FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 14 - juillet-décembre 2007


Religion étrusque et religion chrétienne :
un aspect peu étudié de
la « réaction païenne »

Dominique Briquel

Professeur à l'Université de Paris IV (Sorbonne)
<dominique.briquel@ens.fr>


Texte d'une conférence prononcée le lundi 2 octobre 2007 devant la Classe des Lettres et des Sciences Morales et Politiques de l'Académie royale de Belgique. La version définitive est parue dans le Bulletin de la Classe des Lettres et des Sciences Morales et Politiques de l'Académie royale de Belgique, 7-12, 2007, p. 249-270.

 

[Déposé sur la Toile le 4 octobre 2007 avec l'autorisation de l'Académie]


 

 

Associer la religion étrusque et la religion chrétienne peut sembler paradoxal. De prime abord, il ne semblerait rien exister qui autorise à poser une quelconque relation entre elles, ne serait-ce que pour des raisons chronologiques. La civilisation étrusque, et avec elle sa religion, appartient au premier millénaire avant notre ère et elle connut son floruit, ses siècles d’or pour reprendre le titre qu’Alain Hus donna à un ouvrage paru dans la collection Latomus [1], entre le VIIe et le Ve siècles avant notre ère, c’est-à-dire bien avant que le christianisme se diffusât. Et lorsque naquit le fondateur à laquelle la religion nouvelle se référait, les dernières traces d’une culture étrusque autonome étaient en train de disparaître. La dernière inscription rédigée dans la langue nationale qui nous soit parvenue, qui est d’ailleurs significativement une bilingue étrusco-latine, est portée par une urne funéraire en marbre trouvée à Arezzo, que la présence dans le mobilier d’accompagnement de céramique arétine portant la marque Ras(ini) permet de dater de la période de 10/15 ap. J.-C., donc sous le règne de Tibère [2]. On peut considérer qu’avec la disparition de ce trait essentiel d’une culture autonome, différente de celle proprement romaine, la romanisation de la province est dès lors achevée et que les Étrusques se sont fondus dans l’imperium Romanum [3]. Néanmoins, à la différence de ce qu’on constate pour d’autres composantes de l’Italie préromaine, qui ne subsistent que dans le souvenir d’une époque révolue et dont la mention ne sort guère des cercles des antiquaires et érudits, les Étrusques, ou du moins ceux qu’on désigne comme tels sous l’Empire, gardent une réelle vitalité, jusque dans la période de l’Antiquité tardive où le christianisme s’impose au détriment des religions traditionnelles. Le terme Etrusci, à cette époque, s’applique en effet, plus qu’aux habitants d’une province qui n’a plus vraiment de physionomie particulière dans l’Italie impériale, aux spécialistes de la science religieuse étrusque, l’Etrusca disciplina, c’est-à-dire les haruspices [4]. Par exemple, dans une scholie à Stace (Thébaïde, 4, 516) que nous allons examiner, lorsque le texte se réfère à l’avis des Etrusci, il s’agit spécifiquement des haruspices. Or, de ce point de vue, la civilisation étrusque et sa religion ont continué à exister sous l’Empire, au moins tant que la vieille religion nationale s’est maintenue. Cet ultime reste de l’antique Tyrrhénie a même connu une sorte de renouveau, dans le cadre des réactions suscitées par la montée des religions nouvelles et en premier lieu du christianisme : à ce titre, fait qui n’a guère été pris en considération, il a joué un rôle dans ce que Pierre de Labriolle a appelé, dans un livre de 1934 qui a été récemment réédité, « la réaction païenne » [5]. C’est ce que nous voudrions présenter brièvement ici, en nous autorisant de l’illustre précédent de deux grands représentants de la science belge, Joseph Bidez et Franz Cumont, qui, dans un appendice au volume I de leur grande somme de 1938 Les Mages hellénisés, Zoroastre, Ostanès et Hystaspe d’après la tradition grecque, ont étudié certains des textes sur lesquels nous nous appuierons [6]. Et même si notre appréciation de ces textes ne recouvre pas exactement la leur, nous nous plaisons à souligner l’intérêt de leur étude qui a eu l’énorme mérite d’attirer l’attention sur une question qui n’avait guère retenu les chercheurs avant eux. Il faut dire que d’une part les étruscologues, habitués à traiter des périodes où existait une Étrurie indépendante, avec sa culture propre, clairement définie, ne s’étaient guère préoccupés de ces prolongements dans un monde qui avait bien changé par rapport à celui de l’Italie du premier millénaire avant notre ère où cette culture était née et s’était épanouie et que d’autre part ceux qui travaillaient sur les périodes plus tardives ne s’étaient pas non plus penchés sur ces survivances de l’antique nomen Etruscum, marginales pour eux.

 

Néanmoins, on ne peut nier que la science religieuse étrusque ait gardé une vitalité remarquable dans le monde de l’Empire romain. La conquête et l’absorption de l’ancienne dodécapole dans un monde méditerranéen dominé par la Ville maîtresse de l’oikouménè n’a pas signifié la disparition de la discipline étrusque, bien au contraire. Suivant les pas des légions, les haruspices se sont répandus dans toutes les parties de l’empire – du moins dans sa partie occidentale, de langue latine, la partie orientale, de langue grecque, restant attachée à d’autres formes de divination et nous ayant livré très peu d’inscriptions d’haruspices. Complétant les travaux de Carl Olof Thulin, la prosopographie des spécialistes de l’Etrusca disciplina que vient de réaliser récemment une jeune chercheuse française, Marie-Laurence Haack, comporte 123 notices [7], correspondant le plus souvent à des inscriptions d’époque impériale : on connaît ainsi des haruspices, outre bien sûr en Italie, en Sicile, en Numidie, en Lusitanie, en Espagne, en Bretagne, en Germanie, dans le Norique, en Dalmatie, en Mésie, en Dacie. Bref, ces documents qui ne nous ont conservé qu’une infime partie de ce qu’a dû être la réalité de l’haruspicine dans le monde romain, montrent que la conquête romaine a diffusé la science nationale étrusque bien au-delà des limites de sa province. Pour prendre un exemple de l’omniprésence des haruspices – en même temps que de son maintien à époque tardive –, on rappellera que, lorsqu’il était professeur de rhétorique à Carthage, entre 374 et 383, Augustin eut recours aux services d’un haruspice, comme il le relate dans les Confessions (4, 2, 3), afin qu’il l’aidât à triompher dans un concours de poésie dramatique. 

 

Avec le cas du futur évêque d’Hippone, nous avons affaire à l’haruspicine privée. Et beaucoup des haruspices que nous font connaître les inscriptions étaient d’un niveau social des plus modestes, avec des épitaphes banales que seule vient relever la mention de leur profession d’haruspex. Nous ne sommes pas loin des « haruspices de carrefour », dont se moquait Cicéron dans son traité sur la divination (1, 132) ou de ces pauvres hères, sillonnant la campagne, dont Caton interdisait la fréquentation à son intendant dans son traité d’agriculture (5, 4). Mais il y avait des haruspices beaucoup plus importants, comme, dans une épitaphe pompeuse de Poitiers, au IIe siècle, ce Gaius Flavius Sabinus, présenté comme « haruspice remarquable de son temps », qui avait rang de chevalier (CIL 13, 1131 = Haack 29). Certains de ces maîtres de la discipline étaient des notables dans leur cité : cela est d’autant plus vrai que bien des villes s’étaient dotées d’un corps d’haruspices pour leurs besoins officiels. L’existence de tels corps était déjà connue sous la République – avec notamment le règlement de la colonie d’Urso en Espagne, de 44 av. J.-C., qui pourvoyait chacun des deux duumvirs, qui dirigeaient la cité, ainsi que les édiles qui les assistaient, de leurs haruspices. Sous l’Empire, on rencontre des haruspices municipaux à Pise, Gubbio, Pouzzoles, Bénévent, et hors d’Italie à Pola en Istrie, Nîmes en Narbonnaise, Trèves en Belgique, Mayence en Germanie, Virunum dans le Norique, Oescus en Mésie, et jusque dans une conquête récente comme la Dacie, à Virunum et Vopisco. Ce faisant, les villes de l’imperium Romanum n’ont fait que reproduire à leur niveau ce qui se faisait en son centre : à Rome, dès les temps républicains, le Sénat avait créé pour répondre à ses demandes dès qu’un prodige se produisait, manifestant que ce qu’on appelait la paix des dieux, pax deorum, c’est-à-dire la situation de bons rapports de la cité avec ses dieux, était menacé, un corps d’haruspices officiels, au service de la res publica romaine [8], l’ordre des soixante haruspices, ordo sexaginta haruspicum [9]. Sous le Principat, dans un État qui était redevenu une monarchie, même si son créateur s’était bien garder de l’avouer et avait maintenu, au moins pour la forme, les structures officielles des temps républicains, avec son Sénat et ses magistrats annuels, le prince s’était empressé de s’attacher les services de spécialistes de l’Etrusca disciplina : on en connaît épigraphiquement cinq, désignés diversement comme « haruspices de notre Auguste », « haruspices des Augustes », « haruspices des Césars » et, pour l’un d’eux, L. Fonteius Flavianus (CIL 6, 2165), il est  précisé qu’il était ducenarius, c’est-à-dire qu’il se voyait gratifié de 200 000 sesterces, ce qui le place assez haut dans l’échelle des traitements – et montre bien l’importance que conservait la science religieuse étrusque vis-à-vis des dirigeants de l’empire.

