FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 28 - juillet-décembre 2014


 

La Fuite de la Sainte-Famille en Égypte chez Jean d’Outremeuse.

Un épisode de l’Évangile vu par un chroniqueur liégeois du XIVe siècle

 

par

Jacques Poucet

 

Professeur émérite de l'Université de Louvain

Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

 


 

DeuXième partie : COmmentaire

 

Chapitre V : Le séjour chez Dismas et les miracles (§ 30-42)

 

 

Note liminaire

On ne trouve pas facilement des miniatures illustrant des événements de l’Enfance du Christ qui ne correspondent pas aux récits canoniques (Nativité, adoration des bergers, adoration des mages, présentation au temple, Sainte-Famille, etc.). Comme nous tenions quand même à ouvrir ce chapitre par une miniature, nous avons dû nous contenter d’une illustration du bain de Jésus, qui n’est certainement pas le bain qu’il reçut lors de son séjour chez Dimas.

Rappelons qu'une sélection de textes apocryphes figure dans l'Introduction, accompagnée de quelques informations bibliographiques et chronologiques.

 

Fig. 5. Enfance du Christ. La Vierge, assise par terre sur un coussin, tâte l'eau du bain de l'Enfant qu'un ange verse dans un bassin. (Livre de prières de Clément VII ; Avignon BM ms. 6733, f. 068).
Vers 1378-1383. Source : Enluminures Culture n° 342

Une particularité du récit de Jean d’Outremeuse et de l’interpolation grecque de l’Évangile de Nicodème, on vient de le voir, est que le protagoniste – Dismas d’un côté, Dysmas de l’autre, – introduit chez lui Jésus et les siens. Le larron Dismas – pour ne parler ici que de lui – fait même fête aux voyageurs à qui il offre l’hospitalité pour trois jours. Il n’habite pas un antre sinistre ou une caverne de petit voleur, mais une maison qu’on appellerait aujourd’hui bourgeoise, disposant d’un jardin avec des herbes, des fleurs et une fontaine. Il a aussi une femme, un enfant « à problèmes » et une mère, lépreuse, qui vit avec eux.

Le récit du chroniqueur liégeois partage une autre particularité avec l’interpolation grecque de l’Évangile de Nicodème : cette communauté de vie s’accompagne de miracles, de plusieurs miracles en fait.

L’accueil dans la maison et dans la famille du brigand

Le motif de l’accueil de la Sainte-Famille dans une demeure égyptienne n’est pas réservé au Myreur des Histors et à l’interpolation grecque de l’Évangile de Nicodème ; il figure aussi dans le Livre arménien de l’Enfance, XXIII-XXV.

Cet apocryphe vient de raconter la destruction d’idoles et de temples, qui a jeté l’effroi dans la population égyptienne. Celle-ci implore le pardon des voyageurs (ch. XXII), quand un homme de grande famille survient, se prosterne devant Jésus et Joseph et les invite sous son toit (ch. XXIII). C’est un prince de race hébraïque, appelé Éléazar, qui avait un fils, Lazare, et deux filles, Marthe et Marie. Les voyageurs « demeurèrent en ce lieu trois mois complets » et fraternisèrent : « Joseph et Éléazar devinrent comme deux frères » ; « Marie, sœur de Lazare, chérissait l’enfant Jésus comme son propre frère, car ils avaient le même âge » (ch. XXVI). C’est dans la maison de Lazare, que Joseph semble avoir reçu le second message de l’ange, lui enjoignant cette fois de rentrer au pays.

L’apocryphe a manifestement introduit cette scène pour expliquer les rapports étroits qui, dans les évangiles canoniques, lient Jésus à Lazare, à Marthe et à Marie. Il n’est toutefois pas question ici d’une éventuelle mort de Lazare suivie de sa résurrection. Le seul point commun entre l’accueil de la Sainte-Famille par Lazare, par Dismas et par Dysmas, est qu’elle a lieu en Égypte.

Mais revenons au récit de Jean d’Outremeuse.

L’eau miraculeuse du bain de Jésus

Dans la fontaine du jardin de la maison de Dismas, Notre-Dame donne le bain à Jésus, tout habillé. Quand elle l’en sort, des gouttes d’eau tombent de ses vêtements sur le sol et s’y transforment en herbes et en fleurs (§ 30). Un détail – soit dit en passant – que nous n’avons pas encore rencontré dans les textes présentés. Ces herbes et ces fleurs, Notre-Dame va les recueillir soigneusement et s’en servir pour fabriquer un onguent très précieux, dont il sera encore question plus loin (§ 32 et 36). L’eau du bain de Jésus a donc des propriétés merveilleuses.

