Cette affirmation coïncide bien avec la célèbre opposition proustienne entre le moi social et le moi profond : le moi profond d’un auteur, son vrai moi, n’apparaît que dans son œuvre, et est contradictoire avec l’image que celui-ci donne de lui dans ses relations sociales. Le vrai moi du narrateur-Orphée n’apparaît donc que dans son œuvre, ce qu’il exprime en ces termes :
La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature. (TR, p.202)
D’autre part, le mythe indique qu’Orphée chantait déjà avant la perte d’Eurydice, « mais c’est dans le deuil de sa bien-aimée que son chant atteint son apogée » [24]. De la même manière, le narrateur a déjà publié quelques articles insignifiants avant de découvrir les secrets du Temps, mais c’est seulement au moment où il se coupe du monde qu’il entame la seule œuvre digne d’intérêt. Et l’écriture de cette œuvre s’apparente pour lui à un devoir sacré :
Ainsi, j’étais déjà arrivé à cette conclusion que nous ne sommes nullement libres devant l’œuvre d’art, que nous ne la faisons pas à notre gré, mais que préexistant à nous, nous devons, à la fois parce qu’elle est nécessaire et cachée […], la découvrir. (TR, p.187)
[Plan]
Parvenu à ces conclusions, le narrateur se lance alors dans l’écriture, et peut faire lire quelques extraits à ses proches, en même temps qu’il théorise la réception de son œuvre. C’est au travers de celle-ci qu’apparaît un nouveau parallélisme entre le héros de Proust et le motif orphique du sparagmos, corrélé ici à l’initiation.
Il paraît difficile d’imaginer un démembrement dans le cadre d’une œuvre qui avance vers une unification de plus en plus poussée, au travers notamment du rapprochement entre le passé et le présent :
[…] [L]a vérité ne commence qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l’art à celui qu’est le rapport unique de la loi causale dans le monde des sciences, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style. Même, ainsi que la vie, quand en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence commune en les réunissant l’une et l’autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore. (TR, p.196)
Ce n’est donc pas dans l’œuvre elle-même qu’il faut voir un démembrement, mais dans sa réception. En effet, les premiers lecteurs, ceux à qui le narrateur présente ses premiers jets, procèdent à un démembrement, car ils trahissent l’auteur en comprenant mal son projet :
Bientôt je pus montrer quelques esquisses. Personne n’y comprit rien. Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités que je voulais ensuite graver dans le temple, me félicitèrent de les avoir découvertes au « microscope », quand je m’étais au contraire servi d’un télescope pour apercevoir des choses, très petites en effet, mais parce qu’elles étaient situées à une grande distance […]. Là où je cherchais les grandes lois, on m’appelait fouilleur de détails. (TR, p.346)
Cet extrait illustre assez bien la première trahison de son œuvre à laquelle Marcel doit faire face, en même temps qu’avec le « télescope » revient à l’avant-plan l’idée de regard corrélé à une certaine distance, qui rappelle la perte d’Eurydice. Cependant, le sparagmos le plus visible est sans doute celui que le narrateur prévoit pour l’avenir :
Il était triste pour moi de penser que mon amour auquel j’avais tant tenu, serait, dans mon livre, si dégagé d’un être que des lecteurs divers l’appliqueraient exactement à ce qu’ils avaient éprouvé pour d’autres femmes. Mais devais-je me scandaliser de cette infidélité posthume et que tel ou tel pût donner comme objet à mes sentiments des femmes inconnues, quand cette infidélité, cette division de l’amour entre plusieurs êtres, avait commencé de mon vivant et avant même que j’écrivisse ? (TR, p.209)
Marcel a pleinement conscience que son œuvre, parce qu’il l’élève au-dessus de son cas particulier pour parvenir à l’essence des êtres et des sentiments, a acquis un caractère tellement universel que chacun peut en retour y lire son propre cas. Le narrateur, qui avait écrit tel ou tel passage en pensant à la femme qu’il aimait, peut alors s’estimer trahi par un lecteur qui y verrait au contraire l’image de ses propres amours.