 

Assurément, les haruspices n’étaient pas le seul personnel religieux hérité des temps républicains qui continuait à exister sous l’Empire et à avoir une place officiellement reconnue. Mais, à la différence de bien des antiques sacerdoces de la cité, dont beaucoup n’étaient plus que des survivances que maintenaient le conservatisme et le formalisme de la religion officielle, les haruspices conservaient une importance véritable. Si les augures de pure tradition romaine ne font plus parler d’eux au temps du Principat, les haruspices sont toujours là pour indiquer à l’empereur ce que l’examen du foie des bêtes offertes en sacrifice ou l’observation des signes réputés prodigieux, et donc porteurs d’un message que la science toscane se faisait fort de déchiffrer, lui enjoignait de faire. Encore en 363, au début de l’expédition de Julien contre la Perse où il devait trouver la mort, les haruspices qui accompagnent le prince tentent de le dissuader d’aller plus loin en lui révélant – en opposition ouverte avec ceux que notre source, Ammien Marcellin, appelle les « philosophes » et qui doivent être les néoplatoniciens de tradition grecque de l’entourage du prince – le sens funeste de la rencontre d’un cadavre de lion puis de la chute de la foudre sur un soldat du nom de Jovius (« Jupitérien ») [10]. Dans un monde caractérisé par ce que le Père André-Jean Festugière définissait comme le déclin du rationalisme, et dans un temps dont Eric Robertson Dodds disait qu’il était un âge d’anxiété [11], les lumières que les devins de tradition tyrrhénienne affirmaient pouvoir tirer de leurs méthodes d’observation et d’interprétation des signes étaient les bienvenues pour permettre aux hommes de cette époque, qu’ils fussent l’empereur ou le moindre de ses sujets, dans les affaires publiques comme dans les affaires privées, de connaître ce que les forces surnaturelles qu’ils sentaient être à l’œuvre dans l’univers leur réservaient. Dans le Discours véritable où il attaquait le christianisme, dont la critique faite par Origène dans son Contre Celse nous a permis de conserver de nombreux extraits, Celse posait la question de savoir s’il n’était « rien de plus divin que la prévision et la prédiction de l’avenir » [12]. Loin d’apparaître comme une curiosité futile, la divination était pour les hommes de ce temps un authentique moyen d’entrer en contact avec la divinité. Et, du fait qu’elle survivait, désormais pleinement intégrée, dans le corps de la religion romaine, l’Etrusca disciplina étrusque, qui permettait cette mise en relation entre l’homme et un Dieu qu’on ressentait de plus en plus comme unique, derrière la foisonnante multiplicité des figures du panthéon qui tendaient à être considérées comme ses émanations ou ses expressions diverses, était susceptible de répondre, mieux que d’autres aspects de la religion nationale, aux aspirations des Romains de l’époque.

 

Sous l’Empire, la tradition religieuse étrusque faisait donc partie, à plein titre, du mos maiorum, de la coutume ancestrale des Romains en matière de religion. Elle prolongeait, à une époque dont les attentes spirituelles lui donnaient une actualité nouvelle, cette antique discipline tyrrhénienne  dont, disait-on, les premiers principes avaient été posés, en des temps très reculés, par les figures de prophètes qu’avait connues la Toscane, Tagès, le nouveau-né surgi du sol d’un champ qu’un paysan était en train de labourer  près de la ville de Tarquinia, qui s’était mis à prophétiser avant de disparaître, et la nymphe Vegoia, moins connue, dont les indications avaient été recueillies, dans la région de Chiusi, par un certain Arruns Velthymnus [13].

 

Cet enracinement dans la plus haute antiquité indigène rend dès lors étonnant que, parmi les rares textes que le triomphe final du christianisme ait laissé subsister des conceptions qui étaient celles, en cette Antiquité tardive, des tenants des autres religions, on nous rapporte, à propos des Étrusques, des présentations qui nous transportent loin de ce qu’on peut attribuer à l’Italie ancienne. Il convient ici de prendre en considérations deux textes, sur lesquels Joseph Bidez et Franz Cumont, en leur temps, avaient attiré l’attention.

 

Le premier est tiré de gloses à la Thébaïde de Stace, traditionnellement attribuées à un certain Lactantius Placidus, qui cherchent à donner un sens philosophico-religieux à certains passages du poème, dans une perspective encore entièrement païenne, ce qui fait de ce texte, qui semble dater du Ve siècle, un témoin des idées de ces « derniers païens » [14]. On y trouve, à propos de 4, 516 [15], l’histoire suivante, rapportée aux Etrusci :

 

Les Étrusques confirment qu’une jeune femme, qui n’avait pas encore été mariée, a soutenu qu’il n’était pas permis à l’homme, à cause de la fragilité de sa nature et de son impureté, d’entendre le nom du Dieu suprême. Afin d’appuyer cela sur des preuves, sous les yeux de tous les autres, elle prononça le nom de Dieu à l’oreille d’un taureau, qui, aussitôt saisi d’une sorte de folie et contraint à une agitation excessive, rendit l’esprit.

 

On voit que les Étrusques – c’est-à-dire, à cette époque, les représentants de la tradition des haruspices qui se référait à ce peuple – sont invoqués à l’appui d’une vision d’un Dieu suprême unique qui, si elle n’est pas vraiment surprenante pour des adeptes des religions païennes de ce temps, n’en est pas moins très différente de ce que devait offrir, dans sa forme primitive, la science religieuse toscane. Avec une telle illustration de la puissance du nom de Dieu, capable à lui seul d’abattre un taureau, on se croirait plutôt dans un contexte juif. Et c’est effectivement à un contexte juif ou judéo-chrétien que renvoie l’anecdote. Dans un article de 1936, Franz Cumont avait bien montré que cette histoire prétendument étrusque avait de nombreux parallèles dans des récits chrétiens s’étageant entre le IIe et le Ve siècle [16]. Par exemple, les Actes du martyre de saint Georges, texte cappadocien des environs de 300, mettent en scène un concours de magie, organisé par le roi local, entre le saint et un représentant des mages de tradition iranienne, Athanase : comme dans notre histoire étrusque, celui-ci chuchote à l’oreille d’un taureau, qui s’abat, avant qu’il ne le ressuscite. Dans un document comparable, les Actes de saint Porphyre le Mime à Césarée, dans une joute analogue entre le saint et ses adversaires, qui sont ici les prêtres d’Apollon, ces derniers, par leur parole, provoquent l’effondrement de la bête, qu’ils sont ensuite incapables de ramener à la vie – ce que le saint fera par sa prière. Un texte sensiblement plus ancien, les Actes apocryphes de saint Pierre, qui paraissent renvoyer à une élaboration du IIe siècle, relatent une compétition comparable entre le prince des Apôtres et Simon le Magicien, où la parole de Simon fait s’effondrer l’animal et celle de Pierre le fait se relever. Enfin, dans cette série, un dernier texte, du Ve siècle, relatif à la légende du pape Sylvestre, introduit la référence au judaïsme en même temps que, comme dans notre histoire étrusque, il précise que la parole qui provoque la chute du taureau est l’énoncé du nom de Dieu : se mesurant avec le pontife dans un concours organisé par la future sainte Hélène, présentée comme alors adepte du judaïsme, un rabbin murmure le nom de Dieu à l’oreille de la bête, qui tombe aussitôt. C’est bien en effet en milieu juif qu’on trouve la première forme de cette tradition illustrant la puissance du nom divin par le fait que le prononcer suffit à faire perdre l’esprit à un être vivant. On en trouve une mouture nettement plus ancienne dans un fragment de l’Histoire des Juifs, sorte de paraphrase libre du récit de l’Exode, que composa Artapanos, un Juif alexandrin du IIe siècle av. J.-C. [17]. Dans ce texte, brodant sur le thème de la compétition entre Moïse et Aaron et les magiciens de Pharaon, Moïse prononce à l’oreille de Pharaon, qui lui avait demandé quel dieu l’avait envoyé, le nom du Dieu unique, ce qui le fait tomber sans vie, avant que Moïse ne le fasse se relever – tandis que s’effondre un prêtre égyptien qui s’était moqué de ce nom sacré que Moïse avait écrit sur un document scellé où Moïse avait inscrit ce nom. Nous n’avons pas besoin d’analyser en détail cette tradition et ses variations [18] : il est en tout cas clair que le récit de la scholie à Stace s’y rattache, en la transposant en milieu étrusque.

