FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 25 - janvier-juin 2013


 

Les guérisons merveilleuses dans la geste évangélique de Juvencus

ou l’extravagance épique du retour à la norme

 

 

© Paul-Augustin Deproost, 2013


Ce texte a été prononcé lors du colloque « Extra-vagances. Écart et norme dans les textes gréco-latins » qui s'est déroulé les 16 et 17 mai 2013 à l'Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve) à l'initiative du réseau thématique européen « Le phénomène littéraire aux premiers siècles de notre ère ». Il paraît ici en preprint en attendant par ailleurs la publication des actes en « version papier » sous la responsabilité éditoriale des organisateurs du colloque.


 

 

« Merveilleuses » plutôt que « miraculeuses », car un des ressorts majeurs de ce poème est la traduction des évangiles, des paroles et des actes de Jésus, en une paraphrase qui chante précisément les Christi uitalia gesta, « la geste vivifiante du Christ », et donc en une épopée qui raconte et dramatise une aventure héroïque, les exploits d’un héros. Certes, cette première épopée biblique en langue latine, écrite par un prêtre espagnol sous le règne de Constantin, ne s’autorise pas encore les libertés, digressions, amplifications et autres divagations allégoriques ou exégétiques qui ponctueront l’évolution du genre tout au long de l’antiquité tardive ; par ailleurs, la paraphrase reste encore très proche de son modèle scripturaire, en l’occurrence majoritairement l’évangile de Matthieu, nonobstant des emprunts aux autres évangiles dans un souci d’harmonisation. On connaît les mots de saint Jérôme à propos de l’œuvre de Juvencus, « traduisant les évangiles en vers hexamètres, presque mot à mot » [1] . Mais c’est précisément cet interstice qui nous intéressera ici dans la mesure où il ouvre le sens des Écritures sur les possibilités d’une lecture nouvelle, non plus liée à l’épaisseur historique et culturelle de leurs racines sémitiques, — évacuées de la paraphrase quand elles ne sont pas contestées —, mais résolument ancrée dans les résonances expressives de la grande épopée romaine.

L’évangélisation des lettrés de l’âge constantinien passait par l’urgence d’une traduction esthétique de la Bible qui fût en accord avec leur culture et ses valeurs, fût-ce au prix d’une « extravagance » du récit biblique et de ses personnages, conservés en leur continuité narrative, mais transformés dans un énoncé idéologiquement convaincant, en même temps qu’approprié à la grandeur et à la qualité du message, tant il est vrai qu’en ces temps l’épopée demeure la forme la plus haute de la communication littéraire. Dès le prologue, le ton est donné : Juvencus joue l’évangile contre Virgile, mais aussi avec lui, dans une geste qui préfère à la Muse le souffle de l’Esprit-Saint, aux sources de Smyrne ou du Mincio l’eau douce du Jourdain, pour « dire des paroles dignes du Christ » mieux que les poètes des Champs-Élysées virgiliens qui, de leur vivant, « ont dit des paroles dignes de Phébus » [2] .

Et tant qu’à faire, puisque la brèche était ouverte, le poème épique redevient aussi le lieu d’une actualisation des faits et gestes racontés, comme il l’était dans le filigrane augustéen de l’épopée virgilienne. Explicitement inscrit, en sa dédicace finale, dans la conjoncture constantinienne, le poème de Juvencus profile le Jésus du Nouveau Testament sur un Christ impérial, en ce compris dans la majesté de ses propos, la puissance de ses actes et l’autorité de son enseignement, le tout coulé dans le rythme solennel de l’hexamètre. De surcroît, cette relecture s’accompagne d’un projet « édifiant », où le poète s’applique à élever le cœur et l’esprit vers une lecture méditée de l’évangile, en accord avec la théologie et la spiritualité de son temps. Sans compter que cette romanisation du texte scripturaire passe aussi par une « déjudaïsation » systématique qui promeut l’effacement des toponymes, patronymes et autres institutions bibliques dans une paraphrase dont les travaux de Jean-Michel Poinsotte ont souligné la prégnance antijuive [3] .

La mesure de cette « extravagance » littéraire est singulièrement perceptible lorsqu’elle affecte des récits de miracles, où le poète se plaît à souligner la dimension merveilleuse de l’événement pour l’ajuster à l’expressivité du mirabile épique ; et cela plus encore lorsqu’il s’agit de miracles de guérison, qui réduisent la singularité du malade pour le ramener à la santé commune, à la norme de l’humanité. Là où le récit évangélique se montre toujours très sobre et discret sur les virtualités démonstratives de l’événement pour y souligner surtout la « portée révélatrice » de l’œuvre de Dieu parmi les hommes, le poète en accentue volontiers les propriétés extraordinaires qui lui méritent de devenir un récit d’épopée [4] . Contraint par l’exigence d’une paraphrase textuellement très proche de son modèle, Juvencus reste, certes, en deçà des dérives ultérieures marquées par un goût baroque pour les effets dramatiques et l’esthétique du paradoxe, mais l’héroïsation des miracles du Nouveau Testament dans cette épopée évangélique n’en jette pas moins les prémisses de cette extravagance, dans le sens où l’écart textuel, si modeste soit-il, amène à redéfinir le sens de ces guérisons et l’identité de leur auteur.

L’inventaire des récits de miracles chez Juvencus fait apparaître que le poète paraphrase tous les épisodes présents dans l’évangile de Matthieu et selon la même chronologie, à l’exception de la péricope des deux aveugles de Jéricho (Mt 20, 29-34), sans doute pour éviter de redoubler une scène antérieure [5] . Cela étant, Juvencus emprunte trois récits de miracles uniquement attestés dans l’évangile de Jean : le changement de l’eau en vin à Cana, la guérison du fils du fonctionnaire royal et la résurrection de Lazare ; la guérison du démoniaque gérasénien paraphrase la péricope de l’évangile de Marc, et non l’épisode correspondant de Matthieu, peut-être pour privilégier une version en l’occurrence plus dramatique [6] . Accessoirement, Anne Fraïsse et Jean-Noël Michaud ont bien montré que, pour la péricope de la tempête apaisée, Juvencus propose une version mêlée, diversement inspirée des trois synoptiques [7] .

Un premier témoin de l’écart entre le poème et le modèle biblique est le vocabulaire utilisé pour désigner le fait extraordinaire de la guérison miraculeuse. Là où, tous évangiles confondus et quels que soient leurs recensions ou témoins latins, le Nouveau Testament n’utilise qu’exceptionnellement le lexique du merveilleux, Juvencus désigne volontiers ces faits par des mots qui lui sont empruntés : en particulier, miraculum, dans un emploi exclusivement pluriel, qui recoupe notamment la formule miracula rerum, où Virgile évoquait les prodiges métamorphiques de Protée, ou encore mirabile, dans la formule épique banalisée mirabile dictu (uisu), et, plus largement, les formes issues du verbe mirari, qui traduisent, dans l’épopée, l’étonnement à la vue d’un événement prodigieux qu’on ne s’explique pas, mais qui s’impose comme une évidence divine suscitant habituellement crainte et tremblement, comme c’est aussi le cas à l’issue de plusieurs miracles dans l’évangile [8] .

Dans le premier récit de guérison, où, au début de l’évangile de Matthieu, Jésus enseigne et guérit les foules, Juvencus développe la conclusion de l’évangéliste en soulignant que les peuples suivent Jésus en la qualité de quelqu’un qui « accomplit de grands miracles (magna miracula) », redoublant, par ailleurs, « les joies admirables (miranda gaudia) » dont le poète a défini, quelques vers plus haut, le retour des malades à la santé ; en l’occurrence, la paraphrase glose le modèle biblique muet sur le caractère « prodigieux » de ces événements [9] . De même, dans l’épisode du démoniaque gérasénien, là où la version de l’évangile de Marc, pourtant très démonstrative, ne fait pas état de « merveilles » particulières, le poète amplifie doublement le caractère spectaculaire du mal et de la guérison de la victime : il enveloppe son récit entre la formule mirabile dictu, en incise pour introduire l’épisode, et la « frayeur » des porchers épouvantés par les miracula tanta qui ont précipité la noyade des troupeaux envahis par les démons. Dans l’évangile, seule la foule ameutée par l’événement est effrayée, et elle prie Jésus de s’éloigner ; Juvencus ajoute au miracle une valeur performative qui « contraint » ceux qui ont vu « à croire » en la guérison du jeune homme [10] .

