FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 18 - juillet-décembre 2009


 

Le sacrifice d’Iphigénie : métamorphoses d’un mythe

Marie-Laure Freyburger-Galland

Professeur à l'Université de Haute Alsace (Mulhouse)
(UMR 7044, Étude des civilisations de l’Antiquité
<marie-laure.freyburger@uha.fr>


L'article ci-dessous a été repris, avec l'aimable autorisation des éditeurs,  de l'ouvrage collectif Métamorphoses du mythe : réécritures anciennes et modernes des mythes antiques. Actes du colloque international, 20-23 mars 2007, Université de Haute-Alsace, édité par Peter Schnyder, Paris, Orizons, 2008, p. 379-391 (Centre de recherche sur l'Europe littéraire - Mulhouse, Haut-Rhin - Institut de recherche en langues et littératures européennes)

Déposé sur la Toile le 28 octobre 2009


 

INTRODUCTION

 

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Le sacrifice d’Iphigénie, par Sébastien Bourdon (1616-1671)

 

 

 

 

 

Pour les Grecs, le sacrifice humain, sans doute pratiqué chez eux dans un passé mythique révolu, est le propre des peuples barbares, égyptiens, phéniciens, celtes[1]. Deux exemples fameux ont cependant marqué le passé légendaire et historique grec, le cas d’Iphigénie et celui des prisonniers perses avant la bataille de Salamine. Nous dirons seulement quelques mots sur ce deuxième et unique cas de sacrifice humain « historique », attesté par Plutarque dans sa Vie de Thémistocle[2], alors qu’il ne figure ni chez Hérodote, ni dans les Perses d’Eschyle. Une étude détaillée de ce récit, emprunté par Plutarque à un certain Phanias de Lesbos[3], permet aux modernes de mettre en doute l’authenticité de ce meurtre rituel accompli en l’honneur de Dionysos Omestès[4] pour « assurer aux Grecs le salut et la victoire ». Qu’en est-il pour le mythe d’Iphigénie ?

 

Le témoignage littéraire le plus ancien concernant Iphigénie ne se trouve pas chez Homère, mais dans ce qu’on a coutume d’appeler les Chants Cypriens, attribués par les Anciens à un certain Stasinos de Chypre, composés sans doute vers le VIIe siècle avant J.-C. et retraçant la geste troyenne depuis la querelle des trois déesses jusqu’au débarquement des Achéens en Troade. Nous ne possédons que quelques fragments de ce long poème (en 11 livres) mais un résumé d’un certain Proclos qu’on hésite à identifier comme le grammairien du IIe siècle ou le philosophe néo-platonicien du Ve siècle de notre ère :

« Et pendant que l’expédition était concentrée à Aulis, Agamemnon, au cours d’une chasse abat une biche ; du coup, il se vante d’avoir fait mieux qu’Artémis. La déesse, irritée, pour empêcher l’appareillage, envoie des tempêtes en mer. Calchas leur dit la colère de la déesse et ordonne qu’Iphigénie soit sacrifiée à Artémis. On la fait donc venir sous prétexte d’épouser Achille et on prépare le sacrifice. Mais Artémis la dérobe, la transporte chez les Taures et la rend immortelle, après avoir remplacé la jeune fille par une biche sur l’autel. »[5]

Si Homère évoque le rassemblement à Aulis[6] et mentionne les trois filles d’Agamemnon, Chrysothémis, Laodicé et Iphianassa[7] et que les scoliastes assimilent cette dernière à Iphigénie, l’épisode du sacrifice d’Iphigénie ne figure en effet pas explicitement dans l’épopée homérique[8]. On en trouve une courte mention dans la XIe Pythique de Pindare, auteur du début du Ve siècle, peut-être inspirée du poème l’Orestie de Stésichore[9], poète lyrique sicilien du VIe siècle, où il est question d’Iphigénie « immolée au bord de l’Euripe », ainsi que dans le Catalogue des femmes attribué à Hésiode, dont nous n’avons que quelques fragments. Cette mention est confirmée par un papyrus[10] dans lequel il est question d’une Iphimédie (ou Iphimède), fille d’Agamemnon, immolée sur l’ordre d’Artémis avant l’expédition mais qui, sauvée et rendue immortelle, serait devenue Hécate.

