FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 13 - janvier-juin 2007


Aristote et l'esclavage

par

 Marie-Paule Loicq-Berger

Chef de travaux honoraire de l’Université de Liège
Adresse : avenue Nandrin, 24 — B 4130 Esneux
<loicq-berger@skynet.be>

 

    L’exposé célèbre qu'Aristote consacre au problème de l’esclavage, au début du premier livre de la Politique, constitue la seule réflexion systématique que nous ait laissée l’Antiquité à propos d’une institution fondamentale pour le fonctionnement de ses sociétés. À notre connaissance, le Stagirite est en tout cas le premier penseur à s’être interrogé profondément sur la légitimité de l’esclavage, question qui, comme telle, n’avait pas retenu l’attention de Platon, par exemple.

    La République, où s'exprime l'idéalisme platonicien de l'âge mûr, organise une « cité parfaite », peuplée d'une société laborieuse, libre et égalitaire, donc sans esclaves. Dans les Lois, œuvre de vieillesse où le philosophe, plus réaliste, compose avec le donné existant, de même que dans le Politique, l'esclavage est accepté, quoique restreint, sans que soit mise en cause sa légitimité en droit naturel ; Platon (Lois, VI, 776b-777) se borne à prescrire modération et équité, en vue du rendement optimal de l'institution. Morale toute pragmatique qui est également celle de Xénophon (Économique, V, 16 et XIII, 9). Des références platoniciennes courent néanmoins, implicites, sous le texte du Stagirite, où se perçoit l'écho d'une polémique contre Platon. Aristote qui, on le sait, s'oppose en général au monisme platonicien, critique, en l'occurrence, la conception unitaire de la science politique qui est celle de Platon  ; le Maître du Lycée est en effet convaincu que l'organisation de la cité relève d'une science spécifique, car le gouvernement des citoyens est absolument sans rapport avec la direction des esclaves. Allusion transparente encore que cette morale de la force exposée impersonnellement dans la Politique aristotélicienne (1255a15-16), mais où chacun reconnaissait la formule provocante du Calliclès de Platon  : « le critère du juste, c'est la domination du fort sur le faible ». Se bornant ici à énoncer les thèses en présence, Aristote ne s'engage pas directement dans le débat, mais la suite de son exposé montrera que l'arbitraire fondé sur la force ne s'accompagne d'aucune vertu  : c'est ce qui ressort à l'évidence de l'analyse fameuse de la tyrannie au livre V de la Politique (1313a34 ss.).

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   Un bref rappel de la situation « éditoriale » assez particulière de la Politique paraît s'imposer d'entrée de jeu. Ce traité important, qui appartient à la catégorie des  enseignements aristotéliciens dispensés à l'intérieur de l'École (ésotériques), à un public déjà averti, n'a nullement le caractère d'un exposé parfaitement au point, méthodique, homogène ; c'est au contraire un cours mainte fois repris, remanié, discuté avec les auditeurs du Lycée, ce qui explique les disparates de toute sorte qui en rendent la lecture difficile. Difficulté qu'ont accrue les avatars de la transmission textuelle. À la mort du Maître, ses précieux recueils de notes avaient été légués à Théophraste, son successeur au Lycée, puis ils passèrent en d'autres mains ; vers 200 a. C., était établi un Catalogue des oeuvres d'Aristote où figuraient les huit livres de la Politique et l'on peut supposer qu'il existait alors des copies de ce traité, entre autres dans les grandes bibliothèques d'Alexandrie et de  Pergame. En tout cas, des copies seront plus tard achetées par Sylla et transférées à Rome d'où, vers le milieu du Ier siècle avant notre ère, un grammairien les fit parvenir  à celui qui était alors le onzième directeur du Lycée après Aristote, Andronicos de Rhodes,  lequel en établit une édition : telles sont les maigres données de la tradition indirecte (Strabon, Plutarque). Les plus anciens manuscrits de la Politique ne sont, hélas ! pas antérieurs aux XIVe-XVe siècles, mais  on dispose par chance d'une traduction latine du XIIIe siècle (G. de Moerbeke), très littérale, qui fournit un sérieux apport à la reconstitution du texte originel.

    Dès la fin du Moyen Age, des lecteurs de la Politique s'étaient avisés d'incohérences dans sa composition et avaient entrepris d'en proposer un plan  plus « logique ». L'ordre des livres, tel qu'il se présente dans les deux familles de la tradition manuscrite, a été par la suite souvent revu, surtout par les grands philologues du XIXe siècle, au nom d'une méthode génétique visant à établir l'origine et l'évolution de la pensée politique du Stagirite : méthode qui, dans ses applications, a abouti à des résultats si divergents que l'on a aujourd'hui renoncé à « reclasser » les huit livres de la Politique, l'ordre traditionnel, dont l'origine doit remonter à la dernière période du Lycée (330-323), en valant après tout un autre en termes de cohérence interne...