Un motif très proche est utilisé immédiatement après (§ 31), sous la forme cette fois du bain guérisseur, pour expliquer la guérison de la mère de Dismas. « Ce Dismas, raconte Jean d’Outremeuse (§ 31), avait une mère lépreuse, depuis sept ans. Quand elle vint à la fontaine, elle fut aussitôt guérie ».

Dans l’interpolation grecque de l’Évangile de Nicodème, il n’y a pas de mère lépreuse à guérir. Dans la famille, le malade est le fils de Dysmas. Mais le rédacteur utilise aussi le motif de l’eau miraculeuse du bain de Jésus. La femme de Dysmas a préparé de l’eau chaude dans laquelle elle a lavé Jésus d’abord, son enfant ensuite. « Et aussitôt l’enfant fut guéri de la lèpre et de toutes les maladies qu’il avait, et il cessa de pleurer ».

Les apocryphes sont friands de ces guérisons par l’eau du bain de Jésus. La Vie de Jésus en arabe, par exemple, les multiplie, avec quelques variations bien sûr. Si on parcourt la traduction française des EAC I 1997, on tombera ainsi sur la guérison, à Bethléem, d’un fils gravement malade et mourant (ch. XXV, p. 221), d’un autre enfant aveugle (ch. XXVI, p. 22), d’une femme lépreuse (ch. XXIX, p. 223-224), d’une jeune mariée que son mari avait répudiée parce qu’elle était lépreuse (ch. XXX, p. 224), d’une femme de famille honorable possédée par un démon qui avait pris la forme d’un serpent/dragon (ch. XXXI-XXXII, p. 224-225).

Peut-être est-il utile de relever que chez Jean d’Outremeuse, la guérison a lieu en territoire égyptien, tandis que, dans la Vie de Jésus en arabe, elles ont eu lieu à Bethléem, donc après le retour d’Égypte de la Sainte-Famille. Ancrage topographique différent donc, mais, c’est relativement accessoire : les miracles « voyagent » dans le temps et dans l’espace.

Quoi qu’il en soit, un élément présent dans le dernier cas de guérison à Bethléem (Vie de Jésus en arabe, ch. XXXI-XXXII) offre un certain intérêt : c’est le rôle que joue un lange de Jésus. Nous voudrions nous arrêter un instant sur ce type de guérisons liées aux objets en rapport direct avec Jésus, tout en sachant bien que cet excursus nous éloignera un peu du récit de Jean d’Outremeuse.

Excursus 1 : le lange de Jésus

Revenons à la Vie de Jésus en arabe et aux chapitres XXXI-XXXII qui viennent d’être évoqués. La mère de la possédée par un démon ayant la forme d’un serpent/dragon avait obtenu de Marie non seulement l’eau du bain de Jésus avec laquelle elle lave le corps de sa fille, mais aussi un des langes de l’enfant. La citation suivante montre l’importance de cette pièce.

[Lorsque le dragon revient à l’attaque, la femme fut effrayée] « Sa mère lui dit : ‘Ne crains pas ; laisse-le s’approcher et montre-lui le lange que Marie t’a donné.’ Le serpent s’étant avancé, tout le corps de la femme se mit à frémir. Quand il fut près d’elle, voici qu’il vit sortir de ce lange placé sur la tête de celle-ci des flèches de feu qui l’atteignirent à la tête et aux yeux. (Vie de Jésus en arabe, ch. XXXII, p. 225) [Il s’enfuira et on ne le reverra plus.]

Le lange de Jésus est un vêtement souvent utilisé par les apocryphes dans des contextes variés. Ici il s’agit de la guérison d’une possédée. Ailleurs mais toujours dans la Vie de Jésus en arabe, celui qui sera guéri par un lange de Jésus est également un possédé, fils de « l’imam » d’un temple égyptien. On est cette fois tout au début du séjour de la Sainte-Famille en Égypte :

(1) La crise habituelle survint chez le fils de ce prêtre et il entra dans l’hospice alors que Joseph et Marie s’y trouvaient. Les gens fuyaient devant lui, mais il prit un des langes de Jésus que Marie avait lavés et déposés sur le mur, et se le mit sur la tête. (2) À l’instant même les démons se mirent à sortir de son corps comme des corbeaux et à s’enfuir ; certains sortaient sous la forme de serpents. Aussitôt, l’enfant fut guéri et se mit à glorifier Dieu. (Vie de Jésus en arabe, ch. XI, p. 215-216)