Ensuite les grands tragiques grecs ont traité tous les trois ce mythe. Il apparaît qu’Eschyle a écrit une Iphigénie dont les fragments sont trop insignifiants pour qu’on ait une idée de la façon dont il l’a traité. Cependant, les nombreuses allusions de son Agamemnon confirment une version cruelle du  mythe :

« Et sous son front une fois ployé au joug du destin, un revirement se fait, impur, impie, sacrilège : il (=Agamemnon) est prêt à tout oser, sa résolution désormais est prise… Il osa, lui, sacrifier son enfant – pour aider une armée à reprendre une femme, ouvrir la mer à des vaisseaux ! Ses prières, ses appels à son père, tout cela – même son âge virginal ! – elle le vit compter pour rien par ces chefs épris de guerre. Et, les dieux invoqués, le père aux servants fait un signe, pour que, telle une chèvre, au-dessus de l’autel, couverte de ses voiles et désespérément s’attachant à la terre, elle soit saisie, soulevée, cependant qu’un bâillon fermant sa belle bouche arrêtera toute imprécation sur les siens… Ce qui a suivi, je ne l’ai point vu, je ne peux le dire… »[11].

Dans la parodos, le chœur des vieillards rappelle la prédiction de Calchas révélant la monstrueuse exigence d’Artémis, acceptée non sans hésitation par Agamemnon. Les supplications d’Iphigénie sont évoquées ainsi que la scène même du sacrifice où la victime bâillonnée supplie du regard son bourreau. Le choeur termine par « je ne peux le dire », ce qui montre bien que l’horreur d’un tel dénouement est indicible, fait partie des choses « innommables ».

De Sophocle, nous n’avons pas non plus de fragments représentatifs de son Iphigénie, mais des allusions dans son Electre qui attestent assez clairement la version d’un sacrifice humain consenti par Agamemnon sous la pression de Ménélas et de l’armée. Euripide lui-même l’évoque dans son Electre[12], son Andromaque[13], les Troyennes[14] avant de traiter le sujet avec deux pièces, Iphigénie en Tauride, datée vraisemblablement de 411 et  Iphigénie à Aulis, jouée après la mort du poète aux Dionysies de 405 par les soins de son fils. On notera que la version adoptée par Euripide dans Iphigénie en Tauride confirme en bien des points celle des Chants Cypriens :

« Le roi Agamemnon avait en ces parages assemblé l’armement hellène aux mille nefs, voulant aux Achéens conquérir la couronne du triomphe, et, pour satisfaire Ménélas, venger le déshonneur du rapt de son Hélène. Des vents funestes retenant au port la flotte, il fit interroger les victimes ardentes. Et Calchas répondit : « Agamemnon, jamais tu ne verras tes nefs quitter la rade, à moins d’immoler en offrande sur l’autel d’Artémis, ta fille Iphigénie. En effet, tu vouas naguère à la déesse porte-flambeau le plus beau produit de l’année. Or, ton épouse Clytemnestre, justement, t’avait en ton palais mis au jour une fille. Artémis la réclame »… Calchas m’attribuait ainsi, pour mon malheur, le prix de la beauté. Le perfide Odysseus sut me prendre à ma mère ; sous couleur d’épouser Achille, j’arrivai dans la terre d’Aulis ; et là, pauvre victime, soulevée par-dessus l’autel, j’allais périr frappée du glaive ; mais Artémis m’enleva, laissant aux Achéens une biche en échange. Et, par l’éther brillant, elle me transporta dans ce pays des Taures… »[15].

 

 

I – ASPECTS ANCIENS DU MYTHE

 

I-1. Le sacrifice humain

 

Il y a donc une tradition littéraire grecque importante qui, négligeant la version pourtant ancienne de la substitution animale, affirme qu’il y a eu meurtre rituel exigé par une divinité. L’horreur qu’elle suscite se prolonge à l’époque romaine et Lucrèce va l’utiliser pour montrer la cruauté de la superstition :

« C’est ainsi qu’à Aulis l’autel de la vierge Trivia fut honteusement souillé du sang d’Iphianassa par l’élite des chefs grecs, la fleur des guerriers. Quand le bandeau enroulé autour de sa coiffure virginale fut retombé en rubans égaux le long de ses joues ; quand elle aperçut, debout devant l’autel, son père accablé de douleur ; près de lui les prêtres dissimulant le fer, et tout le peuple fondant en larmes à son aspect, muette d’effroi et fléchissant sur les genoux, elle se laissa choir à terre. Malheureuse ! en un tel moment il ne pouvait lui servir d’avoir la première donné au roi le nom de père. Enlevée par des mains d’hommes et toute tremblante, elle fut menée à l’autel, non pour être reconduite, une fois accomplis les rites solennels, au chant clair de l’hyménée ; mais laissée vierge criminellement, dans la saison même du mariage, elle devait succomber, victime douloureuse, immolée par son père, afin d’assurer à la flotte un départ heureux et des vents favorables. Tant la religion put conseiller de crimes ! »[16].