    Cette question de l'ordre des livres en amène évidemment une autre : celle de leur datation. Les spécialistes se sont efforcés de saisir par couches un ensemble qui appartient aux différentes phases de l'enseignement aristotélicien, dispensé en divers lieux, entre 347 et 323. Quaestio uexata : les livres VII et VIII, sont-ils d'inspiration platonisante, donc les plus anciens (Jaeger), ou sont-ils au contraire anti-platoniciens, donc récents (von Arnim) ? le livre I est-il tardif (Jaeger) ou au contraire très ancien (von Arnim) ?  On estime aujourd'hui plus raisonnable de s'attacher à des analyses de contenu, tout en admettant que la Politique, fruit des investigations et des réflexions de toute une vie, a vraisemblablement été éditée par Théophraste dans un état d'inachèvement.

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     Ce rappel de l'état du texte s'imposait, on va le voir, pour approcher  la doctrine (?) aristotélicienne sur un sujet aussi délicat que celui de l'esclavage. Les principaux textes en cause sont ceux du premier livre de la Politique — dont on trouvera ci-après une traduction inédite — ; s'y ajoutent quelques brefs passages disséminés dans d'autres livres  du même traité, ainsi que dans les ouvrages éthiques et dans le texte pseudo-aristotélicien de l'Économique : ces matériaux trouveront naturellement leur place à l'intérieur du présent exposé.

    En bonne méthode, Aristote a d'abord, examiné la question ontologique de l'esclavage naturel ; secondairement, celle de l'esclavage conventionnel qui, en un sens très large, sera encore évoquée en d'autres passages de la Politique.

    Étant donné que les textes du premier livre de la Politique ne se présentent pas d’une seule venue, mais en trois segments principaux (1252a30-1252b9 ; 1253b15-1255b40 ; 1259b22-1260b7) entrecoupés par des digressions ou des discussions étrangères à la question de l’esclavage, il apparaît nécessaire d’analyser (A) le contenu de ces pages — avant d’en examiner (B) la dimension historique et critique.

 

A. Analyse interne et exégèse

    1) Énoncé de la thèse générale (Politique, 1252a30 ss. ; 1254a17)

   a) proposition principale : au point de départ, il y a la nature (φύσις) qui crée d’une part des êtres que leur intelligence destine à commander, d’autre part des êtres que leur seule force corporelle voue à l’obéissance ;

    b) postulat corollaire : tous deux, commandants et commandés, ont même intérêt.

    Le sujet (rapports maître-esclave) sera étudié dans une perspective à la fois théorique et pratique, sans escamoter les divergences de vue concernant le fondement — science ou violence — de l’autorité.

    Aristote propose ici une première définition de l’esclave : c’est un objet animé (κτῆμά τι ἔμψυχον), un instrument destiné à l’action (ὄργανον πρακτικόν), qui commande aux autres instruments, un bien appartenant en propriété exclusive à son maître.

    2) Développement de cette thèse (Politique, 1254a21-1255a2)

    L’esclavage est conforme à une ordonnance générale et avantageuse de la nature. Celle-ci destine à cet usage (et voici une seconde définition de l’esclave) l’être capable de percevoir la raison sans pour autant la posséder en propre (κοινωνῶν λόγου τοσοῦτον ὅσον αἰσθάνεσθαι λλ μὴ ἔχειν), et doté d’une vigueur corporelle singulière. Le maître, quant à lui, est par nature doté d’intelligence et d’aptitude à la vie civique. On admettra toutefois que, dans cette sélection intellectuelle et corporelle, la nature n’est pas à l’abri d’erreurs ; le maître doit avoir les qualités du maître et l'esclave, celles de l'esclave, néanmoins « le contraire se produit souvent » : συμβαίνει δὲ πολλκις καὶ τοὐναντίον (1254b22).

    Au terme de cette démarche circulaire, la conclusion de (2) rejoint (1) : l’esclavage est naturel, juste et bénéfique.

    3) Controverse (Politique, 1255a3-1255b15)

    Cette « évidence » fait l’objet d’une contestation dont il est en un sens (τρόπον τινά) impossible de nier le bien-fondé. C’est qu’en réalité le terme esclave s’applique à deux situations différentes, un statut de nature (φύσει) et un statut légal ou de convention (νόμῳ) : c’est à propos de ce dernier qu’interviennent des divergences d’opinion. En effet, il est communément admis (ὁμολογία) que, les prises de guerre appartenant au vainqueur, les vaincus soient réduits en esclavage ; disposition conventionnelle, c’est-à-dire légale : les Grecs, on le sait, reconnaissent l’autorité de la loi fondée sur la coutume. Disposition, toutefois, que nombre de juristes récusent, alors que d’autres, même des sages, l’admettent.