La même Vie de Jésus en arabe a enregistré une autre guérison, due – indirectement – à un lange de Jésus et censée s’être produite après le retour à Bethléem de la Sainte-Famille :

(1) Il y avait là deux femmes d’un même homme ; elles avaient deux enfants mâles qui étaient tous deux malades. L’une des deux s’appelait Marie et son fils Cléophas. Elle alla vers Marie mère de Jésus, lui donna un beau voile et lui demanda en échange un de ses langes. (2) Marie accepta ; la mère de Cléophas s’en retourna et en fit une chemise, dont elle revêtit son fils. Il fut guéri de son mal tandis que le fils de l’autre mourut. La haine les sépara parce que le fils de l’une était mort alors que celui de l’autre avait survécu, etc. (Vie arabe de Jésus, ch. XXVII, p. 222). [La suite raconte que l’autre femme voulut tuer deux fois le petit Cléophas, par le feu puis par l’eau, mais qu’il en réchappa à chaque fois.]

Une guérison d’un autre genre mais toujours due à un lange de Jésus est rapportée dans l’Évangile du pseudo-Matthieu. Il s’agit de Salomé, qui a eu la main desséchée pour avoir osé vérifier de tactu la réalité de la virginité de Marie après l’accouchement. Affligée, elle prie Dieu en faisant état de tous les bons et loyaux services qu’elle a rendus dans sa vie.

Et pendant qu’elle parlait ainsi, un jeune homme resplendissant de lumière apparut auprès d’elle et dit : « Approche-toi de l’enfant et adore-le, touche-le de ta main et il te guérira, car il est le Sauveur de tous ceux qui espèrent en lui. » Et aussitôt Salomé s’approcha en adorant l’enfant et elle toucha le bord des langes dans lesquels il était enveloppé. Et du coup sa main fut guérie. Et, sortant au-dehors, elle se mit à crier et à raconter les miracles qu’elle avait vus, ce qu’elle avait souffert et comment elle avait été guérie, en sorte que beaucoup reçurent la foi par sa prédication. (Évangile du pseudo-Matthieu, XIII, 5, dans EAC I, 1997, p. 134).

Un lange de Jésus peut également servir de cadeau. Ainsi, toujours dans la Vie de Jésus en arabe (ch. V, p. 213), les mages ont trouvé Jésus emmailloté de langes dans sa crèche et lui ont offert leurs cadeaux. Pour les remercier, Marie « prit un des langes [de Jésus] et le leur donna ; ils l’acceptèrent le plus gracieusement du monde. » Quand ils rentrent chez eux et qu’on leur demande ce qu’ils ont rapporté, le cadeau se révèle beaucoup plus somptueux qu’on ne l’aurait cru au départ :

Ils montrèrent alors le lange que Marie leur avait donné et firent une fête en son honneur ; ils allumèrent un feu selon leurs coutumes, se prosternèrent devant lui et y jetèrent ce lange. Le feu le saisit et se mêla à lui, mais, lorsqu’il s’éteignit, ils en retirèrent le lange qui était comme avant : le feu ne l’avait pas touché. (3) Ils se mirent à le baiser et le mirent sur leurs têtes et leurs yeux, disant : « Ceci est la Vérité sans aucun doute ; c’est une chose divine puisque le feu n’a pas pu le brûler ni le gâter. » Et ils le gardèrent chez eux avec beaucoup de respect. (Vie de Jésus en arabe, ch. VI, 2-3, p. 214)

Excursus 2 : les vêtements de Jésus

Plus généralement d’ailleurs – et notre commentaire s’écarte toujours du texte de Jean d’Outremeuse –, tous les vêtements de Jésus sont dotés d’un pouvoir miraculeux.

Un exemple célèbre, que nous ne ferons qu’effleurer, est celui de la « Tunique du Christ ». La tradition rapporte que c’était une tunique sans couture, tissée par Marie pour en revêtir Jésus lorsqu’il abandonna les langes, que cette pièce de vêtement avait grandi avec l’enfant, en sorte qu’adulte il la portait encore, et que les soldats l’avaient tirée au sort entre eux au pied de la Croix (Jean, XIX, 23-24). C’était évidemment une relique éminente, dont plusieurs églises revendiquent la possession (cfr entre autres, la Tunique de Trèves, la Tunique d’Argenteuil, toutes deux entières !). Pilate la portait sur lui lorsque, toujours selon la légende, il fut convoqué par Tibère à Rome (cfr Mort de Pilate notamment ch. IV, p. 410, EAC II 2005).