L’idée sera reprise par Horace[17] pour stigmatiser la folie de l’ambition humaine.

René Girard a bien montré[18] que la survie du groupe passe dans les sociétés primitives par l’exercice de la violence sur un bouc émissaire. Ce dernier est souvent pris dans une catégorie sociale marginale (ici une jeune fille, femme non encore mère) et non susceptible d’être vengée (ici sacrifiée par le seul qui aurait pu la venger, son père).

La raison du sacrifice varie selon les versions et celui-ci peut être expiatoire ou propitiatoire. Expiatoire, s’il y a crime d’Agamemnon. Indépendamment de la fatalité qui pèse sur les Atrides, il y a faute commise envers Artémis lorsqu’Agamemnon se vante de tirer à l’arc mieux que la déesse (version des Chants Cypriens), à moins qu’il n’ait tué une biche consacrée à celle-ci (version de Sophocle). Il se peut qu’il n’ait pas commis de faute mais qu’il ait fait un vœu imprudent en lui promettant le plus beau produit de l’année (version d’Iphigénie en Tauride). Propitiatoire si la déesse demande ce sacrifice pour assurer le succès de l’expédition vers Troie et des vents favorables (version de l’Agamemnon d’Eschyle)[19].

On retrouve curieusement des éléments proches non tant dans l’épisode biblique du sacrifice d’Isaac par Abraham (pour lequel certaines versions talmudiques attestent qu’Isaac a réellement été sacrifié) que celui de la fille de Jephté :

Jephté fit un vœu à Yahvé :  « si tu livres entre mes mains les Ammonites, celui qui sortira le premier des portes de ma maison pour venir à ma rencontre quand je reviendrai vainqueur du combat contre les Ammonites, celui-là appartiendra à Yahvé et je l’offrirai en holocauste »… Lorsque Jephté revint à sa maison, voici que sa fille sortit à sa rencontre en dansant au son des tambourins. C’était son unique enfant… Dès qu’il l’eut aperçue, il déchira ses vêtements et s’écria : « Ah, ma fille, tu m’apportes le malheur ! Faut-il que ce soit toi qui causes mon infortune ! Je me suis engagé devant Yahvé et ne puis me dédire ». Elle lui répondit :  « Mon père, tu t’es engagé envers Yahvé, traite-moi selon le vœu que tu as prononcé, puisque Yahvé t’a accordé de te venger de tes ennemis les Ammonites… laisse moi libre pendant deux mois. Je m’en irai avec mes compagnes sur les montagnes pleurer ma virginité »… Les deux mois écoulés, elle revint vers son père et il accomplit sur elle le vœu qu’il avait prononcé »[20].

 

 

I-2. La substitution animale

 

L’autre version, plus ancienne, de la substitution animale au dernier moment, comme dans la version biblique traditionnelle du sacrifice d’Isaac, a longtemps été considérée comme une version adoucie, civilisée, édulcorée par des Grecs soucieux de se démarquer de la barbarie des époques reculées. Les recherches du XXe siècle tendent à montrer qu’il n’en est rien et que la substitution est un rite fort ancien dans de nombreux cultes (par exemple celui de Dionysos à Ténédos), en particulier pour celui d’Artémis dans au moins trois lieux qui sont ont en rapport étroit avec Iphigénie, Aulis, la Tauride et Brauron.

C’est ainsi que Salomon Reinach a montré en 1915[21], en se fondant sur trois textes de Xénophon[22], Pausanias[23] et Plutarque[24], que, si Agésilas a provoqué la colère des prêtres d’Aulis en sacrifiant à Artémis pour s’assurer une traversée favorable, c’est qu’il n’a pas respecté les rites, d’abord en faisant lui-même le sacrifice, ensuite en omettant les formules permettant l’identification de la victime animale à une victime humaine. Depuis un temps reculé, Aulis est le grand port d’embarquement des migrations vers l’Est et il n’est pas étonnant que la geste troyenne y fasse s’embarquer les Achéens.

