FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 25  - janvier-juin 2013

 


 

Jean d'Outremeuse, traducteur des Mirabilia et des Indulgentiae

 

C. Ses sources : à propos d'Estodiens

 

par


Jacques
Poucet

 

Professeur émérite de l'Université de Louvain

Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

 


 

 

     Les passages qui viennent d’être étudiés se trouvent tous dans le corps de la section consacrée aux Mirabilia. Voyons maintenant l’« ouverture » de cette section. En d'autres termes, comment le chroniqueur liégeois a-t-il introduit dans Ly Myreur son exposé sur les Mirabilia ? Sa manière de procéder aussi peut nous fournir des informations importantes sur ses sources.

 

L’organisation générale de l’ouverture

     Jean d’Outremeuse – n’oublions pas qu’il écrit une chronique universelle – vient de signaler la maladie du roi Ézéchias de Judée, l’annonce par le prophète Isaïe que Dieu prolongerait de 15 ans la vie du roi, puis la naissance de Manassès, fils du roi (Myreur, p. 57-58). Abandonnant après cela le monde hébraïque pour le monde romain, il annonce explicitement vouloir traiter de l’achèvement (perfection) d’une ville que Romulus avait mis selon lui douze ans à construire (Myreur, p. 56) :

Ors est raisons que nos devisons de la perfection (= Il est bien maintenant que nous parlions de l’achèvement) de la citeit de la grant Romme, qui fut parfaite (= achevée) chi endroit.

     Par souci de transition, le chroniqueur place l’événement al XXe année del coronation le roy de Judée Ezechias, le fis Achas, […] le promier jour de junne (p. 58), mais voulant manifestement solenniser la chose, il accompagne cette information d’une impressionnante série de concordances. Le goût de Jean d’Outremeuse pour la chronologie est bien connu, mais la formulation qu’il donne ici est tellement caractéristique que nous ne résisterons pas au plaisir de la transcrire intégralement, sans toutefois la commenter, ce qui nous entraînerait beaucoup trop loin :

Romme la grant fut fondée, enssi que nos vos disons, sor l'an del origination de monde IIIIm IIlIc IIIIxx et IIII, qui fut li an del deluve Noé IIm IIc et XLII ans, qui fut l'an del nativiteit Abraham M et IIIc, qui fut l'an del nativiteit Ysaac, le fis Abraham, M et IIc, et l'an del nativiteit Jacob, le fis Ysaac, MC et XL, et l'an del nativiteit Joseph, le fis Jacob, M et LII, et l'an del destruction del grant Troie IIIIc et LXV, et l'an del coronation le roy David IIIc et LXV, le thier an de la XIIIe olimpiade, al XXe année del coronation le roy de Judée Ezechias, le fis Achas ; le promier jour de junne, fut tout parfaite et sollempnisié solonc leur loy, et fait grant fieste, et fut apellée Romme apres Romelus, et fut faite le chief chatedrail de tout l'empire de Romme. (Myreur, p. 58)

    Comme on le voit, les concordances se terminent par de brèves indications sur le nom du fondateur, Romelus, et sur le destin de la ville : elle sera le chief chatedrail de tout l’empire de Romme. Cela dit, Jean d’Outremeuse peut commencer son exposé

Ors est raison que nos devisons la fachon de Romme, solonc chu que Estodiens le dist en ses croniques : et promirs ilh parolle des thours qui sont en la citeit, dont ilh fut IIIc et LXI, et y sont encors. (Myreur, p. 58)

     Par les mots ors est raison que nos devisons, il reprend le fil de son développement en répétant la formule qui lui avait servi de transition quelques lignes plus haut (Ors est raisons que nos devisons). Mais on entre dans un autre sujet. Il ne s’agit plus de dater, par de multiples concordances chronologiques, la perfection de Rome, c’est-à-dire la fin des travaux, mais d’envisager sa fachon, c’est-à-dire la manière dont elle se présente, en d’autres termes d’en commencer la description.

