FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 17 - janvier-juin 2009


De la septième Lettre à Lucilius de Sénèque
au De Spectaculis de Tertullien, échos et influences

 

par

 

Stéphanie Binder

stephanie.e.binder@gmail.com

 


Stéphanie Binder, qui nous a fait parvenir le texte ci-dessous, vient de soutenir sa thèse de doctorat en études classiques et histoire juive à l'Université Bar-Ilan. Elle commence cette année une nouvelle recherche financée par la Memorial Foundation for Jewish Studies. Elle enseigne également le latin, l'hébreu, la Bible et le Talmud dans un lycée-pilote en Israël dont le but est de proposer aux élèves israéliens et francophones un programme scolaire alliant les matières fortes des deux systèmes éducatifs. 

 

Résumé : Pourquoi Tertullien s'est-il donné la peine d'écrire deux traités ayant pour sujet l'idolâtrie – le De Spectaculis et le De Idololatria ? Au premier abord, la réponse semble être qu'il s'adressait à deux publics différents, adaptant, dans chacun des ouvrages, son langage à ses interlocuteurs privilégiés. Cependant, la réponse à cette question apparaît plus complexe dès lors que l'on s'attache à étudier la ressemblance entre le De Spectaculis et la septième lettre de Sénèque à Lucilius, ressemblance que l'on ne retrouve pas dans le De Idololatria. Cet article a pour but de présenter les différences et les points communs entre le De Spectaculis, le De Idololatria et  la septième lettre de Sénèque à Lucilius et d'essayer de les expliquer.

 

Mots clefs : Tertullien. Sénèque. Spectacles. Idolâtrie.

 

Déposé sur la Toile le 16 août 2009.


 

A. Le profil de l'auteur

Des études récentes[1] concernant l'apologiste chrétien de Carthage, Tertullien, tentent de justifier les positions contradictoires adoptées par l'auteur à travers ses différents travaux, en particulier dans les exemples qu'il fournit pour appuyer ses démonstrations. Dans certains de ses traités par exemple, Tertullien se rit de la philosophie, affirmant qu'elle est le berceau de toutes les hérésies, tandis que dans d'autres, il fait l'éloge du christianisme qualifié de « meilleure des philosophies »[2], encourageant, de surcroît, les chrétiens à se vêtir du manteau des philosophes. Dans d'autres cas, il tance la philosophie pour ses erreurs de la même façon qu’il  critique l'Église pour les siennes, bien qu'il se sente généralement le devoir de défendre le christianisme orthodoxe face aux hérétiques. Quant à Rome, Tertullien la présente parfois sous un jour favorable et parfois la dénigre. Ces approches contradictoires apparaissent également, entre autres, dans ses vues sur le mariage et le martyre.

Les Juifs sont aussi l'une des cibles favorites des apparents changements d'humeur de Tertullien. Il est intéressant de se pencher sur le détail du mécanisme des contradictions chez Tertullien à travers cet exemple particulier. L'auteur s'accorde bien avec les Juifs lorsque cela sert ses intérêts ; par exemple, lorsqu'il essaie de prouver aux gentils la légitimité du christianisme à travers ses liens avec l'antique judaïsme. Dans ce cas, Tertullien fait abstraction de la relative nouveauté du christianisme et la cache à son public païen, érigeant le christianisme en une foi ancienne et tout simplement issue du judaïsme. De même, Tertullien se rapproche des Juifs lorsqu'il s'agit pour lui de combattre les hérétiques qui nient tout lien entre le judaïsme et le christianisme. Là, il loue et défend même les pratiques juives[3]. D'un autre côté cependant, Tertullien dénigre les Juifs pour démontrer à un auditoire de confession juive que sa foi et ses pratiques sont surannées, faisant par ailleurs l'éloge de la nouveauté de la foi chrétienne afin de convaincre également de potentiels prosélytes de la supériorité du christianisme sur le judaïsme. Aussi, s'adressant à ces mêmes catéchumènes qui seraient susceptibles de quitter le monde païen pour le christianisme, Tertullien omet de mentionner que le christianisme est l'héritier du judaïsme. En effet, la culture païenne tend à mépriser le monde juif et ce serait risquer de perdre de nouveaux adeptes que de leur laisser entrevoir qu'ils vont en réalité adhérer à une foi qui les a toujours répugnés[4].

Les chercheurs s'accordent sur les raisons des positions contradictoires de Tertullien dans ses divers ouvrages. Ils affirment que Tertullien propose parfois certains mêmes arguments qu'il combat ailleurs parce qu'il est caractéristique de sa stratégie rhétorique d'adopter le langage de ses adversaires en accord avec les sujets particuliers dont il traite. Ce qui est important aux yeux de Tertullien est de prouver et de proclamer la vérité de la foi nouvelle — le christianisme — en utilisant n'importe quel outil se trouvant à sa disposition pour ce faire, tant qu'il est efficace pour parvenir à cette fin. Comme D. Wilhite[5] le souligne, Tertullien endosse de nombreuses identités et les adapte aux différents cas qu'il défend, changeant à la fois son ton et ses arguments de façon à ce qu'ils conviennent à ses différents auditoires. Ce qui est important, c'est le résultat plutôt que la façon d’y parvenir ; en cela, Tertullien est toujours cohérent, atteignant toujours le même but, à savoir la défense et l'éloge du christianisme. Les différentes stratégies et outils argumentatifs de Tertullien sont donc particulièrement adaptés à son auditoire et au sujet dont il traite. Par ailleurs, bien qu'il se soit converti au christianisme, Tertullien ne renonce pas à sa culture gréco-romaine ni à l'éducation qu'il a reçue dans les domaines des belles lettres et de la philosophie. Au contraire, il les utilise à son avantage pour la défense du christianisme, profitant de n'importe quelle idée, méthode ou figure de style qu'il juge efficace pour ses démonstrations. Cela explique que Tertullien soit capable de parler leur propre langage aux philosophes et aux élites intellectuelles du monde romain pour tenter de les persuader d'adhérer au christianisme. Après avoir été par le passé l'un des leurs, Tertullien veut dessiller les yeux de ses anciens compagnons pour qu'ils découvrent la vérité ainsi que lui-même l'a trouvée. J. Lebreton[6], par exemple, soutient que les propos et argumentations théologiques des apologistes convertis s'adressent précisément aux membres éduqués du monde païen auquel ils ont appartenu et non aux masses incultes des convertis qui ne s'intéressent pas aux débats théologiques ou aux réflexions philosophiques, ni ne les comprennent. Quant à J.-C. Fredouille[7], il voit dans les travaux de Tertullien tels que le De Spectaculis une expiation morale et intellectuelle pour des actions et des comportements passés qui lui apparaissent méprisables une fois converti. L'époque de Tertullien, c'est-à-dire la fin du deuxième siècle, est l'ère du stoïcisme. Cette philosophie, alliant les meilleures aux plus austères idées du temps, devient la façon la plus répandue non seulement de penser mais aussi de vivre. En effet, dans le monde romain, les idées doivent toujours avoir une application pratique. Puisque « le stoïcisme formait à la fois les esprits de Tertullien et du monde qu'il cherchait à convertir»[8], Tertullien fait librement preuve de son aptitude à parler le langage des philosophes[9]. Je vais essayer de démontrer ici que Tertullien cependant, contrairement à beaucoup d'autres Pères de l'Église, même s'il use parfois du stoïcisme simplement comme d'un instrument de défense, en a une connaissance qui est loin d'être superficielle. Sa familiarité avec ce mode de pensée apparaît beaucoup plus approfondie que celle de ceux qui ne connaissent du stoïcisme que ce que l'on trouve dans des anthologies de pensée philosophique ou qui n'avancent que des arguments et ne proposent que des exemples connus de tous,  faisant partie de la culture générale de toute personne éduquée[10].

