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Sénèque: De la colère - Livre I (hypertexte louvaniste) - Livre II - Livre III

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Sénèque

De la colère - Livre I

 


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Fondamentalement, cette traduction française est celle de la Collection Panckoucke, en l'occurrence celle de M. Charpentier - F. Lemaistre, Les Oeuvres de Sénèque le Philosophe, t. II, Paris, Garnier, 1860. Le texte a été saisi optiquement et revu par Jean Schumacher. Quelques modifications ont été apportées à l'original de 1860 : ainsi des divisions en paragraphes ont été ajoutées ; l'orthographe a été modernisée, et la graphie des noms propres adaptée aux éditions modernes. Les rares sous-titres proviennent de l'édition A. Bourgery (C.U.F.).

La présente traduction s'intègre dans le vaste projet louvaniste des Itinera Electronica, et en particulier dans la rubrique "Hypertextes", où ce dialogue de Sénèque a sa place propre. Les possibilités de cette réalisation "Hypertextes" sont multiples ; non seulement elle permet une lecture de l'oeuvre avec le texte latin et la traduction française en regard, mais elle donne également accès à un riche ensemble d'outils lexicographiques et statistiques très performants.

 


Préambule

[1,1]

(1) Vous exigez de moi, Novatus, que je traite par écrit des moyens de guérir la colèr ; et je vous applaudis d'avoir craint particulièrement cette passion, de toutes la plus hideuse et la plus effrénée. Les autres, en effet, ont encore un reste de calme et de sang-froid : celle-ci n'est qu'impétuosité ; toute à l'élan de son irritation, ivre de guerre, de sang, de supplices ; sans souci d'elle-même, pourvu qu'elle nuise à son ennemi ; se ruant sur les épées nues, et avide de vengeances qui appelleront un vengeur.

(2) Aussi quelques sages l'ont-ils définie une courte folie. Car, non moins impuissante à se maîtriser, elle oublie toute décence, méconnaît les noeuds les plus saints ; opiniâtre, acharnée à son but, sourde aux conseils et à la raison, elle s'emporte pour de vains motifs, incapable de discerner le juste et le vrai ; semblable enfin à ces ruines qui se brisent sur ce qu'elles écrasent.

(3) Pour vous convaincre que l'homme ainsi dominé n'a plus sa raison, observez l'attitude de toute sa personne : de même que certains délires ont pour signes certains le visage audacieux et menaçant, le front rembruni, l'air farouche, la démarche précipitée, des mains qui se crispent,le teint qui s'altère, une respiration fréquente et convulsive, tel paraît l'homme dans la colère.

(4) Ses yeux s'enflamment, étincellent ; son visage devient tout de feu ; le sang pressé vers son coeur bout et s'élève avec violence ; ses lèvres tremblent, ses dents se serrent ; ses cheveux se dressent et se hérissent ; sa respiration se fait jour avec peine et en sifflant ; ses articulations craquent en se tordant ; il gémit, il rugit ; ses paroles entrecoupées s'embarrassent ; à tout instant ses mains se frappent, ses pieds trépignent, tout son corps est agité, tout son être exhale la menace : hideux et repoussant spectacle de l'homme qui gonfle et décompose son visage.

(5) On doute, à cette vue, si un tel vice est plus odieux que difforme. Les autres passions peuvent se cacher, se nourrir en secret, la colère se fait jour et perce à travers la physionomie ; plus elle est forte, plus elle éclate à découvert. Voyez tous les animaux ; leurs mouvements hostiles s'annoncent par des signes précurseurs ; tous leurs membres sortent du calme de leur attitude ordinaire, et leur férocité s'exalte encore.

(6) Le sanglier écume ; il aiguise sa dent meurtrière ; le taureau frappe l'air de ses cornes et fait voler le sable sous ses pieds ; le lion pousse un sourd rugissement ; le cou du serpent se gonfle de courroux ; l'aspect seul du chien atteint de la rage, fait horreur. Il n'est point d'animal si terrible, si malfaisant, qui ne montre encore, dès que la colère le possède, un surcroît de férocité.

(7) Je sais qu'en général les affections de l'âme se déguisent avec peine : l'incontinence, la peur, la témérité ont leurs indices et peuvent se faire pressentir ; car nulle pensée n'agite vivement l'intérieur de l'homme, sans que l'émotion passe jusqu'à son visage. Quel est donc ici le trait distinctif ? Si les autres passions se montrent, la colère éclate.

[Début]


[1,2]

(1) Veut-on maintenant considérer ses effets destructeurs ? jamais fléau ne coûta plus à l'humanité : meurtres, empoisonnements, turpitudes réciproques des deux parties adverses, villes saccagées, nations entières anéanties, leurs chefs vendus à l'encan, la torche incendiaire portée dans les maisons, puis hors des murs des cités, et propageant au loin avec ses tristes lueurs des vengeances impitoyables ; voilà ses oeuvres.

(2) Cherchez ces cités jadis si fameuses, et dont à peine on reconnaît la place : qui les a renversées ? la colère. Voyez ces solitudes désolées, et, sur des espaces immenses, vides de toute habitation : c'est la colère qui les a faites. Contemplez tous ces grands personnages, transmis à notre souvenir "comme exemples d'un fatal destin" : la colère frappe l'un dans son lit, la colère égorge l'autre sur le siège inviolable du banquet ; elle immole un magistrat en plein forum et devant les tables de la loi, force un père à livrer son sang au poignard d'un fils parricide, un roi à présenter la gorge au fer d'un esclave, un autre à mourir les membres étendus sur une croix.

(3) Et encore ne raconté-je là que des catastrophes individuelles ? Que sera-ce si, de ces victimes isolées, vos yeux se reportent sur des assemblées entières massacrées, sur toute une population abandonnée au glaive du soldat, sur des nations proscrites en masse et vouées à la mort ...

Définition de la colère

(4) ... comme ayant renoncé à la tutelle de Rome ou bravé son autorité ? Qu'on m'explique aussi l'injustice de ce peuple romain qui s'irrite contre des gladiateurs, qui se croit insulté, méprisé d'eux, s'ils ne meurent point d'assez bonne grâce, et qui, par son air, ses gestes, son acharnement, se fait de spectateur bourreau.

(5) Ce sentiment, quel qu'il soit, n'est certes pas la colère, mais il en approche. C'est celui de l'enfant qui veut qu'on batte la terre, parce qu'il est tombé. Il ne sait souvent contre quoi il se fâche ; seulement il est fâché, sans motif, il est vrai, et sans avoir reçu de mal ; toutefois il lui semble qu'il en a reçu, il éprouve quelque envie de punir. Aussi prend-il le change aux coups qu'on fait semblant de frapper : des prières ou des larmes feintes l'apaisent, et une vengeance imaginaire emporte une douleur qui ne l'est pas moins.