Tous les vêtements de Jésus, pourrions-nous dire, sont miraculeux. Pour ne pas faire intervenir les évangiles canoniques (et la guérison de la femme « affligée d’une perte de sang depuis douze ans », qui s’était approchée par derrière de Jésus et avait touché la frange de son vêtement : cfr Matthieu, IX, 20-22), nous prendrons un exemple tiré de la Vie de Jésus en arabe, celui de la femme qui avait deux fils jumeaux, tous deux malades. L’un venait de mourir et l’autre était mourant. Le moribond est guéri par le simple contact avec les vêtements de Jésus :

(3) Comme elle [la mère] pleurait amèrement, Marie eut pitié d’elle et lui dit : « Pose ton enfant sur le lit de Jésus et mets sur lui les vêtements de mon fils. » Elle le mit sur le lit alors que ses yeux étaient déjà fermés et qu’il était prêt de cesser de vivre. (4) Lorsqu’il fut enfoui dans ce lit et ces vêtements, le parfum pur du corps <de Jésus> s’éleva, il ouvrit les yeux et cria à sa mère : « Maman, Maman, donne-moi le sein. » Elle le lui donna et il téta. (5) Sa mère dit à Marie : « Maintenant je sais que la puissance de Dieu est descendue en tout au point que <ton fils> guérit ses semblables par le contact de ses vêtements. » Cet enfant est celui qui, dans l’Évangile, est appelé Thomas. (Vie arabe de Jésus, ch. XXVIII, p. 223)

Mais, après ces excursus, revenons au récit du chroniqueur liégeois, avec un tout autre motif, celui du « lait de la Vierge ».

Le lait de la Vierge et saint Sauveur

Dans son récit, la demeure du brigand Dismas abritait un enfant malade. Il n’avait pas la lèpre, comme sa grand-mère, mais il était difficile, presque anormal. Depuis sa naissance, il « n’avait cessé de pleurer », et « sa mère ne put jamais le faire taire ni manger ».

Il ne fut toutefois pas guéri par l’eau du bain de Jésus ni par le contact avec un de ses vêtements, mais par le lait de la Vierge. « Alors Notre-Dame prit son sein et allaita l’enfant, qui s’endormit doucement dans ses bras » (§ 34).

Le chroniqueur liégeois ajoute, en avançant la garantie de saint Jérôme, que cet enfant était devenu saint Sauveur, une addition qui nous paraît curieuse (existe-t-il un Saint Sauveur autre que le Christ ?) mais que nous ne pourrons pas commenter ici, faute d’information complémentaire. 

Quoi qu’il en soit, dans le récit du séjour dans la maison de Dismas, Jean d’Outremeuse a enregistré deux guérisons miraculeuses, celle de la grand-mère lépreuse (§ 31) et celle du fils anormal (§ 33-34).

L’histoire d’un parfum de prix et de Marie-Madeleine

Mais nous n’avons pas encore parlé du parfum que la Vierge Marie a confectionné avec les herbes et les fleurs du jardin de Dismas (§ 30). Au moment du départ de la Sainte-Famille, l’épouse du brigand la reçoit dans une boîte, des mains de Notre-Dame, avec les mots : « Gardez-la bien ; elle pourra vous servir plus tard ». Et le chroniqueur de fournir à cet endroit une piste à son lecteur : cette boîte, Marie-Madeleine l’achètera plus tard à Jérusalem (§ 36).

Que ces deux histoires, celle du parfum et celle de Marie-Madeleine, s’entremêlent n’a rien d’étonnant, compte tenu du lien qui les relie. Songeons que dans l’iconographie chrétienne par exemple, Marie-Madeleine, c’est-à-dire Marie de Magdala, qui passe pour la pécheresse repentie et pardonnée, est toujours identifiée par un vase contenant le parfum de grand prix qu’elle est censée avoir répandu sur les pieds de Jésus. Mais ces histoires sont tellement complexes que nous leur avons réservé un article complet : La Marie-Madeleine de Jean d'Outremeuse.