Par ailleurs, cette dissémination de l’œuvre entre tous les lecteurs confère au narrateur un statut d’initiateur qu’il n’avait pas encore acquis :
Mais pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à mon livre, et ce serait moins inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux-mêmes, mon livre n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l’opticien de Combray ; mon livre, grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes. (TR, p.338)
À ce moment de l’histoire, le narrateur est un initié : il connaît les secrets du Temps, le moyen de retrouver le Temps perdu en plongeant en soi pour ramener à la lumière les impressions enfouies. Dès lors, il se propose, par son œuvre, d’amener chacun de ses lecteurs à parcourir le même chemin, à se découvrir lui-même comme le narrateur l’a fait, c’est à dire par une catabase (plongée en soi) suivie d’une anabase (remontée vers la lumière). Comme Orphée, le narrateur accède maintenant au rôle d’initiateur, et celui-ci est rendu possible par le sparagmos.
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Démembré et tué par les ménades furieuses, Orphée accède cependant à l’éternité par le biais de sa « tête qui continue à chanter ». Au moment où il prend conscience de son futur démembrement, le narrateur se trouve lui aussi aux portes de la mort, car sa santé décline rapidement.
Cependant, comme le héros grec, Marcel vivra éternellement par son « chant », son œuvre à laquelle il consacre ses dernières forces.
Dans Le Temps retrouvé, la notion d’éternité apparaît sous différentes formes. Elle est d’abord assurée à tous les personnages par la structure même de l’œuvre. « La survie des héros morts est assurée en fait par l’anachronisme fondamental du récit : le moi présent du narrateur communique avec ses moi passés, et ressuscite les personnages qui l’environnaient alors, la mémoire jouant ici le même rôle que le rêve ; de plus, les besoins du récit peuvent dicter l’évocation volontaire de ces mêmes héros, sur le ton et dans le temps du mémorialiste. Il ne faut pas chercher ailleurs la raison profonde des ‘résurrections’ de personnages morts, et qui reparaissent vivants à la fin du récit. […] Cette survie des personnages rejoint la forme cyclique de l’œuvre dans une commune victoire sur la mort, qui ne constitue en aucune façon un dénouement : elle n’arrête pas le temps, ne règle pas le compte de tous les héros. » [25]
Si l’œuvre, basée sur de constants voyages dans le temps, assure aux héros morts une vie éternelle, le narrateur, quant à lui, continue à vivre au travers de son œuvre, qu’il estime éternelle :
Victor Hugo dit :
Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent.Moi je dis que la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances, pour que pousse l’herbe non de l’oubli mais de la vie éternelle, l’herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur « déjeuner sur l’herbe ». (TR, p.343)
La souffrance est nécessaire à l’auteur pour produire une œuvre de qualité. Cette souffrance le conduira à la mort, en même temps qu’elle lui assure une vie éternelle par le biais d’une œuvre qui ne mourra jamais.
En outre, l’œuvre elle-même prend une tournure cyclique et appelle à un éternel recommencement. En effet, à la fin du Temps retrouvé, le narrateur déclare qu’il écrit une œuvre nourrie de sa propre vie. Cette œuvre est, bien entendu, celle que nous venons de lire. Dès lors, après avoir lu une première fois l’ensemble comme l’histoire de la découverte de la vocation du narrateur, il convient de relire le texte comme l’histoire écrite par le narrateur ayant trouvé sa vocation.
L’éternité que brigue le narrateur proustien, c’est finalement celle que nous lui donnons aujourd’hui en lisant et relisant son œuvre.
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V. Conclusion
Proust connaissait le mythe d’Orphée, il le cite d’ailleurs quelques fois au cours de la Recherche. Si ce mythe n’est mentionné à aucun moment dans Le Temps retrouvé, il semble cependant qu’il sous-tende toute l’expérience du narrateur. On y retrouve en effet toutes les étapes essentielles du mythe. Ce constat n’a rien d’étonnant, dans la mesure où Orphée a toujours été une figure incontournable du discours sur la création artistique. Or la Recherche, et plus particulièrement Le Temps retrouvé, est le roman d’un narrateur qui se découvre une vocation d’écrivain, lorsqu’il retrouve les heures magiques de son enfance, « car les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus » (TR, p.177).
