FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 3 - janvier-juin 2002


Anténor, fondateur de Venise. I. Aspects iconographiques

Danielle De Clercq

Professeur de langues anciennes

À l'époque où elle traduisait pour la BCS le premier livre de Tite-Live, Danielle De Clercq retrouva dans ses tiroirs un calendrier de l'année 1977, édité par le Fonds Mercator pour la Banque de Paris et des Pays-Bas. Les six miniatures qui l'illustraient étaient tirées d'un manuscrit du XVe siècle (la Fleur des Histoires de Jean Mansel), conservé à la Bibliothèque royale Albert Ier de Bruxelles. L'une d'elles représentait la fondation de Venise par le Troyen Anténor.

Pour un latiniste habitué à voir dans Anténor le fondateur de Padoue, patrie de Tite-Live, pareille notice était surprenante. D'où pouvait-elle venir ? D'autre part, quelle était cette Fleur des Histoires de Jean Mansel, aux si riches enluminures ?

D. De Clercq a vu là l'occasion de présenter un document illustré du XVe siècle, bien connu évidemment des spécialistes de cette période mais peu familier à ceux qui fréquentent les textes de l'antiquité classique. Son article, abondamment illustré, aborde les aspects iconographiques de la question.

De son côté, Jacques Poucet a étudié quelques aspects historico-légendaires de ce motif d'Anténor fondateur de Venise. Un article des FEC 5 (2003) replace le motif d'Anténor fondateur de Venise dans un contexte historique plus large, celui du mythe de l'origine troyenne de plusieurs peuples, régions ou cités de l'Europe médiévale et moderne. C'est que le mythe troyen procède d'une idéologie politique très importante au Moyen Âge et à la Renaissance. Un autre article des FEC 5 (2003) analyse les écrits des anciens chroniqueurs vénitiens. Il montre que plusieurs chroniques font une place à Anténor aux origines de Venise, que l'une d'entre elles, la Cronaca di Marco (1292), présente même un rapport assez précis avec la Fleur des Histoires, mais qu'en définitive aucun texte de chroniqueur vénitien ne peut être considéré comme la source directe de Jean Mansel. Un troisième article des FEC 6 (2003) explore d'autres textes médiévaux, en mettant cette fois l'accent sur le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure et sur l'Histoire ancienne jusqu'à César (ou Estoires Rogier). Il semble bien que ce dernier texte, du début du XIIIe siècle, soit la source de Jean Mansel.

La Bibliothèque royale Albert Ier de Bruxelles a autorisé la reproduction du folio 118 du manuscrit 9231. Que Monsieur Bernard Bousmanne, conservateur du Cabinet des Manuscrits, et Madame Anne Richard, soient ici remerciés de leur compréhension et de leur amabilité.

Note de l'éditeur - Louvain-la-Neuve, juillet 2002 - mai 2003 - août 2003.


Plan

Anténor à Venise dans le manuscrit 9231 de la Bibliothèque royale de Bruxelles

Anténor à Venise dans le manuscrit 9231 de la Bibliothèque royale de Bruxelles

La page illustrant l'arrivée d'Anténor à Venise est le folio 118 du manuscrit 9231 de la Bibliothèque royale Albert I de Bruxelles (Codex Bruxellensis 9231, XVe siècle). Elle fait partie de la « Fleur des Histoires » de Jean Mansel, et porte le titre : « De la fondation de la cité de Venise par les Troyens ».

1. Le folio 118 du manuscrit 9231 de la Fleur des Histoires

Codex Bruxellensis 9231, folio 118, XVe siècle (© Bibliothèque Albert Ier)

[Possibilité d'agrandissement à 172 K et à 544 K ]

Nous présenterons et analyserons successivement les trois parties constitutives de cette page (la miniature elle-même; le texte; la bordure), mais avant cela, il importe de dire un mot de l'oeuvre de Jean Mansel, dont elle est tirée.

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2. Jean Mansel et la Fleur des Histoires

La Fleur des Histoires est une vaste compilation qui retrace l'histoire du monde depuis sa création jusqu'au règne de Charles VI, roi de France de 1380 à 1422. L'auteur en est Jean Mansel, né probablement à Hesdin en 1400 ou 1401 et y décédé en 1473 ou 1474. Il fut, à partir de 1435, tout comme son père, un haut fonctionnaire au service des Ducs de Bourgogne et commis aux ouvrages de leur domaine d'Hesdin. Ses fonctions en faisaient un personnage proche de Philippe le Bon. Jean Mansel avait déjà rédigé des Histoires romaines d'après Tite-Live avant de se consacrer à la Fleur des Histoires. Ce dernier ouvrage contient, à côté notamment de parties hagiographiques et topographiques, des récits tirés d'oeuvres de Jean Wauquelin, contemporain de Jean Mansel. Le travail connut un grand succès du vivant de son auteur, mais ne fut jamais imprimé.