 

Mais il est un second texte, dans lequel le rattachement à la tradition juive et chrétienne est encore plus flagrant. Car il ne s’agit de rien de moins que d’une sorte de reprise de la Genèse, présentée comme un récit étrusque de la Création. On le trouve dans un texte encore plus tardif que la scholie à Stace, une notice du lexique byzantin de la Souda, consacrée au nom de l’Étrurie en grec, Tyrrhénie [19] :

 

Un homme d’expérience de leur pays a écrit cette histoire. Il dit que le Dieu créateur de toutes choses a concédé à toutes ses créatures douze millénaires de vie et les a réparties entre ce qu’on appelle les douze demeures. Dans le premier millénaire il fit le ciel et la terre ; dans le deuxième il fit le firmament que nous voyons, auquel il donna le nom de ciel ; dans le troisième la mer et toutes  les eaux qui se trouvent sur la terre ; dans le quatrième les grands luminaires, le soleil et la lune, et les astres ; dans le cinquième tout être vivant parmi les oiseaux, les serpents et les quadrupèdes qui vivent dans le ciel, sur la terre et dans les eaux ; dans le sixième l’homme. Il apparaît donc que les six premiers millénaires avant la création de l’homme sont écoulés et que les six autres millénaires restent pour la race des hommes, de telle sorte que tout le temps jusqu’à la fin du monde soit de douze millénaires.

 

Ce récit a un air qui nous est familier, mais nous emmène loin des Étrusques et de l’Italie. Il suffit de relever la présence de termes comme firmament, luminaires, qui renvoient au récit biblique, à travers sa traduction dans le grec de la Septante. Cependant on n’a pas affaire à un décalque pur et simple du premier chapitre de la Genèse. Outre des différences de détail – comme le fait que, dans cette version « étrusque » du récit de la Création, le sixième jour soit réservé à celle de l’homme, les quadrupèdes étant reportés au jour précédent, avec les créatures vivant dans les eaux et dans les airs –, elle associe à la Création des considérations sur le devenir ultérieur de l’univers, jusqu’à la fin du monde. Selon la conception d’une grande année de mille ans, faisant correspondre un jour de Dieu à un millénaire pour l’homme, qui elle aussi des résonances bibliques [20], le monde est ici gratifié d’une durée de vie de douze millénaires, les six premiers correspondant aux six jours du récit de la Création, les six autres à l’existence accordée au monde après l’achèvement de celle-ci, marqué par l’apparition de l’homme. Cette articulation sur douze mille ans répond davantage à des représentations astrologiques d’origine iranienne, comme le montre bien le point, justement noté par Joseph Bidez et Franz Cumont, que chacun des millénaires est mis en rapport avec un des oikoi, des demeures, terme qui s’applique aux signes du zodiaque. Si bien que, par rapport au texte de la Genèse, cette mouture étrusque du récit de la Création se trouve privée de ce sur quoi elle débouche dans sa forme originelle, la création du sabbat le septième jour. Ce septième jour n’apparaît pas, ou plutôt est rejeté dans un futur lointain, après la disparition du monde actuel, qui en fait une sorte de jour éternel, différent des autres, au delà des deux séries de six jours de mille ans de la création puis de la vie du monde. Cette modification de la doctrine initiale n’est d’ailleurs pas à attribuer aux Étrusques auxquels se réfère le lemme de la Souda : ceux-ci ont dû reprendre des spéculations qui avaient été développées dans certains milieux juifs ou chrétiens, auxquelles un passage des Institutions divines de Lactance fait écho (« Puisque les œuvres de Dieu ont été achevées en six jours, il est nécessaire que le monde reste dans cet état pendant six siècles. En effet un « grand jour » correspond à un cycle de mille ans, comme l’indique le prophète qui dit : " À tes yeux, Seigneur, mille ans sont comme un jour " ») [21]. Nous sommes donc bien, sinon en présence d’une reprise pure et simple de la tradition biblique de base, du moins de celle d’une extrapolation qui en avait été faite dans des cercles juifs ou chrétiens.

 

L’origine de ces histoires est tellement flagrante que les auteurs des Mages hellénisés avaient proposé d’attribuer sans autre détour ces récits présentés comme étrusques à des Juifs. Cela aurait été à leurs yeux un moyen que ceux-ci auraient trouvé de diffuser, sous le couvert de la référence prestigieuse à l’Etrusca disciplina, leurs idées dans le monde romain [22]. Nous ne nous attarderons pas sur cette hypothèse, qui témoigne d’une conception du judaïsme et du rôle d’Israël que plus aucun savant ne soutiendrait de nos jours. Il n’y a aucune raison, à nos yeux, de ne pas admettre que ces textes remontent effectivement à une source étrusque, ou du moins à ce qui, dans les phases les plus tardives du monde antique, se présentait comme étrusque, comme relevant de la tradition de l’Etrusca disciplina.  Simplement, ils attestent des transformations qu’elle a subies dans les derniers temps de son existence, allant jusqu’à absorber des éléments aussi manifestement empruntés aux conceptions juives ou chrétiennes, en les rattachant sans vergogne au fonds de doctrine ancestral. Mais que ces emprunts aient été faits au judaïsme et du christianisme montre que c’était par rapport à ces religions que la science religieuse tyrrhénienne cherchait à se situer. C’est effectivement dans un climat de résistance aux innovations spirituelles et doctrinales qu’elles représentaient que de telles apparentes aberrations peuvent se comprendre.

 

Mais, si importante fût-elle, il ne faudrait pas trop exagérer la rupture que de tels textes apportent par rapport à ce qu’on peut considérer comme relevant de conceptions proprement étrusques. Certes l’idée de Création était étrangère aux Étrusques, comme elle l’était aux Grecs et aux Latins. Mais, nous l’avons déjà rappelé, celle d’un Dieu unique ne le leur était pas totalement, ou du moins une évolution vers le monothéisme était-elle concevable dans le cadre strict des représentations religieuses de ce peuple. L’idée, soulignée dans le texte de « Lactantius Placidus », que les dieux classiques du panthéon, dont il est dit qu’ils sont « ceux qu’on honore dans les temples », soient des puissances secondes, soumises à un Dieu tout-puissant que l’homme ne peut vraiment connaître, se concilie fort bien avec l’idée, contenue dans la théorie étrusque des trois foudres, ou manubiae, dont disposait le dieu suprême Jupiter : le troisième de ces foudres, le plus puissant, celui qui marquait un changement important dans le destin, ne pouvait être lancé sans l’avis de dieux mystérieux et effrayants, dont on ne savait ni le nombre ni le sexe, les dieux dits « supérieurs » ou « cachés » [23]. Les dieux habituels, fût-ce le premier d’entre eux, Jupiter, étaient donc soumis aux arrêts d’un  destin qui s’imposait à eux et qu’on se représentait comme émanant d’entités divines inaccessibles à l’appréhension de l’homme. Il y avait là au moins une amorce vers l’idée d’un Dieu maître de l’univers, au-delà de notre perception humaine. Autre point présent depuis toujours dans les doctrines toscanes qui peuvent expliquer des développements comme ceux qui apparaissent dans ces textes, mis en forme à travers des représentations d’origine juive, chrétienne ou iranienne : comme l’avaient bien noté Joseph Bidez et Franz Cumont, la conception d’un devenir de l’humanité articulé sur un nombre déterminé de millénaires ne fait qu’extrapoler à l’échelle du cosmos entier la vieille doctrine étrusque des siècles, selon laquelle chaque cité toscane, ou le nomen Etruscum dans son entier, comme toute autre communauté humaine, s’était vu allouer par le destin un nombre précis de saecula, ces siècles étrusques dont la durée était variable et correspondaient à celle de la vie de l’individu de sa génération qui avait vécu le plus longtemps [24].