 

B. Tertullien et Sénèque

Sénèque est un auteur romain traditionnel avec lequel les Romains éduqués, de la première partie du premier siècle au début du troisième, étaient familiers[11]. Évidemment, Tertullien le connaît puisqu'il affirme que les pensées de Sénèque sont souvent proches des positions chrétiennes : Seneca saepe noster (« Sénèque que l'on trouve souvent de notre côté »). En réalité, cela signifie que les idées de Sénèque sont proches de la pensée chrétienne mais aussi de l'état d'esprit de Tertullien lui-même. Nos deux personnages sont des éducateurs[12] et des leaders se fixant pour mission de guider leurs disciples sur la bonne voie. Tous deux écrivent des manuels expliquant comment se conduire dans toutes les sortes de situations et comment rester fidèle à de nobles idéaux. Tous deux également empruntent chaque indice de vérité et chaque idée sensée à tous les domaines qui s'offrent à eux[13]. Tous deux aiment la vérité et l'honnêteté[14]. Enfin, aucun d'eux ne voit de différence entre religion et morale.

De nombreux chercheurs ont essayé de prouver que Sénèque était particulièrement familiarisé avec la pensée chrétienne qui aurait influencé son œuvre et qu'il aurait été en contact avec l'apôtre Paul, voire qu’il eût été son disciple. Au-delà des parallèles entre les écrits de Sénèque et de l'apôtre, deux points sont généralement mis en avant pour tenter de prouver l'existence d'une relation entre eux. Le premier est que le frère de Sénèque, Gallus, était le représentant politique en charge du cas de Paul à Corinthe, et l'argument veut que le frère aîné ait partagé son expérience avec son frère cadet ; le second est que Paul aurait joui d'un laxisme relatif de la part de la justice à Rome et que cette faveur aurait pris fin avec son arrestation à la mort de Sénèque. Cela serait la preuve, pour certains, que Paul aurait profité de la protection de Sénèque tant que ce dernier était vivant. Il est pourtant probable que Sénèque, qui n'a jamais hésité à faire part de ce qu'il pensait, aurait eu au moins un mot à dire au sujet des chrétiens — positif, négatif ou neutre — s'il les avait en effet connus. La haine de Sénèque pour les Juifs et son mépris pour leur chabbat, par exemple, sont clairement exprimés. À partir de là, il est presque invraisemblable qu'il fût resté silencieux à propos des chrétiens s'il avait été, d'une façon ou d'une autre, proche d'eux. Il est intéressant de constater, quoique cela puisse être interprété comme un argument démontrant l'existence d'un lien secret avec les chrétiens, que Sénèque ne fait aucun commentaire sur l'attitude de Néron à leur encontre après l'incendie de Rome en 64. Par ailleurs, relativement tôt dans l'histoire, l'auteur chrétien Lactance[15] exprime le regret que Sénèque n'ait pas connu l'Évangile parce qu'à son avis Sénèque serait certainement devenu un chrétien fervent s'il en avait eu connaissance. Cela contribue, de nouveau, à démontrer que l'hypothèse selon laquelle Sénèque aurait entretenu d’étroites relations avec le christianisme ne peut être acceptée sans réserve.

Dans une contribution très détaillée et très bien étayée, G. Boissier[16] présente toutes les parties concernées par la question de savoir si oui ou non Sénèque a connu saint Paul ou si oui ou non il a été initié au christianisme par lui. G. Boissier ne tire aucune conclusion définitive de sa présentation mais finit cependant par déclarer que la réalité d'une rencontre entre Sénèque et l'apôtre n'est pas tout à fait impossible et cela, bien que des traités tels que l'Ad Marciam de consolatione et  l'Ad Polybium de consolatione, qui ont sans aucun doute été rédigés avant l'arrivée de Paul à Rome, présentent autant de traits chrétiens que d'autres ouvrages plus tardifs comme les Epistulae morales ad Lucilium. On peut souligner en effet que si des traits stoïciens se retrouvent dans les écrits des Pères de l'Église, c'est parce que ces apologistes connaissaient les théories de ce courant de pensée et s'en inspiraient et non parce que les stoïciens tiraient leurs idées des écrits chrétiens[17].

En réalité, le premier auteur chrétien à parler d'une relation entre Sénèque et saint Paul est saint Jerôme au quatrième siècle. Ses remarques concernant une telle relation, comme celle de la plupart de ceux qui soutiennent l'hypothèse selon laquelle une telle relation a existé, sont fondées en particulier sur une correspondance apocryphe entre le philosophe et l'apôtre. Des chercheurs comme A. Momigliano ou G.M. Ross[18] ont apporté des preuves très convaincantes de la falsification de cette correspondance.

