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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


 

QUINTILIEN
L'INSTITUTION ORATOIRE
LIVRE PREMIER

 Chapitre II

L'éducation privée est-elle préférable à l'éducation publique?


   

(1) Cependant l'enfant grandit: il est temps qu'il sorte du giron et qu'il commence à travailler sérieusement. C'est ici le lieu de traiter cette question: S'il vaut mieux faire étudier un enfant dans la maison paternelle et dans le sein de sa vie privée, que de le livrer au monde des écoles, et à des professeurs pour ainsi dire publics?

 (2) Je vois que les législateurs les plus célèbres et les auteurs les plus éminents se sont déclarés pour l'éducation publique. Mais il ne faut pas dissimuler que quelques personnes ont sur ce point une conviction personnelle, opposée à l'usage presque général. Deux raisons semblent surtout les déterminer: la première, c'est que les moeurs doivent être plus en sûreté loin de la foule des hommes de cet âge, naturellement plus enclins au vice, et dont le contact (plût au ciel que ce reproche fût sans fondement!) a été souvent la cause de dérèglements honteux. La seconde, que le maître, quel qu'il soit, semble devoir dispenser plus largement son temps à un seul élève, que s'il avait à partager le même temps entre plusieurs.

 (3) Le premier motif est tout à fait grave; car s'il était certain que les écoles fussent avantageuses aux études, mais nuisibles aux moeurs, je serais d'avis qu'on apprît plutôt à bien vivre qu'à bien parler. Mais, selon moi, ces deux choses sont inséparables; je ne pense pas qu'on puisse être orateur sans être homme de bien; et, quand cela serait possible, je ne le voudrais pas. Examinons donc d'abord ce premier motif.

 (4) On dit que les moeurs se corrompent dans les écoles, et, en effet, cela arrive quelquefois; mais ne se corrompent-elles pas aussi dans l'intérieur des familles? Combien d'exemples prouvent que, soit dans les écoles, soit dans la maison paternelle, un enfant peut également perdre ou conserver son innocence! Le naturel et l'éducation font toute la différence. Supposez un enfant naturellement enclin au mal, supposez qu'on aura négligé, dans le premier âge, de former ses moeurs et de les surveiller, la solitude lui fournira-t-elle moins d'occasions de se livrer à ses penchants vicieux? En effet, le précepteur domestique ne peut-il pas être un homme dépravé; et le commerce d'esclaves corrompus est-il plus sûr que celui d'hommes libres de peu de retenue?

 (5) Mais si l'enfant est bien né, si les parents ne sont pas aveugles et endormis dans une coupable insouciance, on peut (et c'est le premier soin des personnes sages) faire choix d'un précepteur vertueux, et soumettre l'enfant à une discipline sévère; on peut en outre attacher à ses côtés un ami de moeurs graves, ou un affranchi fidèle, dont la présence assidue tienne en respect ceux mêmes que l'on redoute.

 (6) Au surplus, le remède à ces craintes était facile. Plût aux dieux qu'on n'eût pas à nous imputer à nous-mêmes les dérèglements de nos enfants! À peine sont-ils nés, nous les énervons par toutes sortes de délicatesses. Cette molle éducation, que nous appelons indulgence, brise tous les ressorts de l'âme et du corps. Que ne convoitera-t-il pas, quand il sera adulte, l'enfant accoutumé à ramper sur la pourpre? Il peut à peine bégayer quelques mots, que déjà il connaît ce qu'il y a de plus délicat et de plus exquis.

 (7) Nous formons leur palais avant de dénouer leur langue. Ils grandissent dans des litières; essayent-ils de toucher la terre, des mains empressées les soutiennent de chaque côté; s'il leur échappe quelque mot licencieux, c'est un divertissement pour nous. Des paroles qui ne seraient pas supportables dans la bouche de ces enfants d'Égypte, les délices de leurs maîtres, sont accueillies d'un sourire ou d'un baiser.

 (8) Et cela n'a rien qui doive étonner: nous avons été leurs maîtres, ils ne font que répéter ce qu'ils nous ont entendus dire. Ils sont témoins de nos amours et de nos passions les plus infâmes; il n'est point de repas qui ne retentisse de chants obscènes; des choses qu'on n'oserait dire sans rougir sont exposées en spectacle à leurs yeux. Tout cela passe en habitude, et bientôt en nature. Les malheureux! ils se trouvent vicieux avant de savoir ce que c'est que le vice. Puis, ne respirant que mollesse et volupté, ils viennent languir dans nos écoles. Y prennent-ils ces moeurs? non, mais ils les y apportent.