La Bibliothèque royale Albert Ier à Bruxelles possède huit copies manuscrites de la Fleur des Histoires. Parmi celles-ci figurent les deux volumes d'un luxueux exemplaire de la première des deux rédactions de l'oeuvre. Ils comptent parmi les plus beaux manuscrits profanes de la Bibliothèque. Il s'agit du ms. 9231, dont est tirée l'illustration qui nous intéresse, et du ms. 9232. Les deux volumes, au format de 43,5 cm sur 30 cm, sont copiés dans une belle gothique bâtarde, très fine et de petit format, assez différente de la bâtarde bourguignone. La valeur de ces manuscrits réside dans leurs miniatures de grand format (42 pour le premier volume, 23 pour le second), toutes entourées de remarquables bordures marginales, très françaises aussi. Nous y reviendrons plus bas.

La réalisation est due à un atelier du sud des Pays-Bas, situé peut-être à Valenciennes entre environ 1455 et 1460. Il s'agit de celui d'un maître anonyme appelé « Maître du Mansel » (ou de Mansel) formé probablement dans un atelier parisien. Plusieurs collaborateurs l'entouraient, parmi lesquels les critiques modernes s'accordent à reconnaître, pour le second volume, le célèbre Simon Marmion d'Amiens (1425-1489), que Jean Lemaire de Belges salue comme le « prince d'enluminure ».

L'atelier du Maître du Mansel excellait dans l'art des miniatures narratives, autrement dit des « histoires », où sont évoqués divers épisodes s'échelonnant dans le temps. Cette mode se développe à Paris au début du XVe siècle dans l'atelier du Maître du maréchal de Boucicaut et plus tard dans celui du Maître de Bedford. La période bourguignonne fut marquée par une efflorescence particulière de cette illustration des textes.

L'ouvrage conservé à la Bibliothèque royale de Bruxelles figure dans l'inventaire dressé en 1467 de la « librairie » de Philippe le Bon, mais on peut douter qu'il ait été exécuté pour le duc. Le destinataire serait plutôt, suivant la critique moderne, Guillaume Fillastre, conseiller de Philippe le Bon, qui l'avait fait nommer évêque de Tournai ou encore Isabelle de Portugal, dernière épouse du duc.

 
Indications bibliographiques

G. De Poerck, Introduction à la « Fleur des Histoires » de Jean Mansel (XVe siècle), Gand, 1936, 101 p. (Tirage à part des Annales du Cercle Archéologique de Mons, t. 54, 1935).

P. Dumon, Miniatures d'une chronique universelle du XVe siècle, La « Fleur des Histoires », Codex Bruxellensis 9231 (Page de présentation du calendrier de l'année 1977 édité par le Fonds Mercator pour la Banque de Paris et des Pays-Bas).

L.J.M. Delaissé. La Miniature flamande. Le mécénat de Philippe le Bon, Bruxelles, 1959, p. 60-75.

C. Gaspar et Fr. Lyna, Les principaux manuscrits à peintures de la Bibliothèque royale de Belgique, 3 t. en 5 vol., Bruxelles, 1984-1989. Les manuscrits de la Fleur des Histoires sont décrits dans le tome III : p. 95-97 (ms. 9233), p. 215-229 (mss 9231, 9232), p. 238-240 (ms. 10515), p. 386-390 (mss 9255-57, 9260, 9268-69).

Miniatures médiévales de la librairie de Bourgogne au cabinet des manuscrits de la Bibliothèque Royale de Belgique. Commentaire par J. M. J. Delaissé. Avant-propos de H. Liebaers et F. Masai. Édition de la Connaissance, Bruxelles (sans date), pp. 144 -146; 151.

Br. Woledge, Bibliographie des romans et nouvelles en prose française antérieurs à 1500, Genève, 1954, p. 66-67, + Bibliographie des romans et nouvelles en prose française antérieurs à 1500. Supplément 1954-1973, Genève, 1975, p. 47-48 (Société de publications romanes et françaises, 42 et 130).

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3. L'enluminure

 [L'ensemble du folio peut apparaître dans une autre fenêtre, sans fermeture de la fenêtre principale]

De style gothique international, l'enluminure ne tend nullement à une reconstitution archéologique d'un monde révolu et païen. D'autre part, l'espace y est créé sans vraie perspective.