Pour la Tauride, A. Baschmakoff a montré en 1939[25] qu’il y avait dans ces régions de la Mer Noire identifiées avec la Tauride ancienne et la Crimée actuelle des nécropoles remontant au IIIe millénaire attestant des sacrifices humains et qu’ensuite le culte d’une Artémis Tauropole[26] (d’où le nom de Taures et de Tauride) y exigeait le sacrifice d’une génisse « déguisée » en jeune fille. Or dans Iphigénie en Tauride, Iphigénie, devenue prêtresse d’Artémis, doit immoler à la déesse tous les marins qui débarquent en ce pays. À Brauron[27], c’est aussi à une Artémis Tauropole que sont consacrées les petites filles appelées « oursonnes », que l’on sacrifie une ourse et la légende rapporte que c’est Iphigénie qui, fuyant la Tauride avec Oreste, y a apporté une statue d’Artémis, fondant ainsi le culte à cette déesse en Attique. Or, comme l’a bien montré L. Séchan[28], en ces trois lieux, c’est sans doute à une déesse vierge dont le nom – ou le surnom – hellénisé a pu être Iphigénéia – « née dans la force » ou « qui fait naître la force » qu’un culte préexistait à l’arrivée des indo-européens. Les compétences de cette divinité, protection des jeunes filles et des accouchements, l’associent aux domaines de la fertilité-fécondité et ont permis de l’assimiler ensuite à Artémis et à Hécate.

Pausanias, auteur d’une description de la Grèce de la fin du IIe siècle de notre ère explique bien cela pour Brauron et Mégare :

« À une certaine distance de Marathon se trouve Brauron, où, dit-on, débarqua Iphigénie, la fille d’Agamemnon, quand elle fuyait de Tauride, emportant la statue d’Artémis… Les Mégariens disent qu’il y a aussi (sc. à Mégare) un hérôon d’Iphigénie. Selon eux, elle est morte à Mégare. Pour moi, j’ai entendu rapporter une autre tradition qui a cours en Arcadie, et je sais qu’Hésiode dans son Catalogue des Femmes a montré qu’Iphigénie n’était pas morte, mais que par la volonté d’Artémis elle était devenue Hécate. Hérodote a écrit un récit qui s’accorde avec cette tradition : les gens de la Tauride scythique sacrifient les marins naufragés à une vierge et ils affirment que cette vierge est Iphigénie, la fille d’Agamemnon »[29].

La phase ultérieure, comme cela a sans doute été le cas pour Hélène et Ariane, a consisté à humaniser la divinité en la dotant d’une généalogie mythique, faisant d’elle selon les régions la fille d’Agamemnon et de Clytemnestre ou de Thésée et d’Hélène. Cette très ancienne divinité – ou ces très anciennes divinités locales – a peut-être été honorée sous la forme animale qu’on lui a sacrifiée ensuite, biche, génisse ou ourse, a peut-être été dans les temps reculés honorée de sacrifices humains. Elle a ensuite été rabaissée au rang de simple mortelle, au mieux prêtresse du culte d’Artémis. Celle-ci, déesse vierge, patronne les jeunes filles dans leur futur rôle procréateur et exige, sinon le sacrifice d’une vierge, du moins d’une victime à laquelle des rites particuliers l’assimilent[30].

 

 

II – REECRITURES  DU MYTHE

 

 

II-1. Réécritures iconographiques

 

On sait en effet par Pline l’Ancien[31] et d’autres auteurs latins comme Cicéron, Quintilien et Valère Maxime que le sacrifice d’Iphigénie était le sujet d’un tableau très célèbre d’un certain Timanthe qui l’aurait peint vers 400, donc peu après la première représentation de la pièce. Nous n’avons plus ce tableau mais il semble que ses imitations ont été très nombreuses à l’époque hellénistique et romaine, ce qui prouve et la célébrité de Timanthe et celle de la pièce d’Euripide.

Ainsi un relief du Musée des Offices est une copie romaine dont l’original pourrait être du IVe siècle. Il représente cette scène et notamment, au centre, Iphigénie debout et fort digne, stante peritura ad aras, « debout attendant la mort près des autels », selon Pline. Près d’elle, Calchas la couronne conformément au rituel évoqué par Euripide[32] ou, selon certains commentateurs, lui coupe une boucle de cheveux[33]. Il représente aussi, sur la droite, Agamemnon se détournant et se voilant la tête, exactement comme le décrit Euripide :

« Quand le roi Agamemnon aperçut sa fille qui, marchant au supplice, pénétrait dans le bois, il poussa un gémissement. Détournant la tête, il versait des larmes, le manteau tendu devant les yeux »[34].

