Itinera Electronica
Du texte à l'hypertexte

Virgile Aeneis, Livre XII

I. Accord conclu : un duel et un traité [1-215]

 1. Turnus résolu au duel (1-80)

Turnus voit que les Latins brisés par un combat malheureux
ont perdu courage; maintenant on lui rappelle ses promesses,
sur lui se portent les regards; alors, sans attendre, impossible à contenir,
il s'enflamme et s'exalte. Ainsi dans les champs puniques,

12, 005 c'est seulement lorsque le coup puissant des chasseurs l'a frappé à la poitrine
que le lion blessé s'ébranle pour le combat; il se plaît à faire trembler
les muscles de son cou sous leur épaisse crinière, pour briser sans peur
le trait que lui a fiché le chasseur; et il rugit, la gueule sanglante.
C'est bien ainsi que se développe la violence de l'ardent Turnus.

12, 010 Alors, il s'adresse au roi et, au comble de l'excitation, dit :
"Turnus n'hésite pas; les lâches Énéades n'ont aucune raison
de revenir sur leur parole ou de renoncer aux pactes conclus :
je vais combattre. Père, apporte les objets sacrés et prépare les accords.
Ou bien ma droite enverra au Tartare le Dardanien,

12, 015 ce déserteur de l'Asie (que les Latins s'installent et regardent !),
et à elle seule, mon épée fera mentir le reproche qui nous est fait à tous.
Ou bien il sera vainqueur, et Lavinia deviendra son épouse".
Latinus, avec une calme sérénité, lui répondit :
"Ô jeune homme à l'âme sublime, plus grande est l'ardeur de ton courage,

12, 020 plus il est juste que moi je montre de zèle à réfléchir
et à évaluer, en les redoutant, tous les hasards possibles.
Tu disposes du royaume de Daunus, ton père, et de cités nombreuses
conquises par ton bras; Latinus non plus n'est pas sans or et il est généreux;
au Latium et chez les Laurentes, il y a d'autres jeunes filles à marier,

12, 025 dont la naissance n'est pas sans éclat. Laisse-moi, sans aucun détour,
te faire une pénible révélation, et ainsi vider mon coeur :
je n'avais pas le droit d'unir ma fille à l'un de ses anciens prétendants;
c'est ce que proclamaient de tous côtés les dieux et les hommes.
Cédant à mon affection pour toi, cédant à nos sangs apparentés

12, 030 et aux larmes d'une épouse affligée, j'ai rompu tous les liens;
j'ai arraché sa fiancée à mon gendre et, impie, j'ai pris les armes.
Depuis lors, Turnus, tu vois les malheurs qui me poursuivent,
et les guerres, et les lourdes épreuves que tu es le premier à endurer.
Deux fois vaincus dans une grande bataille, nous défendons avec peine, en notre cité

12, 035 les espoirs italiens; les flots du Tibre sont encore chauds du sang
des nôtres, et leurs ossements blanchissent l'immensité des champs.
Pourquoi tant d'hésitation en moi ? Quelle folie me fait changer d'avis ?
Si je suis prêt à admettre les Troyens comme alliés, après la mort de Turnus,
pourquoi plutôt ne pas renoncer aux combats, tant qu'il est vivant ?

12, 040 Que diront les Rutules nos frères ? Que dira le reste de l'Italie,
si (puisse le sort me contredire !) je te livre à la mort,
toi qui réclames notre fille et une alliance avec nous ?
Considère les aléas de la guerre; aie pitié de ton vieux père,
qui, en ce moment, est bien triste, loin de toi, dans sa patrie d'Ardée."

12, 045 À ces paroles la violence de Turnus ne s'infléchit nullement,
et cette intervention ne fait que l'enfler et l'envenimer.
Dès qu'il put parler, il répondit ainsi :
"ô excellent roi, je t'en prie, cesse de t'inquiéter pour moi,
et accepte que sur ma vie j'engage mon honneur.

12, 050 Nous aussi, père, nous semons des traits, et il n'est pas sans force,
le fer de notre main; le sang jaillit aussi des coups que nous portons.
Et la déesse sa mère sera loin de lui, elle qui, quand il fuit, le couvre
d'un nuage en forme de femme, et se cache dans des ombres vaines."
Mais la reine, qu'épouvantait le tour nouveau du combat, pleurait,

12, 055 et, disposée à mourir, tentait de contenir la fougue de son gendre :
"Turnus, par ces larmes que je verse, par l'honneur d'Amata,
pour peu qu'il te touche, tu es désormais notre seul espoir,
tu es le repos de notre misérable vieillesse; l'honneur, le pouvoir de Latinus
sont entre tes mains; sur toi repose toute notre maison chancelante.