Ailleurs encore, « la crainte et la louange du Seigneur » rassemblent la foule pour célébrer « dans l’allégresse les miracles » de la guérison du paralytique au terme d’un récit qui dramatise le modèle biblique : le jeune homme reçoit ici l’ordre de se lever « avec force, après que l’usage de son corps eut été affermi », et il s’en retourne chez lui « en pleine force », après avoir « ajusté son lit sur ses épaules désormais solides », pareilles à celles d’un héros qui revêt son équipement de combat, sans compter que ce retour se fait « au milieu d’un peuple dans l’admiration », comme celui qui assiste aux guérisons du démoniaque muet ou de l’homme à la main sèche [11] . Enfin, après avoir marché sur les eaux du lac secouées par le vent, Jésus aborde au rivage de Gennésareth, désigné, dans le poème, par l’antonomase virgilienne du « port souhaité [12]  ». À rebours des tempêtes épiques, où le héros naufragé trouve dans un port ou sur le rivage un terme à ses épreuves, le maître du vent apporte lui-même le salut de la guérison pour les malades rassemblés sur le rivage qui ont touché la frange de son vêtement, et, au-delà du récit scripturaire, en apposition au retour à la pleine santé, Juvencus souligne encore le caractère « prodigieux » de l’événement pour tous ceux qui ont profité de son « bienfait », non sans traduire l’empressement des foules par une formule narrative où Virgile avait plusieurs fois exprimé « la course rapide » de ses guerriers [13] .

Face à ces guérisons, dont le poète souligne la portée épique, les bénéficiaires du miracle et leurs proches manifestent prioritairement leur « joie » — gaudia, toujours au pluriel comme dans l’Énéide — : c’est la « joie admirable » des malades, dans le premier récit de guérisons collectives, et de Jaïre, après la résurrection de sa fille, la « joie » que le Christ demande au lépreux de « cacher » après sa guérison, « joie » des deux aveugles qui ont recouvré la vue, « joie » du centurion et du fonctionnaire royal dont les fils ont été guéris, sans compter les « joyeux miracles » de la guérison du paralytique, là où, en aucun de ces cas, l’évangile n’évoque ce sentiment, en revanche bien attesté dans l’épopée à l’annonce d’un heureux présage ou à l’occasion d’un oracle favorable [14] .

Plus conforme au modèle biblique est l’affermissement de la foi des témoins, par exemple chez le fonctionnaire royal qui, selon l’évangile, croit à la parole de Jésus avant même de voir son fils guéri et qui confirme sa foi à la fin de l’épisode. Mais, chez Juvencus, le propos est, en l’occurrence, en même temps plus sobre dans la narration de l’événement et plus complexe dans ses virtualités spirituelles. Outre l’imprécision géographique de la paraphrase, qui évite de situer le lieu du miracle, au risque d’en réduire le caractère exceptionnel d’une guérison à distance, le poète efface également la part dialoguée du récit pour ne laisser parler que le Christ en réponse à la prière indirecte du fonctionnaire qui « prie avec insistance pour la destinée de son fils, en réclamant les dons d’un prompt salut ». Inspirée d’une formule de Valérius Flaccus, également en fin de vers pour évoquer le don de la vie sauve, l’expression inclut ici la santé physique du jeune homme, menacée par une mort prochaine, mais aussi un salut plus intérieur et spirituel, bientôt confirmé à la fin de la péricope. En effet, en écho à ces dons et à l’invitation du Christ, qui exhorte l’homme à rentrer chez lui pour « embrasser son fils chéri », Juvencus conclut l’épisode sur un mode allégorique où l’on voit le fonctionnaire exaucé « embrasser le vénérable don de la foi » comme si, effectivement, le fils guéri était l’image de la foi née dans le cœur de son père ; du reste, l’expression uenerabile donum renvoie à l’image du rameau d’or, avec la même force persuasive dont cet objet est investi lorsque la Sibylle le présente à Charon pour convaincre le passeur infernal d’emmener Énée dans sa barque [15] .

Entre temps, Juvencus avait paraphrasé la confiance de l’homme en Jésus, en soulignant le lien entre les paroles du Christ, le « fruit du salut », et une « belle foi qui affermit l’esprit dans un cœur joyeux ». Quant à la nouvelle de la guérison, elle lui parvient par la nuntia fama, en une reprise, y compris métrique et phonique, d’un vers de l’Énéide, mais à rebours du vers virgilien qui apprenait à la mère d’Euryale la mort tragique de son fils, puisque la « renommée » annonce ici au père du malade que « du seuil de la mort vers les rives de la lumière, le salut est soudainement revenu pour son enfant » [16] . Du seuil au rivage, de la mort à la lumière, Juvencus renvoie ici à la plus ancienne poésie épique en latin, notamment en lien avec une naissance ; connotée par les variations chrétiennes sur la théologie de la lumière, bien attestée par ailleurs dans le poème de Juvencus, jusqu’à son dernier vers qui confère au Christ le titre de « Seigneur de la lumière », la formule in luminis oras noue les thèmes de la guérison, de la naissance et de la résurrection dans un tour précieux où le salut « renaît » pour cet enfant, comme la foi naît pour son père arraché aux ténèbres de l’incroyance [17] .

Le blocage « dons du salut » et « foi » apparaît également lors de la guérison de la fille de la Cananéenne, emblématique de ce lien privilégié dans le fait d’une personne issue d’un milieu non juif [18] . La femme apparaît « les cheveux défaits », aussi désespérée que Cassandre emmenée par les Danaens, mais Juvencus réduit sa double supplication à une seule intervention au style indirect ; plus globalement, du reste, il abrège les versets bibliques préliminaires à la guérison elle-même [19] . Car ce qui importe pour le poète, en l’occurrence, est moins le contexte du miracle que son épilogue, où il souligne, en contraste, par la voix directe du Christ, le lien entre « les dignes récompenses du salut » et « la force d’une si grande foi » [20] . Au demeurant, au terme de la péricope, la paraphrase du miracle proprement dit amplifie considérablement la sobre expression biblique « sanata est », au passif, en recadrant ce lien par rapport à la mission du Christ : ces récompenses sont le fait de « paroles célestes », prononcées par un « sauveur », et, plus encore que la personne du Christ, c’est sa « puissance féconde » qui opère le miracle, en une métonymie épique où la valeur ou uirtus du héros comble des « dons du salut » l’esprit libéré de ses démons [21] .

On mesure à cet endroit tout l’écart qui sépare le personnage de l’évangile et le héros thaumaturge de l’épopée. Plus généralement, cet écart apparaît dès le nom qui lui est donné : Christus plutôt que Iesus, mais aussi Dominus ou magister, et tous les prédicats qui soulignent sa mission de salut, souvent associés au motif de la lumière, en rapport avec les débats contemporains liés à la conversion chrétienne des symboles solaires : le Christ est tour à tour « lumière et salut des hommes », « sauveur », « vainqueur de la mort » ; le centurion l’invoque comme « père de la vie et de la lumière », mais il est aussi la « lumière des terres » ou « maître de lumière », toutes titulatures qui inscrivent les références scripturaires à la « lumière du monde » dans le prolongement d’un complexe idéologique articulé, depuis l’aduentus de Constance Chlore à Londres, autour de l’image impériale du « restaurateur de la lumière éternelle » diffusée par une légende monétaire de ce temps [22] .