    Voilà posé le problème du droit du plus fort. Le texte, à cet endroit, apparaît embarrassé, faute de différencier et de départager nettement les thèses en présence. C’est que la notion de force est susceptible de s’amalgamer avec celle de vertu et, si l’on ne prend soin de préciser la portée exacte de ces termes, aussi ambigus en grec qu’en français  classique, on arrive à la conclusion alternative que le droit réside soit dans la force violente (βία), soit dans la force morale, c’est-à-dire la qualité de l’intention (εὔνοια, « bon vouloir, bienveillance »). Au reste, l’esclavage résultant de la guerre ne peut, aux yeux mêmes de ses partisans, être jugé équitable dans le cas où cette guerre est injuste — et dès lors qu’il s’agit de vaincus grecs, car la servitude en pareille circonstance peut être appliquée à des barbares. Conformément au préjugé — que partage encore le Stagirite — de l'indubitable supériorité hellénique, les Barbares, en effet, sont des peuples « naturellement voués au despotisme », c'est-à-dire à l'esclavage, de par leur infériorité intellectuelle et éthique. Dans ce cas, la nature ratifie opportunément la convention.

    Touchant l’esclavage par nature à l'intérieur du monde grec, reste tout de même à poser une question existentielle, question dont la portée réelle est finalement esquivée par une réponse toute théorique : dans le cas (mais dans ce cas seulement, et il n’est pas général) où existent des êtres conditionnés par la nature pour être respectivement maître et esclave, cette relation sert les intérêts des deux parties et produit une amitié réciproque.

    4) Questions annexes (Politique, 1255b21ss. ; 1259b22ss. ; 1260a35ss.)

    Science et vertu existent-elles chez l’esclave ? Bien que ce ne soit pas la science mais la nature qui façonne maître et esclave, tous deux possèdent néanmoins une science propre : celle du premier est d’utiliser à bon escient des esclaves dont tout le savoir réside dans l’exacte formation à la pratique du service. Quant à la vertu au sens plénier du terme, Aristote prétend d'abord généraliser le problème (la vertu est-elle relative à la fonction ?) pour se résoudre finalement à concéder à l’esclave le minimum de moralité indispensable à l’exécution correcte de sa tâche, minimum que lui inculquera son maître par la voie du raisonnement.

 

B. Dimension historique et critique

    La pensée aristotélicienne s’exprime, en l’occurrence, sinon avec un suivi rigoureusement méthodique, du moins avec un dogmatisme qui n’évite ni l’hésitation, ni le faux-fuyant, voire le cercle vicieux. Aussi la théorie de l’esclavage naturel a-t-elle suscité au cours des siècles diverses réactions, allant de l’approbation, entière ou partielle, au rejet, radical ou nuancé, en passant par l’indifférence ou l’occultation.

    Sans condamner le fait de l’esclavage, saint Augustin se sépare d’Aristote en cherchant son origine non dans la nature mais dans la faute (culpa) de l’homme, tandis que saint Thomas d’Aquin, avec un réalisme analogue face aux situations historiques, mais philosophiquement beaucoup plus proche du Stagirite, continue d’admettre une inégalité ontologique entre maître et esclave.

    À l’aube des temps modernes, la conquête de l’Amérique déclenche une polémique fameuse entre théologiens espagnols. Fondant sur Aristote et saint Thomas la légitimité de la colonisation et considérant l’infériorité naturelle des Indiens barbares comme une « juste cause » de guerre et d’asservissement, le théologien et historien Sepulveda, le « Tite Live espagnol », fait l’apologie de l’esclavage. En revanche, le missionnaire dominicain Las Casas rejette un « aristotélisme » si scandaleusement opposé au message évangélique et, pour l'honneur de l'Espagne et de la chrétienté, combat l’assimilation Indien-Barbare et ses implications. Francisco de Vitoria, père du droit des gens et théoricien du droit international, convaincu de l’égalité essentielle des peuples, s’efforcera quant à lui de définir les devoirs des colonisateurs face aux droits de populations circonstanciellement plus faibles. À l’ironie de Montesquieu (on connaît sa réfutation célèbre de l’esclavage au livre XV de L’esprit des lois) et à l’indignation de H. Wallon, les exégètes des XIXe et XXe siècles ont souvent préféré des « stratégies d’explication » : interprétation historiciste ou justification socio-éthique du système.

