Itinera Electronica
Du texte à l'hypertexte

Virgile Aeneis, Livre XII

IV. Dénouement proche [554-696]

 2. Suicide d'Amata et revirement de Turnus (593-649)

12, 593 Les Latins, épuisés déjà, connurent un nouveau coup du destin,
qui secoua la ville de fond en comble, la plongeant dans le deuil.

12, 595 Dès que la reine du haut de sa demeure vit l'ennemi s'approcher,
les murs assaillis, les incendies s'élever jusqu'aux toits,
sans résistance nulle part des Rutules, sans nulle troupe de Turnus,
elle crut, la malheureuse, que le jeune homme était mort au combat,
et, soudain, l'esprit bouleversé par cette douleur, elle se mit à crier,

12, 600 se disant la cause et la responsable et la source de leurs malheurs;
elle parla longuement, l'esprit égaré, en proie à une tristesse délirante;
décidée à mourir, elle déchira de ses mains son châle de pourpre,
tressa et suspendit à une haute poutre le noeud d'un horrible trépas.
Lorsque les femmes du Latium apprirent ce malheur,

12, 605 sa fille Lavinia fut la première à arracher ses blonds cheveux,
à lacérer ses joues roses; alors un délire furieux gagne le reste des femmes
massées autour d'elle, et leurs plaintes retentissent bien loin de la demeure.
Dès lors, la triste nouvelle se répand dans toute la ville :
les esprits se découragent; vêtements déchirés, Latinus s'en va,

12, 610 hébété par le destin de son épouse et la ruine de sa ville,
couvrant et souillant ses cheveux blancs d'une poussière immonde.
(Et il se reproche vivement de n'avoir pas accueilli le Dardanien Énée,
et de ne l'avoir pas d'emblée traité comme son gendre).
Entre-temps, à l'extrémité de la plaine, Turnus bataille,

12, 615 poursuivant quelques combattants égarés; moins fougueux déjà,
il est de moins en moins content de l'allure de ses chevaux.
Le vent lui apporte cette clameur mêlée d'aveugles terreurs;
et ses oreilles se dressent, frappées par le son confus
et le sinistre grondement montant de la ville.

12, 620 "Malheur à moi ! Quel deuil terrible trouble nos remparts ?
Quelle est cette clameur puissante qui monte de divers points de la ville ?"
Ainsi parla-t-il, et, tirant sur les rênes, il s'arrêta, comme fou.
Alors sa soeur qui, sous les traits du cocher Métiscus,
conduisait le char et les chevaux tout en tenant les rênes,

12, 625 s'empresse de lui dire : "Par ici, Turnus, poursuivons
les Troyens, sur cette voie que nos premières victoires nous ont ouverte;
il y a là d'autres bras, capables de défendre les maisons.
Énée s'est abattu sur les Italiens, et est mêlé aux combats.
Que nos bras cruels aussi répandent la mort parmi les Troyens !

12, 630 Et tu te retireras tout aussi grand par le nombre et la gloire des combats . "
À cela Turnus répond :
"Ô ma soeur, depuis un moment je t'ai reconnue, depuis que, par cet artifice,
tu as jeté le trouble sur les accords et t'es engagée dans cette guerre;
et maintenant en vain la déesse que tu es m'abuse. Mais qui dans l'Olympe

12, 635 a voulu t'envoyer ici-bas, pour supporter de telles épreuves ?
Était-ce pour voir le cruel trépas de ton malheureux frère ?
Car, que suis-je en train de faire ? De quelle Fortune désormais espérer le salut ?
Sous mes propres yeux, j'ai vu, qui m'appelait à haute voix,
Murranus, plus cher que nul autre à mon coeur,

12, 640 je l'ai vu mourir, si grand et victime d'une grande blessure.
Ufens, le malheureux, est tombé, pour ne pas voir notre déshonneur;
les Teucères se sont emparés de son cadavre et de ses armes.
Supporterai-je la destruction de nos maisons (seul malheur à nous faire défaut),
et mon bras ne va-t-il pas démentir les paroles de Drancès ?

12, 645 Vais-je tourner le dos, et notre sol verra-t-il Turnus en train de fuir ?
Est-ce donc un si grand malheur de mourir ? Ô vous, Mânes,
soyez bons pour moi, puisque les dieux du ciel se sont détournés;
je descendrai chez vous, âme sainte et innocente de cette faute,
sans jamais avoir été indigne de mes grands ancêtres".

Accidit haec fessis etiam fortuna Latinis,
quae totam luctu concussit funditus urbem.

595 Regina ut tectis uenientem prospicit hostem,
incessi muros, ignis ad tecta uolare,
nusquam acies contra Rutulas, nulla agmina Turni:
infelix pugnae iuuenem in certamine credit
exstinctum et, subito mentem turbata dolore,

600 se causam clamat crimenque caputque malorum,
multaque per maestum demens effata furorem
purpureos moritura manu discindit amictus
et nodum informis leti trabe nectit ab alta.
Quam cladem miserae postquam accepere Latinae,

605 filia prima manu flauos Lauinia crinis
et roseas laniata genas, tum cetera circum
turba furit: resonant late plangoribus aedes.
Hinc totam infelix uolgatur fama per urbem.
Demittunt mentes; it scissa ueste Latinus,

610 coniugis attonitus fatis urbisque ruina,
canitiem immundo perfusam puluere turpans.
Multaque se incusat, qui non acceperit ante
Dardanium Aenean generumque adsciuerit ultro.
Interea extremo bellator in aequore Turnus

615 palantis sequitur paucos iam segnior atque
iam minus atque minus successu laetus equorum
attulit hunc illi caecis terroribus aura
commixtum clamorem adrectasque impulit aures
confusae sonus urbis et inlaetabile murmur.