Pourquoi le mythe d’Orphée, qui nous semble si décisif dans ce roman, reste-t-il implicite, « en immergence » ? Un premier élément de réponse nous est fourni par Pierre Albouy, qui note que la mythologie appartient aux illusions du narrateur enfant, et que celles-ci disparaissent lorsqu’il atteint l’âge adulte [26]. Assez âgé au moment du Temps retrouvé, Marcel ne trouve plus aucun charme mythologique au monde qui l’entoure. Le mythe ne se trouve plus autour lui, mais en lui, car il atteint une existence mythique par sa maîtrise du Temps et par l’œuvre qui en découle. Le passage du mythe en émergence des premiers volumes de la Recherche au mythe en immergence du Temps retrouvé serait donc un corrolaire du désenchantement du monde qui s’empare du narrateur et du mouvement d’intériorisation qu’il opère.
Proust fait subir au mythe une transformation d’importance. En effet, alors qu’Orphée recherche (en vain) une Eurydice qui est une femme, un être autre que lui, le narrateur de Proust se trouve quant à lui en quête d’une Eurydice qui se réduit à lui-même, à son moi passé auquel, par le truchement de la mémoire, il pourra arrimer son moi présent et parvenir ainsi à un « moi intégral ». Proust transforme dès lors la quête de l’altérité que narrait l’histoire d’Orphée et d’Eurydice, en la quête d’ipséité de son narrateur.
Par un retour sur soi, une plongée dans le « riche bassin minier » de la mémoire, Marcel retrouve son Eurydice, le temps passé. On pourrait penser que le narrateur proustien s’oppose à la figure orphique, en ce qu’il parvient à sauver Eurydice de la mort, mais cette analyse n’est pas totalement exacte. En effet, comme Orphée, Marcel perd Eurydice « dans son agrément quotidien » [27] : il abandonne ses anciens amis dans les « Enfers » de la vie mondaine et de leur mort prochaine. La vie passée, Eurydice du narrateur, ne se retrouve que dans la solitude de la mémoire involontaire. Mais c’est surtout dans l’œuvre, le chant du narrateur-Orphée, qu’Eurydice sera sauvée. Pour que ce chant soit possible, il faut que les anciens amis, ceux qui ont animé la vie passée de Marcel, soient loin. Chez Proust, c’est quand Eurydice est morte qu’elle est sauvée et qu’elle accède à l’éternité par le chant d’un narrateur devenu Orphée.
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Bibliographie
Édition
Proust (Marcel), À la Recherche du temps perdu VII. Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, 1999, collection Folio classique n°2203.
Dictionnaires
Brunel (Pierre), Dictionnaire des mythes littéraires, Monaco, Le Rocher, 1988.
Le Robert des grands écrivains de langue française, Paris, dictionnaires Le Robert, 2000.
Ouvrage de méthodologie de la mythocritique
Brunel (Pierre), Apollinaire entre deux mondes. Le contrepoint mythique dans Alcools. Mythocritique II, Paris, PUF, 1997, collection Écriture.
Ouvrages et articles sur le mythe d’Orphée et/ou l’œuvre de Marcel Proust
Albouy (Pierre), « Quelques images et structures mythiques dans ‘La Recherche du temps perdu’ », in Revue d’histoire littéraire de la France, septembre-décembre 1978, pp.972-987.
Blanchot (Maurice), « L’expérience de Proust », in Le Livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, collection Nrf idées, pp.20-40.
Blanchot (Maurice), L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 2000, collection Folio essais n°89.
Durand (Gilbert), « Les nostalgies d’Orphée. Petite leçon de mythanalyse », in Religiologiques n°15, Québec, printemps 1997, pp.21-41.
Miguet-Ollagnier (Marie), La Mythologie de Marcel Proust, Paris, Belles-Lettres, 1982.
Ovide, Les Métamorphoses, traduction Joseph Chamonard, Paris, Garnier-Flammarion, 1966.
Plate (Liedeke), « Orphée, le regard et la voix : pour une analyse narratologique de la réécriture des mythes », in Religiologiques n°15, Québec, printemps 1997, pp.165-177.
Poulet (Georges), Etudes sur le temps humain n°1, Paris, Plon, 1972, collection 10/18.
Robin (Chantal), L’imaginaire du Temps retrouvé : hermétisme et écriture chez Proust, Paris, Minard, 1977, collection Lettres modernes.
Tadie (Jean-Yves), Proust et le roman. Essai sur les formes et techniques du roman dans À la Recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, 1971, collection Nrf bibliothèque des Idées.