    En réalité, le discours aristotélicien repose sur un postulat où s’observe une confusion subtile : conservant le principe traditionnel de la double source de l’esclavage, le philosophe substitue le terme nature au terme naissance accrédité dans la tradition et le droit. La règle « on naît esclave ou on le devient par suite de dispositions légales » s'exprime dans la Politique par la complémentarité physis-nomos. Cette thèse, d'ailleurs, ne comporte nulle véritable démonstration, et le Stagirite, en désaccord avec sa méthode habituelle, ne se soucie pas d’assurer la connexion entre théorie et pratique. On peut dès lors se demander s’il faut chercher ici le reflet d’une conviction personnelle ou celui d’une mentalité ambiante. D’ailleurs, l’exposé de la Politique constitue-t-il vraiment une défense de l’esclavage ? À cette question, les commentateurs modernes ont apporté diverses réponses.

    Aristote voulait-il suggérer la réforme du système ou y était-il indifférent ? La doctrine qui nous apparaît aujourd’hui comme une justification de l’institution servile pouvait au contraire être perçue par les contemporains comme une attaque ; en effet, le Stagirite marque nettement la différence entre un esclavage naturel, qu’il s’efforce tant bien que mal de justifier, et un esclavage conventionnel qu’il incline à condamner en certains cas, sans s'aviser que tout esclavage est conventionnel, ni peut-être que l’esclavage qu’il défend correspondait à une situation anthropologique décalée de la réalité contemporaine. Une autre lecture a été proposée par d'autres spécialistes qui, par-delà l’apparente neutralité des textes en cause, décèlent une intention ironique dans le fait de s’interroger sur la légitimité du nomos et dans l’approbation conditionnelle accordée à ce dernier. Mais en dernière analyse, on peut trouver dans ce chapitre de la Politique un désaveu du point de vue "légaliste", car au fond seul l'esclavage naturel est justifiable aux yeux d'Aristote..

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    Il est pourtant difficile d’admettre que cette conviction relève de l’expérience personnelle : dans la pratique, en effet, le Maître du Lycée recommande l’affranchissement comme terme de l’esclavage. Un texte du septième livre de la Politique affirme équitable, préférable et avantageux de fixer à tous les esclaves la liberté comme récompense. On sait que l’affranchi, en droit grec, avait obtenu sa liberté soit par rachat, soit par l’effet de la reconnaissance civique, soit (et beaucoup plus souvent) par le biais d’une consécration ou d’une vente fictive à une divinité. Mais certains philosophes préférèrent un quatrième mode d’affranchissement, sous la forme d’un legs fait au décès du maître à des esclaves méritants. Après Platon et avant Épicure, Aristote lui-même, dans un testament dont l’authenticité est aujourd’hui universellement admise, affranchit plusieurs esclaves des deux sexes : attentif à tous et à chacun, le Maître assure l'avenir matériel et moral de la maisonnée servile non moins que celui de sa propre famille. Significative aussi, la relation privilégiée d’Aristote avec Hermias d’Atarnée, l'ancien esclave devenu tyran-philosophe qui accueillit le Stagirite à Assos durant trois ans et à qui ce dernier, au nom d'une « amitié solide », dédia plus tard de superbes poèmes.

    Assurément, on perçoit dans plus d’un texte aristotélicien une tendance affective qui tend à valoriser, à humaniser les rapports maître-esclave : c’est la bienveillance (εὔνοια, Politique, 1255a17) qui confère une légitimité au droit du maître sur l’instrument animé qu’est l’esclave. Mais s'agit-il d'un bon vouloir mutuel ou d'une condescendance dépourvue de réciprocité ? La tradition allait — au mieux— dans ce dernier sens, en réclamant, comme le précise un texte présocratique, « du chef de la bienveillance envers ses subordonnés », sans qu'il soit question d'amitié entre maître et esclave, ce dont Platon exclut la possibilité (Lois, 757a). Aristote, quant à lui, semble pourtant avoir conçu la relation de manière plus libérale : il existe une amitié réciproque entre le maître et l'esclave désignés par la nature (Politique, 1255b13-14). À vrai dire, la générosité d'intention du philosophe est quelque peu battue en brèche par une restriction subtile : l'amitié ne pouvant s'adresser à des objets inanimés non plus qu'à un cheval, un bœuf ou un esclave « comme tel », ce dernier ne l'obtiendra pas à ce titre (ᾗ δοῦλος) mais « dans la mesure où il est tout de même homme » (καθ'ὅσον ἄνθρωπος, Éthique à Nicomaque, VIII, 1161b2-8).

    Cette dernière proposition, de prime abord surprenante, invite à reconsidérer tous les éléments de la définition aristotélicienne de l'esclave, en complétant les données du premier livre de la Politique par celles d'autres textes.