 

C. De Spectaculis et De Idololatria

Maintenant que la familiarité de Tertullien avec l'œuvre de Sénèque a été établie, il est possible de se pencher sur un point étonnant dans ses écrits. Tertullien essaie de couvrir avec ses traités tous les domaines de la vie quotidienne chrétienne, de façon à pouvoir guider ses disciples, pas à pas, sur la bonne voie. Il défend également le christianisme contre ses opposants et attaque les différents hérétiques dont il connaît et rejette les théories. Bien que sa tâche soit déjà assez difficile ainsi, Tertullien trouve le temps d'écrire deux fois ce qui apparaît être essentiellement le même traité. En effet, le De Spectaculis et le De Idololatria sont inséparables et complémentaires. Tout d'abord, dans le De Idololatria, Tertullien rappelle qu'il a déjà traité des spectacles et des jeux dans un précédent ouvrage et prévient le lecteur qu'il ne va par conséquent pas revenir sur ce point dans son essai présent : De spectaculis autem et uoluptatibus eiusmodi suum iam uolumen impleuimus (« Pour ce qui concerne les spectacles et les divertissements de cette nature, nous en avons déjà rempli un volume particulier »). Mais en réalité, une fois le De Spectaculis ouvert, il apparaît clairement au lecteur que ce traité est tout simplement une attaque de l'idolâtrie. Les spectacles sont interdits aux chrétiens parce qu'ils sont dédiés à l'idolâtrie — parce qu'ils utilisent des motifs idolâtres dans leurs décors, parce qu'ils impliquent des rituels idolâtres et parce que l'entière signification des jeux elle-même se rapporte à des pratiques idolâtres ; et évidemment, l'idolâtrie est interdite aux chrétiens car contraire aux principes de leur foi.  

En résumé, le De Spectaculis défend précisément les mêmes principes que le De Idololatria ; il s'agit d'un traité contre l'idolâtrie et contre toute forme de participation chrétienne à ses différentes manifestations. Ensuite, dans ses deux traités Tertullien emploie les mêmes stratégies argumentatives. Dans De Spectaculis 3, il affirme : plane nusquam invenimus, quemadmodum aperte positum est : ‘non occides, non idolum coles, non adulterium, non fraudem admittes’, ita exerte definitum: ‘non ibis in circum, non in theatrum, agonem, munus non spectabis  (« Sans doute nous ne trouvons nulle part cette défense : Tu n'iras point au cirque ni au théâtre ; tu n'assisteras point à des jeux ni à des représentations, textuellement énoncée comme les préceptes qui suivent : (« Tu ne tueras point ; tu n'adoreras point d'image taillée ; tu ne commettras point d'adultère ;  tu ne déroberas point »), bien qu'il soit évident que les chrétiens n'aient pas le droit d'y participer. Puis, dans De Idololatria 6, nous trouvons que : nulla lex dei prohibuisset idola fieri (« aucune loi de dieu n'interdit que des idoles soient fabriquées »). Dans les deux cas, Tertullien envisage — de la même façon — les arguments que pourrait avancer un opposant voulant permettre aux chrétiens de participer aux spectacles et y répond de la même façon. Plus loin, Tertullien démontre à la fois dans De Idololatria 13 et De Spectaculis 28, grâce au même verset tiré des Écritures, saeculum gaudebit, uos uero lugebitis (« Le monde, est-il dit, se réjouira, et vous, vous pleurerez »), que le temps n'est pas encore venu pour les chrétiens de se mêler aux nations et s'ils le faisaient ils risqueraient d'être amenés à le regretter plus tard. Quant au vocabulaire employé, le De Spectaculis utilise généralement le terme crimen pour désigner l'idolatrie, tandis que le De Idololatria se sert de stuprum, mais ces mots sont équivalents et ont pour fonction de désigner l'idolâtrie comme criminelle et méprisable. Les deux traités font aussi appel à l'expression diaboli pompa, « les pompes du diable », pour qualifier diverses situations à caractère idolâtrique. Les deux traités décrivent des interdictions morales à l'aide des mêmes métaphores liées au corps. Par exemple, s'il est interdit à un chrétien de participer à une cérémonie idolâtrique, ce sont ses yeux, mains, bouche… qui ont l'interdiction de voir, toucher ou dire l'idolâtrie[19]. Enfin, De Spectaculis 15.8 propose : utinam ne in saeculo quidem simul cum illis moraremur! sed tamen in saecularibus separamur, quia saeculum dei est, saecularia autem diaboli (« Plût à Dieu que nous ne fussions pas contraints de vivre dans le monde avec eux ! Mais nous leur laissons les choses mondaines, parce que, si le monde est à Dieu, les œuvres du monde sont au démon »), et De Idolatria 14.5 offre : ceterum de mundo exiretis, non utique eas habenas conuersationis inmittit, ut, quoniam necesse est et conuiuere nos et commisceri cum peccatoribus, idem et compeccare possimus. Vbi est commercium uitae, quod apostolus concedit, ibi peccare, quod nemo permittit. Licet conuiuere cum ethnicis, commori non licet. Conuiuamus cum omnibus ; conlaetemur ex communione naturae, non superstitionis. Pares anima sumus, non disciplina, compossessores mundi, non erroris (« autrement il faudrait sortir tout-à-fait du monde, il ne s'ensuit pas qu'il ôte tout frein à ces relations, et que la nécessité de séjourner au milieu des pécheurs, et de nous mêler à eux, soit une permission de pécher, comme eux. Le commerce de la vie, voilà ce qu'autorise l'Apôtre ; le péché, voilà ce qui est défendu partout. Il est permis de vivre avec les gentils, sans doute ; mais mourir avec eux, non. Vivons avec tout le monde ; réjouissons-nous d'être leurs frères suivant la nature, mais non suivant la superstition. Nous sommes leurs semblables par l'âme, mais non par la croyance ; nous vivons dans le même monde, mais non dans la même erreur »)[20].

 

D. Le De Spectaculis et la septième lettre de Sénèque à Lucilius

Malgré toutes les ressemblances entre De Idololatria et le De Spectaculis soulignées jusqu'ici, les deux traités ne sont pourtant pas exactement le même traité. Tout d'abord, le De Spectaculis s'adresse à la fois à un public païen et à un public chrétien tandis que le De Idololatria apparaît clairement comme un guide à l'usage des chrétiens. Le De Idololatria a pour fonction d'indiquer aux chrétiens la meilleure façon pour eux de mener et de gérer leur vie quotidienne parmi les païens[21]. Par exemple, Tertullien déclare dans le De Spectaculis : sed haec ethnicis respondi (« mais cela, je le réponds aux nations »)[22], ou en 3.3 : adversus opinionem ethnicorum (« contre les opinions des païens »), et plus loin : numquid ergo superest, ut ab ipsis ethnicis responsum flagitemus? illi nobis iam renuntient, an liceat Christianis spectaculo uti[23] (« Maintenant que nous reste-t-il à faire, sinon à interroger les païens eux-mêmes ? Qu'ils nous disent s'il est permis aux chrétiens d'assister aux spectacles ! »). En revanche, dans le De Idololatria Tertullien ne prête absolument aucune attention à ce que les « Nations » peuvent dire ou penser. Les seuls opposants qu'il mentionne sont ces chrétiens plus libéraux qui voudraient faciliter une interaction sociale entre chrétiens et païens[24]. Mais il se fait un devoir d'empêcher les chrétiens de se souiller au contact de l'idolâtrie en donnant des explications très précises de toutes les formes abstraites ou concrètes sous lesquelles elle peut se cacher. Ainsi, Tertullien défend toute relation étroite avec les païens y compris le fait de participer à leurs fêtes et autres activités, détaillant les règles suivant lesquelles, parmi d'autres, il est admissible qu'un chrétien mange avec un païen ou fréquente ses thermes.