 

Mais, indépendamment de ces adaptations aux idées nouvelles que des religions venues d’ailleurs répandaient dans le monde romain, l’antique religion étrusque, dans la mesure où elle subsistait désormais intégrée dans la religion romaine, pouvait représenter une alternative par rapport à celles-ci, pouvait paraître fournir une réponse tout aussi adaptée que la leur aux besoins religieux du temps. Nous avons déjà évoqué l’importance renouvelée, en cette période, de l’intérêt pour la divination. Mais il faut aussi souligner un autre atout de la religion étrusque, qui a eu un grand poids dans les derniers temps du Principat : les perspectives de vie dans l’au-delà qu’elle proposait à l’homme. C’était là bien évidemment un des grands attraits de la jeune religion chrétienne, qui professait un sauveur mort et ressuscité. Face à de telles espérances, les idées, bien vagues, de la religion romaine traditionnelle, ses Lémures et ses Mânes dont on ne savait pas très bien ce qu’ils étaient, son Orcus qui n’était qu’un mot pour désigner les Enfers et qu’on ne se représentait même pas concrètement, n’avaient rien à proposer aux habitants de l’empire. Or ce n’était pas le cas de la religion étrusque. Elle possédait dans le fonds de ses livres sacrés une catégorie particulière de libri, les libri Acheruntici, livres de l’Achéron, du nom du fleuve des Enfers, qui exposaient une conception originale des perspectives qui s’offraient l’homme après la mort [25]. Celles-ci étaient tout à fait rassurantes : non seulement l’homme pouvait échapper à une mort éternelle, mais il pouvait connaître une véritable divinisation et être transformé en dieu, formant ainsi une classe spécifique de divinités, les dei animales, c’est-à-dire dieux formés à partir d’une âme (anima) [26]. Le moyen de parvenir à cette félicité absolue par-delà la mort était simple : il suffisait d’accomplir des sacrifices appropriés, sur lesquels nous sommes malheureusement très mal informés. Notre seule source un peu précise, Arnobe, dans son Contre les gentils, 2, 62, indique qu’ils consistaient en l’offrande « du sang de certains animaux à certaines divinités » et d’autres textes, toujours très brefs, confirment qu’on y offrait au dieu non les chairs, mais le sang des victimes, celui-ci, selon une équation simple qui l’identifiait à la vie, et donc à l’âme de l’animal, étant donné en échange de celles du défunt pour la divinisation duquel le sacrifice était accompli. 

 

Ces idées, assurant à bon compte un sort enviable dans l’au-delà par l’effet purement mécanique de l’accomplissement d’un rituel, peuvent nous paraître simplistes. Mais elles ont connu un succès certain dans la période de l’Antiquité tardive, à en juger par les références qui leur sont faites chez les auteurs de l’époque, tant païens (Martianus Capella) que chrétiens (Arnobe et Augustin) [27]. Les deux premiers rapportent cette conception étrusque de l’au-delà en même temps que les vues sur la question des mages de la tradition iranienne et le troisième la met sur le même plan que le mythe d’Er le Paphlagonien relaté par Platon : cela montre bien qu’elle faisait partie des croyances répandues en milieu païen à cette époque. Et, si des chrétiens comme Arnobe ou Augustin s’attardent sur elle, c’est qu’elle faisait partie des doctrines qu’ils avaient à combattre, qui leur apparaissaient susceptibles de concurrencer celle qu’ils cherchaient à répandre auprès de leurs contemporains.

 

Nous sommes là dans un cas privilégié pour lequel on entrevoit la manière dont cette vision étrusque de l’au-delà a pris l’importance qui a été la sienne dans les derniers temps de l’Empire. Auparavant, il faut bien le dire, elle ne paraît pas avoir connu un succès particulier : c’est tout juste si, indirectement, on peut y rencontrer une allusion dans l’épisode d’Entelle, dans l’Énéide, lors des jeux funèbres en l’honneur d’Anchise, ou si un événement comme la mise à mort de 307 prisonniers Romains par les Étrusques sur le forum de Tarquinia, en 353 av. J.-C., peut s’interpréter en fonction de ce rituel [28]. Il faut donc qu’on ait, en quelque sorte, ressorti de l’oubli ce rite de divinisation des défunts, et cela très vraisemblablement pour faire pièce au christianisme qui proposait au habitants de l’empire sa propre vision de l’au-delà. Un personnage semble avoir joué un rôle central dans cette reviviscence de l’antique doctrine étrusque : Cornelius Labeo, un lettré latin du IIIe siècle de notre ère qui, dans ses écrits, semble s’être attaché à populariser le contenu de l’Etrusca disciplina [29]. Il avait en effet rédigé, en quinze livres, un ouvrage où il exposait le contenu de la science religieuse toscane à partir des enseignements de Tagès et, probablement, de la nymphe Vegoia [30]. Mais, parallèlement à cet exposé général sur la doctrine étrusque, nous savons par Servius qu’il avait consacré un traité spécialisé à la question des dei animales, ce qui prouve son importance vis-à-vis de ses contemporains [31]. En même temps, on note qu’il lui avait fait subir une inflexion pour l’adapter aux attentes de l’époque. Réagissant contre l’aspect de procédé purement mécanique que cette doctrine étrusque de la divinisation pouvait avoir, il semble s’être attaché à y introduire une perspective morale qu’elle n’avait pas au départ. Dans le passage de la Cité de Dieu où Augustin expose la question des « dieux formés à partir d’une âme » et pour lequel il donne comme source Cornelius Labeo, il est raconté que les âmes de deux anciens ennemis ont dû d’abord se réconcilier avant d’être appelées à jouir de l’immortalité bienheureuse que leur promettait le rituel étrusque [32]. Dans un âge qui avait introduit une dimension morale à sa conception de l’au-delà et le concevait comme impliquant une juste rétribution du comportement des individus lors de leur vie terrestre, l’automatisme de la transformation des défunts en dieux, quoi qu’ils aient fait au cours de leur existence, n’était plus admissible.

 

En fait, l’action de Cornelius Labeo n’a été qu’un point particulier d’une tendance qui a été plus générale au sein des défenseurs de la religion traditionnelle – du moins sous son aspect romain, les « derniers païens » grecs s’étant portés vers d’autres formes de défense du paganisme, davantage orientées vers les aspects philosophiques et néo-platoniciens [33]. Car on voit bien ce qui pouvait justifier cette mise en avant de la tradition étrusque. Dans la scholie à Stace que nous avons citée, Tagès est associé à Pythagore et Platon – donc aux figures à qui on devait les doctrines pythagoricienne et platonicienne, regardant la Grèce ; plus loin, les Étrusques interviennent en liaison avec Orphée, ce qui renvoie toujours au monde grec, avec ses doctrines orphiques,  mais introduit une dimension plus mythique que philosophique, et surtout on voit apparaître Moïse, Isaïe « ceux qui leur sont semblables », ce qui met l’Etrusca disciplina sur le même plan que la révélation biblique. On est dans un monde qui, intellectuellement, superpose les doctrines, admet pour toutes leur caractère inspiré et divin – Platon est  universellement reconnu comme un « homme divin » [34] – et, on le notera, ne récuse absolument pas la validité du prophétisme juif. Selon la formule que Symmaque devait utiliser à propos de la connaissance d’un Dieu que tous s’accordaient de plus en plus à reconnaître comme unique, « il n’est pas une seule voie pour parvenir à un si grand mystère » [35]. Toutes les religions étaient donc également valables et les différentes révélations dont se prévalaient les unes et les autres pouvaient être considérées comme également dignes de considération. Il n’en reste pas moins que cette affirmation d’une égalité théorique coexistait avec le sentiment que, pour les Romains, il était normal de se tourner non vers une doctrine qui avait ses racines en Judée, mais vers ce qui leur était national, et en l’occurrence vers les prophètes de la tradition étrusque.