    Instrument animé destiné à l'action et commandant aux autres instruments (Pol., 1253b32 ss. ; cf. Éthique à Eudème, VII, 1241b17 ss. et Éthique à Nicomaque, VIII, 1161b6 ss.), bien appartenant en totale propriété à son maître (Pol., 1254a) et à l'encontre duquel il n'est point d'injustice possible (Éthique à Nicomaque, V, 1234b10), capable d'entendre raison sans pour autant la posséder (Pol., 1254b21ss.), déterminé par sa complexion physique et intellectuelle à être l'exécutant des travaux incompatibles avec la dignité de citoyen (ibid.), dépourvu de vertu au sens plénier du terme (Pol., 1259b22 ss. et 1260a35 ss.) ainsi que de la faculté délibérative (Pol., 1260a12), l'esclave est hors d'état de choisir sa vie et d'accéder au bonheur (Pol., III, 1280a33-34) — lequel consiste dans la pratique active de la vertu (Pol., VII, 1328a37-38 et 1331b9). En dépit de carences aussi dommageables pour la condition humaine, l'esclave possède néanmoins une certaine part d'humanité en ce sens qu'il est une partie séparée du corps de son maître (Pol., 1255b11-12), donc soumis à celui qui, possédant l'âme, constitue l'ensemble (Pol., 1254b4-5). Telle est peut-être l'erreur fondamentale de la doctrine : la semi-humanité consentie à l'esclave offusque la logique — ajoutons : l'éthique, et le sens commun.

    En somme, Aristote n'est pas parvenu (ou n'a pas cherché) à concilier théorie et pratique. Son affirmation touchant l’essence naturelle — mais déconnectée de l’existence — de l’esclavage tourne finalement court (cf. l’embarras manifeste de Politique, 1255b5-6).

    Faut-il alléguer ici le réalisme du penseur politique et s’agissait-il en l’occurrence de légitimer une institution qui, historiquement, sera jugée nécessaire pendant des siècles encore ? L'intention du Stagirite est sans doute moins directe et l'on peut en tout cas lui prêter celle de « rester dans le sujet ».

     Ce qui fonde en effet sa philosophie politique, c'est une conception inégalitaire, à l'opposé du point de vue moderne : il s'agit d'étudier et d'organiser les différences dont l'association constitue le tissu existentiel de la cité, inégalités générées le plus souvent par la société ou par l'histoire, non par la nature. Aux yeux de l'observateur, la nature ne fournit guère les critères  — apparence physique et déterminisme génétique — permettant d'affirmer l'esclavage « naturel ». Les analyses du premier livre de la Politique ne concernent d'ailleurs, bien que cela ne soit jamais dit explicitement, que l'esclavage domestique ; l'esclavage « politique », c'est-à-dire la condition des masses serviles affectées d'abord à la production agricole, ensuite, et singulièrement en Attique, à l'exploitation minière, cet esclavage de masse ne fait l'objet d'aucune réflexion suivie, parce que sa réalité ne concerne pas le fonctionnement d'une cité où demeure affirmée l'incompatibilité absolue entre citoyenneté et travail.

    Comment ne pas souligner, d'autre part, que si la morale des philosophes grecs, en cette matière, se révèle limitée par le pragmatisme, l'Hellade avait nourri, dès avant la fin du IVe siècle, des esprits généreux qui avaient hautement contesté le caractère « naturel » de l’esclavage ? La Politique, d'ailleurs, y fait allusion, répercutant les échos d'un débat plus ancien. Euripide, on le sait, avait dénoncé à mainte reprise l'arbitraire et l'iniquité de l'institution servile. Les sophistes prétendaient rejeter la distinction  traditionnelle Grecs/Barbares et allaient jusqu'à affirmer l'égalité naturelle de tous les hommes. Disciple de Gorgias, le rhéteur Alcidamas, aux environs de 370, avait osé écrire « Dieu nous a tous créés libres ; la nature n'a fait personne esclave ». À la fin du même siècle, le comique Philémon dira à son tour : « Fût-on esclave, on est de même chair, car il n'y a jamais eu aucun esclave par nature : c'est bel et bien le hasard qui asservit le corps ».

    Voilà qui rend compte, sans doute, du paradoxe aristotélicien. Le Maître du Lycée ne méconnaissait ni la polémique humanitaire, ni l'insurmontable difficulté de fonder l'esclavage sur le droit naturel — son naturalisme même bat en brèche la cohérence de l'institution puisqu'il admet des « erreurs de la nature » (φύσεως ἁμαρτήματα). Quant à la caducité du droit positif en la matière, il la dénonce en exposant l'embarras où jette l'interprétation de la loi. Aporie intellectuelle, l'esclavage ne pouvait être défendu qu'au nom d'un pragmatisme que le Stagirite se refuse à invoquer. Néanmoins, là où le philosophe tâtonne,  l'homme Aristote n'hésite pas, dans la réalité vécue, à régler la question tout autrement que ne l'avait fait le théoricien : avec le cœur.