Deuxièmement, le De Spectaculis semble employer des instruments que Tertullien tient de l'éducation gréco-romaine séculière qu'il a reçue. Cela nous mène à penser, dans un premier temps et compte tenu de ce que l'on sait de l'aptitude de l'auteur à adapter ses arguments à son public, que, dans le De Spectaculis, Tertullien s'adresse à des auditeurs païens cultivés. Il essaie de les convaincre qu'en réalité, le christianisme défend des causes honorables qui sont de fait les mêmes que celles défendues par les philosophes de leur propre monde. De là à démontrer que le christianisme est la meilleure façon de vivre et à essayer des convaincre les païens de se convertir, le chemin est court.  Il se peut que  Tertullien s'adresse ainsi à des personnes de son niveau, usant de leur propre langage et d'images qui leur sont familières, pour leur prouver qu'il ne s'est pas converti au christianisme par hasard mais pour de bonnes raisons qui devraient les convaincre, eux également, de se tourner vers cette meilleure façon de vivre qui est, en tout cas, digne d'eux et en réalité extrêmement proche des idéaux qu'ils défendent. Dans son article étudiant la nature de l'auditoire auquel le De Spectaculis s'adresse, G. Schöllgen[25] suggère que la version grecque du traité, dont il est question dans le De Corona 6.3, était destinée aux personnes cultivées récemment converties au christianisme et qui ne voulaient pas renoncer aux plaisirs des spectacles. G. Schöllgen affirme que Tertullien écrit en grec pour prouver à ses opposants que lui aussi est cultivé, qu’il est de leur niveau intellectuel et capable de discuter avec eux dans la langue des personnes bien éduquées. Néanmoins, je crois que Tertullien s'adresse de cette manière non seulement aux chrétiens récalcitrants mais aussi à l'élite de la gentilité. De même que le païen Apuléee dans ses discours, Tertullien utilise la prestigieuse langue grecque, en parallèle du latin, pour atteindre un plus large public. C'est en particulier l'élite intellectuelle qu'il vise, qu'elle soit païenne ou chrétienne ; celle qui se vante de sa maîtrise des deux langues, comme c'était un phénomène de mode de le faire. Le fait que rien ne reste de la version grecque du De Spectaculis montre bien que ce traité n'avait pas d'importance particulière aux yeux de la communauté chrétienne.

Répétons-le de nouveau, le De Spectaculis s'adresse à la fois aux chrétiens cultivés et aux intellectuels du monde païen. Le traité tente de leur offrir les solutions chrétiennes qui combleraient leurs attentes : si scaenicae doctrinae delectant, satis nobis litterarum est, satis versuum est, satis sententiarum, satis etiam canticorum, satis vocum, nec fabulae, sed veritates, nec strophae, sed simplicitates (« Si les arts de la scène vous charment, nous avons assez de lettres, assez de vers, assez de maximes, assez de cantiques qui ne sont point des fables, mais des vérités, point des tours de l'art, mais de simples réalités »)[26]. Un aperçu des indices montrant que Tertullien visait des interlocuteurs païens, ou du moins qu'il avait à l'esprit l'idée que ses propos pourraient parvenir aux oreilles de tels interlocuteurs et les intéresser, a été proposé ci-dessus. D'autre part, Tertullien emploie des thèmes et instruments classiques pour s'adresser à ce public. Proposons maintenant quelques exemples du fait que Tertullien s'adresse également à un public chrétien. Bien évidemment, De Spectaculis 1 et son ouverture du traité doivent être cités : dei servi… qui cum maxime ad deum acceditis… qui iam accessisse vos testificati et confessi estis (« vous serviteurs de Dieu… vous qui tentez de vous rapprocher de Dieu… vous qui l'avez déjà confessé et lui avez rendu témoignage »). Tertullien, dès le tout début exprime clairement son intention de parler aux chrétiens et aux catéchumènes. Parmi eux, il vise précisément ceux qui seraient susceptibles de se laisser tenter et de s'écarter des exigences de la foi chrétienne. M. Turcan[27] soutient que, de l'avis de Tertullien, les spectacles menacent la foi et le comportement, et en particulier ceux des néophytes. Mais, fondant son argument sur le Paedagogus III.11 de Clément d'Alexandrie qui traite des spectacles publics, M. Turcan[28] explique qu'en réalité, seulement une minorité de chrétiens s'abstenait de fréquenter les lieux de représentations tandis que la majorité des fidèles assistaient aux manifestations qui s'y tenaient. C'est pourquoi la tâche des Pères de l'Église pour dissuader les chrétiens de prendre part à de telles célébrations était particulièrement ardue. Dans un tel contexte, elle estime que De Spectaculis 24.3, où Tertullien clame que le fait de ne pas fréquenter les spectacles permet de différencier un chrétien d'un idolâtre est une pure invention et une tentative de masquer la réalité des faits. En cela, M. Turcan s'accorde avec G. Schöllgen qui plaide toujours en faveur de la thèse selon laquelle Tertullien inventerait la réalité dont il a besoin dans ses argumentations. La réalité, d'après G. Schöllgen, est que les chrétiens prenaient effectivement une part active dans leur vie commune avec les idolâtres et assistaient donc aux spectacles, par exemple, contrairement à ce qu'auraient aimé les pères de l'Église. De Spectaculis 3.3 peut être cité ici de nouveau pour renforcer la démonstration du fait que Tertullien s'adresse à des chrétiens dans son ouvrage, et en particulier, à des chrétiens qui aimeraient bien continuer à assister aux spectacles et aux jeux : convertamur magis ad nostrorum… (« occupons-nous plutôt des nôtres »)[29]. Par conséquent, le De Spectaculis vise à la fois les païens et les chrétiens. Si l'intention de Tertullien n'avait été que de s'adresser aux chrétiens, même aux chrétiens cultivés, il ne se serait certainement pas autant appliqué à faire preuve d'une telle habileté dans le maniement des idées et outils qu'il tient du monde classique. Il semblerait donc que Tertullien ait toujours gardé à l'esprit un public païen potentiel, peu importe comment il envisageait que ce public puisse être informé de ses idées. Néanmoins, sa préoccupation première était de parler à ses coreligionnaires bien que dans le De Spectaculis, aucune condamnation des spectacles n'ait une consonance chrétienne originale. Les thèmes chrétiens sont comme traités juste au passage, au détour d'une discussion ayant pour thème un problème moral habituel qui occupait de nombreux intellectuels du temps.