     D’entrée de jeu, Jean d’Outremeuse évoque sa source, se plaçant explicitement sous la garantie d’un certain Estodiens dont il déclare vouloir suivre les chroniques et à qui il reprend (et promirs ihl parolle « et d’abord il parle ») le chiffre des tours (thours) de Rome.

 

     Cette fois, on est bien entré dans le monde des Mirabilia dont les différentes versions commencent d’ailleurs souvent par traiter des tours de Rome et de la longueur des murailles. Le chiffre de 361 donné par Jean d’Outremeuse pour les tours correspond exactement à celui de la version primitive des Mirabilia, tandis que la Graphia donne le chiffre de 362.

     Après ces mentions, on se serait attendu à voir apparaître les énumérations (portes, arcs, palais, théâtres, etc.) qui, dans les Mirabilia anciens, suivent généralement les tours et les murailles. Mais le chroniqueur liégeois surprend : il laisse les listes en suspens – il y reviendra un peu plus tard. Une transition annonce qu’il va traiter des réalisations de Romulus et de ses successeurs :

Et vos dirons chi les coises (= choses) que ilh fist (= qu’il y eut) à Romme, et qui furent et sont faites, le temps succedant, par Romelus et ses successeurs apres luy. (Myreur, p. 58)

     Le texte développe le sujet en commençant par une première mesure (tout promier) prise par Romulus :

 Ilh fist tout promier venir habiteir à Romme, por peupleir, les nobles linages que vos oreis, assavoir : les Sabinois, les Albinois, les Campinois, les Lucans et tous les nobles d'Ytaile awec leurs femmes et enfans. (Myreur, p. 58).

     Pour peupler la ville, le fondateur fait donc venir une série de gens, dont Jean d’Outremeuse donne la liste. Même si les noms ont été un peu bousculés (orthographiquement parlant), ce sont ceux de peuples historiques de l’histoire romaine, mais le chroniqueur médiéval y voit des nobles linages, en provenance, semble-t-il dire, de toute l’Italie.

     Après cette décision sur le peuplement de Rome, on attendrait les autres mesures de Romulus, puis celles de ses successeurs. On ne les aura pas, car le ton change à nouveau, avec un arrêt nettement marqué, annonçant le retour de l’auteur à son véritable sujet (ors revenons à nostre matiere) :

 Ors revenons à nostre matiere. Ilh oit (= il y avait) altour de la citeit de Romme trois cens et LXI thours faites sor les murs, fortes et belles, tout à la circuit. Et tenoient les murs XLII milh de circuite, sens ens compteir trans Tyberim et le citeit Leonine, et tout ensemble ilh tenoit XLII mil.

     Jean d’Outremeuse semble décidé à reprendre le mode de l’énumération, puisqu’après avoir répété l’information sur les tours, il entame l’exposé sur le circuit des murailles, deux choses généralement liées au début des Mirabilia standard, on l’a dit, et qui précèdent les listes des portes, des arcs, des palais, des théâtres, etc.

     Mais nouvelle interruption, pour faire place, d’une manière plutôt abrupte d’ailleurs, à une citation de la Préface de Tite-Live :

Et dist Tytus Livus, en prolonge (= prologue) de ses croniques où ilh parolle de Romme, que al temps de povreteit, c'est-à-dire quant Romme n'astoit mie si riche, ilh n'estoit nulle aultre lieu plus confirmeit en bonteit ne en bons exemples, ne plus riche de suffissanche que Romme astoit. Et quant de toutes chozes ilh avoit moins, tant moins de convoitiese avoit ; et quant elle devient riche, elle devient avarichieux et luxurieux, et rebelle encontre son droit saingnour.

     Puis, immédiatement après cette envolée inattendue, nouvelle rupture. Le chroniqueur revient à l’énumération des portes de Rome, reprenant du même coup le style typique des Mirabilia :

Apres, sont les portes de la citeit de Romme teiles : promirs, le porte Carpane, etc.

     Suit alors l’exposé détaillé sur les portes de Rome, qui a été présenté plus haut. Il se continuera par la présentation des monts, des ponts, des palais, des arcs, des théâtres, des temples. Jean d’Outremeuse ne quittera le genre typique des Mirabilia que beaucoup plus loin (Myreur, p. 73) lorsqu’il entamera son exposé sur les Indulgentiae.

