FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26  - juillet-décembre 2013


 

Des statues et un miroir. Chapitre 5 : Colisée et tradition étymologique

 

D. Armannino Giudice (1325) : une autre étymologie pour le Colisée

et une allusion originale aux statues magiques

 

Jacques Poucet

Professeur émérite de l'Université de Louvain
Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

 

Au XIVe siècle, on rencontre encore, pour le Colisée, une étymologie différente dans un ouvrage dont il n’a pas encore été question : la Fiorita d’Armannino de Bologne. À la différence des cas précédents, cette étymologie n’a rien à voir avec les statues magiques, et est aussi un peu plus récente que celles examinées dans le présent chapitre. Nous avons toutefois souhaité la présenter ici, d’abord pour illustrer le goût de l’époque pour les explications étymologiques fantaisistes, ensuite pour donner un exemple caractéristique de la confusion faite par certains auteurs médiévaux entre le Colisée et le Panthéon.

 

1. Généralités sur Armannino et la Fiorita

Armannino de Bologne, connu aussi sous le nom d’Armannino Giudice, est né avant 1260. L’œuvre qui nous occupe, la Fiorita, fut terminée en 1325 et eut une grande diffusion aux XIVe et XVe siècles. C’est une vaste compilation d’histoires et de légendes qui, partant de la création du monde, aborde ce qu’on appellerait les « matières » de Thèbes, de Troie et de Rome, avec quelques aperçus sur la Table Ronde et la quête du Graal.

Cette vaste matière est organisée en 33 récits (conti), et dans chacun d’eux, la Fiorita, c’est-à-dire la Poésie personnifiée, tire les enseignements religieux et moraux qui s’imposent. L’ouvrage, rédigé en prose, avec quelques passages en vers, n’a pas encore fait l’objet d’une édition critique, mais en 1932, lorsque Louis-Fernand Flutre l’utilisa dans son étude sur l’influence de Li Fait des Romains dans la littérature italienne, on connaissait de cette œuvre dix-sept manuscrits attestant de trois rédactions différentes. Ses sources sont nombreuses et très variées.

 

* L.-F. Flutre, « Li Fait des Romains » dans les littératures française et italienne du XIIIe au XVIe siècle, Paris, 1932, 452 p., présente l’auteur et l’œuvre aux p. 373-400 (La "Fiorita" d'Armannino Giudice), en prenant essentiellement en compte la « survie » de l’histoire de César, qui occupe les conti 29 et 30. Les p. 394-399 sont consacrées au Conto 30.

* Pour une vue d’ensemble plus récente, cfr G. Ghinassi, Armannino da Bologna, dans Dizionario Biografico degli Italiani, t. 4,  1962, p. 224-225, avec bibliographie. L’article est accessible sur la Toile.

* Un manuscrit de la Fiorita, copié en Italie dans la première moitié du XVIe siècle, se trouve à la Bibliothèque nationale de France, Département des manuscrits, italien 6. On peut le visualiser sur Gallica.

* L.-F. Flutre n’ayant pas donné le texte sur le Colisée, nous utiliserons ci-dessous la lecture qu’en a proposée A. Graf, Roma, 1923, p. 93, n. 28. Ce savant l’a faite sur un manuscrit de Florence (Laurentianus pl. LXII, 12, f. 233 v°).

 

2. La description du Colisée

Le conto 30 fait partie de l’histoire de César. La place du grand homme y reste centrale mais, à un certain moment, le récit principal est interrompu par la description de certains monuments de Rome, ce qui permet à l’auteur de reprendre « quelques-unes de ces légendes que les chroniqueurs du moyen âge avaient toujours plaisir à reproduire » (L.-F. Flutre, p. 395). Le Colisée fait partie de ces monuments.

Le Colisée est pour Armannino un temple, anzi capo di tutti li templi che per lo mondo erano (selon les mots d’A. Graf, Roma, p. 93). On y trouvait de nombreux autels en l’honneur des dieux païens. Celui de Jupiter en particulier était remarquable : « ses ornements valaient un trésor sans prix » (quello Giove gli cui ornamenti valeano amisurato tesoro). Les prêtres, par leurs incantations, étaient capables d’y provoquer une foule de phénomènes atmosphériques (la pluie, la neige, la grêle, le beau temps). Vient ensuite le passage consacré à l’étymologie :

       Gli forestieri erano menati in quello luogho ove si facea tante maraviglie che la gente gli davano grande fede. Allora diceano quelli maligni preti a coloro che questo vedeano : Colis eum ? la qual cosa volgarmente viene a dire : Coltivi tu dio per sommo dio ? e quegli rispondea : Si. E per questa risposta battazzato aveano in quello errore. E per questo cotale domandare fu poi quello tempio Colliseo chiamato. (Conto, XXX, d’après A. Graf, Roma, 1923, p, 93, n. 28)

       Les étrangers étaient conduits dans cet endroit où se faisaient tellement de merveilles que les gens y prêtaient foi. Alors ces prêtres démoniaques disaient à ceux qui voyaient cela [= l’autel de Jupiter]: Colis eum ? (« Est-ce que tu le vénères ? »), ce qui revenait à dire : Coltivi tu dio per sommo dio ? (« Est-ce que tu vénères ce dieu comme le plus grand dieu ? »), et ils répondaient : Si (« Oui »). Et par cette réponse, les prêtres les précipitaient dans l’erreur. C’est à cause des nombreuses demandes de ce type que ce temple fut alors appelé Colliseo (« Colisée »).