           

Un document précieux, la lettre qu’un prêtre païen, Longinianus, adressa en réponse à Augustin, qui l’avait consulté pour savoir ce qu’il pensait du Christ, et qui de ce fait a été conservée dans la correspondance de l’évêque d’Hippone, sous le numéro 234, témoigne bien de la façon dont un égalitarisme, au niveau des principes, et une préférence, en pratique, pour ce qui relève du mos maiorum pouvaient se combiner dans l’esprit des Romains qui restaient attachés à leur religion ancestrale. Longinianus, qui prudemment esquive la question que lui a posée l’évêque, prétextant qu’il ne saurait parler de ce qu’il ne connaît pas, esquisse une théorie de la révélation qui justifie la place prépondérante que, pour Rome, la tradition étrusque doit avoir. Il est intéressant de lire cette lettre, qui, exceptionnellement, nous fait connaître le point de vue d’un Romain resté païen et engagé dans la défense de sa religion [36] :

 

Depuis longtemps il est quelque peu convenu entre nous, et il le serait encore plus maintenant dans nos lettres, qu’il y a beaucoup de questions à examiner. Je ne parle pas seulement de ce qu’on trouve dans Socrate, dans tes prophètes et dans quelques-unes de tes autorités de Jérusalem, toi qui es véritablement le meilleur des Romains, mais je parle aussi d’Orphée, de Tagès et du Trismégiste, beaucoup plus anciens que ceux-là : ils naquirent à l’instigation des dieux encore aux premiers temps et les dieux se servirent d’eux pour révéler la vérité au monde entier, réparti en ses trois parties dans leurs limites déterminées, avant que l’Europe eût un nom, que l’Asie en reçût un ou que la Libye possédât un homme de bien comme tu l’as été et le seras toujours, j’en prends les dieux à témoin. Car, de mémoire d’homme, à moins que tu n’admettes la fiction de Xénophon, je n’ai trouvé de ceux que j’ai entendus, lus, vus, personne, ou du moins s’il en est un, personne d’autre après lui, qui ne fût tel que toi (…) Quant à la voie qui peut conduire (à Dieu), c’est bien plus à toi de la connaître et de me l’apprendre, sans une aide quelconque du dehors, qu’à moi de te la faire connaître, mon honorable seigneur. Je n’ai pas encore, je l’avoue, tout ce qu’il faut pour aller jusqu’au siège de ce bien, comme le voudrait mon sacerdoce, mais, dans l’espoir que je le puisse un jour, je fais mes provisions pour le voyage. Cependant je te dirai en peu de mots quelle est la sainte et antique tradition que je garde et respecte. La meilleure voie vers Dieu est celle par laquelle un homme de bien, pieux, pur, équitable, chaste, véridique dans ses paroles et ses actions, restant inébranlable à travers l’agitation des vicissitudes des temps, escorté par les dieux, soutenu par les puissances de Dieu, c’est-à-dire rempli des vertus de l’unique, de l’universel, de l’incompréhensible, de l’ineffable, de l’infatigable Dieu, se dirige vers Dieu par les efforts du cœur et de l’esprit : ces vertus de Dieu sont, comme vous les appelez, des anges ou tout autre nature qui vient après Dieu, ou qui est avec Dieu, ou qui vient de Dieu. Telle est, dis-je, la voie par laquelle les hommes, purifiés d’après les prescriptions pieuses et les expiations très pures des rites ancestraux, préparés par l’observation des abstinences, hâtent leur course sans jamais s’arrêter ni dans leur âme ni dans leur corps. Quant au Christ, ce Dieu formé de chair et d’esprit, et qui est le Dieu auquel tu crois, par qui tu es sûr de parvenir à ce Dieu suprême, bienheureux, vrai et père de tous, mon honorable seigneur, je n'ose ni ne puis dire ce que j’en pense, car je trouve fort difficile de définir ce que je ne sais pas. (…)

 

Dans ce texte comme dans celui de la scholie à Stace, on trouve une mise en parallèle des prophètes de la tradition juive, des poètes inspirés ou philosophes du monde hellénique, avec cette fois Orphée et Socrate, et de Tagès, la figure de référence de la science religieuse étrusque. Mais on voit bien que ce dernier est privilégié : il est le porteur de celle des révélations à laquelle les Romains se doivent de s’adresser en priorité. Il est en effet le prophète propre des Italiens, et même des habitants de l’Europe en général. Car le correspondant païen de l’évêque d’Hippone suggère une tripartition de la révélation, chacun des trois continents entre lesquels se répartit l’oikoumenè, l’Asie, l’Afrique, l’Europe, se voyant affecté de sa figure de prophète, Orphée, Hermès Trismégiste, Tagès. L’enfant surgi du sol de la terre toscane est donc promu au rang de médiateur de la vérité transmise par la divinité aux habitants de la partie essentielle de l’imperium Romanum. Il est clair que, dans ces conditions, ils n’ont que faire de la révélation des Juifs reprise par les chrétiens. On notera d’ailleurs que celle-ci est dépréciée par rapport aux trois révélations principales, celles d’Orphée, du Trismégiste, de Tagès. Orphée, le Trismégiste, Tagès sont présentés comme bien antérieurs aux prophètes du judaïsme [37] : ces figures, mythiques, renvoient aux origines mêmes du monde et sont présentés comme supérieurs aux « êtres divins » ultérieurs, que ce soient les Grecs, comme Socrate, ou les Juifs, et jouissant d’une proximité avec les dieux qui n’est indiquée que pour eux. La politesse des formules qu’emploie le prêtre païen à l’égard de son correspondant chrétien masque à peine le mépris dans lequel il tient la révélation dont se réclame exclusivement la nouvelle religion – que vient encore souligner l’allusion, à propos du Christ, à l’idée, aberrante pour un païen, d’un Dieu incarné et qui ne soit pas un pur esprit.

 

Ce Romain d’Afrique qu’était Longinianus montre bien quelle place la référence à Tagès ou à Vegoia, et derrière eux à la science religieuse toscane, tenait dans la défense de la religion nationale face à la montée du christianisme et des autres croyances venues de l’extérieur. Après tout, on l’a souvent souligné, la religion étrusque était une religion du Livre : elle avait ses livres sacrés, les libri dans lesquels étaient consignés les principes de la discipline nationale et qui lui conféraient un sérieux, une solidité doctrinale que ne pouvaient pas paraître avoir les formes plus classiques du paganisme grec ou latin, qui ne s’appuyaient pas sur des écrits. Elle était, on l’a tout autant souligné, une religion révélée, ce qui était là aussi original par rapport à la religion grecque ou romaine classiques et lui conférait un atout essentiel à une époque où on attendait que la vérité ne résulte pas d’une construction de l’intelligence humaine, mais d’une révélation faite par la divinité. Le vieux fonds religieux étrusque offrait donc de quoi rivaliser, au sein de la tradition proprement romaine, avec la Bible et les prophètes des Juifs et des chrétiens. Si donc les tenants de la vieille discipline tyrrhénienne ont été au premier rang de la lutte contre la montée de la religion nouvelle, ce n’est pas seulement parce que, de par leur position officielle dans l’empire, certains haruspices ont été à même de jouer un rôle dans les persécutions à l’encontre des chrétiens [38]. C’est aussi parce que, sur un plan intellectuel, ainsi que l’ont bien vu des esprits comme Cornelius Labeo, ou, à un niveau plus modeste, le Longinianus correspondant d’Augustin, elle offrait, au sein du paganisme, de quoi concurrencer la jeune religion que les disciples de Jésus s’efforçaient de diffuser.