Notes

polémique : cf. V. Goldschmidt, La théorie aristotélicienne de l'esclavage dans Zetesis. Album amicorum ... aangeboden aan E. de Strijcker, Anvers, 1973, p. 148-149 ; G. Vannier, L'esclave dans la cité. Aristote, éthique et politiques, Atelier de l'Archer [s. l.], 1999, p. 14-15.

Calliclès : τὸ δίκαιον κέκριται τὸν κρείττω τοῦ ἥττονος ἄρχειν καὶ πλέον ἔχειν = Platon, Gorgias, 483d.

situation « éditoriale » : le présent rappel doit beaucoup à la riche et longue Introduction rédigée par P. Aubonnet en tête de son édition -traduction annotée de la Politique dans la collection des Universités de France.

coutume : cf. par exemple  Politique, III, 1287b5-6.

amalgamer : en français classique, les termes vertu, valeur désignent tantôt l'énergie ou l'excellence morale, tantôt le courage physique ou militaire. De même dans la mentalité grecque : « on estime que la force ne va pas sans la vertu » , δοκεῖν μὴ ἄνευ ἀρετῆς τὴν βίαν (Politique, 1255a16-17).

barbares : Politique, I, 1252 b 8, où Aristote cite littéralement un vers d'Euripide, « Il convient que les Grecs commandent aux Barbares » (Iphigénie à Aulis, 1400), écho de la mentalité hellénocentrique répandue dans la Grèce classique. Il faut noter cependant que le terme « barbare » ne comportait au départ nulle connotation éthique négative, mais seulement une référence linguistique : le Grec désigne de ce nom celui qui ne parle pas sa langue. Progressivement l'appellatif se charge d'un affect de xénophobie. La crise morale et spirituelle que traverse la Grèce à la fin du Ve siècle remettra en question la vision dualiste du monde Grecs/Barbares — et, corollairement, la supériorité des premiers — : à la suite du sophiste Hippias, de l'orateur Antiphon, par exemple, qui, déjà, avaient proclamé l'unité du genre humain, il se trouve des esprits assez ouverts pour récuser l'arbitraire d'un préjugé dont la survie sera pourtant tenace ; ce n'est guère qu'à partir de l'époque alexandrine que le vieux nationalisme grec sera battu en brèche par l'idéal du « cosmopolitisme » (sur tout ceci, cf. O. Reverdin, Crise spirituelle et évasion, dans Grecs et Barbares [Fondation Hardt, Entretiens, t. VIII], Vandoeuvres-Genève, 1961, p. 85-107 ; R. Schlaifer, Greek Theories on Slavery from Homer to Aristotle  (1936) reproduit dans M.I. Finley, Slavery in classical Antiquity, Cambridge, 1960, spécialement p. 93-99).

          Peut-on aller jusqu'à affirmer que les théoriciens grecs du IVe siècle invitaient leurs compatriotes à conquérir l'Asie pour faire des Barbares leurs esclaves (Cl. Mossé, Quelques problèmes du développement de l'esclavage à l'époque hellénistique  dans Actes du Colloque d'histoire sociale 1970  [= Annales littéraires de l'Université de Besançon, 128], Paris, 1972, p. 77) ? On n'oserait en tout cas invoquer en ce sens le présent passage d'Aristote, où l'idée s'exprime sous la forme d'une participiale à nuance subjective (ὡς ταὐτὸ φύσει βάρβαρον καὶ δοῦλον ὄν), et non sous forme d'une constatation objective [ἅτε]. L'autre témoignage allégué par Cl. Mossé (Isocrate, Lettres, III, 5, où est évoquée la perspective, pour les Grecs, d' « hilotiser » les Barbares) n'est guère plus probant : l'allusion est en effet trop ténue — et le texte d'ailleurs d'authenticité douteuse — pour corroborer une hypothèse aussi radicale.

          Il n'en reste pas moins qu'Aristote est convaincu de la supériorité absolue de la race grecque et de l'infériorité du « Barbare », infériorité relevant à ses yeux de facteurs objectifs, tel le climat (Politique, VII, 1327b 23-24), même si cette infériorité est plutôt tendancielle qu'établie dans tous les cas, et même si elle « s'applique surtout au barbare dans son milieu géo-politique » (P. Pellegrin, La théorie aristotélicienne de l'esclavage : tendances actuelles de l'interprétation  dans Revue philosophique de la France et de l'étranger, 107 [1982],  p. 352-353).

préjugé : cf. M.-P. Loicq-Berger, Racisme et philanthropie chez Aristote dans Serta Leodiensia secunda, Liège, 1992, p. 295 ss.

infériorité : les textes aristotéliciens sont clairs sur ce point,  cf. Politique, III, 1287b38 ; VII, 1324b37.

saint Augustin :  cf. P. Garnsey, Ideas of slavery from Aristotle to Augustine, Cambrige, 1996, p. 15 ; 217-218.