[Début]


[1,3]

(1) "Souvent, dira-t-on, l'homme s'irrite non contre des gens qui lui ont fait tort, mais qui doivent lui en faire, preuve que la colère ne vient pas uniquement de l'offense." Oui, sans doute, le pressentiment du mal irrite ; mais c'est que l'intention est déjà une injure, et que la méditer, c'est l'avoir commise.

(2) On dit encore : "La colère n'est point un désir de vengeance, puisque fréquemment les plus faibles la ressentent contre les plus forts ; peuvent-ils prétendre à des représailles qu'ils n'espèrent même pas ?" Mais d'abord par colère, nous entendons le désir, et non la faculté de se venger ; or, on désire même ce qu'on ne peut. Est-il en outre si humble mortel qui n'espère, avec quelque raison, tirer satisfaction de l'homme le plus puissant ? On est toujours assez puissant pour nuire.

(3) La définition d'Aristote n'est pas bien éloignée de la nôtre ; car il dit que la colère est le désir de rendre mal pour mal. Il serait trop long de faire ressortir en détail en quoi cette définition diffère de la nôtre. On objecte à toutes deux que les brutes ont leur colère, et cela sans être attaquées, sans idée de punir ou de causer aucune peine ; car le mal qu'elles font, elles ne le méditent pas.

(4) Il faut répondre que l'animal, que tout, excepté l'homme, est étranger à la colère ; car, quoique ennemie de la raison, elle ne naît pourtant que chez des êtres capables de raison. Les bêtes ont de l'impétuosité, de la rage, de la férocité, de la fougue ; mais elles ne connaissent pas plus la colère que la luxure, bien que pour certains plaisirs elles aient moins de retenue que l'homme.

(5) Ne croyez pas le poète qui dit  : "Le sanglier a perdu sa colère ; le cerf ne se fie plus à sa course légère ; et, dans leurs brusques assauts, les ours ne songent plus à s'élancer sur les troupeaux de boeufs." Il appelle colère l'élan, la violence du choc :

(6) or, la brute ne sait pas plus se mettre en colère que pardonner ; les animaux muets sont étrangers aux passions de l'homme ; ils n'ont que des impulsions qui y ressemblent. Autrement, qu'il y ait chez eux de l'amour, il y aura de la haine ; l'amitié supposera l'inimitié, et les dissensions, la concorde : toutes choses dont ils offrent bien quelques traces, mais le bien et le mal appartiennent en propre au coeur humain.

(7) À l'homme seul furent donnés la prévoyance, le discernement, la pensée ; nos vertus et nos vices même sont interdits aux animaux, dont l'intérieur, non moins que les dehors, diffèrent absolument de nous. Ils ont, c'est vrai, cette faculté souveraine, autrement dite principe moteur, comme ils ont une voix, mais inarticulée, embarrassée, incapable de former des mots ; comme ils ont une langue, mais enchaînée et inhabile aux inflexions variées de la nôtre ; de même ce principe moteur est chez eux à peine éclairé, à peine ébauché. Il perçoit la vue et l'apparence de ce qui excite leurs mouvements, mais cette vue est trouble et confuse.

(8) De là la violence de leurs transports, de leur attaques ; mais rien qui soit appréhension, souci, tristesse ni colère : ils n'en ont que les semblants. Aussi leur ardeur tombe bien vite et passe à l'état opposé : après le plus furieux carnage, comme après la plus vive frayeur, ils paissent tranquillement, et aux frémissements, aux agitations de la rage succèdent à l'instant le repos et le sommeil.

[Début]


[1,4]

(1) J'ai suffisamment expliqué ce que c'est que la colère ; on voit comment elle se distingue de l'irascibilité : c'est la différence de l'homme ivre à l'ivrogne, de l'homme effrayé au timide. L'homme en colère peut n'être pas irascible, comme l'irascible n'est pas toujours en colère.

(2) Les Grecs distinguent ce vice en plusieurs espèces, sous divers noms que j'omettrai, comme n'ayant pas chez nous leurs équivalents ; bien que nous disions un caractère aigre, acerbe, aussi bien qu'inflammable, emporté, criard, âpre et difficile, toutes variétés du même vice. Ajoutez-y l'humeur morose, nuance plus radoucie encore.

(3) Il y a des colères qui se soulagent par des cris ; il y en a dont la fréquence égale l'obstination ; les unes vont droit à la violence et sont avares de paroles ; les autres se répandent en invectives et en discours pleins de fiel ; celles-ci ne vont pas au delà de la plainte et d'une simple aversion ; celles-là sont profondes, graves et concentrées. Il est encore mille modifications du même vice, et ses formes sont infinies.

[Début]


Critique de la théorie péripatéticienne

[1,5]

(1) J'ai cherché ce qu'était la colère ; si tout autre animal que l'homme en est susceptible ; ce qui la distingue de l'irascibilité, et quels sont ses différents modes. Voyons maintenant si elle est selon la nature, si elle est utile, si on la doit maintenir en partie.

(2) Est-elle selon la nature ? Pour éclaircir ce doute, voyez seulement l'homme : le plus doux des êtres, tant qu'il reste fidèle à son caractère ; et voyez la colère, cette passion si cruelle. Quoi de plus aimant que l'homme envers autrui ? quoi de plus haineux que la colère ? L'homme est fait pour assister l'homme ; la colère, pour l'exterminer. Il cherche la société de ses semblables, elle cherche l'isolement ; il veut être utile, elle ne veut que nuire ; il vole au secours même d'inconnus, elle s'en prend aux amis les plus chers. L'homme est prêt même à s'immoler pour autrui : la colère se jettera dans l'abîme, pourvu qu'elle y entraîne autrui.

(3) Or peut-on méconnaître davantage le voeu de la nature qu'en attribuant à la meilleure, à la plus parfaite de ses créatures un vice si barbare et si désastreux ? La colère, nous l'avons dit, a soif de vengeance : affreux désir, tout à fait étranger au coeur de l'homme, que la nature a fait la mansuétude même. Les bons offices, la concorde, voilà en effet les bases de la vie sociale ; ce n'est point la terreur, c'est la mutuelle bienveillance qui en serre les noeuds, par une réciprocité de secours.

[Début]


[1,6]

(1) - "Eh quoi  ! le châtiment n'est-il pas souvent nécessaire ?" - Qui en doute ? mais il le faut pur, raisonné ; alors il ne nuit pas, il guérit en paraissant nuire. On expose au feu, pour le redresser, le javelot tordu, on le comprime entre plusieurs coins, non pour le rompre, mais pour l'étendre : de même par les peines du corps et de l'esprit nous corrigeons nos penchants vicieux.