12, 060 Je te demande une seule chose : cesse de te battre contre les Teucères.
Quel que soit le sort qui t'attend à l'issue de ton combat,
il sera aussi le mien, Turnus. Au même instant, cette vie odieuse
je la quitterai, et ne verrai pas, captive, Énée devenir mon gendre."
Lavinia entendant les paroles de sa mère, versait des larmes

12, 065 qui inondaient ses joues brûlantes; une vive rougeur
embrasa son visage et parcourut ses traits en feu.
De même que l'on teinte de pourpre sanguine un ivoire indien,
ou que rougissent des lys blancs mêlés à une profusion de roses,
ainsi colorés se présentaient les traits de la jeune fille.

12, 070 Lui, troublé par la passion, tient ses regards fixés sur la jeune fille;
son ardeur guerrière grandit, et il répond brièvement à Amata :
"Non, je t'en prie, ne m'accable pas de tes larmes, ni d'un si lourd présage,
quand je m'en vais vers les durs combats de Mars, ô mère;
et d'ailleurs, il n'appartient pas à Turnus de retarder la mort.

12, 075 Idmon, sois mon messager; va porter au tyran phrygien ces paroles,
qui ne lui seront pas agréables : demain, dès que rougira dans le ciel
l'Aurore emportée sur son char de pourpre, que l'on ne mène pas
les Troyens contre les Rutules; que les Rutules aussi laissent en repos
les armes des Troyens; nous achèverons la guerre dans notre propre sang;

12, 080 c'est sur ce champ de bataille que doit se conquérir la main de Lavinia."

Turnus ut infractos aduerso Marte Latinos
defecisse uidet, sua nunc promissa reposci,
se signari oculis, ultro implacabilis ardet
attollitque animos. Poenorum qualis in aruis

5 saucius ille graui uenantum uulnere pectus
tum demum mouet arma leo gaudetque comantis
excutiens ceruice toros fixumque latronis
inpauidus frangit telum et fremit ore cruento:
haud secus adcenso gliscit uiolentia Turno.

10 Tum sic adfatur regem atque ita turbidus infit:
'Nulla mora in Turno; nihil est quod dicta retractent
ignaui Aeneadae, nec quae pepigere recusent.
Congredior, fer sacra, pater, et concipe foedus.
Aut hac Dardanium dextra sub Tartara mittam,

15 desertorem Asiae sedeant spectentque Latini,
et solus ferro crimen commune refellam,
aut habeat uictos, cedat Lauinia coniunx.'
Olli sedato respondit corde Latinus:
'O praestans animi iuuenis, quantum ipse feroci

20 uirtute exsuperas, tanto me impensius aequum est
consulere atque omnis metuentem expendere casus.
Sunt tibi regna patris Dauni, sunt oppida capta
multa manu, nec non aurumque animusque Latino est;
sunt aliae innuptae Latio et Laurentibus aruis,

25 nec genus indecores. Sine me haec haud mollia fatu
sublatis aperire dolis, simul hoc animo hauri.
Me natam nulli ueterum sociare procorum
fas erat, idque omnes diuique hominesque canebant.
Victus amore tui, cognato sanguine uictus

30 coniugis et maestae lacrumis, uincla omnia rupi:
promissam eripui genero, arma impia sumpsi.
Ex illo qui me casus, quae, Turne, sequantur
bella, uides, quantos primus patiare labores.
Bis magna uicti pugna uix urbe tuemur

35 spes Italas; recalent nostro Thybrina fluenta
sanguine adhuc campique ingentes ossibus albent.
Quo referor totiens? Quae mentem insania mutat?
Si Turno exstincto socios sum adscire paratus,
cur non incolumi potius certamina tollo?