     Voilà donc comment Jean d’Outremeuse, après avoir abandonné Ézéchias de Judée,  introduisait dans Ly Myreur son exposé sur les Mirabilia urbis Romae. Nous avons tenu à citer ces paragraphes intégralement et sans aucune coupure pour en mettre bien en évidence le caractère heurté.

     Mais nous n’en avons pas encore terminé avec « l’ouverture ».

 

Sur la structure de la Graphia et sur Estodiens le garant déclaré de Jean d’Outremeuse

     On se souviendra en effet du texte cité plus haut où Jean d’Outremeuse se mettait sous la garantie d’un certain Estodiens : Ors est raison que nos devisons la fachon de Romme, solonc chu que Estodiens le dist en ses croniques. Qui est donc ce personnage ?

     C’est un auteur peu connu, presque mystérieux, qui apparaît d’ailleurs dans les textes médiévaux sous des noms très variés (Estodius, Hestodius, Escodius, Eschodius, Hestodius). L’Estodiens de Jean d’Outremeuse correspond à l’Hescodius qui se trouve cité, également au début de son traité, par le rédacteur latin de la Graphia.

     Mais avant d’aller plus loin, il faut rappeler un élément qui va avoir son importance.

           

     Les Mirabilia typiques, dès le milieu du XIIe siècle, ont en fait deux manières différentes d’entamer leur exposé : soit ex abrupto par un système de listes et d’énumérations qui commence à nous devenir familier (c’est le cas de Mirab.), soit en faisant précéder ces listes et ces énumérations d’une introduction historique (c’est le cas de Graph.). En présentant ailleurs ce dernier traité, nous avions évoqué sa structure tripartie et noté que la première partie consistait en une sorte d’introduction historique longue de douze chapitres (les ch. 1-12) et précédant la description de Rome proprement dite (ch. 13-40).

     Mais l’abrégé d’histoire romaine de la Graphia ne commençait pas avec Romulus. Le récit remontait au déluge (au sens propre du terme), avec l’intervention de Noé. Ce dernier en effet, après l’épisode de la tour de Babel, serait venu en Italie pour y fonder une ville non loin du site de la future Rome :

Postquam filii Noë aedificaverunt confusionis turrem, Noë cum filiis suis ratem ingressus, ut Hescodius scribit, venit Ytaliam, et non longe ab eo loco ubi nunc Roma est, civitatem nominis sui construxit, in qua et laboris et vitae terminum dedit. (Graph., V.-Z., ch. 1, p. 77)

 Après que les fils de Noé eurent construit la tour de la confusion (= la tour de Babel), Noé, monté dans un bateau avec ses fils, comme l’écrit Hescodius, vint en Italie, et non loin de l’endroit où se trouve aujourd’hui Rome, il construisit une cité à laquelle il donna son nom. C’est elle qui vit le terme de ses travaux et de son existence.     

     Noé appartient ainsi à la préhistoire mythique médiévale de Rome. Mais la Graphia ne va pas passer directement de Noé à Romulus : elle mentionne aussi beaucoup d’autres personnages, dont certains sont également censés avoir fondé des cités dans la zone : Janus, Saturne, Italus, Hercule, le roi Tyberis, Évandre, Corbis, Glaucus, la fille d’Énée et Aventinus. C’est seulement tout à la fin de l’introduction historique, après 11 chapitres donc, que le rédacteur de la Graphia fait intervenir Romulus et la fondation de Rome (ch. 12). Dans la Graphia toujours, Romulus intègre les autres fondations antérieures dans les murailles d’une seule ville où, pour la peupler, il introduit de nombreux peuples. Ce sera Rome :