(2) Ainsi, dans la maladie naissante, le médecin tente d'abord de modifier quelque peu le régime ordinaire, de raffermir la santé par de légers changements dans la manière de vivre, de régler l'ordre, et, au besoin, la nature du boire, du manger, des exercices. Si ces deux moyens échouent, il retranche sur les exercices comme sur les aliments. Cette suppression demeure-t-elle sans effet ? il interdit toute nourriture, et débarrasse le corps par la diète. Si tous ces ménagements sont inutiles, il perce la veine, il porte le fer sur la partie infectée, qui peut nuire aux membres voisins et propager la contagion ; nul traitement ne lui semble trop dur, si la guérison est à ce prix.

(3) Ainsi le dépositaire des lois, le régulateur des États, devra, le plus longtemps possible, n'employer à la guérison des âmes, que des paroles, et des paroles de douceur, qui les engagent au bien, qui leur insinuent l'amour du juste et de l'honnête, qui leur fassent sentir l'horreur du vice et le prix de la vertu. Son langage deviendra plus sévère peu à peu ; il joindra au conseil l'autorité de la réprimande, et n'usera de châtiments que comme dernier remède ; encore seront-ils modérés et rémissibles. La peine capitale ne s'infligera qu'aux grands coupables : nul, en un mot, ne périra que sa mort ne soit un bien même pour lui.

(4) Du médecin au magistrat, toute la différence est que le premier, s'il ne peut sauver nos jours, nous aplanit le passage redouté ; tandis que le second envoie le coupable mourir en public d'un trépas infamant, non qu'il se plaise jamais aux supplices (cette atroce barbarie est loin du sage), mais pour donner un exemple à tous, pour que ceux qui, de leur vivant, n'ont pas voulu être utiles à l'État, le servent du moins par leur mort. De sa nature l'homme n'est donc point avide de punir ; et, puisque la colère ne veut que châtiment, la colère n'est point selon la nature de l'homme.

(5) Citons aussi l'argument de Platon : car, pourquoi ne pas prendre chez autrui ce qui rentre dans nos idées ? "Le juste, dit-il, ne blesse personne ; or la vengeance blesse : donc elle ne sied pas au juste, non plus que la colère, dont la vengeance est fille." Si le juste ne trouve point de charme à se venger, en trouverait-il à une passion qui met sa joie dans la vengeance ? La colère n'est donc pas conforme à la nature.

[Début]


[1,7]

(1) Mais, quand elle ne le serait point, ne doit-on pas l'accueillir pour les services qu'elle a souvent rendus ? Elle exalte, elle aiguillonne les âmes, et sans elle, sans cette flamme qui vient d'elle, sans ce mobile qui étourdit l'homme et le lance plein d'audace à travers les périls, le courage guerrier ne fait rien de brillant. Aussi quelques-uns pensent-ils que le parti le plus sage est de modérer la colère sans l'étouffer, de réprimer ses trop vifs transports pour la restreindre à ce qu'elle a de bon, et surtout de conserver ce principe, sans lequel toute action serait languissante, et toute vigueur, toute force d'âme s'éteindraient.

(2) Et d'abord il est plus facile d'expulser un mauvais principe, que de le gouverner ; plus facile de ne pas l'admettre, que de le modérer, une fois admis : dès qu'il a pris possession, il est plus fort que le maître, et ne connaît ni restriction ni limite.

(3) D'autre part, la raison elle-même, à laquelle vous livrez les rênes, ne saurait les garder que tant qu'elle a fait divorce avec les passions ; souillée de leur alliance, elle ne peut plus contenir ce qu'auparavant elle pouvait chasser. L'âme, une fois ébranlée, jetée hors de son siège, n'obéit plus qu'à l'impulsion qui l'emporte.

(4) Il est des choses qui dès l'abord dépendent de nous, et qui plus tard nous subjuguent et ne souffrent point de retour. L'homme qui s'élance au fond d'un abîme n'est plus maître de lui ; il ne peut ni remonter, ni s'arrêter dans sa chute ; un entraînement irrésistible ne laisse point place à la prudence, au repentir : il lui est impossible de ne pas arriver où il pouvait ne pas aller. Ainsi l'âme qui s'est livrée à la colère, à l'amour, à une passion quelconque, perd les moyens d'enchaîner leur fougue. Il faut qu'elles la poussent jusqu'au bout, précipitée de tout son poids sur la pente rapide du vice.

[Début]


[1,8]

(1) Le mieux est de se mettre au-dessus des premières atteintes de la colère, de l'étouffer dans son germe, de se bien garder du moindre écart, car une fois qu'elle égare nos sens, on a mille peines à se sauver d'elle : adieu en effet la raison, quand vient à s'introduire la passion, s'autorisant de notre volonté comme d'un droit. Elle finit par ne plus suivre que ses caprices, sans prendre même notre agrément.

(2) Répétons-le : c'est dès la frontière qu'il faut repousser l'ennemi : s'il y pénètre et s'empare des portes de la place, recevra-t-il d'un captif l'ordre de s'arrêter ? Notre âme alors n'est plus cette sentinelle qui veille au dehors pour observer la marche des passions et les empêcher de forcer les lignes du devoir : elle-même s'identifie avec la passion. Voilà pourquoi elle ne peut plus rappeler à son aide les forces utiles et salutaires que sa trahison vient de paralyser.

(3) Car, comme je l'ai dit, la raison et la passion n'ont point leur siège distinct et séparé : elles ne sont autre chose que l'âme, modifiée en bien ou en mal. Comment donc la raison, envahie et subjuguée par les vices qu'amène la colère, se relèvera-t-elle après sa défaite ? ou comment se dégagera-t-elle d'une alliance où domine la confusion du mal ?

(4) "Mais, dit-on, certains hommes savent se contenir dans la colère." Est-ce en ne faisant rien de ce qu'elle leur dicte, ou en lui obéissant en quelque chose ? S'ils ne lui cèdent rien, reconnaissez qu'elle n'est pas nécessaire pour mieux agir, vous qui l'invoquiez comme une puissance supérieure à la raison.

(5) Enfin, répondez : Est-elle la plus forte ou la plus faible ? Si elle est la plus forte, comment sera-t-elle modérée par la raison, l'obéissance n'appartenant qu'à la faiblesse ? Dans le cas contraire, la raison se suffit pour arriver à ses fins, et n'a que faire d'un auxiliaire qui ne la vaut pas.

(6) "On voit, selon vous, des gens irrités ne point sortir d'eux-mêmes et se contenir." Qu'est-ce à dire ? Oui : quand déjà la colère se dissipe et veut bien les quitter ; mais pendant son effervescence, non : elle est alors souveraine.