Le Christ est la lumière qui sauve ; il sauve aussi par la parole. Sans doute cela est-il déjà vrai dès l’évangile, mais cette parole prend, dans l’épopée, une forme « extravagante » par rapport à la sobriété des discours bibliques. Il y a tout d’abord, et d’emblée, la solennité artificielle d’une parole coulée dans le rythme de l’hexamètre, mais aussi les apparats liés au discours héroïque qui met en valeur la puissance pontifiante et doctorale de cette parole. Comme on l’a vu à diverses reprises, le Christ de Juvencus parle nettement plus que les autres personnages de l’épopée, en tout cas au style direct : il apparaît ainsi comme l’acteur principal des guérisons, alors que les malades ou leurs proches ne seraient, en définitive, au style indirect, que les faire-valoir de l’efficience de cette parole, dont Juvencus aime à souligner le poids et la force [23] . Certes la parole de Jésus est-elle, dès l’évangile, une parole de salut, mais l’insistance du poète sur les vertus de cette « parole vive », dont Roger Green a pu évaluer qu’elle occupe la moitié du poème, relaie aussi l’intérêt grandissant pour les images du Christ docteur et enseignant dans lesquelles s’ébauche, à l’époque constantinienne, l’iconographie souveraine du Christ en majesté ; la présence de ces images sur les sarcophages ou dans les fresques des catacombes traduit l’espérance du défunt dans les vertus de cette « rhétorique de salut », dont les récits de miracle, par ailleurs également représentés dans nombre de monuments funéraires, illustrent l’efficacité dans la poésie de Juvencus [24] . En définitive, plus que les gestes ou les mouvements du Christ, c’est sa parole, et donc son enseignement et la vérité qu’il transmet — ueridicis uerbis, dit le poète [25]  —, qui apportent la guérison, souvent associée à un acte de foi ; en un temps où apparaissent les premières grandes controverses christologiques, il était urgent pour le poète de faire parler le Christ plus que de raison pour convaincre son public d’adhérer au mystère du Verbe de Dieu.

La dramatisation épique affecte également les sentiments du Christ chez Juvencus, là où l’évangile manifeste une très grande réserve, en particulier lorsqu’il s’agit d’évoquer les larmes de Jésus. En effet, le Nouveau Testament n’évoque que trois moments où Jésus a pleuré, dont un seul à l’occasion d’un récit de miracle, en l’occurrence avant de ressusciter son ami Lazare [26] . « Les larmes sont le sang du cœur », disait saint Augustin ; appliqué à Jésus, l’aphorisme réunit la double dimension qu’a reconnue l’exégèse ancienne dans les pleurs du Christ, à la fois « métaphore de sa souffrance », selon la belle formule de Piroska Zombory-Nagy, et remède à la nôtre dans la mesure où elle est liée à l’efficacité symbolique de sa Passion [27] . L’héroïsation de cette douleur dans le poème de Juvencus surligne cette sympathie du Christ pour les malades de l’évangile, en majorant la dimension émotionnelle du personnage telle qu’elle se manifestait déjà dans l’altruisme des larmes d’Énée, au sens où Philippe Heuzé observait avec beaucoup de sensibilité, après Jacques Perret, que le héros virgilien, plutôt qu’il ne pleure sur lui-même, sur les défaites, les révoltes ou les joies de son thymós, « s’afflige beaucoup de la souffrance qui l’entoure » [28] .

Alors que la foi du centurion suscite l’étonnement ou l’admiration de Jésus dans l’évangile, le Christ de Juvencus est « bouleversé par les prières et la foi de l’homme » [29] . De même, il anticipe l’émotion du personnage évangélique lorsqu’il apprend d’un messager la dégradation de l’état de santé de Lazare, dans une réaction affective qui redistribue du vocabulaire de l’émotion épique : « Ébranlé par ces paroles cruelles... » [30]  Et bientôt, les larmes de Jésus, à qui l’on montre « sans retard » le tombeau de son ami, sont doublées chez Juvencus d’un sentiment de tristesse, en un binôme flenti maestoque qui centonise et prolonge les larmes des compagnons de Misène à qui « l’on se hâte » de rendre les derniers honneurs [31] . L’émotion du Christ s’exprime également par la pitié à l’égard du paralytique ou de malades anonymes, ou encore par la compassion pour la souffrance d’un jeune épileptique, alors que, dans ce dernier cas, la péricope évangélique ne fait aucun état des sentiments de Jésus, opposant, sans transition, une réponse brutale à la prière du père de l’enfant [32] . Jusque dans la clausule du vers — corda dolore — qui remonte à une iunctura virgilienne plusieurs fois recyclée dans l’épopée latine, le Christ rejoint Énée qui redonne espoir à ses compagnons après le désastre de la tempête, sans compter que Juvencus lui-même reprend la formule au moment d’évoquer la douleur du Christ à la vue des larmes de Marie pleurant sur la mort de son frère Lazare [33] .

Car cette émotion peut aussi être celle d’un tiers qui implore un geste du Christ pour un proche, malade ou décédé, et Juvencus lui donne un relief particulier, surtout lorsque l’évangile tait ses larmes, comme dans l’épisode de la résurrection de la fille de Jaïre. Tel un suppliant de l’épopée écrasé de douleur, le personnage de Juvencus, « après s’être frappé la poitrine tombe à terre en adorant le Christ et, en pleurant, il se lamente sur la mort de sa fille — deuil misérable » [34] . Non sans quelque maladresse dans l’expression, la formule implorat lacrimans rappelle l’audacieuse ouverture du chant VI de l’Énéide et toutes ces larmes du milieu du vers auxquelles Virgile donne littéralement la parole pour compatir aux malheurs des hommes [35] . Quant à la Cananéenne, dont la fille est malmenée par un démon, elle « se roule » aux pieds du Christ « en répandant ses cheveux et ses prières », où le zeugma traduit le simple « cri » de l’évangile pour exprimer la détresse de cette femme dans une attitude spectaculaire inspirée du désespoir des suppliantes épiques, telle Cassandre lors de la dernière nuit de Troie, ou des femmes endeuillées dans les Métamorphoses d’Ovide [36] .

Nonobstant son émotion face à la souffrance des hommes, le Christ de Juvencus apparaît aussi comme un héros supérieur et sauveur dont la uirtus défie les forces du Mal, de la souffrance et de la mort. Comme on le sait, l’épopée est le lieu où s’exerce naturellement cette qualité définitoire du uir, avec son sens de courage ou de valeur guerrière, mais l’éthique stoïcienne avait, dès l’Énéide, progressivement spiritualisé cette énergie combative en une force morale, et même civique et politique, qui modère l’exaltation de la bravoure individuelle par l’apprentissage des valeurs collectives, un sens nouveau de la constance, de la prudence, de l’effort, au service de la fondation d’une cité et d’un destin national. Forte de cette évolution, la propagande impériale atteste, pour la première fois dans les émissions monétaires de Vespasien, la titulature de la Virtus Augusti, périodiquement réactivée dans les images triomphales de la guerre, de la chasse ou de la victoire.

À l’époque de Juvencus, la uirtus de Constantin est clairement liée à son allégeance à la « puissance » divine qui l’habite depuis le signe et la bataille du Pont Milvius, lui permettant ainsi de remporter d’éclatantes victoires contre ses ennemis, politiques ou religieux ; largement répandue dans la littérature d’éloge, dans les émissions monétaires ou autres inscriptions de ce temps, l’image de la uirtus définit alors la puissance impériale, non plus comme une énergie simplement humaine ou guerrière, mais comme « la manifestation d’une force quasi surnaturelle », selon les mots de Jean Gagé, d’une valeur ou d’un charisme transcendant qui accompagne l’empereur dans ses entreprises [37] . Au tournant du siècle, la Psychomachie de Prudence marquera bientôt comme un point d’aboutissement de cet effort d’intériorisation de la valeur épique, dans le combat que mènent les Virtutes contre les Vices à l’intérieur de l’âme humaine : au plus intime de chaque homme se joue l’histoire du salut individuel et collectif où l’avènement de la paix publique sous la direction de l’empereur chrétien est directement lié à la pacification du cœur de l’homme qui a réussi à faire taire en lui le désordre des pulsions rebelles ou barbares [38] . Sans compter qu’en traduisant δύναμις par uirtus, la Bible latine avait elle aussi contribué à l’extension sémantique du mot, notamment pour désigner les miracles dans le Nouveau Testament [39] . Et le mot devient même une métonymie de Dieu dans les évangiles de Matthieu et de Marc pour traduire le simple δυνάμεως, lorsqu’ils rapportent la parole blasphématoire de Jésus à Caïphe sur l’avènement du Fils de l’homme « siégeant à la droite de la Puissance » [40] .