 

Mais, au fond, l’Etrusca disciplina retrouvait par là la mission que l’empereur Claude, lorsqu’il avait voulu, en 47, réformer le vieil ordre des soixante haruspices, lui avait assignée [39]. Ce n’était pas un caprice du prince érudit, féru d’étruscologie [40], qui lui avait fait désirer donner une vitalité renouvelée à l’ordo issu des temps républicains, mais une constatation de la situation de son temps. La religion nationale romaine était en butte à la montée des religions nouvelles venues de l’Orient [41] et c’est notamment pour lutter contre ces externae superstitiones, superstitions étrangères, que Claude faisait appel à l’antique science religieuse toscane. Désormais, significativement, elle n’était plus l’Etrusca disciplina, mais, promue au rang de uetustissima Italiae disciplina, était le bien commun de tous les Italiens, le plus beau fleuron du mos maiorum en matière de religion. À ce titre, elle pouvait être opposée au christianisme.

 


 

[1] A. Hus, Les siècles d’or de l’histoire étrusque (675-475 avant J.-C.), Bruxelles, collection Latomus 146, 1976.

[2] Inscription CIE 378 = H. Rix et al., Etruskische Texte, Tübingen, 1991, Ar 1.18, E. Benelli, Le iscrizioni bilingui etrusco-latine, Florence, Biblioteca di « Studi Etruschi » 27, 1994, n° 2 ; le dernier document épigraphique avant cette inscription d’Arezzo est une autre épitaphe bilingue, provenant de Pérouse, provenant de l’hypogée des Volumnii, qui date de la dernière décennie du Ier siècle av. J.-C. (CIE 3763 = Etruskische Texte, Pe 1.313, Le iscrizioni bilingui etrusco-latine, n° 7) ; sur la question des bilingues, nous pouvons renvoyer à l’étude de E. Benelli.

[3] Sur la romanisation de l’Étrurie, on pourra consulter les études réunies dans Studies in the Romanization of Etruria, Rome, Acta Instituti Romani Finlandiae 5, 1975, en part. J. Kaimio, « The ousting of Etruscan by Latin in Etruria », p. 85-246.

[4] Sur la science religieuse étrusque, la somme de C. O. Thulin, Die etruskische Disciplin, Göteborg, Goeteborgs Hoegskolas Aersskrift, 1905-1909, reste la référence fondamentale.

[5] P. de Labriolle, La réaction païenne, étude sur la polémique antichrétienne du Ier au VIe siècle, Paris, 1934 (réédition Cerf, 2005).

[6] J. Bidez, F. Cumont, Les Mages hellénisés, Zoroastre, Ostanès et Hystaspe d’après la tradition grecque, Paris, 1938, I, p. 225-238 (« Mages, Juifs et Étrusques »).

[7] M.-L. Haack, Prosographie des haruspices romains, Pise-Rome, Biblioteca di « Studi Etruschi » 42, 2006. Pour C. O. Thulin, voir les articles « Haruspices », dans RE, 7, 1912, c. 2431-2468, « Haruspex », dans E. De Ruggiero, Dizionario Epigrafico, Rome, 3, 1922, p. 644-652.

[8] Sur l’haruspicine officielle au service de la res publica romaine, on se reportera principalement, pour la période républicaine à B. Mac Bain, Prodigy and Expiation : Religion and Politics in Republican Rome, Bruxelles, collection Latomus 177, 1982, et pour la période du principat à S. Montero Herrero, Política y adivinación en el Bajo Imperio Romano: emperadores y harúspices (193 D.C. - 408 D.C.), Bruxelles, collection Latomus 211, 1991.

[9] La date de création de ce corps officiel d’haruspices est discutée ; la mention n’en apparaît que sous l’Empire, mais des passages de Cicéron, De la divination, 1, 92, Valère Maxime, 1, 1, 1, parlant de l’organisation d’une haruspicine au service de l’État romain à une époque encore haute de la République (mais sans mentionner un ordre des soixante haruspices),  peuvent faire penser à une création de peu postérieure à la conquête militaire de l’Étrurie, dont on date traditionnellement l’achèvement par la prise de Volsinies en 264 av. J.-C. (dans ce sens M. Torelli, Elogia Tarquiniensia, Florence, 1975, p. 119-129, B. Mac Bain, Prodigy and Expiation, p. 48-50, I. Ramelli, Cultura e religione etrusca nel mondo romano, la cultura etrusca dalla fine dell’indipendenza, Alessandria, 2003, p. 51) ; mais d’autres chercheurs préfèrent l’hypothèse d’une initiative augustéenne (M. Rawson, « Caesar, Etruria and the disciplina Etrusca », Journal of Roman Studies, 68, 1978, p. 132-152, en part. p. 146-147, M.-L. Haack, Les haruspices dans le monde romain, Bordeaux, 2003, p. 85-92).

[10] Ammien Marcellin, 23, 5, 8-14.

[11] Nous nous référons respectivement au titre que le A. J. Festugière donnait au premier chapitre de son livre La révélation d’Hermès Trismégiste, Paris, 1, 1940, p. 1-18, et au titre général de l’ouvrage de E. R. Dodds, Pagan and Christians in an Age of Anxiety, Some Aspects of Religious Experience from Marcus Aurelius to Constantine, Cambridge, 1965.

[12] Origène, Contre Celse, 4, 88.

[13] Sur les prophètes de la religion étrusque, on pourra se reporter à ce que nous avons écrit dans La civilisation étrusque, Paris, 1999, p. 265-268, avec bibliographie p. 338-339.

[14] On verra à ce propos la bonne synthèse de P. Chuvin, Chronique des derniers païens, Paris, 1990.

[15] Le texte de l’ensemble de la scholie est le suivant : « Et triplicis mundi summum » iuxta picturam illam ueterem in qua tormenta descripta sunt et ascensio ad Deum. Dicit autem Deum δημιουργόν, cuius scire nomen non licet. Infiniti autem philosophorum, magorum, Persae etiam confirmant reuera esse praeter hos deos cognitos, qui coluntur in templis, alium principem et maxime dominum, ceterorum numinum ordinatorem, de cuius genere sint soli Sol et Luna. Ceteri uero, qui circumferri a sphaera nominantur, eius clarescunt spiritu maximis in hoc auctoribus Pythagora et Platone et ipso Tagete. Sed dire sentiunt, qui eum interesse nefandis artibus actibusque magicis arbitrantur. In uersu ergo poeta sic dixit « illum », quasi sciret nomen. Sic repetiuit, ut proderet. Sed hoc magis ad terrorem dixit « illum », ut putaretur scire. Si ergo sciri nefas est, disci a uate non potuit. Licet magi sphragides habeant, quas putant Dei nomina continere, sed Dei uocabulum a nullo sciri hominum potest sed quid ueritas habeat percipe. Huiusne Dei nomen sciri potest, qui nutu tantum regit et continet cuncta, cuius arbitrio deseruiunt, cuius nec aestimari potest mundus nec finibus claudi ? Sed cum magi uellent uirtutis eius, ut putabant, sese comprehendere singulas appellationes, quasi per naturarum potestates abusiue modo designarunt et quasi plurimorum numinum nobilitate Deum appellare conati sunt, quasi ab effectu cuiusque rei ductis uocabulis. Sic Orpheus fecit et Moyses, Dei summi antistes, et Esaias et his similes. Etrusci confirmant nympham, quae nondum nupta fuerit, praedicasse maximi Dei nomen exaudiri ab homine per naturae fragilitatem pollutionemque fas non esse. Quod ut documentis asserreret, in conspectu ceterorum ad aurem tauri Dei nomen nominasse, quem ilico ut dementia correptum et nimio turbine coactum exanimasse. Sunt qui se – licet secreto – scire dicunt, sed falsum sciunt, quoniam res ineffabilis comprehendi non potest.

[16] F. Cumont, « La plus ancienne légende de saint Georges », Revue de l’Histoire des Religions, 114, 1936, p. 5-41 (en part. p. 18-26) ; on trouvera les références aux textes que nous citons dans cet article.