(7) "Mais encore, ne laisse-t-on pas souvent, même dans la colère, partir sain et sauf l'ennemi que l'on hait ? ne s'abstient-on pas de lui faire du mal ?" Qu'est-ce que cela prouve ? Lorsqu'une passion en repousse une autre, et que la peur ou la cupidité emporte la balance : ce n'est point là une paix, bienfait dont la raison nous gratifie, c'est la trêve peu sûre et menaçante des passions.

[Début]


[1,9]

(1) Enfin la colère n'a rien d'utile, rien qui stimule la bravoure militaire. Assez forte d'elle-même, la vertu n'est jamais réduite à faire un appel au vice. A-t-elle besoin d'élan ? elle ne se courrouce point ; elle se lève ; elle tend ou relâche ses propres ressorts selon qu'elle le juge nécessaire : tels les traits que lancent nos machines, et dont la portée se mesure au gré du tireur.

(2) "La colère est nécessaire, dit Aristote. Quelle victoire obtient-on sans elle, si elle ne remplit notre âme, si elle n'échauffe notre coeur ? Seulement il faut s'en servir, non comme d'un capitaine, mais comme d'un soldat." Raisonnement faux : car si elle écoute la raison et qu'elle suive là où celle-ci la mène, ce n'est plus la colère, qui n'est proprement qu'une révolte. Si elle résiste, si, quand on veut qu'elle s'arrête, ses féroces caprices la poussent en avant, elle est pour l'âme un instrument aussi peu utile que le soldat qui n'obéit pas au signal de la retraite.

(3) Ainsi donc, ou elle souffre qu'on règle ses écarts, et alors il lui faut un autre nom, puisqu'elle cesse d'être cette colère que je ne puis concevoir que comme indomptable et sans frein ; ou elle secoue le joug, et par là, devenant dangereuse, ne peut plus compter comme secours. En un mot, ce ne sera plus la colère, ou elle sera au moins inutile : car l'homme qui punit, non par passion, mais par devoir, ne saurait passer pour un homme irrité. Le soldat utile est celui qui sait obéir à son chef, plus éclairé que lui ; mais les passions savent aussi mal obéir que commander.

[Début]


[1,10]

(1) La raison n'acceptera jamais pour auxiliaires, les impulsions violentes, imprévoyantes, auprès desquelles son autorité n'est rien, et qu'elle ne peut jamais comprimer qu'en leur opposant leurs soeurs et leurs pareilles, comme à la colère la peur, à l'indolence la colère et à la peur la cupidité.

(2) Épargnons à la vertu le malheur de donner à la raison les vices pour appui. Avec eux, point de calme sincère. Nécessairement flottante et à la merci des orages, n'ayant pour pilotes que les auteurs de sa détresse, ne devant son courage qu'à la colère, son activité qu'à la soif de l'or, sa prudence qu'à la crainte, sous quelle tyrannie vit notre âme, esclave qu'elle est de chaque passion ! N'a-t-on pas honte de mettre la vertu sous le patronage du vice ?

(3) Ce n'est pas tout : la raison n'a plus de pouvoir dès qu'elle ne peut rien sans la passion, dès qu'elle s'assimile et s'identifie à la passion. Où est la différence, quand celle-ci, livrée à elle seule, est aveugle, ou que sans la passion, celle-là est impuissante ? Tout est égal entre elles du jour où l'une ne peut aller sans l'autre. Or comment souffrir que la passion marche de pair avec la raison ?

(4) "La colère est utile, dites-vous, si elle est modérée." Dites mieux : si sa nature est d'être utile. Mais indocile qu'elle est à l'autorité et à la raison, qu'obtiendrez-vous en la modérant ? Que, devenue moindre, elle nuise un peu moins. Donc une passion que l'on modère n'est autre chose qu'un mal modéré.

[Début]


[1,11]

(1) "Mais sur les champs de bataille la colère est nécessaire." Nulle part elle ne l'est moins. Là surtout il ne faut point d'ardeur déréglée, mais un courage tempéré par la discipline. Quelle autre chose, sinon la colère, toujours nuisible à elle-même, a rendu inférieurs à nous ces Barbares qui nous sont si supérieurs par la force du corps, et par la patience dans les travaux. N'est-ce pas l'art aussi qui protège le gladiateur, et la colère qui l'expose aux coups ?

(2) Qu'est-il enfin besoin de colère, quand la raison atteint le même but ? Croyez-vous le chasseur irrité contre la bête féroce qu'il attend de pied ferme, ou qu'il poursuit dans sa fuite ? C'est la raison qui, sans la colère, fait seule tout cela. Qui, au sein des Alpes qu'ils inondaient, a si bien enseveli tant de milliers de Cimbres et de Teutons, que la renommée seule, à défaut de courrier, porta chez eux la nouvelle de leur entière extermination ? N'est-ce pas la colère qui leur tenait lieu de vaillance, la colère qui parfois renverse et détruit tout sur son passage, mais qui plus souvent se perd elle-même ?

(3) Quoi de plus brave que les Germains ? de plus impétueux dans l'attaque ? de plus passionné pour les armes, au milieu desquelles ils naissent et grandissent, qui sont l'unique affaire de leur vie, et qui leur font négliger tout le reste ? Quoi de plus endurci à tout souffrir ? car la plupart ne songent ni à couvrir leur corps ni à s'abriter contre l'inclémence perpétuelle du climat.

(4) De tels hommes pourtant sont taillés en pièces par les Espagnols et les Gaulois, par les troupes si peu belliqueuses d'Asie et de Syrie, avant même qu'une légion romaine se montre : et cela par une cause unique, la colère, qui les leur livre. Or, maintenant, qu'à des corps si robustes, qu'à des âmes si étrangères au luxe, à la mollesse, aux richesses, on donne la raison, on donne une tactique, et il nous faudra certes, pour ne pas dire plus, recourir aux moeurs de la vieille Rome.

(5) Par quel moyen Fabius releva-t-il les forces épuisées de la république ? Il sut attendre, temporiser, toutes choses dont l'homme irrité est incapable. C'en était fait de l'État, alors sur le penchant de l'abîme, si Fabius eût osé tout ce que lui conseillait la colère. Il prit avis de la fortune de l'empire ; il fit avec elle le calcul de ses ressources, dont pas une ne pouvait périr sans ruiner toutes les autres, puis remit à un temps meilleur l'indignation et la vengeance ; uniquement attentif aux chances favorables, il dompta la colère avant de dompter Annibal.