Il est maintenant intéressant de relever que la différence de ton entre le De Idololatria et le De Spectaculis pourrait avoir une intrigante explication. Le De Spectaculis est très proche, de par son sujet et de par son ton général, des  lettres à Lucilius de Sénèque, et en particulier de la lettre sept. Cela est indubitablement plus qu'une coïncidence. Il est bon de rappeler ici que, quoiqu'adressées à Lucilius, les lettres de Sénèque sont en réalité de courts traités de morale visant une vaste audience. Lucilius est seulement un prétexte pour écrire. Le souhait de Sénèque que ses lettres parviennent à la postérité peut être trouvé dans les lettres mêmes comme dans la lettre 21 ; de même dans la lettre 75, il semble faire l'apologie de son style face à un lecteur extérieur à la correspondance.

Pour ce qui concerne la proximité entre le De Spectaculis et la septième lettre à Lucilius de Sénèque, Tertullien déclare, par exemple, dans De Spectaculis 1 que la mort devrait être acceptée sans crainte et que tous doivent être prêts à mourir, idées que l'on retrouve à travers les lettres de Sénèque à Lucilius, par exemple la première, la deuxième, la quatrième, la huitième et dans encore beaucoup d'autres. Dans la lettre 7.6, Sénèque écrit : Subducendus populo est tener animus et parum tenax recti : facile transitur ad plures. Socrati et Catoni et Laelio excutere morem suum dissimilis multitudo potuisset (« Il convient de soustraire à l'influence du monde l'âme encore tendre et qui n'a pas une ferme attache à la vertu : on a vite fait de passer au plus nombreux parti. Même un Socrate, un Caton ou un Lélius auraient pu, sous la poussée de la multitude, à eux si peu semblable, quitter leurs principes »). On trouve ainsi dans le De Spectaculis 2 : voluptatem etiam sapiens ut datam non contemnit, cum alia non sit et stulto et sapienti vitae gratia nisi voluptas (« Mais le sage lui-même se laisse captiver par le plaisir, tant il a d'ascendant ! Sages ou insensés, la vie tout entière est pour nous en ceci : le plaisir ! »). Selon moi, le passage de Tertullien a la même signification que celui de Sénèque et signifie que même le sage peut être détourné du bon chemin par le plaisir[30]. Le mot voluptas lui-même est récurrent chez Sénèque comme par exemple en 7.2 : tunc enim per voluptatem facilius vitia subrepunt (« les vices alors s'insinuent plus facilement sous le couvert du plaisir »). M. Turcan[31] pour sa part, suppose que Tertullien donnant un sens négatif au mot voluptas dans le De Spectaculis 2.3, pourrait en réalité se souvenir de la lettre 59.4 de Sénèque, où le plaisir, même légitime, est associé à affectus et impotens pour dire que le plaisir est une « impulsion sauvage ». Ensuite, Sénèque enjoint d'éviter les spectacles et les jeux en particulier à cause de la turba, ou foule, qui est un danger pour l'ataraxia de quiconque souhaite devenir un sage : numquam mores quos extuli refero ; aliquid ex eo quod composui turbatur, aliquid ex iis quae fugavi redit (« Jamais je ne reviens avec le même caractère qu'au départ. Quelque chose est dérangé de mon équilibre intérieur ; quelque tentation bannie reparaît »). En parallèle, on trouve dans le De Spectaculis 15.3 : omne enim spectaculum sine concussione spiritus non est (« il n'y a pas de spectacle sans trouble de l'âme ») et en De Spectaculis 15.5-6 : non tamen immobilis animi est et sine tacita spiritus passione, nemo ad voluptatem venit sine affectu, nemo affectum sine casibus suis patitur[32] (« cependant l'âme ne demeure pas immobile et sans quelque secrète agitation : personne n'éprouve de plaisir sans affection ; personne n'éprouve cette affection sans en ressentir les effets »). Là, ce n'est pas l'idolâtrie qui est en question, ni chez Sénèque ni chez Tertullien, mais bien l'équilibre intérieur de l'homme. Tertullien, en De Spectaculis 15, emploie également des termes appartenant au lexique habituel de Sénèque quand il encourage à éviter les jeux publics ou les spectacles : deus praecepit spiritum sanctum, utpote pro naturae suae bono tenerum et delicatum, tranquillitate et lenitate et quiete et pace tractare, non furore, non bile, non ira, non dolore inquietare (« Dieu nous recommande d'accueillir avec la tranquillité, la douceur et le calme de la paix, l'Esprit saint, qui de sa nature est tendre et doux ; il nous défend de le contrister par la fureur, la colère, la vengeance et la douleur »). Sénèque non seulement utilise ces mots — en particulier quies et tranquilitas — mais en plus, il rédige des traités portant ces noms : De Ira et De Tranquilitate Animi, par exemple. De plus, Tertullien et Sénèque qualifient tous deux les jeux du cirque d'homicidia. Par ailleurs, Tertullien se sert dans son traité du mot populus, à la place du turba de Sénèque, peut-être parce qu'il est plus habitué à ce terme du fait que les chrétiens, contrairement aux Romains, ne différencient pas les élites des personnes d'un niveau social moins élevé mais plutôt les chrétiens des non-chrétiens[33]. Par conséquent, il utiliserait le mot populus qui est un terme neutre, plutôt que le péjoratif turba ; il se peut cependant que Tertullien désire, de façon délibérée, minimiser l'impression, qui émane de tout le traité, qu'il imite Sénèque. L'usage du terme expeditum dans De Spectaculis 1.5 est également à commenter. Tertullien affirme que les chrétiens sont, selon les païens, toujours prêts à mourir. Le sens premier du mot expeditum (« prêt[34] ») est « sans bagage, sans lien». Cela sonne comme les instructions de Sénèque qui encourage à ne pas craindre la mort et fait écho à sa lettre 9 par exemple, où il explique que le sage n'a besoin de rien qui lui soit extérieur.

