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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


 

QUINTILIEN
L'INSTITUTION ORATOIRE
LIVRE PREMIER

 Dédicace et Avant-Propos


Quintilien à Tryphon

 

(1) Vous n'avez pas laissé passer un jour sans renouveler vos instances, je dirai presque vos reproches, pour me déterminer à publier le traité que j'avais adressé à mon ami Marcellus sur l'institution de l'orateur. À vrai dire, mon travail ne me semblait pas encore assez mûr, n'y ayant consacré, comme vous le savez, qu'un peu plus de deux ans, et distrait par tant d'autres soins: encore ce temps fut-il employé moins à le rédiger qu'à faire les recherches presque infinies qu'il exigeait, et à lire une foule innombrable d'auteurs.

 (2) Ensuite, d'après le conseil d'Horace, qui, dans son Art poétique, recommande aux écrivains de ne point trop se presser de produire leurs ouvrages, et de les garder pendant neuf ans en portefeuille, je laissai reposer le mien et refroidir mon amour d'auteur, afin d'être en état de le revoir avec plus de sévérité, et de le juger avec l'impartialité d'un lecteur.

 (3) Toutefois s'il est aussi impatiemment attendu que vous le dites, livrons la voile au vent, et faisons des voeux pour un heureux voyage. Au reste, je compte beaucoup sur vos soins consciencieux pour qu'il parvienne au public avec toute la correction possible.

 


Avant-Propos (À Marcellus Vitorius)

 

(1) Après vingt années de travaux, consacrées à l'instruction de la jeunesse, j'avais obtenu le repos, lorsque je fus sollicité par des amis de composer un traité sur l'art oratoire. Je résistai longtemps, leur alléguant que de célèbres auteurs, grecs et latins, avaient laissé à la postérité un grand nombre d'écrits où cette matière est traitée à fond.

 (2) Mais cette raison, qui me semblait de nature à faire admettre mon excuse sans observations, ne fit, au contraire, que les rendre plus pressants. Ils m'opposaient qu'au milieu des opinions différentes, quelquefois même contraires, des premiers auteurs, il était difficile de se déterminer: de sorte que, si je n'avais rien de nouveau à dire, je ne pouvais du moins me dispenser de porter un jugement sur ce qui avait été dit.

 (3) Je cédai donc moins à l'espérance de réussir dans ce qu'on exigeait de moi, qu'à l'embarras d'un refus; puis, mon sujet venant à se développer sous ma plume, je me chargeai volontairement d'un fardeau plus lourd que celui qu'on m'avait imposé, autant pour satisfaire par une entière déférence aux droits de l'amitié, que pour n'avoir pas, dans un sentier si battu, à me traîner servilement sur les traces d'autrui.

 (4) En effet, la plupart de ceux qui ont écrit sur l'art oratoire ont débuté comme s'il ne se fût agi que de donner le dernier poli de l'éloquence à des esprits déjà consommés dans toute espèce de science: soit qu'ils méprisassent, comme peu important, tout ce qu'on apprend avant d'en venir là; soit qu'ils crussent que ces études préliminaires n'étaient pas de leur ressort, à cause du partage des professions de l'enseignement; soit enfin, ce qui est plus vraisemblable, qu'ils désespérassent de pouvoir briller dans des choses qui, quoique nécessaires, ne sont susceptibles d'aucun éclat; de même que dans un édifice c'est le faîte qui frappe la vue, tandis que les fondements restent cachés.

 (5) Pour moi, qui estime que rien n'est étranger à l'art oratoire de ce qui est indispensable pour devenir orateur, et que dans aucun art on ne peut arriver au sommet si l'on n'a passé par les degrés inférieurs, je ne dédaignerai pas de m'abaisser à des choses qui, bien que peu relevées, sont la condition des grandes; et, comme si j'étais chargé de l'éducation d'un orateur, je commencerai ses études avant même qu'il sache parler.