40 Quid consanguinei Rutuli, quid cetera dicet
Italia, ad mortem si te -- Fors dicta refutet! --
prodiderim, natam et conubia nostra petentem?
Respice res bello uarias; miserere parentis
longaeui, quem nunc maestum patria Ardea longe

45 diuidit.' Haudquaquam dictis uiolentia Turni
flectitur: exsuperat magis aegrescitque medendo.
Ut primum fari potuit, sic institit ore:
'Quam pro me curam geris, hanc precor, optime, pro me
deponas letumque sinas pro laude pacisci:

50 et nos tela, pater, ferrumque haud debile dextra
spargimus; et nostro sequitur de uolnere sanguis.
longe illi dea mater erit, quae nube fugacem
feminea tegat et uanis sese occulat umbris.'
At regina, noua pugnae conterrita sorte,

55 flebat et ardentem generum monitura tenebat:
'Turne, per has ego te lacrimas, per siquis Amatae
tangit honos animum spes tu nunc una, senectae
tu requies miserae, decus imperiumque Latini
te penes, in te omnis domus inclinata recumbit.

60 unum oro: desiste manum committere Teucris.
Qui te cumque manent isto certamine casus,
et me, Turne, manent: simul haec inuisa relinquam
lumina nec generum Aenean captiua uidebo.'
Accepit uocem lacrimis Lauinia matris

65 flagrantis perfusa genas, quoi plurimus ignem
subiecit rubor et calefacta per ora cucurrit.
Indum sanguineo ueluti uiolauerit ostro
siquis ebur, aut mixta rubent ubi lilia multa
alba rosa: talis uirgo dabat ore colores.

70 Illum turbat amor, figitque in uirgine uoltus:
ardet in arma magis paucisque adfatur Amatam.
'Ne, quaeso, ne me lacrimis neue omine tanto
prosequere in duri certamina Martis euntem,
O mater; neque enim Turno mora libera mortis.

75 Nuntius haec Idmon Phrygio mea dicta tyranno
haud placitura refer: cum primum crastina caelo
puniceis inuecta rotis Aurora rubebit,
non Teucros agat in Rutulos, Teucrum arma quiescant
et Rutuli; nostro dirimamus sanguine bellum,

80 illo quaeratur coniunx Lauinia campo.'


Commentaire

Les Latins brisés (12, 1). Dans la dernière partie du livre 11, un violent combat de cavalerie avait opposé les Latins et leurs alliés (en particulier les Volsques de Camille) à leurs adversaires troyens, étrusques et arcadiens. Les opérations, qui s'étaient déroulées sous les murs de la ville de Latinus, avaient tourné à la déroute du camp latin, dont Turnus était en quelque sorte le généralissime.

ses promesses (12, 2). La formule d'un combat singulier entre Turnus et Énée pour mettre fin à la guerre, proposée par Énée (11, 115-118) et acceptée par Turnus (11, 434-444), apparaît maintenant comme la seule solution possible.

sans attendre (12, 3). De lui-même, sans attendre qu'on le lui demande.

Ainsi dans les champs puniques etc. (12, 4-9). La comparaison pourrait s'inspirer de deux passages d'Homère (Iliade, 5, 136-140; 20, 164-173).

au roi (12, 10). Il s'agit de Latinus, que Turnus appelle pater (12, 13), terme qui marque le respect.

revenir sur leur parole... (12, 11-12). Énée devant les ambassadeurs latins avait effectivement évoqué la solution d'un combat singulier entre lui et Turnus (11, 115-118), mais il ne semble pas avoir été question dans le texte d'un engagement solemnel.

Apporte les objets sacrés... (12, 13). La conclusion d'un accord (foedus) de ce type était entourée d'un cérémonial religieux particulier, dont les détails seront évoqués plus loin. Tite-Live décrit longuement (1, 24-25) une convention comparable entre Romains et Albains, au temps de Tullus Hostilius, le troisième roi de Rome, convention qui aboutira au combat célèbre des Horaces et des Curiaces. Là aussi le destin de deux villes et de deux peuples avait été confié à des champions, en l'espèce des trijumeaux. Virgile s'est peut-être inspiré ici de cet exemple légendaire.

ce déserteur de l'Asie (12, 15). Turnus suggère ici qu'Énée n'est qu'un lâche, qui aurait abandonné Troie pour s'enfuir. Certaines traditions considéraient même qu'Énée était un traître, qui avait livré sa patrie aux Grecs.

le reproche qui nous est fait à tous (12, 16). À savoir le reproche d'avoir laissé s'installer les Troyens, sans parvenir à les repousser.

Daunus (12, 22). Turnus, roi des Rutules, est le fils de Daunus (10, 616 et 688).