Enfin, Sénèque et Tertullien présentent de la même façon l'objection qui leur est faite par ceux qui voudraient assister aux spectacles publics, à savoir que le châtiment infligé aux gladiateurs du cirque, qui sont des criminels,  est mérité : lettre 7 : sed latrocinium fecit aliquis (« Mais celui-ci a commis un crime»), De Spectaculis 19 : bonum est cum puniantur nocentes (« Il est bon que les criminels soient punis»). Les deux auteurs se demandent pourquoi l'innocent devrait supporter des telles visions criminelles. Dans la lettre 7.5, Sénèque dit : tu quid meruisti miser ut hoc spectes (« et toi malheureux, qu'as-tu fait pour mériter un tel spectacle ?»), et dans De Spectaculis 19, Tertullien écrit : et tamen innocentes de supplicio alterius laetari non oportet (« Et cependant l'innocent ne devrait pas se réjouir du supplice d'un autre»). En résumé, assister à ce genre de spectacles est mauvais pour l'âme du chrétien/ du sage[35].

Malgré les ressemblances entre le De Spectaculis et la septième lettre à Lucilius de Sénèque, il doit être spécifié que les buts visés par les deux auteurs, bien qu'assez proches l'un de l'autre, diffèrent toutefois sur certains points. Tertullien consacre la première partie de son ouvrage à expliquer[36] que les spectacles sont essentiellement idolâtriques et que c'est la raison pour laquelle ils sont interdits aux chrétiens puisqu'être impliqué dans l'idolâtrie est contraire à leur foi : cum… christianam fidem… profitemur. Renuntiasse nos… contestamur (« quand… nous professons la foi chrétienne… nous déclarons avoir renoncé…» à toute sorte d'idolâtrie). Quant à Sénèque, il critique les spectacles parce qu'ils nuisent à la tranquillité d'esprit que tout un chacun se doit de chercher à acquérir au prix des plus durs efforts. Cette même tranquillité d'esprit est ce qui permet de connaître Dieu du côté chrétien tandis qu'elle est ce qui mène à la sagesse pour Sénèque. Néanmoins, Sénèque et Tertullien condamnent tous deux les spectacles parce qu'ils ne conviennent pas à un mode de vie moral. Tertullien a des motivations théologico-spirituelles alors que celles de Sénèque sont plus pratiques.

 

E. Conclusion

Que pouvons-nous donc déduire de la redondance de thème et d'argumentation entre le De Idololatria et le  De Spectaculis, et de la proximité entre le De Spectaculis et la lettre de Sénèque ? Il apparaît clairement que les similitudes entre les positions de l'auteur chrétien et de l'auteur romain tiennent à beaucoup plus qu'une simple coïncidence.  Tertullien est, en général, familier du stoïcisme et bien informé de ses théories. De plus, il admet au moins une fois avoir connaissance des textes de Sénèque, juste au cas où quiconque aurait douté du fait que Sénèque eût été inclus dans la liste des auteurs classiques étudiés par Tertullien alors qu'il recevait son éducation séculière. L'aisance de Tertullien dans sa façon de manier des idées stoïciennes prouve par ailleurs qu'il a reçu une telle éducation, ce qui est généralement admis mais rarement illustré par des exemples concrets. Il apparaît aussi explicitement dans le De Spectaculis, comme il a été vu plus haut, que ce traité ne s'adresse pas exclusivement à un cercle fermé de chrétiens mais à quiconque voudrait entendre parler de la nature nuisible des jeux et spectacles. Il me semble que Tertullien a entrepris de combattre l'idolâtrie au nom du christianisme une première fois dans son De Spectaculis, abordant le thème à travers l'exemple des spectacles, qui ne sont en réalité qu'un prétexte pour s'attaquer au plus vaste problème de l'idolâtrie elle-même. En traitant de ces spectacles, Tertullien se souvient de la lettre de Sénèque qu'il a un jour lue, étudiée et qu'il a peut-être même copiée ou expliquée comme exercice à l'école. Cette lettre devient son modèle pour discuter le même exemple. Le De Spectaculis de Tertullien est donc, par conséquent, l'adaptation – voire l'imitation – de la lettre de Sénèque par Tertullien. Plus tard, Tertullien se libère de l’influence de Sénèque et essaie de réécrire son attaque contre l'idolâtrie d'une façon plus chrétienne. Le De Idololatria est, dans ce sens, la réappropriation, ou la personnalisation, par Tertullien des idées qu'il partage avec Sénèque et leur intégration dans un cadre dorénavant exclusivement chrétien.


[1] D. Wilhite, Tertullian the African (Berlin 2007) 27, 60 ; G.D. Dunn, Tertullian (Londres 2004) 8-9 ; E. Osborn, Tertullian First Theologian of the West (Cambridge 1997) 34, 119, 256 ; D. Rankin, Tertullian and the Church (Cambridge 1995) 9-19 ; R. Braun, Approches de Tertullien : vingt-six études sur l’auteur et sur l’oeuvre (Paris 1992) 22 ; C. Aziza, Tertullien et le judaïsme (Paris 1977) 37 ; J-C. Fredouille, Tertullien et la conversion de la culture antique (Paris 1972) 21, 268, 288, 341.

 

[2] Tertullien,  De Pallio 6.2, melior philosophia, tandis que dans l'Ad Nationes 2.1.7 la philosophie va de pair avec l'idolâtrie ; dans le De Anima 3.1 les philosophes sont les pères de l'hérésie, et la philosophie mène à la croyance en des mensonges : Adversus Hermogenem 18.3, De Praescriptione Haereticorum 7.3.

 

[3] Contre Marcion, Tertullien parle de lui-même comme d'un Juif et contre les Juifs, il se vante de venir de l'autre nation issue de Rebecca. Pour quelques exemples de la haine de Tertullien envers les Juifs, voir Ad Nationes 1.14.1, Scorpiace 10.10, et pour son intérêt pour eux et sa familiarité avec eux, Apologeticum 16.11, 19.2, 21.1, 16.3.

 

[4] J. Nolland, « Do Romans Observe Jewish Customs ? », Vigiliae Christianae 33 (1979) 9 ; M. Simon, Verus Israël, étude sur les relations entre chrétiens et Juifs dans l’Empire romain (135-425) (Paris 1964) 147.

 

[5] D. Wilhite (supra n.1).

 

[6] J. Lebreton, « Le désaccord de la foi populaire et de la théologie savante dans l'Église chrétienne du IIIe siècle », Revue d'histoire ecclésiastique 19 (1923) 481-506 ; également, D. Rankin (supra n.1) 18-19 : « Well-educated persons addressed by Tertullian and Minucius Felix are pagans ».

 

[7] J.-C. Fredouille (supra n. 1) 148.