Indien-Barbare : sur tout ceci, cf. A. Gomez-Muller, Chemins d'Aristote, Paris, Editions du Félin, 1991, p. 126 ss.

droit international : sur le rôle de Francisco de Vitoria, cf. R. Rabbi-Baldi Cabanillas, Influencia y critica de la doctrina aristotelica de la esclavitud natural en el debate sobre los derechos de los Indios del siglo XVI dans Filosofia oggi, XVII, 65 (1994), p. 21-30.

H. Wallon : exprimée dans sa fameuse  Histoire de l'esclavage dans l'Antiquité,  2e éd., I, 2, Paris, 1879,  p. 372-393.

« stratégies d'explication » : ainsi que le relève A. Gomez-Muller, p. 151 ss.

règle : cf. A. R. W. Harrison, The Law of Athens, Oxford, 1968, p. 164 ss.

système : intention réformiste d'Aristote selon W. L. Newman, The Politics of Aristoteles, Oxford, 1887, I, p. 151.  Indifférence du Stagirite selon R. Schlaifer, Greek Theories on Slavery from Homer to Aristotle, dans Harvard Studies in classical Philology, 47 (1936), p. 165-204 reproduit dans Slavery in classical Antiquity, Views and Controversies, edited by M. I. Finley, Cambridge, 1960, p. 93-132 ;  sur le point en cause, cf. p. 126.

attaque : E. Barker, The Political Thought of Plato and Aristoteles, New York, 1918, p. 369, n. 1.

conventionnel : M. Schofield, Ideology and Philosophy in Aristotle's Theory of Slavery dans Aristoteles Politik. Akten des XI. Symposium Aristotelicum 1987, Göttingen, 1990, pp. 26-27.

décalée : cf. P. Pellegrin, La théorie aristotélicienne de l'esclavage : tendances actuelles de l'interprétation dans  Revue philosophique de  la France et de l'étranger, 107 (1982), p. 350 ; R. Sève, Observations sur l'esclavage chez Aristote dans Archives de philosophie du droit, 39 (1995), p. 387.

spécialistes : par exemple V. Goldschmidt, La théorie aristotélicienne de l'esclavage, dans Zetesis. Album amicorum ... aangeboden aan E. de Strijcker,  Anvers, 1973, pp.159-160 ; cf. F.D. Miller, Nature, Justice and Rights in Aristoteles' Politics, Oxford, 1995, p. 242, n. 127.

dernière analyse : cf. R. Bodéüs, Le véritable politique et ses vertus selon Aristote, Louvain-la-Neuve, 2004, p. 149-151.

affranchissement : il est vrai que ce texte de la Politique, VII, 1330a32-33, qui conseille d'accorder à tous les esclaves la liberté comme récompense, ne fait  l’objet d’aucune explication ultérieure. Mais à l’évidence, l’idée avait circulé dans l’école péripatéticienne puisqu’on la retrouve nettement formulée au premier livre de l’Économique (1344b15-16), écrit attribuable à un disciple du Stagirite. Ce dernier lui-même avait d’ailleurs, à sa mort, affranchi sa maisonnée servile : le testament d’Aristote, dont nous possédons le texte, dérivé d’une source très proche de l’original, atteste de façon précise les préoccupations du Maître touchant l’avenir de ses esclaves, qu’il prescrit d’affranchir immédiatement ou à terme, sans oublier d’assurer leur condition matérielle.

divinité : à Delphes, entre autres, où le fameux mur polygonal de l'hiéron d'Apollon Pythien est couvert de plusieurs centaines d'inscriptions qui sont des actes d'affranchissement.

testament : affranchissements prévus dans les testaments de Platon et d'Épicure, fournis par Diogène Laërce, respectivement, III, 42 et X, 21. Le texte grec du testament d'Aristote est également transmis par Diogène Laërce, V, 11-16 ; il en existe  d'autre part une copie arabe : cf. Aristotelis privatorum scriptorum fragmenta, éd. M. Plezia, Leipzig, 1977, p. 38-42.