[17] Voir F. Jacoby, F Gr Hist 726 F 3, tiré d’Eusèbe, Préparation évangélique, 9, 27, 25-26, et, plus bref, Clément d’Alexandrie, Stromates, 1, 154, 3.

[18] Nous l’avons fait rapidement dans notre ouvrage Chrétiens et haruspices, la religion étrusque, dernier rempart du paganisme romain, Paris, 1997, p. 145-147.

[19] Souda, s. v. Τυρρηνία :  ἱστορίαν δὲ παρ' αὐτοῖς ἔμπειρος ἀνὴρ συνεγράψατο· ἔφη γὰρ τὸν δημιουργὸν τῶν πάντων θεὸν ιβ' χιλιάδας ἐνιαυτῶν τοῖς πᾶσιν αὐτοῦ φιλοτιμήσασθαι κτίσμασι, καὶ ταύτας διαθεῖναι τοῖς ιβ' λεγομένοις οἴκοις· καὶ τῇ μὲν α' χιλιάδι ποιῆσαι τὸν οὐρανὸν καὶ τὴν γῆν· τῇ δὲ β' ποιῆσαι τὸ στερέωμα  τοῦτο τὸ φαινόμενον, καλέσας αὐτὸ οὐρανὸν, τῇ γ' τὴν θάλασσαν καὶ τὰ ὕδατα τὰ ἐν τῇ γῇ πάντα, τῇ δ' τοὺς φωστῆρας τοὺς μεγάλους, ἥλιον καὶ σελήνην καὶ τοὺς ἀστέρας, τῇ ε' πᾶσαν ψυχὴν πετεινῶν καὶ ἑρπετῶν καὶ τετράποδα, ἑν τῷ ἀέρι καὶ ἐν τῇ γῇ καὶ τοῖς ὕδασι, τῇ ς' τὸν ἄνθρωπον. Φαίνεται οὖν τὰς μὲν πρώτας ἓξ χιλιάδας πρὸ τῆς τοῦ ἀνθρώπου διαπλάσεως παρεληλυθέναι· τὰς δὲ λοιπὰς ἓξ χιλιάδας διαμένειν τὸ γένος τῶν ἀνθρώπων. Ὡς εἶναι τὸν πάντα χρόνον μέχρι τῆς συντελείας χιλιάδας. Pour l’analyse de ce texte, voir J. Bidez, F. Cumont, l. c., et Chrétiens et haruspices, p. 149-156.

[20] Psaume, 89 (90), 4.

[21] Lactance, Institutions divines, 7, 14, 9 : Ergo quoniam sex diebus cuncta Dei opera perfecta sunt, per saecula sex id est annorum sex milia manere in hoc statu mundum necesse est. Dies enim magnus mille annorum circulo terminatur, sicut indicat propheta qui dicit : « Ante oculos tuos, Domine, mille anni tamquam dies unus. »

[22] Voici ce que J. Bidez et F. Cumont écrivaient à ce sujet, p. 237-238 : « L’extrait reproduit par le lexicographe byzantin nous met donc en présence d’un faussaire qui a délibérément attribué à la « discipline étrusque » une théorie qui, en réalité, est une combinaison de la cosmogonie biblique avec le chiliasme mazdéen. Il a probablement rattaché sa spéculation à la doctrine étrusque des saecula, qu’il a détournée de son sens. Le rapprochement de cette cosmologie avec la fable, rapportée par Lactantius, de la nymphe et du taureau, ne permet pas de douter qu’il s’agisse d’une supercherie voulue. Un auteur astucieux aura mis en circulation, sous le nom vénérable de Tagès, comme d’autres le firent sous ceux de la Sibylle ou de Phocylide un livre qui devait faire passer en contrebande dans le monde hellénistique les idées d’Israël. Cet écrit faisait partie de cette littérature pseudéponyme dont s’est largement servie la propagande juive pour imposer aux païens ses croyances. La constatation que la tradition, trouée de tant de lacunes, qu’on fait remonter au clergé étrusque, a été frauduleusement altérée, n’est pas faite pour en relever l’autorité ni pour en faciliter l’intelligence. »

[23] La doctrine est exposée dans Sénèque, Questions naturelles, 2, 41. Sur la théorie étrusque des foudres, exposée dans une des trois catégories des livres sacrés de ce peuple, les livres fulguratoires, données dans notre ouvrage La civilisation étrusque, Paris, 1999, p. 245-249.

[24] Sur les siècles étrusques, connus principalement par Censorinus, Sur le jour anniversaire, 14, dont l’information procède de Varron, voir outre La civilisation étrusque, p. 256-259, notre article « Les changements de siècles chez les Étrusques et la théorie des saecula », dans Fins de siècle, colloque de Tours, 4-6 juin 1985, sous la direction de P. Citti, Talence, 1990, p. 61-76, et déjà A. J. Pfiffig, Religio Etrusca, Graz, 1975, p. 159-161.

[25] Cette catégorie particulière de livres sacrés est connue par Arnobe, 2, 62 ; Servius, commentaire à Virgile, Énéide, 8, 398, parle pour sa part de sacra Acheruntia.

[26] Sur les « dieux formés à partir d’une âme », outre A. J. Pfiffig, Religio Etrusca, p. 178-181, voir notre article « Regards étrusques sur l’au-delà », dans La mort, les morts, l’au-delà dans le monde romain, sous la direction de F. Hinard, Caen, 1985 (1987), p. 263-277.

[27] Martianus Capella, 2, 142 ; Arnobe, 2, 62 ;  Augustin, Cité de Dieu, 22, 28 (= Cornelius Labeo, fragm. 11 Mastandrea).

[28] Voir nos remarques, respectivement dans « Virgile et l’Etrusca disciplina », communication au colloque Les écrivains du siècle d’Auguste et l’Etrusca disciplina, Paris, 1988, parue dans La divination dans le monde étrusco-italique, 4, Caesarodunum, Suppl. 61, 1991, p. 33-52, et « Sur un épisode sanglant des relations entre Rome et les cités étrusques : les massacres de prisonniers au cours de la guerre de 358/351 », dans La Rome des premiers siècles, légende et histoire. Table ronde en l’honneur de M. Pallottino, Paris, mai 1990, Florence, Biblioteca di « Studi Etruschi » 24, 1992, p. 37-46.

[29] Le personnage a fait l’objet d’une synthèse de la part de P. Mastandrea, Un neo-platonico latino, Cornelio Labeone, Leyde, 1979 ; voir aussi nos remarques dans Chrétiens et haruspices, p. 119-137. La place de Cornelius Labeo a été soulignée, sans doute à l’excès, aux temps triomphants de la Quellenforschung et on a eu tendance à lui attribuer, indistinctement, toute l’érudition qu’on trouvait chez les auteurs ultérieurs. Mais la réaction contre ce que le P. Festugière qualifiait de « mythe labéonien » a certainement été excessive et son importance vis-à-vis d’auteurs comme Arnobe ne peut être niée. Sur ce point, avec une position extrêmement prudente, voir en dernier lieu J. Champeaux, Arnobe, Contre les Gentils, livre III, Paris, éd. CUF, 2007, p. XIII-XX, où on trouvera la bibliographie antérieure.

[30] Fulgence, Sermo antiqua, 4 (= fragm. 9 Mastandrea) ; le nom de Tagès est assuré dans le texte, mais celui de Vegoia résulte d’une conjecture dans un passage corrompu qui ne peut passer pour certaine ; voir sur ce point Chrétiens et haruspices, p. 124, n. 3.

[31] Servius, commentaire à Virgile, Énéide, 3, 168 (= fragm. 10 Mastandrea).

[32] Voir Augustin, Cité de Dieu, 22, 28 (= Cornelius Labeo, fragm. 11 Mastandrea). Voir Chrétiens et haruspices, p. 135-137.

[33] Sur ce point, on pourra se reporter à P. Chuvin, Chronique des derniers païens, Paris, 1990.

[34] Sur la figure de l’« homme divin » dans l’Antiquité tardive, voir L. Bieler, Theios aner, das Bild des “göttlichen Menschen” in Spätantike und Christentum, Vienne, 1935-1936.