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On peut encore mentionner le décor d’un coffret d’ivoire du South Kensington Museum, d’époque byzantine, qui représente une scène analogue, quoique la présence d’Agamemnon soit moins nette. Cependant le personnage, assis à gauche, très pensif, pourrait être le père désespéré s’apprêtant à se voiler la face.

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Le commentaire de Pline semble ignorer le texte d’Euripide et attribue le geste d’Agamemnon à l’ingéniosité de Timanthe qui, « ayant épuisé tous les modes d’expression de la douleur, voile le visage du père lui-même, dont il était incapable de rendre convenablement les traits ». En tout cas, le tableau de Timanthe et ses imitations ont alimenté les discussions antiques et modernes sur le sublime, puisqu’à l’époque de Racine, l’Abbé d’Aubignac[35] écrit que, pour peindre le sacrifice d’Iphigénie, il faut imiter Timanthe et montrer « Agamemnon avec un voile sur son visage pour cacher sa tendresse naturelle aux chefs de son armée et néanmoins montrer par cette adresse l’excès de sa douleur ». On retrouve cette attitude chez Racine :

    Le triste Agamemnon qui n’ose l’avouer

     Pour détourner les yeux des meurtres qu’il présage

     Ou pour cacher ses pleurs, s’est voilé le visage[36].

Quant à la célèbre fresque de la Maison du Poète tragique de Pompéi, elle représente la même scène et, notamment, Iphigénie portée au supplice par deux personnages dont celui de gauche est certainement Calchas qui apparaît ici comme le sacrificateur. Son attitude est différemment interprétée selon qu’on y voit la martyre déjà en extase ou la jeune fille suppliante et effrayée[37].

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II-2. Réécriture euripidienne

 

Malgré le succès iconographique de ce dénouement, l’exodos de la pièce d’Euripide a été souvent contestée et son authenticité (comme d’ailleurs celle de nombreuses parties de la pièce) mise en doute pour différentes raisons, cohérence interne, stylistique, syntaxe et métrique. Un fragment attribué à cette pièce d’Euripide par Élien[38] ferait état d’une intervention directe d’Artémis qui, dea ex machina, apparaîtrait pour rassurer Agamemnon et lui dire : « Je déposerai dans les mains des Achéens une biche cornue : en la sacrifiant, ils se flatteront d’immoler ta fille ». Une telle intervention concilierait en quelque sorte les deux Iphigénie d’Euripide et ferait le lien entre la version cruelle et l’enlèvement en Tauride : tout le monde croit Iphigénie réellement morte, y compris sans doute Clytemnestre qui en fera grief à son époux à son retour de Troie.

Pourtant, quelle que soit la présentation du dénouement, l’originalité de la lecture euripidienne, que personne ne songe d’ailleurs à mettre en doute, c’est assurément la « conversion » d’Iphigénie, l’acceptation du destin : Iphigénie assume son destin, elle n’est plus sacrifiée mais se sacrifie pour la Grèce. Un tel revirement a été critiqué par Aristote[39] et même par certains modernes au nom de la cohérence psychologique du personnage qui en quelques vers passe de la magnifique et si émouvante supplication à son père[40] : « Si j’avais, ô mon père, l’éloquence d’Orphée… », se terminant par « Mieux vaut une vie malheureuse qu’une mort glorieuse » à l’affirmation de son dévouement :

« Je livre ma personne pour ma patrie et pour la terre de Grèce tout entière : sacrifiez-moi, j’y consens, menez-moi à l’autel de la déesse, puisque l’oracle l’exige… Qu’aucun Argien ne porte la main sur moi : je tendrai ma gorge en silence, courageusement »[41].

Assurément, le consentement de la victime sécularise en quelque sorte le mythe, puisque c’est la volonté d’Iphigénie qui se substitue à celle de la déesse. L’homme, assumant son destin, se libère du joug divin. Il s’inscrit aussi dans la logique cathartique du théâtre puisqu’il libère de sa faute tragique le père condamné à sacrifier son enfant.