Ton-That (Thanh-Vân), « Proust et Orphée : avatars et métamorphoses d’un mythe », in Revue de littérature comparée n°4, 1999, pp.471-481.
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Notes
[1] Le Robert des grands écrivains de langue française, Paris, dictionnaires Le Robert, 2000, p.1041. [Retour au texte]
[2] Brunel (Pierre), Apollinaire entre deux mondes. Le contrepoint mythique dans Alcools. Mythocritique II, Paris, PUF, 1997, collection Ecriture, p.175. [Retour au texte]
[3] Albouy (Pierre), « Quelques images et structures mythiques dans 'La Recherche du temps perdu' », in Revue d'histoire littéraire de la France, septembre-décembre 1978, p. 980. [Retour au texte]
[4] Cfr. Ton That ( Thanh-Vân), « Proust et Orphée : avatars et métamorphoses d'un mythe », in Revue de littérature comparée n°4, 1999, pp.471-481. [Retour au texte]
[5] Miguet-Ollagnier (Marie), La Mythologie de Marcel Proust, Paris, Belles-lettres, 1982, chapitre I. [Retour au texte]
[6] Brunel (Pierre), « Orphée », in Brunel (sous la direction de), Dictionnaire des mythes littéraires, Monaco, Le Rocher, 1988, pp.1093-1103. Seul manque chez Proust un équivalent du mythème de l'expédition des Argonautes. [Retour au texte]
[7] Cfr Brunel (Pierre), « Orphée », p.1094. [Retour au texte]
[8] Poulet (Georges), Etudes sur le temps humain n°1, Paris, Plon, 1972, collection 10/18, p.408. [Retour au texte]
[9] Robin (Chantal), L'Imaginaire du Temps retrouvé : hermétisme et écriture chez Proust, Paris, Minard, 1977, collection Lettres modernes, pp.22-34. [Retour au texte]
[10] Ibid., p.24. [Retour au texte]
[11] TR, cité par Chantal Robin, op. cit., p.24. [Retour au texte]
[12] Robin (Chantal), op.cit., p.26. [Retour au texte]
[13] Durand (Gilbert), « Les Nostalgies d'Orphée. Petite leçon de mythanalyse », in Religiologiques n°15, Québec, printemps 1997, p.23. [Retour au texte]
[14] À propos de ce type de descriptions, Pierre Albouy note que « c'est très habituellement que Proust aperçoit et présente les êtres humains sous forme mythique ou, plus souvent encore, mythologique ». Cfr. Albouy (Pierre), article cité, p.973. [Retour au texte]
[15] Robin (Chantal), op. cit., p.29. [Retour au texte]
[16] Blanchot (Maurice), « L'expérience de Proust », in Le Livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, collection Nrf Idées, p.20. [Retour au texte]
[17] Tadié (Jean-Yves), Proust et le roman. Essai sur les formes et techniques du roman dans À la Recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, 1971, collection Nrf Bibliothèque des Idées, p.336. [Retour au texte]
[18] Ovide, Métamorphoses, chant X, traduction Joseph Chamonard, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p.255. [Retour au texte]
[19] Blanchot (Maurice), L'Espace littéraire, Paris, Gallimard, 2000, collection Folio essais n°89, p.228. [Retour au texte]
[20] Plate (Liedeke), « Orphée, le regard et la voix : pour une analyse narratologique de la réécriture des mythes », in Religiologiques n°15, Québec, printemps 1997, p.166. [Retour au texte]
[21] Cité dans Ibid., p.167. [Retour au texte]
[22] Albouy (Pierre), article cité, p.981. Pour ce critique, l'aventure du narrateur est bien une aventure orphique, alors que, pour Chantal Robin, le fait que l'accent soit placé sur la circulation entre les deux mondes, et que, de son passage aux Enfers, le narrateur puisse ramener ce qu'il cherchait, plaide plutôt en faveur du mythe hermétique. [Retour au texte]
[23] Blanchot (Maurice), L'Espace littéraire, p.227. [Retour au texte]
[24] Plate (Liedeke), article cité, p.166. [Retour au texte]
[25] Tadié (Jean-Yves), op.cit., p.331. [Retour au texte]
[26] Albouy (Pierre), article cité, p.976. [Retour au texte]
[27] Blanchot (Maurice), L'Espace littéraire, p.226. [Retour au texte]
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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 5 - janvier-juin 2003