Le Christ de Juvencus relaie cette évolution. Alors que la uirtus n’est encore que rarement mentionnée dans le chef d’Énée, elle est au cœur des faits et gestes du héros biblique, en particulier dans les récits de miracles [41] . Ainsi, par exemple, l’épisode de la résurrection de Lazare est ponctué par une référence insistante à la « puissance » divine qui donne tout son sens à l’événement : Marthe reproche au Christ de ne pas avoir été là, en des termes qui regrettent plutôt l’absence de sa uirtus que celle de sa personne ; devant le tombeau ouvert, avant de prier son Père, le Christ prend les traits de la uirtus conscia, en une formule stoïcienne expressive de la pleine conscience qu’a le héros de sa propre valeur, liée en l’occurrence à sa filiation divine. Et, comme je crois l’avoir montré ailleurs, tout au long de cet épisode, le poète multiplie les métonymies christiques de la uirtus, tant il est vrai qu’au terme de ce miracle, le message évangélique sur la résurrection est prolongé par une profession de foi en la divinité du Christ dont la puissance doit prouver aux hommes qu’il est l’Envoyé de Dieu pour les sauver de la mort [42] . Car la mission du Christ est bien celle d’un héros sauveur qui a fait évoluer l’idéal guerrier de l’épopée vers des valeurs nouvelles attachées aux morales du salut, telles qu’Énée déjà les illustrait dans son idéal supérieur d’une vertu éthique soumise à l’ordre divin.

Mais ce n’est pas le seul épisode où se manifeste la uirtus du thaumaturge, là où le texte scripturaire évoque simplement et sobrement la guérison des malades concernés. Elle est à l’œuvre dans la guérison du paralytique, à la fois « puissance de la parole et du fait » miraculeux qui en authentifie la divinité de l’auteur ; elle est à l’œuvre, « sans limite », dans les guérisons collectives qui ont précédé la première multiplication des pains ; « féconde », elle rend à la raison l’esprit de la jeune Cananéenne, « comblé des dons du salut » [43] . La uirtus du Christ apparaît même là où on ne l’attend pas. En effet, dans l’évangile, après la guérison de l’homme à la main sèche, Jésus demande explicitement aux malades qui le suivent de ne pas faire connaître celui qui les a guéris, en lien avec l’oracle d’Isaïe annonçant l’avènement d’un Messie discret et modeste, qui « ne luttera ni ne criera ni ne fera entendre sa voix sur les places ». À cet endroit, non sans relayer l’hostilité des Pharisiens contre Jésus dans les « efforts des notables » qui amènent le Christ à s’éloigner, Juvencus omet de traduire sa requête aux foules et renonce à paraphraser les trois versets du texte de la prophétie reprise par Matthieu, peu en phase avec l’idéal épique du héros glorieux et triomphant ; le poète n’en conserve que la vocation universelle d’un « fils » — puer ou filius, toutes versions latines confondues —, mais, en complément, sinon à contresens du texte biblique, il la lie directement à « la puissance paternelle » qui doit permettre au Christ de préparer le « remède accordé aux nations ». À la lecture de ces trois vers de Juvencus, quel lecteur romain pouvait soupçonner qu’il était ici question de l’action effacée et sans éclat de celui que la version hiéronymienne d’Isaïe appellerait bientôt le « Serviteur » [44]  ?

L’héroïsation de la uirtus du Christ s’accompagne aussi d’une simplification manichéenne des forces en présence, et notamment des forces du Mal qu’il s’agit d’affronter, en particulier dans les récits de miracle lorsque le malade est un possédé. La nomenclature évangélique de ces forces est variée, qu’il s’agisse de Satan, Béelzéboul, ou autre diable, Malin, esprit impur, etc. que Jésus a le pouvoir d’interpeler et d’expulser. Juvencus n’hésite pas à unifier tous ces êtres maléfiques en un « démon » ou daemon unique, dont le nom apparaît vingt-quatre fois dans le poème et qui est à la fois tentateur du Christ, bourreau des malades, et même esprit mauvais du peuple juif [45] . Certes, dans l’épisode du démoniaque gérasénien, Juvencus traduit fidèlement le nom « Légion » que se donnent les démons interpelés par Jésus dans l’évangile, mais le poète glose ce collectif en un vers qui souligne fortement l’unité plutôt que la multiplicité des démons cachés sous cette appellation : « Sous ce nom unique une seule force nuisible associe de nombreux esprits », où l’unité de la puissance malfaisante est exprimée dans une formule notamment ovidienne — uis nocendi —, qui n’est pas non plus sans rappeler les mille nocendi artes de la Furie Allectô, chiffre virgilien du « serpent » ou de l’« antique ennemi » dans la littérature chrétienne [46] . Sans doute la Bible reconnaît-elle une hiérarchie parmi les démons, et notamment, pour le sujet qui nous occupe, la primauté de Béelzéboul que les Pharisiens croient reconnaître à l’œuvre dans la guérison miraculeuse du possédé aveugle et muet ; mais, en l’occurrence, chez Juvencus, cette primauté n’exclut pas que ce « démon, prince des démons, tient seul sous son pouvoir les forces du mal » [47] .

Plus généralement, l’être mystérieux qui efface la variété des démons singuliers jouit chez Juvencus d’une uirtus, certes négative et malfaisante, qui lui permet d’affronter le Christ d’égal à égal : « puissance impure de la folie », dans le fait de « l’esprit noir » qui « déchire le cœur du Gérasénien », « puissance horrible » et « hostile » du démon qui tourmente le possédé aveugle et muet. Du reste, dans cet épisode, le même adjectif horridus s’adresse à la fois au démon qui tourmente le malade, Béelzéboul, et au démon qui se chasse lui-même, Satan, soulignant ainsi l’unicité malfaisante du rival du Christ, « Démon noir », comme l’était déjà le tourmenteur du Gérasénien, et « horrifique », comme le sera bientôt la « force » du « démon » qui a ensemencé d’ivraie le champ de la parabole [48] . Et l’on pourrait compléter la typologie de la uirtus démoniaque par les emplois du mot uis, dont Jean-Michel Poinsotte a montré qu’il est devenu « un véritable nom de Satan, la ‘Puissance’ » [49] . Réunifiant ainsi sous un étendard unique et indifférencié toutes les malignités diaboliques de l’évangile, le poète transforme le combat du Christ contre la souffrance des possédés en un affrontement héroïque entre le Bien et le Mal, entre la « lumière et le salut des hommes » et un « Adversaire » immense et ténébreux, en qui la « rage insensée », la « violence ennemie » ou le « fléau cruel » sont des vices épiques plus accessibles à un lecteur romain que ne l’auraient été les arcanes ou les entités singulières de la démonologie biblique [50] .

La dramatisation épique des miracles porte, enfin, sur le portrait des bénéficiaires de ces guérisons. Sans tomber dans les outrances baroques d’une rhétorique de l’horrible dont la Pharsale et les épopées flaviennes avaient donné l’exemple et que, du reste, n’autorisait pas une paraphrase au plus proche du texte biblique, Juvencus ne manifeste pas moins une certaine complaisance dans la description clinique des maladies ou des souffrances de ses personnages. Pour celles du Gérasénien, l’évangile de Marc lui fournissait à suffisance matière à une paraphrase spectaculaire qu’il a suffi au poète de traduire fidèlement dans le mètre héroïque, mais il est significatif que cet épisode, qui est aussi présent chez Matthieu, dans une version plus sobre, soit précisément le seul emprunt de Juvencus au deuxième évangile [51] . Ailleurs, le lépreux de l’évangile devient un malade dont « la chair est affligée d’une horrible corruption », comme celle dont, quelques années auparavant, Lactance avait résumé la fin spectaculaire du persécuteur Galère ; et Juvencus de préciser que « la lèpre qui l’assiège a mutilé son corps tout entier », avant d’ajouter que la main du Christ a purifié les « membres livides » du malade, assimilant ainsi le corps du lépreux à un corps mort pareil au corps sans vie d’Iphis dans les Métamorphoses d’Ovide [52] .