Anno autem .CCCC. .XXX. .III. destructionis Troianae urbis expleto, Romulus, Priami, Troianorum regis, sanguine natus, .XXII. anno aetatis suae, .XV. kal. maias omnes civitates iam dictas muro cinxit, et ex suo nomine Romam vocavit. Et in ea Etrurienses, Sabinenses, Albanenses, Tusculanenses, Politanenses, Telenenses, Ficanes, Ianiculenses, Camerinenses, Capenati, Falisci, Lucani, Ytali, et omnes fere nobiles de toto orbe terrarum cum uxoribus et filiis habitaturi conveniunt (Graph., ch. 12, V.-Z., p. 79)

 À la fin de l’an 432 de la destruction de Troie, Romulus, du sang de Priam, roi des Troyens, dans la 22e année de son âge, le 15e jour des calendes de mai, entoura d’une muraille toues les cités dont nous avons parlé plus haut, et l’appela Rome d’après son propre nom. Dans cette ville se rassemblent, pour y habiter avec femmes et enfants, les Étrusques, les Sabins, les Albains, les Tusculans, les gens de Politorium, de Tellène, de Ficana, du Janicule, de Caméria, les Capénates, les Falisques, les Lucaniens, les Italiens, et presque tous les nobles du monde entier.

     Ainsi donc, dans la Graphia, l’introduction historique, qui est en fait une sorte de préhistoire de la ville, se clôture par l’énumération d’une série de peuples originaires non seulement de l’Italie mais du monde entier (totus orbis terrarum).

     Inutile de préciser que pour un historien de l’antiquité, pareille énumération de personnes censées venues habiter Rome n’a pas la moindre valeur historique, pas plus que n’a de valeur historique la mention de l’arrivée de Noé en Italie et de sa mort dans le Latium. Mais notre intention n’est pas d’évaluer l’historicité des notices médiévales, mais d’étudier comment Jean d’Outremeuse utilise ses sources. Nous en avons découvert une, Martin d’Opava. Ne la lâchons pas trop vite.

 

Martin d’Opava et la Graphia urbis aureae

     Demandons-nous si le chroniqueur d’Opava n’aurait pas utilisé la Graphia qui lui était antérieure d’un siècle. Comment en d’autres termes le chroniqueur allemand présente-t-il sa matière ?

     Chez Martin, l’exposé sur les Mirabilia s’ouvre par un chapitre intitulé De modo constructionis urbis Romae (« De la façon dont a été construite Rome »). Il est mis sous la garantie d’un personnage que les manuscrits appellent tantôt Escodius, tantôt Eschodius, tantôt Estodius, et qui est bien évidemment l’Estodiens dont nous avons parlé plus haut. Le texte commence ainsi :

Modum autem constructionis et dispositionis Romanae urbis demonstrat Escodius sic dicens : Postquam filii Noe edificaverunt turrim confusionis, Noe cum aliquibus ratem ingressus venit in Ytaliam et non longe ab eo loco, ubi nunc est Roma, civitatem construxit nominis sui, in qua laboris et vite terminum dedit. (éd. L. Weiland, 1872, p. 399-400)

     Il saute aux yeux que Martin a ici recopié presque littéralement le passage de la Graphia cité un peu plus haut. En réalité, il a fait beaucoup plus : c’est toute l’ouverture historique de la Graphia qu’il a reprise depuis Noé jusqu’à Romulus, en passant par les intermédiaires (avec quelques différences généralement peu significatives pour notre propos).

     Présenter les unes en face des autres toutes les notices de la Graphia et de la Chronique ne ferait qu’alourdir la démonstration. Nous ne nous arrêterons que sur celle qui se trouve à la fin de la liste des premiers héros fondateurs et qui concerne Romulus. Et nous confronterons ci-dessous le texte de Martin d’Opava avec le passage correspondant de la Graphia, déjà cité plus haut. On n’oubliera pas que les civitates praedictas sont les villes fondées sur le site de Rome par la série des rois qui ont précédé Romulus.

 

Martin d’Opava (L. Weiland, p. 400)

Graphia, 12 (V.-Z., p. 79)

1. Anno autem 454 destructionis Troie Romulus Priami Troianorum regis sanguine natus, fratro suo iam mortuo, anno etatis sue 22, 15. kalendis Mai omnes civitates predictas cingere cepit et perfecit,

1. Anno autem .CCCC. .XXX. .III. destructionis Troianae urbis expleto, Romulus, Priami, Troianorum regis, sanguine natus, .XXII. anno aetatis suae, .XV. kal. maias omnes civitates iam dictas muro cinxit,

2. et ex suo nomine Romam vocavit,

2. et ex suo nomine Romam vocavit.