Pour l’instant, revenons à l’hospitalité offerte à la Sainte-Famille dans la maison du brigand, où tout finalement semble s’être bien passé. Vient alors la décision de reprendre la route.

Sur la route, la Sainte-Famille, escortée par Dismas, est saluée par toute la nature

Chez Jean d’Outremeuse, comme dans d’autres textes et particulièrement dans l’interpolation grecque de l’Évangile de Nicodème, la Famille est escortée par le brigand jusqu’à ce qu’elle soit en sécurité. Mais seul le chroniqueur liégeois place à cet endroit du récit un miracle qui constitue ce qu’on pourrait appeler l’« hommage de la nature ».

Ce n’est pas la première fois que nous rencontrons un motif de ce type. On se souviendra par exemple du récit de la Fuite en Égypte dans l’Évangile du pseudo-Matthieu (XVIII-XXII, EAC I 1997, p. 136-139), où un palmier s’incline pour nourrir la Vierge et fait naître de ses racines une source abondante (cfr plus haut).

 

Fig. 6. Fuite en Égypte : miracle du palmier (première moitié du XVe siècle)
Livre d’Heures, Paris, Bibl. Sainte-Geneviève, ms. 1274, f. 060v
Source 

Le chroniqueur liégeois retravaillera une partie de ce motif, mais avec une insistance peut-être un peu lourde. Qu’on en juge par le texte suivant, qu’on lira en n’oubliant pas que les bois sont par ailleurs couverts de neige et de gelée :

Dans cette forêt pourtant, il n’y avait pas un arbre qui ne s’inclinât devant Jésus-Christ et sa mère, et ils fleurissaient comme si l’on était au mois d’avril. On était le 19 octobre. Et tous les oiseaux chantaient à la venue de Jésus, comme si on était en mai. Et toutes les bêtes sauvages venaient s’agenouiller devant la mule qui portait Jésus-Christ et sa mère. (§ 37)

Une description aussi précise ne se rencontre pas dans les textes parallèles. Jean d’Outremeuse reprendra d’ailleurs le motif un peu plus loin (§ 44), lors de l’arrivée de la Famille au Castel d’Orient. Il semble en tout cas l’avoir beaucoup apprécié.

Dismas et l’Enfant Jésus (§ 38-39)

Dismas, impressionné par ce miracle qu’il attribue cette fois à Jésus, demande à Marie de pouvoir porter un peu l’enfant : « Il me pardonnera tous mes péchés ». Il le fait jusqu’à la sortie de la forêt, puis le rend à sa mère et retourne chez lui.

Il est évidemment difficile de ne pas mettre la formule « il me pardonnera tous mes péchés » en rapport avec les échanges que le Christ et le bon larron auront au Calvaire.

Quoi qu’il en soit, cet épisode aussi – à notre connaissance en tout cas – est absent des autres versions conservées du voyage.

La croix de Dismas à Nicosie

On terminera par un élément secondaire ici, parce qu’il ne concerne qu'indirectement l’épisode égyptien.

Beaucoup plus loin dans Ly Myreur (t. 4, p. 46), lorsque Jean d’Outremeuse raconte les aventures d’Ogier le Danois, un contemporain légendaire de Charlemagne, il signale que la croix de Dismas était conservée comme une relique à Nicosie (Chypre) et que son héros, Ogier, était allé la prier avant de reprendre la mer (Ogier volt veoir la crois Dismas, li bon laron, qui fut pendus de costé Jhesucris, qui est en l’englise de Nycosie. Si fident leur orison, puis revinrent vers leurs dromons).

Cette relique était célèbre, si l’on en croit son évocation à la fin du XIXe siècle par Mgr Gaume dans son livre consacré à l’Histoire du Bon Larron (Paris, 1868, p. 262-263, avec quelques références bibliographiques) : « Quant à la croix du bon Larron, une légende immémoriale dit que sainte Hélène, revenant de Jérusalem, la donna presque tout entière aux habitants de l’île de Chypre. Le fait est que, pendant des siècles, on a conservé, et peut-être on conserve encore, dans un couvent situé au milieu des montagnes voisines de Nicosie, […] capitale de l’île, la croix du bon Larron. Elle est placée derrière le maître-autel, où elle demeure, dit-on, miraculeusement suspendue. Bien qu’elle ait été empourprée du sang d’un illustre saint, on ajoute que, pour la rendre plus vénérable, sainte Hélène y renferma un morceau de la croix du Sauveur. De là, le concours nombreux, et fréquent des habitants de l’île, à l’antique monastère, et les miracles de tout genre, publics et privés, obtenus en ce lieu ».