Les possédés de l’évangile deviennent des « hommes qui s’écroulent sous la maladie de leur esprit et dont l’âme est enchaînée par les artifices rageurs du démon » [53] . « Un épuisant flux de sang tourmentait sans fin d’une pénible maladie » l’hémoroïsse de l’évangile, « sans force et fatiguée en tout son corps », pareille à Daphné épuisée par sa course pour échapper aux avances d’Apollon [54] . En demandant aux deux aveugles s’ils croient que « par [s]a puissance leur sera rendue la lumière qui leur a été ravie », le Christ glose, dans la clausule, les paroles de Jésus dans l’évangile qui ne dit mot sur le handicap de ces malheureux, ici déjà morts comme le frère de Catulle ou monstrueux comme le Cyclope éborgné par Ulysse [55] . L’homme à la main sèche porte « un poids inutile qui lui pend à l’épaule », où l’on reconnaît notamment la main atrocement mutilée d’un guerrier virgilien [56] . Et, collectivement, les premiers malades guéris par le Christ sont « rongés par la corruption de la maladie » comme les victimes de la passion amoureuse qui errent dans les Champs de Pleurs infernaux [57] . Sans doute Juvencus n’échappe-t-il pas à une certaine monotonie dans le vocabulaire de la souffrance physique, mais, en un lointain écho des corps violentés de l’Énéide, magnifiquement analysés par Philippe Heuzé, il faut reconnaître à notre poète un souci permanent d’inscrire cette souffrance, avec le génie en moins, dans un formulaire et une tradition poétiques qui donnaient aux victimes des languores bibliques les traits meurtris des grands blessés de l’épopée ou de la tragédie [58] .

 

*

 

Comme l’ont montré tous les travaux récents sur le poème de Juvencus, aussi fidèle soit elle ad uerbum, cette paraphrase poétique des évangiles a ouvert une brèche dans la fidélité ad sensum par rapport au récit scripturaire, introduisant ainsi une extravagance à la fois textuelle, spirituelle et esthétique dans le commentaire de l’Écriture. Jacques Fontaine y voit très justement « un protreptique et une catéchèse », et, plus récemment, Roger Green observe que même la paraphrase grammaticale y aboutit à une reconstruction narrative des épisodes bibliques, notamment à travers une stratégie concertée dans l’emploi des formes de discours [59] . Plus modestement, pour le sujet qui nous a occupés ici, on observe que cet écart conduit, sinon à une subversion, au moins à un dévoiement ou à une accentuation nouvelle du sens du miracle, en cohérence avec les Christi uitalia gesta qui sont l’objet du poème. « Geste vivifiante », à laquelle sont parfaitement ajustés des récits de guérison ou de résurrection, mais dont le héros est le Christ dans sa posture de « Seigneur Sauveur », telle que la définit à la même époque la christologie constantinienne [60] . Du reste, dans sa dédicace à l’empereur, l’épilogue du poème confirme clairement les enjeux, à la fois temporels et spirituels, de ce salut lorsqu’il croise en un même éloge la « paix du Christ » et la « paix de ce siècle » dans la personne de « Constantin, souverain bienveillant de la terre ouverte » : tout autant qu’à l’ouverture des portes dans la paix et la sécurité, à nouveau assurées par les armes de l’empire, la formule renvoie à la prophétie messianique d’Isaïe qui annonce l’avènement d’une « terre ouverte » d’où « germera » un sauveur, comme si les deux saluts étaient désormais étroitement liés, le salut de l’homme et le salut de Rome [61] .

Certes, la question du salut est déjà au cœur du message évangélique, particulièrement dans les récits de guérison, où Jésus se plaît à répéter aux malades que leur foi les a sauvés. Mais la question a singulièrement évolué au fil des controverses théologiques qui ont notamment amené l’Église à formuler une doctrine élaborée de la salus carnis, du « salut de la chair », en lien avec les débats sur l’unité de la personne du Christ, l’unité de la personne humaine et l’hérédité du péché d’origine [62] . Par ailleurs, la rupture délibérée de l’épopée avec la réalité du monde juif de l’évangile redéfinit le statut de la maladie et de la guérison miraculeuse. Alors qu’à aucun moment, contrairement à la mentalité commune, Jésus ne considère la maladie autrement qu’un fait malheureux, qui n’est en rien la conséquence d’une faute, d’un péché, d’une impureté, d’une quelconque malédiction ou hérédité, les mots et les images dont Juvencus paraphrase les souffrances de ses malades les inscrivent, en revanche, dans la lignée malheureuse des victimes, coupables ou non, du destin toujours lié aux personnages épiques [63] .

Dans ce cas, la guérison n’est plus, comme dans l’évangile, un « retour à la norme », certes augmenté de la foi du malade en la sainteté de Jésus et la grandeur des œuvres de Dieu, mais l’occasion d’échapper à une hérédité maudite et donc, d’une certaine manière, le signe d’une élection qui requiert l’intervention extérieure d’un personnage « hors du commun ».

Dans l’évangile, Jésus est déjà ce personnage : il révèle une souveraineté, une liberté, une autorité, et surtout une relation inédite à Dieu et une attention privilégiée à la misère humaine qui le distinguent des thaumaturges et prophètes de l’ancienne Loi ; en ce sens, il est « extravagant » par rapport aux normes sociales et religieuses de son temps. Le Christ de Juvencus continue de manifester ces mêmes qualités, mais dans un environnement épique et un formulaire virgilien qui le rendent à son tour « extravagant », cette fois par rapport au modèle biblique, alors que ses faits et gestes coïncident avec la nouvelle norme spirituelle de l’empire chrétien qui promeut le grandissement de son prince à la qualité d’« image de la royauté céleste » [64] . À ce stade, la paraphrase n’est plus un simple exercice rhétorique. Elle induit une double extravagance qui transforme radicalement à la fois le message de l’Évangile et celui de Virgile. Les mots de l’un sont aussi ceux de l’autre : uirtus, fides, salus, mais ils ne signifient plus ce qu’ils signifiaient chez l’un et chez l’autre, ou plutôt ils signifient plus qu’ils ne signifiaient alors, chargés qu’ils sont désormais de leurs valeurs croisées. Comme dans l’épopée virgilienne, le héros de Juvencus agit et sauve son peuple au nom d’une vaillance soumise à l’ordre divin, mais, supérieur à Énée, il est maintenant lui-même ce salut qu’il apporte et la puissance divine au nom de laquelle il agit. Au titre de Verbe de Dieu, qui n’est plus l’ascendant mythique de l’empereur mais son référent messianique, le Christ incarne la Parole de guérison, le Soleil qui rend la vue aux aveugles, éclaire les cœurs enténébrés et illumine la nuit des nations, tant il est vrai que, selon Christian Bobin, en une ultime extravagance, cette parole « guérit les âmes captives, les sources noires. Elle change la douleur en lumière » [65] .

 



[1] Hier., uir. ill. 84 : « Iuuencus… euangelia hexametris uersibus paene ad uerbum transferens. » Pour une introduction à Juvencus et à son œuvre, voir J. Fontaine, Naissance de la poésie dans l'occident chrétien. Esquisse d'une histoire de la poésie latine chrétienne du iiie au vie siècle, Paris, Études augustiniennes, 1981, p. 67-80, et la bibliographie citée dans mon article P.-A. Deproost, La résurrection de Lazare dans le poème évangélique de Juvencus (IV, 306-402), dans Revue belge de philologie et d’histoire, t. 78 (2000), p. 129-145. On y ajoutera ma notice sur Juvencus dans le DHGE, t. 26, col. 451-455, le chapitre récent de R. P. H. Green, Latin Epics of the New Testament. Juvencus, Sedulius, Arator, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 1-134, et l’article en ligne de A. Fraïsse, Épopée biblique entre traduction poétique et commentaire exégétique, dans Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires [En ligne], 4 | 2008, mis en ligne le 06 janvier 2009. — Cette contribution doit beaucoup au mémoire de Master en langues et littératures anciennes de Maïté Lecat, La paraphrase des récits de miracles dans l’épopée évangélique de Juvencus, présenté en 2010 sous ma direction à l’Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve). J’ai également tiré le meilleur profit de la consultation intensive des précieuses bases de données rassemblées dans la Library of Latin Texts du Professeur Paul Tombeur, accessible au départ du site Brepolis.