3. Confusion entre Panthéon et Colisée       

L’idée que le Colisée était un grand temple (celui du Soleil), où l’on pouvait assister à des phénomènes atmosphériques de tout genre, n’était pas étrangère à la tradition des Mirabilia : depuis la description par Nicolás Rossel (ch. 29, V.-Z. III, p. 195) du templum Solis mirae magnitudinis et pulchritudinis... ubi tonitrus, fulgura et coruscationes fiebant et per subtiles fistulas pluviae mictebantur, jusqu’à l’ensemble de la branche des traductions allemandes (Miedema, Mirabilia, 1996, p. 350-351). Mais les Mirabilia n’y avaient jamais installé des « démons » dont les prêtres tentaient, par des questions spécieuses, de détourner les fidèles de la vraie foi.

Dans la tradition des Mirabilia, ces « attaques » contre les Chrétiens étaient plutôt liées à un autre temple, à savoir le Panthéon. C’est précisément à cause d’elles d’ailleurs (quod multotiens a daemonibus Christiani percutiebantur : Mirab., 16, V.-Z., III, p. 35 ; idem dans la Graphia et dans la compilation de Rossel) que le pape Boniface IV avait demandé à l’empereur de lui céder le Panthéon et qu’avant sa transformation en église, précisent certains auteurs, il l’avait purifié en bonne et due forme (et omni ydolorum eliminata spurcitia, par exemple chez Jacques de Voragine, Légende dorée, n. 158).

Toujours dans la tradition des Mirabilia, le temple antique lié au culte de nombreux dieux (pour ne pas dire de tous les dieux) n’est pas le Colisée, mais le Panthéon. On assiste manifestement à une confusion entre les fonctions de ces deux bâtiments. C’est un peu comme si la notion de « tous les dieux » avait glissé du Panthéon (où elle pouvait à la limite se concevoir, compte tenu de l’étymologie pan et theos) au Colisée, lequel, au départ, dans les Mirabilia en tout cas, était essentiellement un temple du Soleil, voire un temple du Soleil et de la Lune.

4. Les pseudo-étymologies

C’est donc la quatrième pseudo-étymologie que nous rencontrons pour le Colisée. Après le colere solem attesté par Neckam, le colere ossa de Hugo de Pise, influencé par Osbern de Gloucester, le colere deos des documents Codagnellus et Ramponi, voici maintenant le colis eum d’Armannino Giudice. À la différence des trois premières, celle d’Armannino de Bologne n’est toutefois pas liée au complexe des statues magiques.

5. Les statues magiques armées d'un arc

Les statues magiques sont toutefois présentes, et nous le savons ici encore grâce à une lecture de A. Graf, Roma, 1923 (p. 155, n. 32) dans le manuscrit qu'il utilisait (Cod. Laurenz., pl. LXII, 12, f. 233 v°). La voici :

    Un'altra cosa maravigliola era in quel tempo, che in Campidoglio, del quale io o decto, era una grande torre tucta ritonda intorno intorno : in cima della torre erano per arte magicha composte certe statove, le quali per numero erano tante quante erano le principali province del mondo che obidienti erano a' Romani. Ciaschuna avea lo suo archo in mano con le saette, e parea che saettassero. In mezzo di quelle ne sedea un'altra molto grande e alta a modo di Reina incoronata. Questa somigliava Roma, e quando alcuna di quelle province si rivellava a Roma, la statova che quella dimostrava con l'archo si volgeva inverso quella grande che Roma presentava.

    Une autre merveille de cette époque était qu'au Capitole, dont j'ai déjà parlé, se trouvait une grande tour entièrement ronde : à son sommet, l'art de la magie avait fabriqué des statues, aussi nombreuses que les principales provinces soumises à Rome. Chacune avait un arc en main, avec des flèches, et elles paraissaient tirer. Au milieu d'elles en siégeait un autre, très grande et haute à la manière d'une reine couronnée. Elle ressemblait à Rome, et quand une des provinces se rebellait contre Rome, la statue qui la représentait se tournait avec son arc contre la grande qui représentait Rome.

Plus aucune clochette, ce qui est rarissime. L'originalité des statues est de tenir un arc en main et de donner l’impression d’être prêtes à décocher leurs flèches. Et quand la statue de la province rebelle  se détourne, elle semble viser Rome. Ce détail de l'arc qu'on ne rencontre pas dans les autres notices sur les statues magiques, ne pourrait-il pas être un détournement du motif de l’archer surveillant le feu perpétuel ? Peut-être.

*

C'est en tout cas un élément nouveau et intéressant, plus intéressant pour l'histoire des statues magiques que ce qui précède, à savoir la nouvelle pseudo-étymologie du Colisée et la confusion de ce bâtiment avec le Panthéon. Quoi qu’il en soit, la relation pseudo-étymologique avec colis eum réapparaîtra dans un récit légèrement différent, sous la plume de John Capgrave au XVe siècle. On aura alors l’occasion de mieux la situer et d’y voir la manifestation d’une tradition orale..

 

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