3. et in ea Sabinenses, Albanenses, Tusculanenses, Politanenses, Ficanenses, Camarinenses, Campennati, Lucani et omnes pene nobiles de Ytalia cum uxoribus et filiis conveniunt ibi habitaturi.

3. Et in ea Etrurienses, Sabinenses, Albanenses, Tusculanenses, Politanenses, Telenenses, Ficanes, Ianiculenses, Camerinenses, Capenati, Falisci, Lucani, Ytali, et omnes fere nobiles de toto orbe terrarum cum uxoribus et filiis habitaturi conveniunt

 

     Par rapport au texte original de la Graphia, Martin d’Opava a ajouté la mention de la mort de Rémus (§ 1 : fratro suo iam mortuo), un détail évidemment. Ce qui intéresse davantage, c’est qu’il a réduit sensiblement au § 3 l’extension géographique des peuples censés avoir contribué au peuplement de Rome : alors que le rédacteur de la Graphia prenait en compte le monde entier (omnes fere nobiles de toto orbe terrarum), le chroniqueur allemand n’a pas dépassé les limites de l’Italie (omnes pene nobiles de Ytalia), en laissant d’ailleurs tomber quelques peuplades, comme les Étrusques.

     Mais l’intérêt pour nous est de dégager la structure du texte dans la Chronique de Martin d’Opava. Immédiatement après la mention de la fondation de Rome par Romulus et celle de son peuplement très composite, le chroniqueur allemand passe à la description de la ville :

Habet autem turres 360 ; in circuitu eius vero sunt 22 miliaria preter Transtyberim et civitatem Leonianam, cum quibus dicitur habere 42 miliaria. (éd. L. Weiland, 1872, p. 400)

     Trois cent soixante tours ; un circuit de 22 milliaires si l’on fait abstraction du Transtévère et de la zone du Vatican, de 42 milliaires si on introduit ces deux quartiers dans le calcul. Puis sans transition vient une citation de la Préface de Tite-Live, avec une remarque morale sur les méfaits de l’avarice et de la richesse :

Et dicit Tytus Lyvius in prologo de Roma, quod tempore paupertatis nusquam alter locus ea sanctior nec bonis exemplis dicior fuit, et quanto rerum minus habuerit, tanto minus cupiditatis habebat. Post divicie avariciam et luxuriam induxerunt.

Et Tite-Live dit dans sa préface que quand Rome était pauvre, il n’y avait nulle part un endroit plus saint et plus riche en bons exemples, et que moins elle possédait de biens, moins elle connaissait la cupidité. Dans la suite les richesses ont introduit l’avarice et le luxe.

     Et c’est immédiatement après cela que Martin se lance dans l’énumération des portes, des palais et des temples de Rome.

 

     Pour le dire en quelques mots, « l’ouverture » des Mirabilia chez Martin d’Opava ressemble furieusement à celle que nous avons vue chez Jean d’Outremeuse. Plaçons côte à côte le texte latin de Martin d’Opava et la version française du Myreur. La comparaison est éloquente.

 

Martin d’Opava (L. Weiland, p. 399-400)

Myreur, p. 58-59

1. Modum autem constructionis et dispositionis Romanae urbis demonstrat Escodius sic dicens :

1. Ors est raison que nos devisons la fachon de Romme, solonc chu que Estodiens le dist en ses croniques :

2. [suit le détail de la préhistoire de Rome de Noé à Romulus]

2. [la préhistoire de la ville est omise par Jean d’Outremeuse]

3. Romulus […] ex suo nomine Romam vocavit,

3. [Il avait toutefois dit de la ville terminée qu’elle :] fut appelée Romme apres Romelus

3. Et in ea Sabinenses, Albanenses, Tusculanenses, Politanenses, Ficanenses, Camarinenses, Campennati, Lucani et omnes pere nobiles de Ytalia cum uxoribus et filiis conveniunt ibi habitaturi.