[2] Cf. Ivvenc., praef., 27 : « ut Christo digna loquamur » et Verg., Aen. VI, 662 : « quique pii uates et Phoebo digna locuti ». La praefatio du poème de Juvencus a fait l’objet de nombreuses analyses, dont on citera, en dernier lieu, celles de Fraïsse (n. 1) et de Green (n. 1), p. 15-23 (voir aussi la bibliographie qui les accompagne).

[3] Voir J.-M. Poinsotte, Juvencus et Israël. La représentation des Juifs dans le premier poème latin chrétien, Paris, PUF, 1979 (Coll. Publications de l'Université de Rouen).

[4] Pour les miracles dans les évangiles, voir notamment J. Doré, La portée révélatrice des miracles de Jésus, dans Recherches de science religieuse, t. 98 (2010), p. 559-579. Je n’évoquerai ici que ponctuellement les miracles de résurrection, parfois comptabilisés parmi les miracles de guérison.

[5] À savoir la péricope de Mt 9, 27-31 déjà paraphrasée en II, 408-416.

[6] Voir Ivvenc., II, 127-152 (= Jn 2, 1-12, pour les noces de Cana) ; II, 328-346 (= Jn 4, 46-54, pour la guérison du fonctionnaire royal) et IV, 306-402 (Jn 11, 1-46, pour la résurrection de Lazare) ; II, 43-74 (= Mc 5, 1-17, pour le démoniaque gérasénien).

[7] Voir Ivvenc., II, 25-42, et A. Fraïsse – J.-N. Michaud, « Pendant ce temps, à la poupe, Jésus goûtait au sommeil. » La tempête apaisée (Juvencus, E. L., II, 9-12, 25-42), dans Les Études Classiques, t. 74 (2006), p. 193-218 (surtout p. 202-205 pour la comparaison avec les récits bibliques).

[8] Voir e.g. Mt 9, 8. On note 21 emplois de miracula dans le poème de Juvencus, dont 6 emplois dans la formule miracula rerum (cf. Verg., georg. IV, 441). Voir aussi les formules mirabile dictu en Ivvenc., II, 44 et III, 18 ; dictu mirabile en III, 88 ; mirabile uisu en III, 103. Le Nouveau Testament vulgate ne connaît pas l’emploi de miraculum et quelques rares attestations de mirabile, dont deux dans le cas d’une guérison miraculeuse (la guérison du paralytique en Lc 5, 26, et la guérison d’un aveugle en Jn 9, 30). On note, enfin, chez Juvencus, 18 emplois de formes issues du verbe mirari et 5 formes de l’adjectif mirus.

[9] Cf. Ivvenc., I, 443-444 : « Cunctos/ reddebat propere miranda ad gaudia sanos » ; 448 : « Illum stipantes miracula magna mouentem », et Mt 4, 25.

[10] Cf. Ivvenc., II, 44 (« mirabile dictu ») ; 69 (« At uero e speculis miracula tanta pauentes/ diffugiunt »), et Mc 5, 1-17. Pour la fin de l’épisode, cf. Ivvenc., II, 72-74 : « Insanum uero iuuenem postquam resipisse/ credere cernentum populorum turba coacta est/ orabant pauidi regionem linqueret illam », et Mc 5, 16-17.

[11] Cf. Ivvenc., II, 89-94 : « ‘Quapropter iuuenis, firmato corporis usu/ surge uigens stratumque tuum sub tecta referto.’/ Surrexit lectumque umeris iam fortibus aptat (cf. Verg., Aen. IX, 364),/ per mediumque uigens populi mirantis abibat./ Tunc timor et laudes Domini per pectora plebis/ concelebrata simul miracula laeta frequentant », et Mt 9, 1-8. L’emploi conjoint des deux verbes celebrare et frequentare est repris dans le récit des guérisons près du lac de Génésareth (III, 202-203), en lien avec la célébration de la louange de Dieu. Pour l’expression populi mirantis, cf. II, 92. 421. 597.

[12] Cf. Ivvenc., III, 128 : « Optatumque grauis conprenderat ancora portum » et Verg., Aen. V, 813 : « Tutus, quos optas, portus accedet Auerni » ; dans l’Énéide, le port est un lieu de sécurité et de paix par opposition à l’instabilité et à l’hostilité de la mer (voir e.g. Aen. I, 159-165 ; III, 78 ; V, 57 ; VII, 200-201).

[13] Cf. Ivvenc., III, 129-132 : « Conueniunt populi rapido per litora cursu/ portantes aegros uestisque attingere fila/ extrema exoptant — mirumque — hoc munere cuncti/ credentes referunt plenam per membra salutem », et Mt 14, 34-36. Pour l’expression rapido cursu, cf. Verg., Aen. V, 291 ; VII, 676 ; XII, 523. 683. 711 ; voir aussi la formule haud mora, plusieurs fois utilisée par Juvencus en début de vers, notamment dans le récit de la guérison de Lazare (Deproost, Lazare… [n. 1], p. 139 et 141) (IV, 372. 394 ; cf. II, 382 ; III, 197).

[14] Voir respectivement Ivvenc., I, 444 ; II, 407 ; I, 739 ; II, 415 ; I, 766 ; II, 340 ; II, 94. Pour la joie dans l’Énéide, voir e.g. Verg., Aen. I, 393 et VII, 147 (heureux présage) ; III, 99-100 (oracle favorable), et P. Miniconi, La « joie » dans l’Énéide, dans Latomus, t. 21 (1962), p. 563-571.

[15] Voir Ivvenc., II, 333-334 : « Precibus subolis pro sorte profusis/ orabat, celeris deposcens dona salutis » (pour la clausule dona salutis, cf. II, 66 [à propos du démoniaque gérasénien] et Val. Fl., II, 488) ; 337-338 : « ‘Sed perge et sospite uita/ aedibus in uestris dulcem conplectere natum’… (345-346) seseque domumque/ mancipat amplexus fidei uenerabile donum » (cf. Verg., Aen. VI, 408).

[16] Voir Ivvenc., II, 339-343 : « His uerbis fructum mox perceptura salutis/ pulchra fides animum laetanti in pectore firmat./ Iamque iter ingresso properantibus obuia seruis/ nuntia fama uenit pueroque in luminis oras/ limine de mortis subitam remeasse salutem. » Pour la « nuntia fama », cf. Verg., Aen. IX, 474 : « Nuntia Fama ruit matrisque adlabitur auris. »

[17] Juvencus reprend la formule luminis oras en I, 106 (naissance de Jean-Baptiste) ; III, 486 (naissance des eunuques) et IV, 761 (résurrection du Christ, où l’ange de la Résurrection reprend la même expression « remeasse in luminis oras ») (cf. Enn., ann. I, 114 Vahlen ; II, 131 Vahlen ; Lvcr., I, 22. 170. 179 ; II, 577 ; V, 224. 781 ; Verg., georg. II, 47 ; Aen. VII, 660. Pour le motif de la lumière chez Juvencus, voir Green (n. 1), p. 122-123, W. Röttger, Studien zur Lichtmotivik bei Iuvencus, Münster, Aschendorff, 1996 (Coll. Jahrbuch für Antike und Christentum. Ergänzungsband 24), et J. Fontaine, « Dominus lucis » : un titre singulier du Christ dans le dernier vers de Juvencus, dans Mémorial A.-J. Festugière. Antiquité païenne et chrétienne, Genève, 1984, p. 131-141 (Coll. Cahiers d'orientalisme, t. 10).