 

 

II-3. Réécritures christianisées

 

C’est l’idée d’un sacrifice volontaire qui, par le biais des lectures médiévales d’Ovide « moralisé » et du rapprochement avec le texte biblique concernant la fille de Jephté, a permis de faire d’Iphigénie une préfiguration des martyres chrétiennes, voire du Christ lui-même. En effet, si l’on prend le texte d’Ovide, on lit :

« Nérée continue à déployer ses violences dans les eaux d’Aonie et il refuse de transporter les guerriers ; il en est qui croient que Neptune épargne Troie, parce qu’il a construit les murs de cette ville. Mais tel n’est pas l’avis du fils de Thestor ; il sait et il déclare qu’il faut le sang d’une vierge pour apaiser le courroux de la déesse vierge. Lorsque l’intérêt public a vaincu la tendresse d’Agamemnon pour sa fille, lorsque le roi a vaincu le père et qu’Iphigénie, prête à donner son sang pur, a pris place devant l’autel parmi les prêtres en larmes, la déesse est vaincue à son tour ; elle étend un nuage devant tous les yeux et pendant la cérémonie, au milieu du tumulte du sacrifice, au milieu du bruit des prières, elle remplace, dit-on, par une biche, la jeune fille de Mycènes. Alors Diane ayant été désarmée par cette victime mieux faite pour elle et la colère des flots étant tombée avec celle de Phoebé, les mille vaisseaux reçoivent les vents en poupe et, après bien des épreuves, ils abordent sur la plage de la Phrygie »[42],

« Iphigénie, prête à donner son sang pur » indique bien que le poète des Métamorphoses s’inspire de la version d’Euripide. Or aux XVIe et XVIIe siècles, des prédicateurs[43] ont utilisé la figure d’Iphigénie pour en faire un exemple de piété et d’obéissance. Des auteurs, comme Cornélius Agrippa[44] au XVIe siècle et Du Bosc[45] au XVIIe, citent Iphigénie comme exemple de femme vouée au sacerdoce et parée de toutes les vertus des « femmes fortes » dont le courant féministe chrétien a exalté les mérites[46]. En outre, le goût pour les tragédies à sujet religieux renouvelle cet intérêt et Georges Buchanan a écrit en 1584 un Jephtes, dont la fille s’appelle Iphis. Lorsqu’en 1641, Rotrou fait jouer à l’Hôtel de Bourgogne son Iphygénie, il s’inscrit dans un contexte particulièrement favorable à cette interprétation chrétienne du mythe antique. Même si sa pièce n’est pas considérée comme un chef-d’œuvre et n’a guère eu de succès, force est de constater qu’elle illustre une telle métamorphose. Rotrou n’a sans doute pas lu l’édition princeps de la pièce d’Euripide, publiée en 1503 par Alde Manuce (alors que la BN en possède un exemplaire annoté par Racine) mais seulement sa traduction latine d’Erasme de 1506 et celle en français de Thomas Sébillet de 1549, dont il s’inspire parfois de très près. Le dénouement de la pièce de Rotrou s’inscrit dans le goût baroque de son époque et Diane apparaît bien, dea ex machina, pour annoncer son miracle :

« Calchas, à genoux auprès d’Iphigénie. Tous les Grecs ont la vue baissée.

Chaste fille du dieu qui lance le tonnerre

Frais Soleil de la nuit, autre âme de la terre,

Diane enfin reçois l’offrande que tu veux,

Et pour prix de son sang fais succéder nos vœux,

À l’art de nos Nochers rends l’onde favorable,

Donne à notre voyage un succès mémorable :

Et fais-nous triomphants marcher sur le débris

Des orgueilleuses tours d’Hector et de Pâris.

 

Il prend le couteau, et comme il veut porter le coup, il se fait un grand tonnerre.

Iphigénie disparaît et est enlevée au Ciel.

Mais Dieux ! Quelle tempête en un moment émue

De ces plaines d’azur nous dérobe la vue,

Quel horrible torrent accompagné d’éclairs

Trouble avec tant de bruit la région des airs ?

 

Agamemnon

…Mais ô rare aventure, ô miracle inouï,

Si d’une illusion mon œil n’est ébloui,

Sans recevoir le coup et sans laisser la vie,

Cette chaste victime à ces lieux est ravie.

 

Diane au ciel. Tous se mettent à genoux.

… Je sais le respect de la Grèce,

Son dessein me tient lieu d’effet,

Et j’ai vu d’un œil satisfait

La piété de sa princesse,

Son sang de ma faveur est un trop digne prix,

Et pour faire paraître à quel point je l’estime

Je la veux pour prêtresse et non pas pour victime,

Et l’ai déjà rendue aux rives de Tauris »[47].