3. Ilh fist tout promier venir habiteir à Romme, por peupleir, les nobles linages que vos oreis, assavoir : les Sabinois, les Albinois, les Campinois, les Lucans et tous les nobles d'Ytaile awec leurs femmes et enfans.

4. Habet autem turres 360 ; in circuitu eius vero sunt 22 miliaria preter Transtyberim et civitatem Leonianam, cum quibus dicitur habere 42 miliaria.

4. Ilh oit altour de la citeit de Romme trois cens et LXI thours faites sor les mures, fortes et belles, tout à la circuit. Et tenoient les murs X[X]II milh de circuite, sens ens compteir trans Tyberim et le citeit Leonine, et tout ensemble ilh tenoit XLII mil.

5. Et dicit Tytus Lyvius in prologo de Roma, quod tempore paupertatis nusquam alter locus ea sanctior nec bonis exemplis dicior fuit, et quanto rerum minus habuerit, tanto minus cupiditatis habebat. Post divicie avariciam et luxuriam induxerunt.

5. Et dist Tytus Livus, en prolonge de ses croniques où ilh parolle de Romme, que al temps de povreteit, c'est-à-dire quant Romme n'astoit mie si riche, ilh n'estoit nulle aultre lieu plus confirmeit en bonteit ne en bons exemples, ne plus riche de suffissanche que Romme astoit. Et quant de toutes chozes ilh avoit moins, tant moins de convoitiese avoit ; et quant elle devient riche, elle devient avarichieux et luxurieux, et rebelle encontre son droit saingnour.

[Suivent les listes des portes et des palais. Celles des monts et des ponts sont absentes.]

[Suivent les listes des portes, des mons, des ponts et des palais.]

 

     Il est clair que Jean d’Outremeuse, dans l’articulation même de son exposé, a suivi étroitement Martin d’Opava. Sa seule intervention importante sur le texte de son prédécesseur concerne les coupes opérées dans l’introduction historique relativement longue proposée par Martin d’Opava, dans la foulée du rédacteur de la Graphia. À part la mention de Romulus comme fondateur et éponyme de Rome, le chroniqueur liégeois n’en a pratiquement rien conservé.

     Cette élimination se comprend parfaitement. Il faut savoir en effet que les personnages cités par le rédacteur de la Graphia et par Martin dans sa Chronique en liaison avec l’Italie et la région de Rome, avaient déjà été présentés par Jean d’Outremeuse plus haut dans Ly Myreur. Mais le chroniqueur, fidèle à l’esprit de sa chronique, les avait fait intervenir à leur place dans la ligne du temps. Ainsi, par exemple, Noé apparaît aux p. 5 et 6 de Myreur ; Janus et le Janicule à la p. 9 ; Procas, li promier roy d’Ytalie, à la p. 12 ; Hercule, Janus et Aventinus aux p. 17-18 ; Saturne et Latinus à la p. 20, etc. Mais les présentations qu’en donne Jean d’Outremeuse sont différentes de celle de Martin, pour la bonne raison que Jean d’Outremeuse suivait une autre source et travaillait dans une perspective et un contexte différents du chroniqueur allemand. Arrivé aux p. 58 et 59 de Myreur, Jean d’Outremeuse ne pouvait ni reprendre ni même adapter le texte de Martin, trop différent du sien.

     Par contre, dans l’énumération des gens venus habiter Rome, Jean d’Outremeuse s’est modelé sur le chroniqueur allemand du XIIIe siècle. Rappelons que la liste de la Graphia englobait les habitants du monde entier (de toto orbe terrarum) et que Martin d’Opava l’avait limitée aux gens d’Italie. C’est cette dernière version que suivra le chroniqueur liégeois.

     Le contenu des deux listes toutefois est quelque peu différent. On note même des variations entre les deux manuscrits utilisés par A. Borgnet. Nous avons retranscrit ci-dessus le manuscrit A, mais l’éditeur signale en note, ad locum, que le manuscrit B ajoutait après le mot Albinois : les Tusculans, les Politanois, les Celeniens, les Sicanois et les Tamarinois. Pour la présente démonstration, ces différences sont très secondaires.