À l'avant-plan un rocher isolé et moussu, et des vagues figurent les dangers de la traversée. On comprend d'autant plus le souci des Troyens de trouver un havre et de s'y établir. La mer occupe d'ailleurs dans la composition un espace aussi important que l'île artificielle. À noter que les représentations de rochers sont peu fréquentes et que le rendu assez schématique des strates est typique du Maître du Mansel.

Rocher
 

Dans le lointain, à droite, des montagnes (Alpes ?)...    Falaises

VilleLointaine

...et, à gauche, une ville fortifiée (Troie ?), à laquelle la future Venise tend à ressembler, suggèrent la terre ferme. Comme toujours chez le Maître du Mansel, le ciel occupe une part plutôt restreinte dans la composition, même si elle est plus étendue ici que dans d'autres enluminures.  Dorés par le soleil levant, les nuages sont, toujours dans la manière du Maître, ondulés et l'écart entre eux est assez régulier.


Bateaux

Du côté où les berges de l'île artificielle sont entièrement consolidées d'une structure en bois et où le mur d'enceinte est flanqué d'une tour crénelée coiffée d'un toit pointu, arrive le bateau d'Anténor, la voile gonflée par le vent. On le retrouve à l'accostage, voile baissée. Le vieil Anténor, cousin de Priam a débarqué et est accueilli par les notables de la nouvelle ville.


En ville, d'un côté de la place, un bâtiment fortifié et une maison sont en voie d'achèvement.

Maisons2


En face, d'autres maisons de style gothique aux toits pentus ne se différencient que par les couleurs pastel de leurs façades et les jeux des portes et des fenêtres.

FaÁades


EdificeReligieux

 

Elles dissimulent le bas d'un énorme édifice religieux aux proportions étranges : une écrasante bâtisse circulaire d'un étage, percée de trois portes et de quatre baies en plein cintre, surmontée de créneaux et d'un toit portant une tour lanterne avec baies en plein cintre. Cette construction masque en partie une nef aux baies ogivales. L'ensemble écrase un peu de sa masse un petit château.


De l'autre côté de l'île, dont les berges ne sont pas encore entièrement consolidées, on procède à des travaux visant à protéger complètement la ville, selon la volonté d'Anténor.

Un  bateau a accosté chargé de terre. À l'avant-plan, l'équipage d'une seconde embarcation, pleine de briques, manoeuvre pour la rapprocher de la berge où elle est amarrée à la structure en bois, qui renforce partiellement le pourtour de l'île. Du même côté on édifie une tour et le mur d'enceinte, dont, plus loin, les bases ne sont pas encore jetées.

Berges

 

On devine dans le fond un maçon travaillant aussi à une autre section de ce mur faisant suite à la tour crénelée.

MaÁon


Enfin, derrière la ville, on découvre une étendue herbeuse parsemée d'arbustes. Les berges ne sont pas encore protégées.

EtendueHerbeuse

Une grande véracité visuelle s'observe dans la représentation des bateaux et dans les actions très détaillées des personnages et des techniques qu'ils appliquent : accostage, construction des berges et du rempart. Ainsi beaucoup d'attention est portée au travail manuel,...


VÍtements

...mais les vêtements très couvrants et, pour la plupart, aux couleurs franches et rehaussés d'or, ne coïncident pas toujours avec ces activités, même si ceux des ouvriers, des bateliers et des hommes d'équipage sont plus courts et plus simples que ceux des notables civils et ecclésiastiques qui accueillent Anténor. Celui-ci s'est découvert.

Le Maître du Mansel reste fidèle à lui-même par son rendu flatteur des vêtements tandis que les silhouettes sont plutôt trapues.

Visages

Les visages sont individualisés. Certains aux (trop) longs nez ont quelque chose de caricatural. La barbe blanche et courte, pointée vers l'avant caractérise les vieillards, comme Anténor.


Clocheton

On est dans un monde enchanté d'architectures et de paysages fantaisistes. Il faut souligner le passage subtil du vert de l'île à la mer turquoise, aux lointains bleutés. On retiendra aussi une belle observation de la nature avec les rayons du soleil levant qui tombent comme une pluie d'or. Ils illuminent le clocheton de la tour lanterne et colorent les nuages,...

 

Vagues    ...la crête des vagues...
 