(6) Et Scipion ? ne le vit-on pas, loin d'Annibal, de l'armée punique, de cette patrie dont les revers devaient enflammer son courroux, transporter la guerre en Afrique, à tel point que sa lenteur passa chez les envieux pour lâcheté et amour du plaisir ?

(7) Et l'autre Scipion ? que de longs jours il a consumés autour de Numance, dévorant, comme général et comme citoyen, son dépit de voir cette ville plus lente à succomber que Carthage ! Et cependant ses immenses circonvallations enfermaient l'ennemi, réduit à succomber sous ses propres armes.

(8) La colère n'est donc pas utile, même à la guerre et dans les combats ; elle dégénère trop vite en témérité, et ne sait pas fuir le péril où elle veut engager les autres. Le seul courage sûr de lui-même est celui qui s'observe longtemps, qui s'arme de prudence, et n'avance qu'à pas lents et mesurés.

[Début]


[1,12]

(1) "Eh quoi ! l'homme juste ne s'emportera pas, s'il voit son père assassiné, ou sa mère aux mains de ravisseurs ?" Il ne s'emportera pas, il courra les délivrer et les défendre. A-t-on peur que, sans la colère, l'amour filial ne soit pas un mobile assez fort ? Eh quoi ! devrait-on dire aussi, l'homme juste, en voyant son père ou son fils sous le fer de l'opérateur, ne pleurera pas ! il ne tombera pas en défaillance ! Nous voyons cela chez les femmes, chaque fois que le soupçon du moindre danger les frappe.

(2) Mais le juste accomplit ses devoirs sans trouble et sans émoi : en agissant comme juste, il ne fait rien non plus qui soit indigne d'un homme de coeur. On veut tuer mon père ? je le défendrai : on l'a tué ? je le vengerai ; mais pour obéir à mon devoir, et non à mon ressentiment.

(3) Quand tu nous opposes cet argument, Théophraste, tu veux décrier une doctrine trop mâle pour toi, et tu laisses là le juge pour t'adresser à la multitude. Parce que, dans des cas semblables, tous s'abandonnent à l'emportement, tu crois qu'ils décideront que ce qu'ils font on doit le faire : car presque toujours on tient pour légitimes les passions qu'on retrouve en soi.

(4) D'honnêtes gens s'irritent quand on outrage leurs proches ; mais ils font de même quand leur eau chaude n'est pas servie à point, quand on leur brise un verre ou qu'on éclabousse leur chaussure. Cette colère n'est donc pas tendresse, mais faiblesse de coeur : ainsi l'enfant pleure ses parents morts comme il pleurerait un jouet perdu.

(5) S'emporter pour la cause des siens est moins un dévouement qu'un manque de fermeté. Ce qui est beau, ce qui est noble, c'est de voler défendre ses parents, ses amis, ses enfants, ses concitoyens, à la seule voix du devoir, avec volonté, jugement et prévoyance, sans emportement ni fureur. Car point de passion plus avide de vengeance que la colère, et qui par là même y réussisse moins, tant elle se précipite follement ; semblable, au reste, à presque toutes les passions qui font elles-mêmes obstacle aux succès qu'elles poursuivent. Avouons donc qu'en paix comme en guerre la colère ne fut jamais bonne à rien. Elle rend la paix semblable à la guerre ; en face de l'ennemi, elle oublie que les armes sont journalières, et elle tombe à la merci des autres, faute de s'être possédée elle-même.

(6) Après tout, quand le vice aurait parfois produit quelque bien, ce n'est pas une raison pour l'adopter et l'employer. Il est aussi des maux que la fièvre emporte ; en faut-il moins désirer de ne l'avoir jamais ? Détestable remède que de devoir la santé à la maladie ! De même, la colère nous eût-elle servis quelquefois par hasard, comme peuvent faire le poison, les naufrages, un saut dans l'abîme, ne la croyons pas pour cela essentiellement salutaire. Car la peste aussi à quelquefois sauvé.

[Début]


[1,13]

(1) D'ailleurs tout bien, digne de passer pour tel, est d'autant meilleur, d'autant plus désirable qu'il est plus grand. Si la justice est un bien, dira-t-on qu'elle gagnerait à ce qu'on lui retranchât quelque chose ?

(2) Si c'est un bien que le courage, nul ne souhaitera qu'on lui en ôte une partie. À ce compte, plus la colère serait grande, mieux elle vaudrait ; car comment refuser l'accroissement d'un bien ? Or, l'accroissement de la colère est un mal ; c'est donc un mal qu'elle existe. Un bien, en augmentant, ne peut jamais devenir mal.

(3) "La colère, dit-on, est utile pour réveiller l'ardeur guerrière." Il faut donc en dire autant de l'ivresse, elle pousse à l'audace et à la provocation, et beaucoup de gens se sont bien trouvés de l'intempérance avant le combat. Ainsi encore, la frénésie et la démence seraient nécessaires au déploiement de nos forces, car le délire les double souvent.

(4) La peur même n'a-t-elle pas, par un sentiment quelquefois contraire, inspiré la hardiesse ? Et la crainte de la mort ne précipite-t-elle pas au combat les plus lâches ? Mais la colère, l'ivresse, la crainte et les autres passions sont des stimulants honteux et passagers ; ils ne fortifient point la vertu, qui n'a que faire du vice, mais ils réveillent parfois, et pour un temps, un coeur lâche et poltron.

(5) La colère ne rend plus courageux que celui qui sans elle serait sans courage : elle ne vient pas comme aider le courage, mais le remplacer. Eh ! si la colère était un bien, ne serait-elle pas l'apanage de l'élite des humains ? Cependant les esprits les plus irascibles sont les enfants, les vieillards, les malades ; et tout être faible est naturellement querelleur.

[Début]


[1,14]

(1) "Il ne se peut, dit Théophraste, que l'honnête homme ne s'irrite point contre les méchants." À ce compte, plus on a de vertu, plus on sera irascible. Voyons mieux les choses : ne sera-t-on pas au contraire plus calme, plus exempt de passions et de haine pour qui que ce soit ?

(2) Pourquoi haïrait-on ceux qui font le mal, puisque c'est l'erreur qui les y porte ? Il n'est point d'un esprit sensé de maudire ceux qui se trompent : il se maudirait le premier ; et, songeant combien il enfreint souvent la règle, combien de ses actes ont besoin de pardon, c'est contre lui-même que se tournerait sa colère. Un juge équitable ne décide pas dans sa cause autrement que dans celle d'autrui.

(3) Non, nul n'est assez pur pour s'absoudre à son propre tribunal ; et qui se proclame innocent, consulte plus le témoignage des hommes que sa conscience. Oh ! qu'il est plus conforme à l'humanité, de montrer à ceux qui pèchent des sentiments doux, paternels, de les ramener, au lieu de les poursuivre ! Si, ignorant de la route, un homme s'égare dans vos champs, ne vaut-il pas mieux le remettre dans la voie que de l'expulser ?

