FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26  - juillet-décembre 2013


 

Des statues et un miroir. Chapitre 6 : Le Roman des Sept Sages de Rome

 

B. Les statues magiques, le miroir et le Roman des Sept Sages de Rome : Les rédactions K, A et D,
ou la situation de la tradition dans la seconde moitié du XIIe siècle

 

Jacques Poucet

Professeur émérite de l'Université de Louvain
Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

 

Voyons donc par l’analyse attentive des rédactions K, A et D comment se présentait l’état le plus ancien de la tradition du Roman des Sept Sages de Rome.

 

1. La rédaction K

Nous commencerons par la rédaction K (plus complète que C, rappelons-le), en nous basant sur quelques citations reprises à l’édition critique de M.B. Speer (cfr encadré).

Le discours de la reine débute au vers 3932 (Virgilles fu jadis a Romme ; / en cest siecle n’ot plus sage homme) et se termine au vers 4172. Le récit du feu « inextinguible », qui sera finalement éteint, occupe 32 vers, celui des deux hommes d’arain (de bronze) s’échangeant une pelote (une balle) chaque samedi en prend 14 ; le reste (quelque 200 vers) est consacré à l’histoire de la construction et de la destruction de « l’arme magique » de Rome.

Disons les choses nettement : cette arme n’est pas le complexe des statues aux clochettes mais un miroir, de plus de 100 pieds de haut :

               Virgilles fist .i. mireor

3980       ki molt par fu de grant valor.

               Molt fu cil mireours prisiés ;

               de hauteche [= hauteur] avoit bien .c. piés.

               Molt l'ot tres bien enluminé ;

3984       l'en en veoit par la cité.

Le rédacteur montre d’abord par quelques exemples comment ce miroir assurait la sécurité dans la ville. Puis il passe à la protection extérieure :

               Molt estoit em pais cele terre,

3996       de nule part n'i avoit guerre ;

               au mireor courent savoir

               quant nule guerre i doit avoir.

               Nus hom ne l'osoit envaïr,

4000       rois ne dus ne quens assaillir.

               Molt estoient li Roumain fier :

               nus hom ne les pooit plaisier (= battre, défaire).

 

« Personne n’osait envahir Rome ; ni roi ni duc ni comte n’osait attaquer les Romains ; personne ne pouvait les battre. » Le miroir protège très efficacement Rome. On conçoit que « les Romains en soient très fiers » ; on conçoit aussi le dépit de leurs ennemis  qui souffraient de cette prédominance de Rome.

*

Dans la rédaction K, l’essentiel du passage (plus de 150 vers sur un total de 200) est occupé par le récit de la destruction de ce système de protection. Comment se présente-t-il ?

En voici les premières lignes. L’adversaire de Rome est ici le roi de Hongrie qui va confier à quatre de ses fidèles (serghans) la mission délicate de se débarrasser de cette « arme magique » :

               Mais en Hongrie estoit uns rois

4004       ki molt fu sages et courtois,

               et si avoit trop grant envie [= dépit]

               qu'a Romme avoit tel signorie.

               Quatre serghans en apiela, etc…

Les serghans assurent au roi qu’ils peuvent renverser le miroir très vite et sans délai (jus trebuchier / isnielement, sans delaier, vers 4015-4016), à condition qu’il leur confie un peu de ses trésors. Ils partent ainsi avec grans charetees (vers 4022) d’argent, d’or et de joiaus. Arrivés dans la ville, ils creusent dans trois endroits différents une grande fosse où ils enterrent un tonneau rempli de richesses (trois fosses i firent molt grans, / les trois tonniaus i mirent ens, vers 4039-4040). Puis ils s’installent dans une maison où ils mènent grande vie, dépensant sans compter et donnant festins sur festins. Le roi de Rome entend parler d’eux (Li roi en a oï parler, vers 4055) et veut les rencontrer. Il s’invite chez eux avec sa cour, est reçu richement et, à la fin du repas, chaque participant reçoit en cadeau la coupe d’or où il a bu (Au daerrain ki but le vin / donnerent la coupe d’or fin, vers 4060-4061).

Li rois de chou s’esmervilla, / tout maintenant lor demanda... (vers 4063-4064). Ils expliquent alors que c’est Dieu qui leur donne toutes ces richesses. Ils ne font rien d’autre que rêver (Ne faisons nul autre mestier / ne mais seulement que songier, vers 4071-4072), mais ils ont le don de voir en songe les richesses enterrées. Le roi rentre alors dans son palais.