Laurentes (12, 24). Les habitants de la région où avaient débarqué les Troyens et où s'élevait la ville de Latinus (cfr notamment 7, 63).

les dieux et les hommes (12, 28). Latinus fait allusion aux oracles de Faunus (7, 81-106), selon lesquels il devait marier sa fille à un étranger. Les oracles s'étaient largement répandus à travers l'Italie (7, 103-105) et tout le peuple les connaissait.

nos sangs apparentés (12, 29). Certaines traditions faisaient d'Amata, épouse de Latinus, la tante de Turnus. Autre allusion à la parenté entre Latins et Rutules en 12, 40.

j'ai rompu tous les liens (12, 30). Latinus fait allusion à sa proposition de donner sa fille en mariage à Énée (7, 268-273). Au chant 7, il avait résisté longtemps à tout son entourage, avant de retirer son épingle du jeu (7, 585-619). Au chant 11, lors du grand conseil, il était revenu sur son projet d'alliance avec Énée (11, 302-335), mais une attaque troyenne l'avait contraint à y renoncer (11, 469-472).

mon gendre (12, 31). En appelant Énée son gendre, Latinus semble considérer que ce mariage était une affaire conclue.

impie (12, 31). Parce qu'il avait pris les armes contre son hôte Énée, au mépris des lois de l'hospitalité.

Deux fois vaincus (12, 34). Une première fois, dans le combat où périt Mézence, évoqué par les flots du Tibre (cfr 10, 833), la seconde fois, dans la plaine où périt Camille (cfr 11, 599).

nos frères (12, 40). Les Rutules sont apparentés aux Latins de Latinus (cfr aussi 12, 29).

ton vieux père (12, 43). Daunus (cfr 12, 22).

la déesse sa mère (12, 52-53). Allusion au secours que Vénus a apporté à Énée dans son combat contre Diomède chez Homère (liade, 5, 311-317); toutefois Vénus avait alors protégé son fils en l'enveloppant non pas d'un nuage, mais de son manteau.On pourrait aussi penser queTurnus se souvient ici de l'épisode (10, 633-688), où, poursuivant lui-même Énée (c'était en fait un fantôme suscité par Junon, mais Turnus ne l'a jamais su), il l'a vu disparaître dans un nuage, nuage où, suppose-t-il, Vénus l'attendait cachée.

qu'épouvantait le tour nouveau du combat (12, 54-55). Amata est effarée de voir la guerre se transformer en un combat singulier, qu'elle sait devoir être fatal pour Turnus, qu'elle appelle ici son gendre. Le suicide d'Amata, qui se réalisera en 12, 595-603, est suggéré dès maintenant.

Lavinia (12, 64-69). Elle manifeste un trouble certain, mais qui paraît impossible à interpréter. Ce qui est sûr, c'est qu'elle n'a pas voix au chapitre.

on teinte de pourpre (12, 67-68). L'expression "altérer, souiller" (gr. miainein, lat. uiolare, corrumpere, medicare) l'ivoire se retrouve chez Homère (Iliade, 4, 141), chez Horace (Odes, III, 5, 28), chez Stace (Achilléide, 137). On altérait, en effet, en le teignant, la couleur primitive de l'ivoire. L'ivoire de l'Inde était renommé (Géorgiques, 1, 57).

un si lourd présage (12, 72). Dans l'esprit de Turnus, Amata a prononcé des paroles de mauvais augure en déclarant qu'elle ne lui survivrait pas (12, 62-63).

retarder la mort (12, 74). S'il doit mourir, il mourra. Le passage n'exprime qu'un banal fatalisme. On songe aux mots d'Hector à Andromaque (Homère, Iliade, 6, 487-489) : "Nul mortel ne saurait me jeter en pâture à Hadès avant l'heure fixée. Je te le dis; il n'est pas d'homme, lâche ou brave, qui échappe à son destin, du jour qu'il est né". Curieusement, Servius met ce passage au nombre des treize vers "difficiles à expliquer" de Virgile.

Idmon (12, 75). Ce guerrier rutule n'est nommé qu'ici dans l'Énéide.

son char de pourpre (12, 77). On trouve d'autres caractérisations virgiliennes de l'Aurore en 7, 26 ("l'Aurore couleur de feu brillait sur son char vermeil" ) et en 9, 460 ("l'Aurore, qui délaissait le lit doré de Tithon". Ovide évoque (Métamorphoses, 3, 150) son char de pourpre.

 



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Dernière mise à jour : 12/03/2002