[Début]


[1,15]

(1) Corrigeons les fautes en tempérant la gravité des peines par la douceur des avis, et la sévérité par l'indulgence. Rendons l'homme meilleur tant pour lui que pour les autres, sinon sans rigueur, du moins sans emportement. Quel médecin s'est jamais fâché contre son malade ? "Mais ils sont incorrigibles ; et il n'y a rien en eux de supportable, rien qui puisse donner espoir d'amendement." Rayez alors du nombre des vivants tout coupable prêt à passer la mesure commune : coupez court à ses crimes par la seule voie possible, mais toujours sans haine.

(2) Quel motif a-t-on de haïr un homme à qui l'on rend le plus grand des services en l'arrachant à sa propre dégradation ? On n'a point de haine contre le membre gangrené qu'on se fait amputer : ce n'est point là du ressentiment, c'est une rigueur salutaire. On fait tuer les chiens hydrophobes ; on abat les taureaux farouches et indomptables ; on égorge les brebis malades, de peur qu'elles n'infectent le troupeau ; on étouffe les monstres à leur naissance ; on noie même ses propres enfants trop débiles ou difformes. Ce n'est pas la colère, mais la raison qui veut que d'un corps sain on retranche ce qui ne l'est pas.

(3) Rien ne sied moins que la colère à l'homme qui punit, le châtiment n'étant efficace qu'autant qu'il part de la raison. C'est pour cela que Socrate disait à son esclave : "Comme je te battrais, si je n'étais en colère !" Pour punir, il attendit que son sang-froid fût revenu, et se fit la leçon à lui-même. Qui pourra se flatter de modérer ses passions, quand Socrate n'osa pas se fier à sa colère ?

[Début]


[1,16]

(1) Pour réprimer l'erreur ou le crime, il ne faut donc pas un censeur, un juge irrité ; car la colère étant un délire de l'âme, il n'appartient pas à l'homme sujet à faillir de corriger les fautes d'autrui. "Quoi ! je ne me courroucerai pas contre un voleur, contre un empoisonneur ?" Non ; car je ne me courrouce pas contre moi-même quand je me tire du sang. Toute espèce de châtiment, je l'applique comme remède.

(2) Toi qui ne fais encore que débuter dans le mal, dont les chutes, quoique fréquentes, ne sont pas graves, pour te ramener, j'essaierai des remontrances d'abord en particulier, puis en public. Toi qui es tombé trop bas pour que de simples paroles puissent te sauver, tu seras contenu par l'ignominie. Et toi, il faut t'infliger une flétrissure plus forte, et qui fasse impression : on t'enverra en exil et sur des bords ignorés. Ta corruption invétérée exige-t-elle des remèdes encore plus vigoureux ? les fers et la prison publique t'attendent.

(3) Mais toi dont l'âme est incapable, dont la vie n'est qu'une trame de crimes toujours nouveaux ; toi qui te laisses pousser non plus par l'occasion, qui ne manque jamais au méchant, mais par une cause pour toi assez puissante, par le seul plaisir de mal faire ; tu as épuisé l'iniquité ; elle a tellement pénétré tes entrailles que tu ne la peux quitter qu'avec la vie ; malheureux ! qu'il y a longtemps que tu cherches la mort ! Eh bien ! tu vas nous rendre grâces : nous t'arracherons au vertige qui fait ton malheur : après avoir vécu pour le supplice des autres et de toi-même, il n'est plus pour toi qu'un seul bien possible, la mort, que tu recevras de notre main. Pourquoi m'emporterais-je contre toi à l'heure où je te rends le plus grand service ? Il est des cas où la pitié la mieux entendue est de donner la mort.

(4) Si, consommé dans l'art de guérir, j'entrais dans un hôpital ou dans la maison d'un riche, à des maladies toutes diverses je ne prescrirais pas le même traitement. Médecin préposé pour guérir le public, je vois dans les âmes une grande variété de vices, et je dois chercher un remède à chaque maladie. Ici réussira la honte, là l'exil, ailleurs la douleur physique ; plus loin la perte des biens, de la vie.

(5) Si je dois endosser la robe sinistre du juge, s'il y a lieu de convoquer le peuple au son de la trompette, je monterai sur mon tribunal sans courroux, sans animosité, le visage impassible comme la loi, dont le langage solennel veut un organe qui soit calme, grave et point passionné ; et si je commande au licteur d'exécuter la loi, je serai sévère, et non point irrité. Que je fasse tomber sous la hache une tête coupable, ou coudre le sac du parricide, ou supplicier un soldat, ou précipiter de la roche Tarpéienne un traître, un ennemi public, la colère n'agitera pas plus mes traits ni mon âme, que lorsque j'écrase un reptile ou un animal venimeux.

(6) - "Mais on a besoin de colère pour punir ?" En quoi la loi vous semble-t-elle irritée contre des hommes qu'elle ne connaît pas, qu'elle n'a jamais vus, dont elle n'a pu prévoir l'existence ? Prenons les mêmes sentiments qu'elle : elle ne se courrouce point, elle a établi une règle. Si le juste doit se courroucer contre le crime, il devra donc aussi porter envie aux succès des méchants. Car quoi de plus révoltant que de voir comblés jusqu'à satiété des faveurs de la fortune, des hommes pour qui la fortune ne saurait assez inventer de maux ? Mais leurs avantages excitent aussi peu son envie que leurs crimes sa colère. Un bon juge condamne ce que la loi réprouve ; il ne hait point.

(7) "Quoi ! quand le sage trouvera sous sa main quelque vice, ne sortira-t-il pas de son calme, son âme ne sera-t-elle pas agitée ? Je l'avoue, il éprouvera une légère, une imperceptible émotion. Car, disait Zénon, dans l'âme du sage, quand même la plaie est guérie, la cicatrice reste. Oui, des semblants, des ombres de passions viendront l'effleurer ; mais des passions réelles, jamais.

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[1,17]

(1) Aristote prétend que certaines passions servent comme d'armes pour qui sait bien en user ; ce qui serait vrai si, comme les armes de guerre, on les pouvait prendre et quitter à volonté. Mais celles qu'Aristote prête à la vertu, frappent d'elles-mêmes, sans attendre qu'on les saisisse : nous sommes leurs instruments ; elles ne sont point le nôtre.

(2) Et qu'avons-nous besoin d'aides étrangers ? la nature ne nous donne-t-elle point, dans la raison, une arme assez forte ? Celle-là du moins est éprouvée ; inaltérable, toujours prête, elle ne trahit jamais, n'est jamais renvoyée contre nous. La raison suffit à la fois et au conseil et à l'action. Quoi de moins sensé que de la faire recourir à la colère, d'associer l'immuable au passager, la fidélité à la trahison, la santé à la maladie ?