 (6) C'est à vous, Marcellus Vitorius, que je dédie cet ouvrage. Quoique votre tendre amitié pour moi et votre noble amour des lettres soient des titres qui justifient suffisamment ce gage de notre affection mutuelle, j'ai eu aussi en vue l'instruction de votre fils, qui dès ses tendres années aspire manifestement à briller un jour par la beauté de l'esprit et de l'éloquence. J'ai pensé que ce traité ne lui serait pas inutile, en ce que mon dessein est de prendre, pour ainsi dire, l'orateur au berceau, de le faire passer par tous les arts qui peuvent contribuer en quelque chose à sa perfection, et de ne le quitter qu'après être arrivé au terme;

 (7) ce que j'ai entrepris d'autant plus volontiers qu'on a fait paraître sous mon nom et sans ma participation deux traités de Rhétorique, qui même n'étaient pas destinés à être publiés: l'un est le résumé d'une conférence de deux jours que j'avais eue avec mes élèves, et qu'ils avaient retenue de mémoire; l'autre, ce sont encore eux qui recueillirent mes leçons pendant plusieurs jours, il est vrai, mais autant que des notes pouvaient le permettre; et ces bons jeunes gens, par un excès de zèle pour la gloire de leur maître, leur accordèrent témérairement les honneurs de la publication.

 (8) Aussi trouvera-t-on dans ce traité quelques parties semblables, un assez grand nombre de changements, beaucoup d'additions, et le tout dans un meilleur ordre, et élaboré avec tout le soin dont je suis capable.

 (9) Or, quand je parle d'un orateur parfait, je le prétends tel qu'il n'y ait que l'homme de bien qui le puisse être. Je n'exige donc pas seulement de lui un rare talent pour l'éloquence, mais encore toutes les qualités de l'âme;

(10) et je n'accorde pas qu'il faille, comme quelques-uns l'ont pensé, renvoyer aux philosophes ce qui regarde la morale et les devoirs. Car le vrai politique, l'homme né pour l'administration des affaires publiques et privées, capable de régir un État par ses conseils, de le fonder par des lois, de le réformer par la justice, cet homme n'est autre, à coup sûr, que l'orateur.

 (11) Ainsi, quoique je confesse que j'aurai quelquefois recours aux principes contenus dans les livres des philosophes, je les revendique à bon droit comme étant véritablement de mon domaine, et comme appartenant en propre à l'art oratoire.

 (12) Quoi! lorsqu'on a si souvent occasion de discourir sur la justice, le courage, la tempérance, et les autres vertus de même espèce; lorsqu'il n'est presque point de cause où il ne s'élève quelque question sur ces points de morale, qui tous ont besoin du secours de l'invention et de l'élocution pour être bien traités, peut-on douter que, partout où il faut déployer toutes les ressources de l'esprit et de l'éloquence, ce ne soit à l'orateur qu'appartient le rôle principal?

 (13) Ces choses sont si étroitement unies entre elles par la nature et par le besoin qu'elles ont mutuellement les unes des autres, comme Cicéron l'a démontré jusqu'à l'évidence, qu'autrefois le sage n'était point distingué de l'orateur. Avec le temps, les soins se partagèrent, et la paresse fit qu'au lieu d'un art il sembla y en avoir plusieurs. En effet, dès que l'on commença à faire une marchandise de la parole et à abuser des dons de l'éloquence, ceux qui passaient pour diserts abandonnèrent le soin de la morale,

 (14) qui devint alors la proie des esprits les plus médiocres. D'autres, à leur tour, méprisant le soin de bien parler, retournèrent à la morale, se réservant ainsi la partie, sans contredit, la plus importante des fonctions de l'orateur, si toutefois elles pouvaient être divisées. Mais en voulant passer pour être les seuls amis de la sagesse, ils s'arrogèrent insolemment un titre que n'osèrent jamais prendre ni les plus fameux capitaines ni les plus grands politiques, plus jaloux de pratiquer la vertu que de la professer.

 (15) Toutefois, j'accorderai sans peine que beaucoup de ces anciens professeurs de la sagesse ont émis d'excellents préceptes, et qu'ils les ont pratiqués. Mais, de notre temps, ce nom a le plus souvent servi de masque aux vices les plus honteux. Car ce n'était point par la vertu et le travail que la plupart de nos philosophes tâchaient de mériter ce titre, mais par un air triste, un extérieur singulier, dont l'affectation n'était qu'un voile destiné à couvrir des moeurs infâmes.

 (16) Au reste, ce qu'on regarde comme le partage exclusif de la philosophie est le bien de tout le monde. Quel est l'homme (et plût aux dieux que souvent les plus pervers ne fussent pas de ce nombre) qui ne discoure sur la justice, l'équité, le bien? quel est l'ignorant, même le plus grossier, qui ne s'avise quelquefois de raisonner sur la physique? Pour ce qui est de la dialectique, qui a pour objet la propriété et la différence des mots, l'étude en est commune à tous ceux qui donnent quelque soin à leur langage.