...et les tours de la ville lointaine.   VilleLointaine
 

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4. Le texte

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Texte
 
« De la fondation de la cité de Venise par les Troyens »

Apres la destruction de Troies grant foison des basses gens qui eschappez estoient se mirent en mer a ladventure et arriverent ou Venise siet maintenant. Si eurent conseil quant ils eurent bien considere la mer et la terre quils feroient une mote de terre en la mer ou ils se hebregeroient car ils ne vouloient arrester ou nuls clamast seignourie pour ce quils avoient toujours este francs a Troies. Lors ils apporterent en celle mer tant de terre quils en firent une mote et la se tinrent.

Grant temps apres les fils Ector envahirent Anthenor pour ce quils avoient oy dire quil avoit trahy Troies. Entre eux eut grant bataille mais en la fin seslonga Anthenor et erra tant par mer que Fortune lamena la ou ceux de Troies avoient commence celle mote. Quant ils sentrecongnurent, grant joie se firent et mainte larme y eut plouree quant il leur souvenoit de leurs anns et de leur noble cyte quils avoient perdue. Tant parlerent ensamble que Anthenor demoura avec eux et en firent leur roy. Et lors Anthenor fist accroistre et clorre celle mote et appela la cyte de son nom Anthenorme.

Ce qui donnerait dans une adaptation en français contemporain :

 « Fondation de Venise par les Troyens »

Quand Troie fut détruite, ses habitants les plus modestes furent nombreux à prendre la fuite. Ils s'embarquèrent à l'aventure et abordèrent là où se trouve actuellement Venise. Après avoir bien examiné la situation en regard de la mer et de la terre ferme, ils décidèrent de créer dans la mer une butte pour y habiter. Ils ne voulaient pas s'établir à un endroit dont quelqu'un pourrait se proclamer suzerain, eux qui avaient toujours été indépendants à Troie. Alors ils apportèrent tant de terre qu'ils en firent une butte et s'y établirent.

Bien plus tard, les fils d'Hector s'en prirent à Anthénor qui aurait, comme ils l'avaient entendu dire, trahi Troie. Une grande bataille les mit aux prises. À la fin, Anthénor s'exila et erra longtemps en mer. Le hasard le conduisit à l'endroit où les Troyens avaient commencé à créer cette butte. Quand ils se reconnurent, une grande joie éclata. Ils pleurèrent beaucoup en évoquant les années qu'ils avaient passées dans la noble cité qu'ils avaient perdue. Ils échangèrent tant de propos qu'Anthénor s'établit chez eux et qu'ils en firent leur roi. Alors Anthénor fit agrandir cette butte et la ceignit de remparts. Il donna son nom à la ville qui s'appela Anthénorme [erreur pour Anthénoride].

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5. La bordure

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À la fois sobre, ce qui n'est pas toujours le cas à l'époque, et gracieuse, la bordure n'est pas le moindre attrait de la page. Le réseau aérien des rinceaux dorés portant de minuscules feuilles de vignes et fruits épineux est parsemé de délicates fleurs et formes végétales de fantaisie, de quelques feuilles trilobées,

Bordure1b
 

...et aussi de fraises des bois.    Fraise


Acanthes

Les extrémités du grand encadrement bleu et doré s'épanouissent en bouquets légers de feuilles d'acanthes... 


...et de fleurs, telles ces souples ancolies.

Fleurs

Les tons, aux dominantes vieux rose, rouge carmin, bleu Nattier et violacé, que l'on retrouve dans les encadrements et dans la lettrine,

Lettrine

s'accordent parfaitement avec l'arrière-plan bleuté de l'enluminure et les constructions et des paysages aux tons pastel, lesquels, à la différence d'autres illustrations du Maître aux couleurs plus crues, dominent la composition.

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Quelques mots de conclusion

Cette miniature pourrait suffire par sa qualité et sa séduction à éveiller de l'intérêt pour ce curieux document qui suscite bien des interrogations concernant l'épisode qu'elle illustre. En effet l'attribution d'une origine troyenne à Venise fait question par son seul anachronisme. Pourrait-il simplement s'agir comme point de départ pour Jean Mansel d'une lecture trop hâtive et pas assez critique du premier paragraphe de l'Histoire Romaine de Tite-Live (I, 1) où l'historien padouan fait implicitement du Troyen Anténor le fondateur de  sa ville natale sans, il est vrai, nommer celle-ci ? La puissance et l'importance de Venise au XVe siècle, qui a notamment établi sa domination sur Padoue en 1405, auraient-elles pu influencer le récit du compilateur de la Fleur des Histoires ? Un article ultérieur tentera de répondre partiellement à ces questions.


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