 

[8] E. Osborn (supra n.1) 230.

 

[9] M. Spanneut, Le stoïcisme des Pères de l’Église, de Clément de Rome à Clément d’Alexandrie (Paris 1969) 429.

 

[10] Marie Turcan, Tertullien, Les Spectacles (Paris 1986) 46-7, 229, a déjà suggéré qu'il était possible d'observer dans les textes de Tertullien une véritable connaissance de la pensée classique. Par exemple, elle voit dans le De Spectaculis 5.2 un travail de recherche bibliographique sur Varron, Suétone, etc. Elle affirme que Tertullien connaît la littérature et la philosophie classiques et qu'il relit les grands textes des Classiques avant d'écrire les siens propres. Elle ajoute que des échos plus ou moins précis des œuvres de Sénèque apparaissent souvent dans les travaux de Tertullien. Les études sur le stoïcisme de Tertullien et les commentaires sur la façon dont il use de sa culture séculière sont très nombreux. En voici une liste succincte : E. Osborn (supra n. 1) passim et 226 ; J.-C. Fredouille dans ses différents ouvrages, y compris (supra n.1) ; P. de Labriolle, La réaction païenne, étude sur la polémique antichrétienne du Ier au IVe siècle (Paris 1948) 49 ; M. Spanneut, Tertullien et les premiers moralistes africains (Paris 1969) 185 ; R. Cantalamessa, La cristologia di Tertulliano (Freiburg 1961) 148.

 

[11] Le fait que la plupart des œuvres de Sénèque perdurèrent jusqu'à ce que l'Église se les approprie et continue à les transmettre prouve qu'il était un auteur connu dont les travaux étaient copiés et largement lus. De plus, Sénèque lui-même était un homme public célèbre — un homme de droit, un homme politique, et le maître, conseiller et ministre de Néron. C'est lui qui a rédigé le discours de Néron à la mort de Claude et il a également rédigé des traités philosophiques, des guides pratiques, des lettres de condoléances à des personnes publiques et écrit pour le théâtre. Quintilien a une aversion declarée pour le style de Sénèque, ce qui ne l'empêche cependant pas de l'imiter à l'occasion. De plus, les noms des personnes mentionnées dans les lettres de Sénèque montrent qu'il était l'une des figures principales du milieu littéraire romain de son temps. D'autre part, Sénèque est cité par des auteurs célèbres tels que Tacite, Juvénal ou Dion Cassius, ce qui prouve que son personnage resta influent assez longtemps (voir par exemple : Pline l'ancien, Naturalis Historia 15.5.51 ; Quintilien, De Institutione Oratoria 10.1.125-9 ; Suétone, Caligula 53.2 ; Dion Cassius, Historia Romana 59.19.7 ; Juvénal, 5.109, 8.212, 10.16…). G.M. Ross, « Seneca's Philosophical Influence », in Seneca, C. Costa ed. (Londres 1974), dont la thèse est qu'une réelle influence de Sénèque ou du stoïcisme est quasi inexistante dans l'antiquité, remarque que les œuvres de Sénèque citées par les pères de l'Église sont justement celles qui ont disparu. G.M. Ross (ibid.) 127, reconnaît cependant que le stoïcisme était la philosophie populaire en vogue dans l'antiquité tardive et que des échos de Sénèque « étaient colportés par des manuels utilisés pour les exercices rhétorique ». De tels exercices ont fait partie de l'éducation classique qu'a recue Tertullien.

 

[12] M. Spanneut (supra n.9) 49

 

[13] Sénèque, Epistulae Morales ad Lucilium 2, est seulement un exemple de la profusion de philosophies que l'on trouve dans les lettres : Hodiernum hoc est quod apud Epicurum nanctus sum – soleo enim et in aliena castra transire, non tamquam transfuga sed tamquam explorator (« voici mon butin d'aujourd'hui ; c'est chez Épicure que je l'ai trouvé, car j'aime aussi à passer dans le camp d'autrui. Comme transfuge ? Non pas ; comme éclaireur »). Voir aussi lettre 33 : patet omnibus veritas nondum est occupata (« Ouverte à tous, la vérité n’a point jusqu’ici d’occupant ») ; lettre 45 : qualescumque sunt tu illos sic lege tamquam verum quaeram adhuc non sciam et contumaciter quaeram. Non enim me cuiquam emancipavi nullius nomen fero (« Au reste, quels qu’ils soient [= les livres de Sénèque], lis-les comme venant d’un homme qui cherche le vrai sans l’avoir encore trouvé, mais qui le cherche avec indépendance. Car je ne me suis mis sous la loi de personne ; je ne porte le nom d’aucun maître »). Quant à Tertullien, il utilise de la même façon des idées chrétiennes ou gréco-romaines et des exemples orientaux ou juifs si besoin est.

 

[14] Par exemple, dans le De Vita Beata 23, Sénèque, souvent accusé de ne pas vivre conformément aux principes qu'il prône, reconnaît qu'il ébauche la vie humaine idéale et que bien qu'il s'efforce d'atteindre cet idéal et d'être un sage, il n'y est pas encore arrivé.

 

[15] Lactance, Diuinae Institutiones 4.24.

 

[16] G. Boissier, La Religion romaine d’Auguste aux Antonins (Paris 1874).

 

[17] Dans le cas d'étude présent qui est le De Spectaculis de Tertullien, on peut citer C. Rambaux, Tertullien face aux morales des trois premiers siècles (Paris 1979) 184. Il affirme que ce n'est pas dans les Écritures mais dans la philosophie classique à partir de Platon que la condamnation des spectacles peut être trouvée.

 

[18] A. Momigliano, « Note sulla leggenda del Cristianesimo di Seneca », in Contributo alla storia degli studi classici (Rome 1955) 12-32 ; G.M. Ross (supra n.11) ; pour un relevé détaillé des positions modernes concernant l'authenticité de la correspondance entre Sénèque et Paul, voir en particulier (ibid.) 155 n.29.