[18] Cf. Ivvenc., III, 176-194 et Mt 15, 21-28.

[19] Cf. Ivvenc., III, 177-178 : « Cum femina fusis/ crinibus et precibus natam causata iacentem/ uoluitur », et Verg., Aen., II, 403-404 : « Ecce trahebatur passis Priameia uirgo crinibus/ a templo Cassandra adytisque Mineruae », mais aussi les femmes en deuil dans Ov., met. VIII, 527 ; XIV, 420.

[20] Ivvenc., III, 190-191 : « Tum Dominus loquitur : ‘Veniant tibi digna salutis/ praemia quae fidei meruerunt robora tantae.’ »

[21] Ivvenc., III, 192-194 : « Talia saluator uerbis caelestibus edit/ uirginis et mentem discusso daemone uirtus/ conplexam inpleuit donis fecunda salutis. »

[22] Voir respectivement Ivvenc., III, 356 : « hominum lumenque salusque » ; IV, 365 : « salutifer » ; II, 405 : « leti uictor » ; I, 747 : « uitae lucisque parens » ; II, 75 : « terrarum lumen » ; III, 109 : « doctor lucis ». Constance Chlore est glorifié comme « redditor lucis aeternae » au revers d’une série monétaire frappée à Trèves en 296, à l’occasion de la « libération » de la Bretagne ; voir aussi M. Christol, Panégyriques et revers monétaires : l’empereur, Rome et les provinciaux à la fin du IIIe siècle, dans Dialogues d’histoire ancienne, t. 2 (1976), p. 421-434.

[23] Voir Ivvenc., I, 447 : « graui sermonis pondere » ; II, 87 : « dicti et facti pariter uirtute » ; III, 368 : « uocis pondere multo ».

[24] Voir Green (n. 1), p. 84. Pour les images du Christ enseignant, voir notamment Ph. Péneaud, Le visage du Christ. Iconographie de la croix, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 42.

[25] Ivvenc., II, 275. 610.

[26] Voir Jn 11, 33. 38 ; Jésus pleure également sur Jérusalem en Lc 19, 41 et dans son agonie au Jardin des Oliviers, selon Hb 5, 7.

[27] Sur les larmes de Jésus dans l’exégèse ancienne, voir P. Zombory-Nagy, Les larmes du Christ dans l’exégèse médiévale, dans Médiévales, t. 27 (1994), p. 37-49 (p. 47). Pour la définition augustinienne des larmes, voir Avg., serm. 77B, 7 (PLS, t. II, 703, 17-18) (= s. Mor. 16, dans Misc. Ag., t. I, 656, 30-31) : « Lacrimae sanguis cordis est » (à propos du miracle de la Cananéenne).

[28] Voir Ph. Heuzé, L’image du corps dans l’œuvre de Virgile, Rome, École française de Rome (Collection de l’École française de Rome, t. 86), 1985, p. 530-531 (et plus généralement, le paragraphe sur « Les larmes », p. 516-540).

[29] Cf. Ivvenc., I, 751 : « Ille uiri motus precibusque fideque » et Mt 8, 10.

[30] Ivvenc., IV, 316-317 : « Sed Christus amaris/ percussus uerbis », alors que, dans l’évangile, Jésus ne manifeste son émotion que beaucoup plus tard, au moment où il a entendu les paroles de Marie lui annonçant la mort de Lazare (Jn 11, 33).

[31] Cf. Ivvenc., IV, 372 : « Haut mora demonstrant flenti maestoque sepulchrum », et Verg., Aen. VI, 176-177 : « Tum iussa Sibyllae/ haud mora festinant flentes aramque sepulchri… ».

[32] Voir respectivement Ivvenc., II, 79 (cf. Mt 9, 2) : « Quem miserans animo uerbis conpellat Iesus » (pour le paralytique) ; III, 76 (cf. Mt 14, 14, qui évoque aussi la pitié de Jésus) : « Corpora subiecit miseratus multa medellae » (pour plusieurs guérisons) ; III, 364 (Mt 17, 17 qui enchaîne la réponse de Jésus à la prière du père) : « Tum Christus magno conmotus corda dolore » (pour le démoniaque épileptique).

[33] Cf. les clausules de Ivvenc., III, 364 : « Tum Christus magno commotus corda dolore », et Verg., Aen. I, 209 : « Spem uoltu simulat, premit altum corde dolorem » (voir aussi VI, 383) ; entre temps, la iunctura est reprise par Silius Italicus (Sil., VI, 86 ; VIII, 288) et Stace (Stat., Silu. V, 1, 201 ; Theb. I, 249 ; V, 60 ; IX, 713. 824) dans des contextes moins altruistes. Pour les autres emplois de la clausule chez Juvencus, voir I, 410 ; III, 296 ; et surtout IV, 369 : « Fletibus his Christus socians de corde dolorem », où le participe « socians », au centre du vers, fait le lien entre les souffrances partagées.

[34] Cf. Ivvenc., II, 377-380 : « Talia tractanti percussus pectora luctu/ ecce sacerdotum princeps procumbit adorans/ et sibi defunctam — funus miserabile — natam/ inplorat lacrimans », et Mt 9, 18, assurément moins démonstratif.

[35] Cf. Ivvenc., II, 380 : « Inplorat lacrimans » et Verg., Aen. VI, 1 : « Sic fatur lacrimans » ; voir aussi Aen. I, 459; III, 344. 348 ; IX, 303 (où les larmes, évoquées à la césure du vers, accompagnent chaque fois un discours).

[36] Cf. Ivvenc., III, 177-179 : « Cum femina fusis/ crinibus et precibus natam causata iacentem/ uoluitur » (Mt 15, 22), et Verg., Aen. II, 403-404 ; Ov., met. VIII, 527 ; XIV, 420.

[37] Voir J. Gagé, La « uirtus » de Constantin. À propos d’une inscription discutée, dans RÉL, t. 12 (1934), p. 398-405 (p. 401), cité par F. Heim, La théologie de la victoire de Constantin à Théodose, Paris, Beauchesne, 1992, p. 40 (Coll. Théologie historique, t. 89) ; pour la uirtus à l’époque constantinienne, voir en particulier le premier chapitre de cet ouvrage, p. 37-105 ; voir aussi F. Heim, Virtus : idéologie politique et croyances religieuses au IVe siècle, Bern, Frankfurt/M., New York, Paris, Peter Lang, 1991 (Coll. Publications Universitaires Européennes, Série 15. Philologie et littérature classiques, t. 49). Sur l’évolution de la uirtus dans l’épopée latine, voir F. Ripoll, La morale héroïque dans les épopées latines d’époque flavienne : tradition et innovation, Leuven, Peeters, 1998, p. 313-370 (Coll. Bibliothèque d’études classiques, t. 14).

[38] Voir P.-A. Deproost, L’intériorisation des espaces épiques dans la « Psychomachie » de Prudence, dans Descriptions et créations d’espaces dans la littérature. Études rassemblées et présentées par Ernst Leonardy et Hubert Roland, Louvain-la-Neuve — Bruxelles, Collège Érasme — Éditions Nauwelaerts, 1995, p. 53-75 (Coll. Université de Louvain. Recueil de travaux d’histoire et de philologie, 7e série, fascicule 1).

[39] Voir e.g. Mt 7, 22 ; 11, 20. 21 ; 13, 54. 58 ; etc.

[40] Là où Luc complète le mot par Dei (τοῦ θεοῦ) (cf. Mt 26, 64 ; Mc 14, 62 ; Lc 22, 69).

[41] Le mot, majoritairement singulier, apparaît soixante-six fois dans le poème de Juvencus, alors qu’il n’apparaît que trente-huit fois dans l’Énéide, dont plusieurs attestations ne concernent pas Énée.

[42] Voir Ivvenc., IV, 385-386 : « Virtus mox conscia caelum/ suscipit et tali genitorem uoce precatur », et Deproost, Lazare… (n. 1).