     Après l’énumération des constituants de la population de Rome, on retrouve une correspondance quasi parfaite entre les deux auteurs, pour ce qui est en tout cas du contenu : d’abord des informations chiffrées sur le nombre de tours et la longueur des murailles, puis l’insertion de la remarque moralisatrice tirée de la Préface de Tite-Live ; les différences sont dues essentiellement aux préoccupations stylistiques du traducteur.

     Peut-être s’en rendra-t-on mieux compte si on se réfère au texte de Tite-Live que nos deux auteurs sont censés citer (Et dicit Tytus Lyvius d’un côté – Et dist Tytus Livius de l’autre). Le voici dans la traduction de Gaston Baillet :

Au reste, si ma passion pour mon entreprise ne m’abuse, jamais État ne fut plus grand, plus pur, plus riche en bons exemples ; jamais peuple ne fut aussi longtemps inaccessible à la cupidité et au luxe et ne garda aussi profondément et aussi longtemps le culte de la pauvreté et de l’économie : tant il est vrai que moins on avait de richesses, moins on les désirait ; au lieu que de nos jours avec les richesses est venue la cupidité, et avec l’affluence des plaisirs le désir de perdre tout et de se perdre soi-même dans les excès du luxe et de la débauche. (Liv., Praef., 11-12)

     Martin d’Opava est plus concis que Jean d’Outremeuse, mais les deux auteurs transmettent correctement la pensée de l’historien latin. On mettra bien sûr à part le développement final du chroniqueur liégeois, pour qui la richesse entraîne non seulement la cupidité et la débauche, mais aussi la rébellion encontre son droit saingnour.

           

     On ne perdra cependant pas de vue que notre examen n’a porté que sur les notices des Mirabilia présentes à la fois dans la Chronique de Martin et dans Ly Myreur ; ce sont elles qui ont fondé nos conclusions sur l’influence importante exercée par le chroniqueur allemand dans l’élaboration des Mirabilia de Jean d’Outremeuse. Mais toutes les données présentes chez Jean d’Outremeuse ne se retrouvent pas chez Martin d’Opava, ou plus exactement dans l’édition L. Weiland dont nous disposons et dont nous savons aujourd’hui qu’elle est notoirement insatisfaisante.

     Jean d’Outremeuse a-t-il utilisé une autre version des Mirabilia anciens, qui serait encore à identifier ? Ou peut-on raisonnablement supposer que les notices présentes dans Ly Myreur et absentes dans l’édition Weiland faisaient finalement partie, elles aussi, de la Chronique de Martin ? Pour trancher, il faudra attendre la publication de la nouvelle édition critique de la Chronique à laquelle travaille Anna-Dorothee von den Brincken. À ce moment-là seulement, on pourra reprendre sur des bases plus solides l’examen des rapports entre les deux chroniqueurs, celui de Liège et celui d’Opava.

 

     Mais dès maintenant, plusieurs choses sont certaines. Il est indiscutable que les pages 58 à 73 du Myreur constituent une traduction française des Mirabilia anciens qui avait échappé jusqu’ici aux spécialistes de la tradition de ce genre d’ouvrages. Il est indiscutable aussi que, pour les passages où une comparaison est possible, Jean d’Outremeuse a utilisé plus que généreusement la Chronique en latin de Martin d’Opava, un auteur qui lui était antérieur d’un siècle et qui jouissait à l’époque d’une très grande réputation. En l’absence d’une édition critique sûre du chroniqueur allemand, on pourrait même être tenté de penser que le reste de la section provient de la même source.

     Quoi qu’il en soit, dès maintenant aussi, il est certain que le respect que le chroniqueur liégeois semble avoir pour son matériel ne lui interdisait absolument pas d’intervenir sur les textes qu’il avait devant lui. Les examens auxquels nous avons procédé nous ont permis d’identifier en plusieurs endroits les traces nettes de ses interventions.

 

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