(3) Et si je vous prouve que dans les actes mêmes, qui semblent l'oeuvre exclusive de la colère, la raison toute seule y apporte plus d'énergie ? Dès qu'en effet elle a prononcé que telle chose doit s'accomplir, elle y persiste, ne pouvant, pour changer, trouver mieux qu'elle-même ; son premier arrêt est irrévocable.

(4) La colère, au contraire, a souvent fléchi devant la pitié ; car sa force n'est que bouffissure, sans consistance ni solidité : c'est une bourrasque, pareille à ces vents de terre qui, s'élevant du sein des fleuves et des marais, ont de la violence et ne tiennent pas.

(5) Elle débute par de vifs élans pour s'affaisser par une lassitude précoce : elle ne respire d'abord que cruauté, que supplices inouïs ; et, lorsqu'il faut sévir, elle ne sait plus que mollir et céder. La passion tombe en un moment ; la raison va d'un pas toujours égal.

(6) Du reste, même quand la colère a quelque durée, le plus souvent, bien que de nombreux coupables eussent mérité la mort, à la vue du sang de deux ou trois victimes, elle cesse de frapper. Ses premières atteintes sont mortelles, comme le venin de la vipère au sortir de son gîte ; mais, en se répétant, ses morsures épuisent bientôt leur malignité.

(7) Ainsi, près d'elle, les mêmes crimes ne subissent pas les mêmes peines, et souvent la plus grave est pour la moindre faute, exposée qu'elle est à la première fougue. Inégale dans toute son allure, ou elle va au delà de ce qu'il faut faire, ou elle reste en deçà : elle se complaît dans ses excès, juge d'après son caprice, sans vouloir entendre, sans laisser place à la défense, s'attachant à l'idée dont elle s'est préoccupée, et ne souffrant point qu'on lui ôte ses préventions, quelque absurdes qu'elles soient.

[Début]


[1,18]

(1) La raison accorde à chaque partie le lieu, le temps convenables ; elle-même, elle s'impose des délais pour avoir toute latitude dans la discussion de la vérité. La colère fait tout en courant ; et quand la raison cherche à décider ce qui est juste, elle, au contraire, veut qu'on trouve juste ce qu'elle a décidé.

(2) La raison n'envisage que le fond même de la question ; la colère s'émeut pour des motifs puérils autant qu'étrangers à la cause. Un air trop assuré, une voix trop ferme, des assertions tranchantes, une mise recherchée, un cortège d'assistants trop imposant, la faveur populaire, vont l'exaspérer. Souvent, en haine du défenseur, elle condamne l'accusé ; vainement la vérité éclate à ses yeux ;elle aime, elle caresse son erreur ; elle ne veut pas en demeurer convaincue ; et l'opiniâtreté lui paraît plus honorable que le repentir.

(3) Cn. Pison fut dans ces derniers temps un homme irréprochable à beaucoup d'égards mais c'était un esprit faux, et qui prenait l'inflexibilité pour la fermeté. Dans un moment de colère, il avait condamné à mort un soldat comme meurtrier de son camarade sorti du camp avec lui pour le service des vivres, et sans lequel il revenait. L'infortuné demande un sursis pour aller aux recherches, il est refusé. On le conduit, d'après la sentence, hors des lignes du camp, et déjà il tendait sa tête, quand soudain reparaît celui qu'on croyait assassiné.

(4) Le centurion préposé au supplice ordonne à l'exécuteur de remettre son glaive dans le fourreau, et ramène le condamné à Pison, voulant rendre au juge son innocence, comme la fortune l'avait rendue au soldat. Une foule immense escorte les deux camarades, qui se tiennent l'un l'autre embrassés : toute l'armée est au comble de la joie. Pison s'élance en fureur sur son tribunal, il voue à la fois au supplice et le soldat non coupable du meurtre, et celui qui n'avait pas été assassiné.

(5) Quelle indignité ! parce que l'un est justifié, tous deux mourront ! Pison ajoute encore une troisième victime : le centurion lui-même, pour avoir ramené un condamné, partagera son sort ! Voilà trois malheureux condamnés à périr au même endroit à cause de l'innocence d'un seul.

(6) Que la colère est ingénieuse à se forger des motifs de sévir ! Toi, je te condamne, parce que tu l'es déjà ; toi, parce que tu es cause de la condamnation d'un camarade ; et toi, centurion, parce que, chargé d'exécuter l'arrêt, tu n'as pas obéi à ton général ! Il imagine ainsi de faire trois coupables, dans l'impuissance d'en trouver un.

[Début]


[1,19]

(1) Le mal, le grand mal de la colère, c'est qu'elle ne veut pas être éclairée. La vérité elle-même l'indigne dès qu'elle éclate contre son gré : cris de fureur, tumultueuse agitation de toute la personne, trahissent son acharnement contre l'homme qu'elle poursuit, qu'elle accable de sarcasmes et de malédictions.

(2) Ainsi n'agit pas la raison, qui pourtant, s'il le faut, ira, calme et silencieuse, renverser, de fond en comble, des maisons entières, de puissantes familles, peste de l'état, sacrifier enfants et femmes, abattre et raser jusqu'au sol des murs odieux, et abolir des noms ennemis de la liberté : tout cela sans frémir de rage, sans secouer violemment la tête, ni compromettre en rien le caractère du juge dont le visage doit être calme, alors surtout qu'il applique les paroles solennelles de la loi.

(3) "A quoi bon, dit Hiéronyme, quand vous voulez frapper quelqu'un, commencer par vous mordre les lèvres ?" Et s'il eût vu un proconsul se précipiter de son tribunal, arracher au licteur les faisceaux, et déchirer ses propres vêtements, parce que ceux de la victime tardaient à l'être ?

(4) Que sert de renverser la table, de heurter du front les colonnes, de s'arracher les cheveux, de se frapper la cuisse ou la poitrine ? Quelle passion que celle qui, ne pouvant s'élancer sur autrui, se tourne contre elle-même ! Aussi les assistants la retiennent et la prient de s'épargner .

(5) Scènes que n'offre jamais quiconque, ayant banni la colère de son coeur, inflige à chacun la peine qu'il mérite. Souvent il renvoie l'homme qu'il vient de prendre en faute, si son repentir est de bon augure pour la suite, s'il est visible que le mal ne vient pas du fond de l'âme, mais s'arrête, comme on dit, à la surface. Cette impunité-là n'est funeste ni à celui qui l'accorde, ni à celui qui la reçoit.