Déesse vierge, Diane/Artémis préfigure la Vierge Marie et, ajout intéressant de Rotrou, Clytemnestre a voué sa fille à la déesse dès sa naissance. La vocation religieuse d’Iphigénie explique donc l’exigence de Diane qui ne repose pas sur une quelconque vengeance.

 

II-4. Réécriture racinienne

 

La réécriture racinienne reprend en quelque sorte en s’y opposant toutes ces interprétations. Plus de 2000 ans après Euripide, Racine reprend le thème d’Iphigénie à Aulis en le modifiant considérablement pour les raisons qu’il donne dans sa Préface en justifiant sa création du personnage d’Ériphile. Respectueux des critiques d’Aristote, il modifie le comportement d’Iphigénie pour qu’elle reste pendant toute sa pièce la fille soumise qui accepte de mourir pour obéir à son père.

Trente ans après Rotrou, au cœur de la période classique, il refuse tout ce qui chez Euripide même ou son imitateur baroque évoque le miracle ou la métamorphose : point de biche ni de déesse apparaissant sur la scène dans son dénouement. Seule la soldatesque croira au miracle.

« Le soldat étonné dit que dans une nue

Jusque  sur le bûcher Diane est descendue,

Et croit que s’élevant au travers de ses feux,

Elle portait au ciel notre encens et nos vœux »[48]

S’opposant aux dénouements des opéras à machine et à l’intervention du merveilleux, qu’il soit païen ou chrétien, il rationalise le mythe, ce que ne fait pas son contemporain Sébastien Bourdon qui a représenté l’enlèvement d’Iphigénie par Diane. La jeune fille arrachée à l’autel où elle devait être sacrifiée est remplacée par une biche et le peintre a bien dépeint l’effroi des assistants. En marge donc des représentations iconographiques du mythe, Racine a voulu se situer dans le sillage d’Euripide tout en rivalisant avec lui et en allant encore plus loin que lui dans la rationalisation du mythe.

 

 

CONCLUSION

 

Ainsi, du VIIe siècle avant J.-C. jusqu’au XVIIe siècle après, le mythe d’Iphigénie a suscité une exploitation littéraire passionnante, en particulier au théâtre étant donné les caractéristiques éminemment dramatiques qu’il contient.

J’espère avoir montré les cheminements archaïques de ce mythe en marge des conceptions religieuses indo-européennes, son hellénisation et son humanisation progressives – j’entends par humanisation à la fois la transformation d’une très ancienne divinité en être humain et la transformation des données pour les intégrer dans les valeurs humanistes. L’aboutissement du processus antique et son état achevé se trouvent sans doute dans la pièce d’Euripide, Iphigénie à Aulis. L’auteur choisit dans les différentes versions du mythe celle qui lui permet, en y ajoutant son génie propre, de « plaire et de toucher » le public athénien de la fin du Ve siècle avant J-C., comme Racine le fera pour la cour de Louis XIV, ce qui lui permettra d’écrire dans sa Préface :

« Le goût de Paris s’est trouvé conforme à celui d’Athènes. Mes spectateurs ont été émus des mêmes choses qui ont mis autrefois en larmes le plus savant peuple de la Grèce, et qui ont fait dire qu’entre les Poètes, Euripide était extrêmement tragique, tragitôtatos  ».

C’est d’ailleurs Euripide qui continuera d’être le modèle de Schiller et  de Goethe au XVIIIe siècle, jusqu’à l’Iphigénie à Aulis de Gerhardt Hauptmann, jouée en 1942, et sans compter les très nombreux opéras qui ont fait d’Iphigénie une figure emblématique d’héroïsme féminin.


NOTES

 

[1] Cf. par ex. Denys d’Halicarnasse, Antiquités Romaines, I, 38, 2. Voir sur le sujet, A. Heinrichs, « Le sacrifice humain dans la religion grecque », dans Le sacrifice dans l’Antiquité, Entretiens Hardt, XXVII, 1980, p. 195-235.

[2] 13, 3.

[3] « Tel est en tout cas le récit de Phanias de Lesbos, un philosophe très versé dans la littérature historique », 13, 5.

[4] C’est-à-dire « qui mange de la chair crue ». Cette épithète, comme celle d’Omadios, « qui aime la chair crue », s’applique à Dionysos lorsqu’on lui offre des sacrifices humains, cf. Anthologie Palatine ,6, 237 ; Hymnes Orphiques, 29, 5 ; Porphyre, De abstinentia, 2, 55.

[5] Proclos, Chrestomathie, 135-143, trad. A. Severyns.

[6] Iliade, II, v. 303-304.