Le lendemain, les « rêveurs » se présentent au roi, en lui disant qu’ils ont vu en rêve la nuit précédente l’emplacement où est caché .i. plain tonnel d’argent et d’or (vers 4089). Le roi leur donne trois hommes pour creuser à l’endroit qu’ils leur désigneront. On découvre évidemment le tonneau, que les « rêveurs » remettent généreusement au roi. Ils procèdent de la même manière le lendemain et le surlendemain : Au roi donnent tout, sans partir (vers 4101).

Ils laissent alors passer quatre jours, puis retournent dire au roi qu’ils ont vu en rêve une grande quantité d’or sous le miroir. Le roi hésite à leur donner l’autorisation de fouiller, mais ils promettent de ne pas abîmer la tour. Le soir venu, alors que l’équilibre de l’édifice est devenu incertain, ils arrêtent leurs travaux, vont trouver le roi, lui demandent de faire garder la fosse et de ne laisser entrer personne. Demain, lui disent-ils, il aura « plus d’or fin que n’en Au matin, comme on pouvait s’y attendre, la tour s’écroule avec le miroir.

               Endroit mïenuit trebucha

               li mireours et craventa [= s’écroula] ;

               xxx. maisons a abatues

4148       et villainnement confondues.

Les Romains se retournent vers l’empereur jugé responsable. Et pour avoir trop aimé l’or, il sera condamné à périr par l’or bouilli.

               Et li Roumain s'en esbahirent,

               viennent au roi, si le laidirent [= le maltraitrent].

               Plain bachin d'or firent boulir,

4152       el cors li gietent par aïr [= ils y jetèrent son corps par colère] :

               'Or avoies, or couvoitas,

               et par plenté [=abondance] d'or remorras [= mourras] !'

Ce type de punition infligée pour excès de cupidité est un motif médiéval bien connu et fort répandu que nous ne commenterons pas pour passer immédiatement au contenu de la rédaction A.

 

2. La rédaction A

Éditée par H.R. Runte à partir de quelque trente manuscrits, et issue elle aussi (moins directement peut-être) de la tradition de la seconde moitié du XIIe siècle, la rédaction A, en prose, est plus courte que la rédaction K. Elle en diffère aussi sur certains points : ainsi, pour ne citer que quelques exemples, la reine, au lieu de trois merveilles virgiliennes, n’en cite que deux : le feu perpétuel surveillé par un archer et « l’arme secrète » de Rome ; ce n’est pas le roi de Hongrie, mais li rois de Puille qui veut détruire cette dernière ; l’adversaire de Rome ne fait pas appel à quatre serghans, mais à deus bachelers qui freres estoient, etc. Mais, même si la rédaction A résume l’histoire, l’essentiel y est.

Qu’on en juge par ces deux brefs extraits, pris l’un au début du récit (le miroir magique et la protection qu’il assure), l’autre à la fin (le châtiment par l’or de l’empereur de Rome) :

    (fol. 24d) Car il [= Virgile] fist par nigromance seur un grant piler de marbre un mirëoir par coi cil de ceste vile vëoient ceuls qui voloient venir a Rome pour mal fere, et tantost conme il vëoient que aucune terre se voloit reveler contre Rome, si mandoient les quemunes des viles (fol. 25a) environ si s’armoient, puis aloient sus cele terre si la destruioient. Tant que li rois de Puille en fu iriez [= en colère, irrité] et qu’il asambla touz les sages honmes de sa terre, si leur demanda qu’il feroit de Rome qui ainsint metoit toute sa terre a mal, et qui estoit leur songiez [= préoccupation, souci ?] et rendoit treü [= tribut] a Rome. Ilec ot deus bachelers qui freres estoient. etc.

    Li haut home de la terre [= les grands seigneurs] li (fol. 26c) demanderent pour coi il avoit ce fet. Il ne leur sot que respondre, fors que pour la convoitise de l’or. Meintenant le prirent et li mirent un huis [= un battant de porte] sus le ventre pour la grant ire ou il estoient de la grant perte que il avoient faite, puis prirent or fondu si li coulerent par la bouche et par les eulz [= les yeux] et par les oreilles, et puis li dirent: ‘Or vousis (= voulus), or convoitas, or auras et or perdras et par or morras.’