[43] Voir respectivement Ivvenc., II, 87 : « Et dicti et facti pariter uirtute probabunt » ; III, 73 : « Sed populi inmensae uirtutis dona sequuntur » ; III, 193-194 : « Virginis et mentem discusso daemone uirtus/ conplexam inpleuit donis fecunda salutis. »

[44] Voir. Ivvenc., II, 599-601 : « Talia perspiciens procerum molimina Christus/ discedit ; uariis hominum languoribus aptat/ concessam in populos patria uirtute medellam », où trois vers suffisent pour traduire Mt 12, 14-21. L’adjectif « patria » glose la reprise de la prophétie d’Isaïe dans l’évangile de Matthieu qui, en grec ou en latin, note « enfant » ou « fils » là où la version hiéronymienne d’Isaïe notera finalement « seruus » (Is 42, 1).

[45] Voir Poinsotte (n. 3), p. 229, n. 885-886.

[46] Voir Ivvenc., II, 58-59 : « Nam nomen Legio est nobis multosque sub uno/ nomine consociat flatus uis sola nocendi » ; pour l’expression « uis nocendi », voir Ov., met. V, 457 ; VII, 417 ; Stat., Theb. VI, 937, où l’on évoque la puissance maléfique de la Fortuna. Voir aussi P.-A. Deproost, « Mille nocendi artes. » Les préfigurations virgiliennes du mal dans la poésie des chrétiens latins, dans M. Watthee-Delmotte – P.-A. Deproost (éd.), Imaginaires du Mal, Louvain-la-Neuve — Paris, Faculté de philosophie et lettres — Les Éditions du Cerf, 2000, p. 55-68. (Coll. Université catholique de Louvain. Bibliothèque de la Faculté de philosophie et lettres. Transversalités, t. 1) ; P. Courcelle, Mille nocendi artes (Virgile, Aen., VII, 338), dans Mélanges de philosophie, de littérature et d’histoire ancienne offerts à Pierre Boyancé (Collection de l’École française de Rome, t. 22), Rome, École française de Rome, 1974, p. 219-227 (repris et complété dans P. Courcelle, Lecteurs païens et lecteurs chrétiens de l’Énéide. 1. Les témoignages littéraires [Coll. Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Nouvelle Série, t. 4], Paris, Diffusion de Boccard, 1984, p. 539-548) ; G.J.M. Bartelink, Tibi nomina mille, dans Lampas, t. 20 (1987), p. 292-304.

[47] Voir Ivvenc., II, 607-608 : « Daemonis auxilio, qui princeps daemoniorum/ solus nequitiae uires dicione teneret » ; au passage, on notera que les lecteurs du poète ont pu s’étonner que cette souveraineté maléfique s’inspire de la promesse qu’avait faite Jupiter aux futurs Romains de « tenir sous leur pouvoir la mer et toutes les terres » (cf. Verg., Aen. I, 235-236 : « Hinc fore ductores…/ qui mare, qui terras omnis dicione tenerent ») !

[48] Cf. Ivvenc., II, 45-46 : « Miseram cui mentem spiritus ater/ inmunda inplebat lacerans uirtute furoris » ; II, 602 : « daemonis horrida uirtus » ; 614-615 : « Horridus et daemon si daemone pellitur atro,/ aduersa sibimet scissus uirtute repugnat » ; III, 8 : « Inimicus erit, uis horrida, daemon » (parabole de l’ivraie ; cf. Mt 13,39, qui omet l’apposition). Dans le récit de la crucifixion, au moment d’évoquer la requête de Joseph d’Arimathie auprès de Pilate (Mt 27, 58), Juvencus reprendra la formule « uis horrida » pour désigner « l’horrible violence du supplice qui a enlevé la vie aux membres » du Christ (IV, 721-722 : « Pilatum tunc iste rogat sibi cedere membra/ quis nuper tulerat uitam uis horrida poenae »).

[49] Voir Poinsotte (n. 3), p. 229, n. 891.

[50] En III, 356, le démoniaque épileptique salue le Christ comme « hominum lumenque salusque ». Les expressions « rabies uaesana » (I, 440), « uis inimica » (II, 724), « saeuissima pestis » (III, 40) sont empruntées au formulaire de l’épopée, respectivement Lvcan., V, 190 ; Verg., Aen. XII, 150 ; III, 214-215. Pour une typologie complète des aptitudes sataniques dans le poème de Juvencus, voir Poinsotte (n. 3), p. 227-234.

[51] Cf. Ivvenc., II, 44-52 et Mc 5, 2-5.

[52] Cf. Ivvenc., I, 733-734 : « Ecce sed horrenda confixus uiscera tabe,/ quem toto obsessum foedarat corpore lepra » (Mt 8, 2) et Lact., mort. XXXV, 3 : « (Maximianus) horrenda tabe consumptus est ». — Cf. Ivvenc., II, 738 : « Adtactu solo purgauit lurida membra » et Ov., met. XIV, 747 : « Luridaque arsuro portabat membra feretro. »

[53] Cf. Ivvenc., II, 4-5 : « Cum multos homines mentis languore ruentes/ deuinctosque animam furibunda daemonis arte » et Mt 8, 16.

[54] Cf. Ivvenc., II, 384-386 : « (Mulier) quam languore graui bis sex labentibus annis/ carpebat fluxus macerans sine fine cruoris/ uiribus absumptis et toto corpore fessam » (Mt 9, 20), et Ov., met. I, 543 : « Viribus absumptis expalluit illa. »

[55] Cf. Ivvenc., II, 411 : « ‘Num uirtute mea se reddet lumen ademptum ?’ » (Mt 9, 28) ; Catvll., LXVIII, 93 : « Ei misero fratri iocundum lumen ademptum » ; Verg., Aen. III, 658 : « Monstrum horrendum informe ingens, cui lumen ademptum. »

[56] Cf. Ivvenc., II, 585-586 : « Siccatum ex umero cui pondus inutile palmae/ pendebat » (Mt 12, 10), et Verg., Aen. X, 341 : « Dexteraque ex umero neruis moribunda pependit. »

[57] Cf. Ivvenc., I, 440 : « Denique certatim languoris tabe peresos » (Mt 3, 24), et Verg., Aen. VI, 442 : « Hic, quos durus amor crudeli tabe peredit. »

[58] Voir Heuzé (n. 28), p. 67 sq. Languor est le terme déjà biblique qui désigne les maladies ; absent de l’Énéide, le mot apparaît dix fois dans le poème de Juvencus.

[59] Voir Fontaine (n. 1), p. 69 ; Green (n. 1), p. 71-83.

[60] Sur cette question, voir e.g. la synthèse de B. Studer, Dieu sauveur. La rédemption dans la foi de l’Église ancienne, Paris, Cerf, 1989.

[61] Voir Ivvenc., IV, 806-808 : « Haec mihi pax Christi tribuit, pax haec mihi saecli,/ quam fouet indulgens terrae regnator apertae/ Constantinus », où l’on reconnaît la célèbre prophétie messianique d’Isaïe 45, 8 dans la version latine que lisait Lactance : « Aperiatur terra et pullulet saluator » (Lact., inst. IV, 12, 9). On notera également que le dernier vers de cet épilogue rend hommage au « Christ, seigneur de la lumière, [qui] règne pour les siècles », en écho au règne temporel de Constantin : « per dominum lucis Christum, qui in saecula regnat » (IV, 812).

[62] Plus d’un siècle avant l’époque qui nous occupe ici, cette doctrine a été définie par Irénée de Lyon dans sa lutte contre l’allégorisme gnostique.

[63] Voir Jn 9, 2-3 : « Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? – Ni lui ni ses parents n’ont péché, répondit Jésus, mais c’est pour qu’en lui se manifestent les œuvres de Dieu. »

[64] Voir Eusèbe de Césarée, Triakontaeterikos, III, 5.

[65] Ch. Bobin, La part manquante, Paris, Gallimard, 1989, p. 76.

 


[Déposé sur la Toile le 24 mai 2013]


FEC - Folia Electronica Classica  Numéro 25 - janvier-juin 2013

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