[7] Iliade, IX, v. 145. Agamemnon propose même qu’Achille épouse celle qu’il voudra.

[8] Même si certains scoliastes ont cru voir dans les v. 71-72, 107 et 113-115 du chant I des allusions à cet épisode.

[9] C’est le Stésichorus de la Préface de Racine.

[10] Oxy.28, 1962, 2482.

[11] V. 219-236, trad. P.  Mazon.

[12] V. 405, 1020-1031.

[13] V. 624-626.

[14] V. 370-372.

[15] V.10-30, trad. H. Grégoire. Sur l’utilisation des Chants Cypriens par Euripide, voir F. Jouan, Euripide et les légendes des Chants Cypriens, Paris, 1966, p. 260 et suiv.

[16] De la nature, I, v. 84-101, trad. A. Ernout.

[17] Satires, II, 3.

[18] La violence et le sacré, Paris, 1972, p.146 et 401-403.

[19] Cf. W. Burkert, Homo necans, Paris, 2005, p. 67.

[20] Juges, 29-40, trad. Bible de Jérusalem.

[21] « Observations sur le mythe d’Iphigénie », REG, 28, p. 1-15

[22] Helléniques, III, 4, 3.

[23] III, 9, 3.

[24] Agésilas, 6. Voir aussi W. Burkert, Homo necans , Paris, 2005, p. 89 et 108.

[25] « Origine tauridienne du mythe d’Iphigénie », BAGB, 1939, p. 3-21. Voir aussi Hérodote, IV, 103 et A.O. Hulton, « Euripides and the Iphigenia legend », Mnemosyne, 15, 1962, p. 364-368.

[26] C’est-à-dire « honorée en Tauride » ou « honorée par des sacrifices de taureaux ».

[27] Cf. L. Séchan, « Le sacrifice d’Iphigénie », REG, 44, 1931, p. 370-371.

[28] Cf. art.cit., p. 370-374.

[29] Description de la Grèce (trad. J. Pouilloux), I, 33, 1 et 43, 1. 

[30] Cf. A. Heinrichs, art. cit., p. 207-208.

[31] Histoire Naturelle, XXXV, 36, 12. Voir à ce sujet A. Reinach, Recueil Milliet, tome I, Paris, 1921, p. 244 et suiv. ; J.M. Croisille, « Le sacrifice d’Iphigénie dans l’art romain et la littérature latine », Latomus, 22, 1963, p. 209-225; et F. Jouan, « Autour du sacrifice d’Iphigénie », Texte et Image, Paris, 1984, p. 61-74.

[32] Iphigénie à Aulis, v. 1566-1567, trad. F. Jouan : « Le devin Calchas déposa dans la corbeille d’or l’épée acérée qu’il avait tirée du fourreau, puis couronna la jeune fille ».

[33] Cf. L. Séchan, art. cit., p. 399-405.

[34] Iphigénie à Aulis, trad. F. Jouan, v. 1549-1550.

[35] Pratique du théâtre, Paris, 1657, II, 3.

[36] Iphigénie, v. 1710-1712.

[37] Cf. L. Séchan, art. cit., p. 406-408.

[38] Histoire des animaux, VII, 39.

[39] Poétique, 15, 1454 a.

[40] Iphigénie à Aulis, v. 1211-1251.

[41] Iphigénie à Aulis, v. 1553-1560. Sur le revirement d’Iphigénie, voir F. Jouan, Iphigénie à Aulis, CUF, p. 35-38, et Cl. Nancy, « Pharmakon sôtèrias : le mécanisme du sacrifice humain chez Euripide », dans Théâtre et spectacles dans l’Antiquité, Leyde, 1983, p. 17-30.

[42] Métamorphoses, XII, v. 24-38 (trad. G. Lafaye).

[43] Voir par ex. Père L. Thomassin, Les méthodes d’enseigner chrétiennement les lettres classiques, Paris, 1681, p. 166-167.

[44] De nobilitate et praecellentia foeminei sexus declamatio, Anvers, 1529.

[45] La femme héroïque, Paris, 1645.

[46] Voir à ce sujet l’introduction à  J. de Rotrou, Théâtre complet, tome 2, Société des textes français modernes, Paris, 1999, p. 358-381.

[47] Iphigénie, acte V, scène 3, v. 1847-1858, 1861-1864, 1879-1886. 

[48] Iphigénie, acte V, scène 6, v. 1785-1788.


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 18 - juillet-décembre 2009

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