 (9) Venons aux études. Un maître, dit-on, qui n'a qu'un élève, sera tout à lui. Et d'abord rien n'empêche que ce maître, si précieux, ne soit aussi attaché à l'enfant qui suit les écoles. Que si ces deux avantages ne peuvent s'allier, je préférerais encore le grand jour d'une honorable assemblée aux ténèbres et à la solitude. Car tout bon maître aime un nombreux auditoire, et se croit digne d'un grand théâtre;

 (10) tandis que d'ordinaire les hommes médiocres, par la conscience qu'ils ont de leur faiblesse, s'accommodent assez d'un seul élève, et descendent volontiers au rôle de pédagogues.

 (11) Mais je veux que, par une faveur spéciale, par amitié ou par argent, on puisse avoir chez soi le maître le plus savant, un homme incomparable: pourra-t-il consumer toute sa journée auprès d'un seul enfant? L'attention de l'élève lui-même pourra-t-elle être si continue, qu'elle ne se lasse, comme la vue, d'être trop longtemps fixée sur un même objet? d'ailleurs l'étude demande le plus souvent que l'on soit seul.

 (12) Ainsi, lorsque l'enfant écrit, apprend sa leçon ou médite, la présence du maître est inutile; et quiconque survient pendant ce temps-là, précepteur ou autre, il dérange l'élève dans son travail. Toute lecture n'exige pas toujours qu'un maître la prépare ou l'explique. Autrement, quand l'élève parviendrait-il à connaître un si grand nombre d'auteurs?

(13) Il ne s'agit donc que de lui assigner sa tâche de chaque jour: ce qui ne demande pas beaucoup de temps; et c'est pour cela qu'on peut enseigner à plusieurs à la fois tout ce qu'on a à enseigner à chacun en particulier. Telle est en effet la nature de la plupart des choses, que la même voix peut les communiquer à tous en même temps. Je ne parle pas des partitions et des déclamations des rhéteurs: quel que soit le nombre de leurs auditeurs, chacun peut profiter de tout.

(14) Car il n'en est pas de la voix d'un professeur comme d'un repas, qui diminue à mesure que croît le nombre des convives; mais il en est comme du soleil, qui dispense à tous toute sa lumière et toute sa chaleur. Est-ce un grammairien qui disserte sur les lois du langage, qui développe des questions, lise quelque trait historique ou fabuleux, ou commente un poème; autant l'entendront, autant en profiteront.

(15) Mais, dira-t-on encore, avec tant d'élèves comment suffire à la correction et à l'explication qui précède la lecture de chacun d'eux? C'est un inconvénient, sans doute; mais où n'y en a-t-il pas? bientôt nous en ferons voir la compensation. D'abord je n'entends pas qu'on envoie l'enfant dans une école où l'on croit qu'il sera négligé; en second lieu, un bon maître ne se chargera jamais d'un nombre d'élèves au-dessus de ses forces; et, de notre côté, faisons en sorte de l'avoir je ne dis pas seulement pour ami, mais pour ami de la famille, afin qu'il agisse non par devoir, mais par affection: de cette manière, notre enfant ne sera pas confondu dans la foule.

 (16) Ajoutez à cela qu'il n'est pas de maître, pour peu qu'il soit lettré, qui ne donne des soins particuliers, dans l'intérêt de sa propre gloire, à l'élève en qui il aura distingué du zèle et de l'esprit. Au surplus, de ce qu'on doive fuir les écoles trop nombreuses, (ce que je n'accorde pas quand c'est le mérite du professeur qui justifie le concours), ce n'est pas une raison pour les fuir toutes. Autre chose est de les éviter, autre chose est de les choisir.

 (17) J'ai tâché de réfuter ce que l'on objecte contre les écoles; il me reste maintenant à dire ce que je pense.

 (18) Appelé à vivre dans le mouvement du monde et au grand jour des affaires publiques l'orateur doit, avant tout, s'accoutumer dès l'enfance à ne point redouter les hommes, et à ne point s'étioler dans l'ombre d'une vie solitaire. L'esprit veut être sans cesse excité, aiguillonné. Il languit dans l'isolement, et se rouille, pour ainsi dire, dans les ténèbres, ou bien il s'enfle d'une vaine présomption: comment, en effet, ne pas s'en faire accroire quand on n'a jamais occasion de se comparer avec personne?

 (19) Vient-on ensuite à se produire en public, le grand jour éblouit, on trébuche à chaque pas dans un chemin où tout est nouveau, parce qu'on a appris dans la solitude ce qu'il faut, au contraire, pratiquer au milieu du monde.