 (17) Mais tout cela, l'orateur le saura parfaitement, et en parlera de même; et certes, s'il en eût jamais existé de parfait, ce n'est pas dans les écoles de philosophie qu'on serait allé chercher les préceptes de la vertu. De là la nécessité de recourir aujourd'hui à ces auteurs, qui se sont emparés de la plus noble partie de l'art oratoire, qu'on avait abandonnée, ainsi que je l'ai dit, et de la revendiquer comme notre propre bien; non comme des gens qui s'approprient les découvertes d'autrui, mais pour faire voir que ce sont eux qui se sont servis d'un bien qui ne leur appartenait pas.

 (18) Je veux donc que l'orateur soit tel, qu'il mérite véritablement le nom de sage: parfait, non seulement dans ses moeurs (car cela, dans mon opinion même, ne suffit pas, quoique certaines personnes pensent le contraire), mais encore dans toutes les sciences et dans tous les genres d'éloquence; tel enfin qu'il ne s'en est peut-être jamais rencontré.

 (19) Toutefois, je n'en ferai pas moins tous mes efforts pour le conduire à la perfection, à l'exemple de la plupart des anciens, qui, tout en reconnaissant que le vrai sage était encore à trouver, n'ont pas laissé de donner des préceptes sur la sagesse.

 (20) Car certainement l'éloquence parfaite est quelque chose de réel, et la nature de l'esprit humain n'empêche pas qu'on ne puisse y atteindre. Que si l'on n'est pas assez heureux pour cela, toujours est-il qu'en aspirant au sommet, on s'élèvera plus haut que ceux qui, désespérant d'avance du succès, s'arrêteront dès le premier pas.

 (21) C'est pourquoi on me pardonnera de descendre à des détails inférieurs, mais nécessaires à l'oeuvre que je me suis proposée. Ainsi, mon premier livre contiendra tout ce qui précède les fonctions du rhéteur. Dans le second, je traiterai des premiers éléments de la rhétorique, et des questions qui ont pour objet la nature même de la rhétorique.

 (22) Je consacrerai les cinq livres suivants à l'invention et à la disposition, les quatre autres à l'élocution, y compris la mémoire et la prononciation. Enfin, dans un dernier livre, qui regardera la personne même de l'orateur, j'expliquerai, autant que ma faiblesse me le permettra, quelles doivent être ses moeurs, ce qu'il doit observer dans les causes qu'il entreprend, qu'il étudie, qu'il plaide; quel genre d'éloquence il y doit employer, quel doit être le terme de ses travaux oratoires, et à quelles études il doit se livrer dans sa retraite.

 (23) J'accommoderai aussi ma manière d'écrire à la nature des choses qui se présenteront. Ainsi, je ne me bornerai pas à donner à mes lecteurs la connaissance de ces principes, qui seuls, selon quelques-uns, composent l'art dont il est question, ni à leur expliquer la rhétorique comme on enseigne le droit; mais j'écrirai de telle sorte, que la lecture de mon ouvrage puisse nourrir leur faconde et fortifier leur éloquence.

 (24) Car le plus souvent la sécheresse affectée de ces traités, qui ne contiennent que des préceptes nus, énerve et brise ce qu'il y a de plus généreux dans le style, boit pour ainsi dire le suc de l'esprit, et met à nu les os. Sans doute il faut qu'il y en ait, et qu'ils soient liés par des muscles; mais encore faut-il qu'ils ne soient pas décharnés.

 (25) C'est pour cela que je ne donne pas un traité en raccourci, comme la plupart des rhéteurs; mais tout ce qui m'a paru utile à l'institution de l'orateur, je l'ai fait entrer dans ces douze livres, sans toutefois m'étendre longuement sur chaque partie; car, s'il fallait donner à chaque chose tout le développement dont elle est susceptible, je ne verrais pas la fin de mon ouvrage .

 (26) Cependant je dois déclarer, avant de commencer, que l'art et les traités ne peuvent rien, si la nature ne les seconde. Ainsi, mon livre n'est pas plus fait pour celui qui est dépourvu d'esprit, qu'un traité sur l'agriculture ne l'est pour un terrain stérile.

 (27) Il y a aussi d'autres auxiliaires naturels, tels que la voix, la force des poumons, la santé, l'assurance, la beauté des formes. Si ces qualités extérieures ont été médiocrement départies, l'art peut y ajouter; mais quelquefois elles sont tellement défectueuses, qu'elles corrompent jusqu'aux qualités de l'esprit et aux fruits de l'étude; comme aussi, sans un maître habile, sans un travail opiniâtre et un exercice patient et continuel à écrire, à lire, à parler, ces mêmes avantages ne servent à rien.

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