[35] Symmaque, Relation, 3, 10. La réponse des chrétiens à cette ouverture ne pouvait être qu’un refus total. Dans Correspondance, 18, 8, et dans Rétractation, 1, 4, 3, Augustin oppose à la formule de Symmaque la parole de Jésus disant qu’il était la voie, niant qu’il puisse exister d’autre voie que la sienne. Déjà au IIIe siècle, Origène insistait sur le fait que la révélation juive et chrétienne était unique et qu’il n’y en avait pas en dehors de la tradition biblique (Exhortation au martyre, 46, Contre Celse 1, 25).

[36] Longinianus, dans Augustin, Correspondance, 234 : Quaestionibus siquidem abundet quod ex parte uel iamdudum inter nos conuenerit, uel nunc identidem litteris magis magisque conueniar praeceptis, non dicam tantum Socraticis, nec tuis, Romanorum uir optime, propheticis, aut paucis Ierosolymiticis, sed etiam Orphicis atque Tageticis et Trismegisticis, longe ante illis antiquioribus, et pene rudibus adhuc saeculis diis auctoribus enatis, et toti orbi terrae certis limitibus partitae trifariam diuinitus ostensis, priusquam nomen aut Europa caperet aut Asia acciperet, aut Libya possideret uirum bonum, ut tu, medius fidius, et eris et fuisti. Siquidem adhuc post hominum memoriam nisi Xenophontis figmentis compositae fabulae schema concedas, adhuc audierim, legerim, uiderim neminem, aut certe post ullum, nullum, nisi te.(…) (2) Verum qua uia effici possit, magis est ut tu non nescias, et mihi non insinuato extrinsecus aliquo dissertes, quam ut a me, domine percolende scias. Quia tunc, fateor, huius boni in sedem profecturus sufficiens, ut mea expetunt sacerdotia, minime necdum, et, si tamen potuero, uiaticum colligo. Verum quid traditum sancte atque antiquitus teneam atque custodiam, ut potuero, paucis edicam. Via est in Deum melior, qua uir bonus piis, puris, iustis, castis, ueris dictis factisque, sine ulla temporum mutatorum captata iactatione probatus, et deorum comitatu uallatus, Dei utique potestatibus emeritus, id est, eius unius et uniuersi, et incomprehensibilis, et ineffabilis, infatigabilisque creatoris impletus uirtutibus, quo, ut uerum est, angelos dicitis, uel quid alterum post Deum uel cum Deo aut in Deum intentione animi mentisque ire festinat. Via est, inquam, qua purgati antiquorum sacrorum piis praeceptis expiationibusque purissimis et abstemiis obseruationibus decocti, anima et corpore constantes deproperant. (3) De Christo autem tuae iam credulitatis carnali et spirituali Deo, per quem in illum summum, beatum, uerum, et patrem omnium ire securus es, domine pater percolende, non audeo nec ualeo quid sentiam exprimere, quia quod nescio, difficillimum credo definire.

[37] Ce point est d’autant plus remarquable que, par là, le prêtre païen s’inscrit en faux contre la prétention des auteurs chrétiens, dès les IIe/IIIe siècles, avec Clément d’Alexandrie, Jules l’Africain ou Hippolyte de Rome, à démontrer que les grandes figures de la Bible étaient antérieures à celles de la tradition païenne. Sur cette question, A. Momigliano, « Pagan and Christian  historiography », dans The Conflict between Paganism and Christianity in the fourth Century, Oxford, 1963, p. 79-99, en part. p. 82-85.

[38] Le déclenchement de la Grande Persécution par Dioclétien, en 303, est consécutif à un incident au cours duquel, lors d’un sacrifice, le chef des haruspices impériaux avait dénoncé la présence de chrétiens qui empêchaient les dieux de transmettre aux hommes les indications qu’ils en attendaient (Lactance, Institutions divines, 4, 27-32, Sur la mort des persécuteurs, 10, 4 ; voir Chrétiens et haruspices, p. 54-58). Peu de temps après, lorsque l’empereur décida, avec les dignitaires de l’empire, de lancer la persécution, il envoya un haruspice à Didymes pour obtenir l’assentiment du dieu Apollon (Lactance, Sur la mort des persécuteurs, 11, 8, Eusèbe de Césarée, Vie de Constantin, 2, 49-51 ; voir Chrétiens et haruspices, p. 58-64) ; ce choix est révélateur tant de la place de la discipline étrusque au sein de l’État que de l’hostilité de ses représentants envers le christianisme. Sur les persécutions contre les chrétiens, en dernier lieu M.-F. Baslez, Les persécutions dans l’Antiquité, victimes, héros, martyrs, Paris, 2007, p. 169-397.

[39] Tacite, Annales, 11, 15, 1-3 : Rettulit deinde ad senatum super collegio haruspicum, ne uetustissima Italiae disciplina per desidiam exolesceret : saepe aduersis rei publicae temporibus accitos, quorum monitu redintegratas caerimonias et in posterum rectius habitas ; primoresque Etruriae sponte aut patrum Romanorum impulsu retinuisse scientiam et in familias propagasse : quod nunc segnius fieri publica circa bonas artes socordia, et quia externae superstitiones ualescant. Et laeta quidem in praesens omnia, sed benignitati deum gratiam referendam, ne ritus sacrorum inter ambigua culti per prospera oblitterarentur. Factum ex eo senatus consultum, uiderent pontifices quae retinenda firmandaque haruspicum (Il appela ensuite la délibération du Sénat sur le collège des haruspices, pour ne pas laisser périr par négligence la science la plus ancienne de l’Italie. « Souvent, dans les calamités publiques, on avait eu recours à eux et leurs avis avaient rétabli les cérémonies sacrées et les avaient fait plus religieusement observer par la suite. Les premières familles d’Étrurie, soit d’elles-mêmes, soit par le conseil du Sénat romain, avaient gardé cette science et l’avaient transmise à leurs descendants, zèle bien refroidi maintenant par l’indifférence du siècle et aussi parce que les superstitions étrangères se répandent. Sans doute l’état présent de l’empire était-il tout à fait florissant ; mais c’était une reconnaissance justement due à la bonté des dieux de ne pas mettre en oubli dans la prospérité les rites pratiques dans les temps difficiles. » Un sénatus-consulte chargea donc les pontifes de juger de ce qu’il fallait conserver et affermir dans l’institution des haruspices). Sur la question, voir en dernier lieu I. Ramelli, Cultura e religione etrusca nel mondo romano, p. 50-56, M.-L Haack, Les haruspices dans le monde romain, p. 93-98.

[40] Sur ce point, nous pouvons renvoyer à l’article de J. Heurgon, « La vocation étruscologique de l’empereur Claude », dans Mélanges Jean Collart, Paris, 1978, p. 101-104 = Scripta Varia, Bruxelles, collection Latomus 191, 1986, p. 427-432.

[41] Pour cette époque, les textes évoquent surtout les mages et les astrologues, contre lesquels des mesures sont prises sous le règne de Tibère, en 19 (Tacite, Annales, 11, 32, 3, Suétone, Vie de Tibère, 36) ; les Juifs sont également visés : Tibère prend également des mesures contre eux (Tacite, Annales, 11, 85, 4 – parlant aussi d’adeptes des cultes égyptiens -, Suétone, Vie de Tibère, 36, Flavius Josèphe, Antiquités juives, 18, 81, Dion Cassius, 57, 18, 5 a ; cf. Sénèque, Lettres, 108, 22). Il n’est pas impossible que la prédication chrétienne ait déjà joué un certain rôle dans le déclenchement d’une politique répressive, en provoquant des troubles au sein de la communauté juive comme elle le fera plus tard, en 49 (Orose, 7, 6, 15-16, se fondant sur Flavius Josèphe ; cf. Actes des Apôtres, 18, 2 ; le célèbre passage de Suétone sur l’agitation due à un certain Chrestos, Vie de Claude, 18, 2, doit se référer à ces événements) ; dans ce sens, M. Sordi, I cristiani e l’impero romano, Milano, 1983, p. 29-37.

 


FEC - Folia Electronica Classica  (Louvain-la-Neuve) - Numéro 14 - juillet-décembre 2007

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