N’insistons pas davantage. L’arme secrète de Rome à détruire est toujours le miroir magique. Passons à la troisième attestation.

 

3. La rédaction D

Cette rédaction D, éditée par Gaston Paris, en 1876, est une autre adaptation en prose, fort proche pour le contenu de la rédaction K et remontant elle aussi à l’archétype V. Le discours de la reine, qui nous intéresse directement couvre les pages 40 à 44 de l’édition et reprend les trois merveilles virgiliennes de K, dont la dernière concerne le miroir.

Nous avons choisi trois extraits, en introduisant nous-mêmes des divisions en paragraphes. Le premier décrit l’utilité du miroir, qui éclaire toute le ville et permet aussi de déceler toute attaque contre Rome. Cela irrite au plus haut point les autres « princes du monde ».

Les Sept Sages de Rome [D] (G. Paris, 1876, p. 40)

    (1) Encores, dist elle [= la reine], fist Virgile ung aultre mireur a Romme qui de haulteur avoit mil piez.

    (2) Ce mireur fut de si grant valeur et de si grant pris qu'il rendoit par nuyt telle clareté que sans aultre lumiére quelconque l'en veoit par les rues de Romme aller de nuyt les gens a leurs affaires et besongnes : il ne leur failloit chandeilles, lanternes ne torches, ne nul aultre clarté. Quant aucune chose estoit perdue ou emblée, l'en alloit au mireur et tantost l'en avoit cognoissance des choses perdues ou emblées.

    (3) Quant aussi aucun roy estrangier vouloit a Romme faire guerre, on le sçavoit tantost par le mireur et diligemment l'en envoyoit sur lui gens qui detruisoient lui et son pays.

    (4) Tous les princes du monde avoient grant envie que par le moyen de ce mireur ceulx de Romme deussent ainsi obtenir leur seignourie.

Le deuxième extrait – qui suit immédiatement le précédent – concerne la mise en route de l’opération de destruction, qui, conçue par le roi de Hongrie, sera exécutée par quatre sages :

Les Sept Sages de Rome [D] (G. Paris, 1876, p. 40-41)

    (5) Entre les aultres roys et princes en avoit ung en Hongrie qui moult estoit large et courtois ; il fist a lui venir quatre des plus sages de son pays et en qui plus il se fioit et leur exposa sa voulenté en disant  qu'il estoit trop mal content de si grande dignité que ceulx de Romme obtenoient seulement par le moyen de leur mireur. Car le roy ne vailloit pas un denier et n'estoit qu'ung usurier convoiteulx d'or et d'argent qui de regier pourroit estre deceu.

    (6) Les quatre sages lui respondirent que s'il vouloit croire leur conseil ilz feroient le mireur trebucher em bas de tant hault qu'il estoit. Il leur accorda de faire et acomplir ce qu'ilz vouldroient dire et deviser, et si leur promist de les faire riches a tousjours. Adonc ces quatre sages y allérent, etc.

Un long récit (p. 41-44) raconte alors comment les envoyés du roi réussirent à tromper l’empereur de Rome, à obtenir l’autorisation de fouiller sous la tour, à abattre celle-ci et à s’enfuir. Le dernier  extrait rapporte la punition du roi :

Les Sept Sages de Rome [D] (G. Paris, 1876, p. 44)

    Doncques ceulx de la cité saisirent leur roy et moult durement le traittérent, car ilz firent fondre et bouillir plain bachin d'or et lui coulérent parmi la bouche dedens le corps et lui dirent en ceste maniére : « Or avoies, or convoitoies, et par la planté d'or mourras. »

Nous espérons pouvoir analyser un jour le motif du miroir magique d’une manière aussi détaillée que celui des statues aux clochettes, ce qui permettrait notamment de comparer avec précision ces trois récits pour mettre en évidence les ressemblances et les différences qui existent entre eux.

Pour le moment, l’analyse rapide de la structure et du contenu des rédactions K, A et D suffit. Nous en savons assez pour dire avec certitude qu’au départ (dans la seconde moitié du XIIe siècle) la tradition des Sept Sages de Rome ne connaissait que le miroir magique dont elle attribuait la construction à Virgile et la destruction à un roi hostile à Rome.

 Mais si le motif du miroir magique est le plus anciennement attesté dans la tradition du Roman des Sept Sages, il va être remplacé dans l’évolution de la tradition par celui des statues aux clochettes. C’est de cela dont nous allons maintenant parler.

 

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