 

[19] Quelques exemples impliquant les membres du corps parmi d'autres qui abondent dans les De Idololatria  et De Spectaculis : De Idololatria 6.2 : « Peux-tu bien renier de la bouche ce que tu reconnais de la main ? » (Potes lingua negasse quod manu confiteris), de même chapitre 5, sur les mains qui ne doivent pas mener le chrétien au péché ; chapitre 7, concernant les mains qui fabriquent les idoles et osent ensuite prendre part au culte du Dieu véritable ; chapitre 23, sur la main qui écrit ce que l'esprit ne devrait même pas penser ou sur la langue qui s'engage dans l'idolâtrie quand elle prononce des mots à connotation idolâtrique ou reste silencieuse quand elle devrait s'insurger contre les propos idolâtriques tenus en sa présence ; De Spectaculis 2.10 : « Et cependant il s'est révolté contre son Créateur, et dans son corps et dans son esprit. En effet, nous n'avons pas reçu des yeux, pour les feux de la concupiscence, des oreilles pour les ouvrir aux mauvais discours, une langue pour la prostituer à la calomnie, une bouche pour les sollicitations de la gourmandise, la virilité pour la tourner aux excès de l'incontinence, des mains pour les consacrer au vol, des pieds pour courir au crime : notre âme n'a point été unie au corps pour devenir un arsenal de fraudes, de mensonges et d'iniquités » (et tamen et corpore et spiritu desciit a suo institutore. Neque enim oculos ad concupiscentiam sumpsimus et linguam ad maliloquium et aures ad exceptaculum maliloquii et gulam ad gulae crimen et ventrem ad gulae societatem et genitalia ad excessus impudicitiae et manus ad vim et gressus ad vagam vitam, aut spiritus ideo insitus corpori, ut insidiarum, ut fraudium, ut iniquitatium cogitatorium fieret) ; De Spectaculis 13.5 : « Si donc nous préservons notre bouche et notre estomac de ces souillures, quel motif plus impérieux encore d'éloigner nos yeux et nos oreilles, organes plus augustes, de tout plaisir impur consacré aux morts ou aux idoles, aliment qui ne va pas se perdre dans l'estomac, mais que digèrent l'âme et l'esprit. Or, la pureté de l'esprit et de l'âme est plus agréable aux regards de Dieu que celle du corps » (si ergo gulam et ventrem ab inquinamentis liberamus, quanto magis augustiora nostra, et aures et oculos, ab idolothytis et necrothytis voluptatibus abstinemus, quae non intestinis transiguntur, sed in ipso spiritu et anima digeruntur, quorum munditia magis ad deum pertinet quam intestinorum). Pour un exemple supplémentaire de proximité entre les deux traités, R.W. Daniel, « A Note on Tertullian’s De Idolatria », Vigiliae Christianae 39 (1985) 63, concernant la suggestion de P.G. van der Nat sur l'existence d'une similarité de structure entre un sous-titre incertain De Idololatria et les sous-titres observables dans le De Spectaculis, mais R.W. Daniel conclut, contrairement à P.G. van der Nat, que l'expression dont ils traitent n'est pas un sous-titre.

 

[20] Les deux passages se fondent sur 1 Corinthiens 5.10. Il peut déjà être relevé ici – et cela en écho de la précédente discussion concernant Paul et Sénèque – que dans la lettre 22.3 de Sénèque apparaît dans le même contexte que chez Tertullien : censeo ex vita ista exeundum aut e vita exeundum (« je pense qu'il faut soit quitter ce mauvais genre de vie soit quitter la vie »).

 

[21] G. Schöllgen, « Die Teilnahme der Christen am städtischen Leben», Römische Quartalschrift für christliche Altertumskunde und Kirchengeschichte 77 (1982) 3, a déjà décrit le De Idololatria comme étant un des « innergemeindlichen Schriften ».

 

[22] Tertullien, De Spectaculis 19.5. Même si évidemment, il pourrait être avancé que les païens ne lisent pas l'œuvre chrétienne de Tertullien, il n'en reste pas moins que les arguments proposés par le De Spectaculis sont des instruments que Tertullien offre à ses disciples pour qu'ils puissent répondre aux accusations des païens contre leur religion. M. Turcan (supra n. 10) 41, commente également que Tertullien ouvre son De Spectaculis en s'adressant aux chrétiens mais qu'il abandonne rapidement le cadre communautaire pour parler à un auditoire plus étendu.

 

[23] De Spectaculis 24.3. M. Turcan (supra n. 10) 79, commente le subjonctif fecerint en De Spectaculis 1.5 en expliquant que Tertullien emploie le discours indirect pour transmettre la pensée des païens.

 

[24] Cf. G. Schöllgen, « Der Adressatenkreis der griechischen Schauspielschrift Tertullians », Jahrbuch für Antike und Christentum 25 (1982) 25-6, où il parle des nouveaux convertis au christianisme qui voudraient continuer à se rendre au théâtre et au cirque.

 

[25] G. Schöllgen (supra n.24) en particulier 26.

 

[26] Tertullien, De Spectaculis 29.4. 

 

[27]  M. Turcan (supra n. 10) 43.

 

[28] M. Turcan (supra n. 10) 44.

 

[29] Tertullien, De Spectaculis 3.1.

 

[30] M. Turcan (supra n. 10) 79, tend aussi à comprendre ce passage de Tertullien à la lumière de celui de Sénèque.

 

[31]  M. Turcan (supra n. 10) 229.

 

[32] De même De Spectaculis 21, où Tertullien décrit de quelle façon les jeux mènent l'homme au manque de tranquillité dans son comportement ; lettre 75.10  nemo sit extra periculum malitiae (« personne n'est à l'abri de la tentation du vice »).

 

[33] Je dois cette remarque au professeur D. Schaps du département d'études classiques de l'université Bar-Ilan. Voir Tertullien, De Spectaculis 19.4 et Sénèque, Epistulae morales 1.7.3, par exemple.

 

[34] Comme M. Turcan (supra n. 10) l'a déjà remarqué.

 

[35] M. Turcan (supra n. 10) 254, voit une différence entre l'approche de Sénèque qui, à son avis, concerne seulement les dommages moraux subis par le spectateur et celle de Tertullien qui, pense-t-elle, est plus complexe. Elle explique que Tertullien veut que la culpabilité qui a mené les acteurs à l'arène provoque la pitié et elle décrit en quoi leur destinée pourrait être regardée comme étant injuste. On peut ajouter aux exemples de parallèles entre Sénèque et Tertullien qu'il y a aussi des similitudes entre les structures des deux textes ; le premier exemple serait que les deux ouvrages commencent in medias res, et s'adressent directement à leur interlocuteur (Qui, « vous qui » pour Tertullien, et quaeris, « tu demandes » pour la lettre 7 de Sénèque), tandis qu'un interlocuteur extérieur est également envisagé par les auteurs. Mais de tels exemples sont plutôt caractéristiques du style classique que d'influence de Sénèque sur Tertullien.

 

[36]  M. Turcan (supra n. 10) 29, 35 ; De Spectaculis 5 à 13.


FEC - Folia Electronica Classica  (Louvain-la-Neuve) - Numéro 17 - janvier-juin 2009

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