620 'Ei mihi! Quid tanto turbantur moenia luctu?
Quisue ruit tantus diuersa clamor ab urbe?'
Sic ait adductisque amens subsistit habenis.
Atque huic, in faciem soror ut conuersa Metisci
aurigae currumque et equos et lora regebat,

625 talibus occurrit dictis: 'Hac, Turne, sequamur
Troiugenas, qua prima uiam uictoria pandit;
sunt alii, qui tecta manu defendere possint.
Ingruit Aeneas Italis et proelia miscet:
et nos saeua manu mittamus funera Teucris.

630 Nec numero inferior pugnae nec honore recedes.'
Turnus ad haec:
'O soror, et dudum adgnoui, cum prima per artem
foedera turbasti teque haec in bella dedisti,
et nunc nequiquam fallis dea. Sed quis Olympo

635 demissam tantos uoluit te ferre labores?
An fratris miseri letum ut crudele uideres?
Nam quid ago? Aut quae iam spondet Fortuna salutem?
Vidi oculos ante ipse meos me uoce uocantem
Murranum, quo non superat mihi carior alter,

640 oppetere ingentem atque ingenti uolnere uictum.
Occidit infelix nostrum ne dedecus Ufens
adspiceret; Teucri potiuntur corpore et armis.
Exscindine domos id rebus defuit unum
perpetiar, dextra nec Drancis dicta refellam?

645 Terga dabo et Turnum fugientem haec terra uidebit?
Usque adeone mori miserum est? Vos O mihi Manes
este boni, quoniam superis auersa uoluntas!
Sancta ad uos anima atque istius nescia culpae
descendam, magnorum haud umquam indignus auorum.


Commentaire

horrible trépas (12, 603). La littérature antique connaît plusieurs femmes mourant de cette manière, ainsi Jocaste, mère et épouse d'Oedipe ( Sophocle, Œdipe Roi, 1260); Anticlée, mère d'Ulysse (Odyssée, 14, 359); Phèdre, épouse de Thésée (Euripide, Hippolyte, 798ss). Il semble que, dans la tradition prévirgilienne (chez Fabius Pictor, si l'on en croit Servius), Amata se serait laissé mourir de faim : au douzième et dernier livre de son Énéide, Virgile avait besoin d'une fin plus rapide. Rappelons que Didon, elle, s'était suicidée par l'épée (Énéide, 4, 663-665).

arracher ses blonds cheveux (12, 605). Ce détail, ainsi que tous ceux qui suivent (déchirer ses vêtements par exemple), correspondent aux manifestations extérieures de deuil, courantes dans l'antiquité.

poussière immonde (12, 609-611). On se couvrait aussi la tête de poussière (cfr le geste de Mézence, en apprenant la mort de son fils Lausus, en 10, 844). Ainsi font, dans Homère, Achille, quand il apprend la mort de Patrocle; Laërte, quand il croit Ulysse mort (Iliade, 18, 23, et Odyssée, 24, 317). En ce qui concerne les cheveux, l'usage, d'ailleurs variait; tantôt, on se couvrait la chevelure de poussière ou de cendre; tantôt, on la coupait, en partie ou en totalité, pour la déposer sur le bûcher funéraire; tantôt, au contraire, on la laissait croître sans la soigner.

se reproche (12, 612-613). Ces deux vers sont repris de 11, 471-472.

content de l'allure de ses chevaux (12, 616). Pour Servius, l'ardeur de Turnus faiblit en voyant que ses chevaux se fatiguent.

sous les traits du cocher Métiscus (12, 623). Voir ci-dessus 12, 468-472.

que nos premières victoires nous ont ouverte (12, 626). Turnus a semé la mort dans la plaine (12, 500-553). Juturne veut qu'il y reste et qu'il ne regagne pas la ville assiégée pour la défendre. D'autres, dit-elle, pourront s'en charger.

Mais qui dans l'Olympe (12, 634). Le lecteur sait que c'est Junon (12, 134-160).

Murranus (12, 638-640). Cet ami de Turnus a été cité en 12, 529. Une partie du vers 640 est reprise de 10, 842, où il s'applique à Lausus.

Ufens (12, 641-642). Guerrier latin, allié de Turnus, cité en 12, 460, où il intervient dans la mêlée; on le rencontre encore en 7, 745; 8, 6; 10, 518.

les paroles de Drancès (12, 644). Le latin Drancès qui lui reprochait de fuir le danger et le mettait au défi de se mesurer à Énée (11, 368-375).

Mânes (12, 646-647). Turnus, se sentant perdu, invoque les divinités infernales, les Mânes, puisque les dieux du ciel sont contre lui.

innocente de cette faute (12, 648-649). Il accepte la mort, mais pas le déshonneur. La faute, c'est-à-dire la fuite orchestrée à son insu par Juturne.

 



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Dernière mise à jour : 12/03/2002