Il s’agit du monastère de Stavrovouni, à une quarantaine de kilomètres de la capitale. Mais pour compléter la citation de Mgr Gaume, il faudrait préciser que la Sainte-Croix n'est plus là depuis longtemps et que personne ne sait ce qui lui est arrivé. À la fin du seizième siècle déjà, en 1598, le seigneur de Bohème Krystof Harant, de passage sur les lieux notait : « Personne ne sait ce que les Turcs ont fait avec la Sainte-Croix. » Il faudrait préciser aussi que l’information sur une croix qui tiendrait miraculeusement dans l’air repose sur les informations d’un voyageur russe, l'abbé Daniel, de passage à Chypre en 1106. « Cette croix, notait-il, est comme une météorite, elle n'est pas fixée dans le sol parce que le Saint-Esprit la maintient dans le vide. Moi,  homme indigne, agenouillé devant cet objet mystérieux et saint, j'ai vu de mes propres yeux de pécheur, la sainte grâce inhérente à cet endroit ».

Pour des informations complémentaires, on verra le site de Maxime le Minime consacré aux monastères de Chypre et, mieux encore, l’article de C. Enlart, Notes sur le voyage de Nicolas de Martoni en Chypre, dans Revue de l’Orient latin, t. IV, 1896, p. 1-10, accessible sur la Toile. Ce Nicolas de Martoni séjourna à Chypre à l’extrême fin du XIVe siècle).

Si nous avons discuté ce détail, qui n’a rien à voir avec l’épisode égyptien, c’est qu’il apparaît ailleurs dans Ly Myreur et qu’il renvoie aux passages que nous commentons pour le moment.

En guise de conclusion

            Pour en revenir à l’essentiel, le récit d’un séjour relativement prolongé de la Sainte-Famille dans la maison de celui qui sera crucifié à la droite de Jésus n’est donc pas tellement répandu dans la littérature apocryphe. Nous ne l’avons rencontré en fait que chez Jean d’Outremeuse (au XIVe siècle) et dans une interpolation qui fut introduite entre le XIIe et le XIVe dans une recension byzantine de l’Évangile de Nicodème, appelé aussi Actes de Pilate.

On sait que dans son état ancien, cet apocryphe, remontant au IVe siècle, avait bien donné un nom aux larrons (Dismas et Gestas), mais n’avait pas développé leur histoire et surtout ne connaissait pas d’épisode égyptien. On sait aussi que l’œuvre était très répandue au Moyen Âge et qu’elle fit « l’objet de multiples traductions et réécritures jusqu’au début du XXe siècle » (EAC II, 2005, p. 251). L’existence de cette interpolation ne surprend donc pas ; nous ne la connaissons qu’en grec, mais compte tenu du succès de l’œuvre, elle aurait très bien pu se retrouver dans une traduction  latine accessible à un auteur du XIVe siècle, comme Jean d’Outremeuse. Ajoutons – cela n’avait pas encore été dit – que notre chroniqueur liégeois connaissait fort bien l’Évangile de Nicodème, qu’il a largement utilisé dans la suite de son récit de la vie de Jésus.

Cela étant dit, il serait hasardeux de conclure que Jean d’Outremeuse, en racontant le séjour de la Sainte-Famille chez le bon larron, a réellement utilisé l’interpolation dont nous avons le texte sous les yeux. Certes les rapprochements ne sont pas contestables. Des deux côtés, on voit le bon larron, en Égypte, accueillir généreusement les voyageurs dans sa propre maison. Ce geste d’hospitalité est récompensé par la guérison miraculeuse de membres de sa famille. Lorsqu’il quitte la maison, le petit groupe est escorté avec beaucoup respect par le bon larron sur une partie de la route. Mais si le schéma est le même des deux côtés, il suffit de relire les deux textes pour voir que son actualisation diffère sur de très nombreux points, qu’il s’agisse non seulement de la composition de la famille, du nombre de guérisons, du type des maladies, mais aussi de la tonalité générale des récits et de la variété des multiples détails particularisants.

En fait, il serait très possible que deux rédacteurs indépendants se soient emparés d’un schéma qui circulait pour le traiter chacun à sa manière. Cette hypothèse est plus vraisemblable que celle d’une influence directe – quel qu’en soit le sens – d’un récit sur l’autre.

 

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 Bruxelles, 5 octobre 2014


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