 (20) Je ne parle pas de ces amitiés, empreintes d'un sentiment presque religieux, qui se prolongent avec la même vivacité jusque dans la vieillesse. Avoir partagé les mêmes études est un lien non moins sacré que d'avoir été initié aux mêmes mystères. Et ce qu'on appelle le sens commun, où le prendra-t-on, si l'on a fui la société, dont le besoin n'est pas seulement naturel aux hommes, mais aux animaux eux-mêmes, tout privés qu'ils sont de la parole?

 (21) Ajoutez à cela que l'enfant n'apprend dans la maison paternelle que ce qu'on lui enseigne, et que dans une école il apprend encore ce qu'on enseigne aux autres. Il entend chaque jour approuver ou reprendre tantôt une chose, tantôt une autre; gourmander la paresse de celui-ci, louer l'activité de celui-là; et il en fait son profit. L'amour de la gloire pique son émulation:

 (22) il attache de la honte à être vaincu par ses égaux, et de l'honneur à surpasser ses aînés. Tout cela enflamme l'esprit; et quoique l'ambition soit en elle-même un vice, elle est souvent l'occasion des vertus.

 (23) Je me souviens d'un usage que mes maîtres avaient adopté avec succès: ils distribuaient les enfants par classes, et assignaient les rangs pour parler suivant la force de chacun, en sorte que, plus on avait fait de progrès, plus le rang était élevé. Cet ordre était soumis à des jugements, et c'était à qui remporterait l'avantage.

 (24) Mais d'être le premier de la classe, c'était surtout ce qui faisait l'objet de notre ambition. Cette distribution n'était pas d'ailleurs irrévocablement fixée une fois pour toutes. Tous les trente jours, les vaincus pouvaient prendre leur revanche. Par là, le vainqueur ne se reposait pas sur son triomphe, et la douleur excitait le vaincu à laver sa honte.

 (25) Autant que je puis me le rappeler, cette lutte nous inspirait plus d'ardeur pour l'étude de l'éloquence que les exhortations de nos maîtres, et la surveillance des pédagogues, et les voeux de nos parents.

 (26) Quant à ceux qui sont déjà avancés dans l'étude des lettres, c'est à qui approchera le plus du maître; mais les commençants d'un âge encore tendre imitent plus volontiers leurs condisciples que leurs maîtres, parce que cela leur est plus facile. En effet, un élève qui n'en est encore qu'aux premiers éléments osera difficilement élever ses espérances jusqu'à son maître, et aspirer à reproduire une éloquence qu'il regarde comme le type de la perfection. Il embrassera de préférence ce qui est à sa portée, comme la vigne s'attache d'abord aux rameaux inférieurs de l'arbre qui lui sert d'appui, avant de s'élancer au faîte.

 (27) Cela est tellement vrai, que le maître lui-même, si toutefois il songe plus à se rendre utile qu'à briller, a bien soin, en maniant des esprits encore neufs, de ne pas surcharger d'abord leur faiblesse, mais de tempérer ses forces et de descendre à leur intelligence.

 (28) Si vous versez de l'eau trop abondamment dans un vase dont l'embouchure est étroite, rien n'entre; mais versez-la avec ménagement, ou même goutte à goutte, vous finirez par le remplir. Il faut de même calculer ce que l'esprit des enfants est capable de recevoir; car ce qui excédera leur intelligence n'entrera pas dans leur esprit, pour ainsi dire faute d'ouverture.

 (29) Il est donc utile d'avoir quelqu'un qu'on se propose d'imiter, en attendant qu'on soit en état de le surpasser. C'est ainsi qu'on s'élèvera peu à peu à de plus hautes espérances. Ajoutons à cela que le maître ne peut parler avec la même force et la même chaleur en présence d'un seul élève, que s'il était animé par la présence d'un nombreux auditoire.

 (30) Le véritable foyer de l'éloquence, c'est l'âme: il faut qu'elle soit émue, il faut qu'elle se remplisse d'images, et qu'elle s'identifie pour ainsi dire avec les choses dont on a à parler. Plus l'âme est généreuse et élevée, plus il lui faut de puissants leviers pour l'ébranler. C'est pour cela que la louange lui donne plus d'essor, que la lutte redouble ses forces, et qu'elle se complaît dans les grands rôles.

 (31) Au contraire, on ressent un secret dédain d'abaisser à un seul auditeur ce talent de la parole, acquis au prix de tant de travaux; on rougit de s'élever au-dessus du ton de la conversation. Représentez-vous, en effet, l'air d'un rhéteur qui déclame, ou la voix, le geste, la prononciation d'un orateur qui sue et s'escrime de corps et d'âme, et cela face à face avec un seul auditeur: ne serez-vous pas tenté de le prendre pour un fou? L éloquence n'existerait pas sur la terre, si l'on n'avait jamais à parler qu'en particulier.

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