(6) Quelquefois un grand crime sera moins puni qu'un plus léger, si dans l'un il y a oubli, et non scélératesse, et dans l'autre, astuce profonde, hypocrisie invétérée. Le même délit n'appellera pas sur l'homme coupable par inadvertance la même répression que sur celui qui l'est avec préméditation.

(7) Il faut que dans toute application de peine, le juge sache et ne perde jamais de vue, qu'il s'agit, ou de corriger les méchants, ou d'en purger la terre : dans les deux cas, ce n'est point le passé, c'est l'avenir qu'on envisagera. "Le sage, a dit Platon, punit, non parce qu'on a péché, mais pour qu'on ne pèche plus ; car tout fait consommé est irrévocable ; on ne prévient que l'avenir. Veut-il faire un exemple de quelques criminels enlacés dans leurs propres trames, il les fait mourir publiquement, non pas tant pour qu'ils périssent, que pour qu'ils servent aux autres d'effrayante leçon."

(8) On voit combien celui qui tient cette terrible balance doit être libre de toute passion au moment d'exercer un pouvoir qui demande les plus religieux scrupules, qui donne droit de vie et de mort. Le glaive est mal placé entre les mains d'un furieux !

[Début]


[1,20]

(1) Gardons-nous aussi de penser que la colère contribue en rien à la grandeur d'âme. Cette passion n'a point de grandeur ; elle n'est que boursouflée : l'humeur viciée, qui gonfle l'hydropique, n'est pas de l'embonpoint, c'est une maladie, une enflure funeste.

(2) Tout esprit dépravé, qui foule aux pieds les maximes universelles, croit s'élever à je ne sais quoi de noble et de sublime ; mais il n'a au fond rien de solide : l'édifice sans base est prompt à crouler. De même la colère est dénuée d'appuis : rien de ferme et de stable ne soutient son audace, qui n'est que vent et fumée, qui diffère autant de la grandeur d'âme que la témérité du courage, la présomption de la confiance, l'humeur farouche de l'austérité, la cruauté de la sévérité.

(3) Qu'il y a loin du sublime des sentiments aux folies de l'orgueil ! La colère n'eut jamais de grandes, de généreuses inspirations. Je vois, au contraire, dans ses habitudes de plainte et d'aigreur, les symptômes d'une âme abattue, malheureusement née, et qui sent sa faiblesse. Le malade, couvert d'ulcères, gémit au moindre contact ; ainsi fait la colère, surtout chez les femmes et chez les enfants. "Mais les hommes mêmes y sont sujets ? - C'est que les hommes aussi ont le caractère des enfants et des femmes.

(4) Eh ! n'est-il donc pas également des propos tenus dans la colère, qu'on trouve magnanimes quand on ignore la vraie grandeur, tel que ce mot infernal, exécrable : "Qu'on me haïsse pourvu qu'on me craigne ; mot qui respire le siècle de Sylla." Je ne sais ce qu'il y a de pis dans ce double voeu : la haine ou la terreur publique. Qu'on me haïsse ! Tu vois dans l'avenir les malédictions, les embûches, l'assassinat ; que veux-tu de plus ? Que les dieux te punissent d'avoir trouvé un remède aussi affreux que le mal ! Qu'on te haïsse ! Et quoi ensuite ? Pourvu qu'on t'obéisse ? non. Pourvu qu'on t'estime ? non. Pourvu que l'on tremble. Je ne voudrais pas de l'amour à ce prix.

(5) On se figure que ce mot est grand. Quelle erreur ! il n'y a point là de la grandeur, mais de la férocité. N'ayez pas foi au langage de la colère : elle menace, elle tempête, mais au fond elle tremble.

(6) Ne croyez pas non plus l'éloquent Tite-Live, quand il dit : "Grand homme, plutôt qu'homme de bien." Ces deux qualités sont inséparables : car ou l'on est bon, ou l'on cesse d'être grand. Je ne conçois de grandeur que dans une âme inébranlable, qui en son intérieur, comme du faîte à la base, soit également ferme, enfin telle qu'elle ne puisse s'allier avec un génie malfaisant.

(7) La terreur, le fracas et la mort peuvent marcher avec le méchant : mais la grandeur, dont la bonté fait le fondement et la force, il ne l'aura pas. Il peut du reste, par son langage, par ses efforts, par tout l'appareil qui l'entoure, donner haute opinion de lui.

(8) Il lui échappera telle parole courageuse en apparence, comme à Caligula, par exemple. Furieux contre le ciel, parce qu'il tonnait sur ses pantomimes dont il était le spectateur ou plutôt l'émule passionné, et que sa séquelle de gladiateurs avait peur de ces foudres, qui certes oubliaient alors de punir, il défia Jupiter à un combat désespéré, en vociférant cet hémistiche d'Homère "Fais-moi succomber, ou succombe."

(9) Quelle démence ! S'imaginer ou que Jupiter ne pouvait lui nuire, ou qu'il nuirait à Jupiter ! Pour moi je pense que ces paroles n'ont pas peu contribué à hâter l'explosion du complot qui trancha ses jours. Car ce dut paraître le dernier terme de la patience que de supporter un maître qui ne pouvait supporter Jupiter.

[Début]


[1,21]

(1) Disons-le, dans la colère, même quand elle paraît le plus véhémente, qu'elle brave les hommes et les dieux, il n'y a rien de noble ni d'élevé. Que si aux yeux de certains hommes elle semble une marque de grandeur, qu'ils en voient aussi dans le luxe : le luxe veut marcher sur l'ivoire, se vêtir de pourpre, dormir sous des lambris dorés, transporter des terres, emprisonner des mers, précipiter des fleuves en cascades, planter des forêts suspendues.

(2) Qu'ils voient aussi de la grandeur dans l'avarice : elle couche sur des monceaux d'or et d'argent, cultive des champs qui pourraient s'appeler des provinces, et confie à chacun de ses fermiers des départements plus étendus que le sort n'en assignait aux consuls.

(3) Qu'ils en voient aussi dans la luxure qui franchit les mers, arrache leur virilité à des milliers de jeunes esclaves, et affrontant la mort, prostitue l'épouse vénale jusque sous le glaive de l'époux. Qu'ils envoient enfin dans l'ambition, qui, peu satisfaite des honneurs annuels, voudrait, s'il était possible, attacher son nom aux fastes de tout un siècle, et remplir l'univers de ses titres.

(4) Toutes ces passions auront beau s'exhausser et s'étendre au dehors, elles n'en seront pas moins étroites, misérables et basses. Il n'y a d'élevé et de sublime que la vertu ; et rien ne peut être grand que ce qui est en même temps calme.

[Début]

 

 


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