Hermias : voir l'Hymne à la mémoire d'Hermias transmis par Diogène Laërce, V, 6-7. L'histoire d'Hermias, agent secret de la Macédoine, traîtreusement capturé et crucifié par les Perses, cette histoire « plus passionnante que le plus passionnant des romans », est évoquée en des pages attachantes par J. Bidez, Un singulier naufrage littéraire dans l'antiquité, Bruxelles, 1943, p. 13-19.

présocratique : [Démocrite] 68 fgt 302 Diels-Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, 6e éd., p. 222, l. 19-20.

erreur : comme l'avait noté R. Schlaifer, Greek Theories on Slavery from Homer to Aristotle [1936] reprod. dans Slavery in classical Antiquity, Views and Controversies, ed. M.I. Finley, Cambridge, 1960, p. 123. — De même M. Davis, Cannibalism and Nature dans Mètis. Revue d'anthropologie du grec ancien, 4 (1989), p. 39-40.

pas parvenu : en d'autres termes, le problème est en quelque sorte esquivé.  « Mon impression générale est que les textes de la Politique donnent une élucidation technique de l'institution de l'esclavage et s'abstiennent de jugements moraux à son égard » disait P. Aubenque lors de la discussion qui suivit l'exposé d'O. Gigon, Die Sklaverei bei Aristoteles dans La « Politique » d'Aristote (= Entretiens sur l'Antiquité classique, t. XI Fondation Hardt 1964), Vandoeuvres-Genève, 1965, p. 281. Plus récemment, G. Vannier estime encore qu'Aristote  a en somme renvoyé « dos à dos le monisme  platonicien et l'antiesclavagisme post-sophistique. Platon se trompe en identifiant la relation politique et la relation entre maître et esclave (...). Les sophistes se trompent en déclarant l'esclavage toujours injuste : en fait, il existe un esclavage par nature qui est légitime » (L'esclave dans la cité. Aristote, éthique et politiques, s. l., 1999, p. 16).

inégalitaire : cf. R. Sève, Observations sur l'esclavage chez Aristote dans Archives de philosophie du droit, 39 (1995), p. 381-387. 

débat : Politique, 1253b21-22 ; cf. P. Moraux lors de la discussion qui suivit l'exposé d'O. Gigon, Die Sklaverei bei Aristoteles dans Entretiens ... XI Fondation Hardt  1964 (voir note ci-dessus), Vandoeuvres-Genève, 1965, p. 281-282.

Alcidamas : cf. scholie à Aristote, Rhétorique, I, 1373b6.

Philémon : cf. fgt 95 Kock, Comicorum Atticorum Fragmenta, II, p. 508.

réalité : la pensée de l'École a effectivement évolué en ce sens. Un texte pseudo-aristotélicien de l'Économique (1344a29-b 11), en prescrivant une modération de l'autorité, insiste sur la considération que méritent  les esclaves qui se comportent en hommes libres et sur la nécessité de proportionner travail et salaire : bref, la pratique d'une justice et d'une bienveillance raisonnables qui, à défaut de contribuer au meilleur des mondes, permettra tout de même d'en éviter un pire.


Les principaux textes en cause (Politique, livre I)

N. B. La présente traduction (inédite) a suivi le texte grec établi par  W. D. Ross, Aristotelis Politica, Oxford Classical Text, 1957.

1. (1252a30 - 1252b9)

    Il est nécessaire d'abord que s'unissent par couples ceux qui ne peuvent exister l'un sans l'autre, comme mâle et femelle en vue de la génération (et cela ne vient pas d'un choix réfléchi, mais, comme chez les autres animaux et chez les plantes, naturel est le désir (1252a30) de laisser après soi un autre qui soit tel que l'on est soi-même) ; nécessaire aussi que s'unissent, en vue de leur conservation, des gens qui gouvernent par nature et des gens qui sont gouvernés.

    Sont des gouvernants et des maîtres par nature ceux qui peuvent prévoir par la pensée, tandis que sont par nature gouvernés et esclaves ceux qui peuvent faire des travaux corporels. Voilà pourquoi la même chose est avantageuse au maître et à l'esclave. C'est donc par nature (1252b) qu'est établie la distinction de la femelle et de l'esclave (la nature, en effet, ne fait rien comme les forgerons font le couteau de Delphes avec parcimonie, mais plutôt en rapportant chaque fois une chose à une autre chose [1252b5] ; c'est ainsi que chacun des instruments sera amené à la plus grande perfection, en servant, non pas à de nombreux usages, mais à un seul). Chez les barbares, d'autre part, les femelles et les esclaves ont le même rang. La cause en est qu'on ne rencontre pas chez eux de gouvernants par nature, mais bien la communauté faite d'une esclave et d'un esclave. C'est pourquoi les poètes disent : « Il convient que les Grecs gouvernent les barbares », barbare et esclave étant, pensent-ils, même chose par nature.

2. (1253b15 - 1255b40)

    Traitons d'abord (1253b15) du maître et de l'esclave, afin de voir ce qui a trait aux nécessités de la vie et, pour ce qui est de connaître ces choses, s'il ne sera pas possible de nous en faire une plus juste idée que les idées reçues aujourd'hui.

    Certains estiment que le pouvoir du maître consiste en une science, et qu'en la même science consistent l'administration domestique, le pouvoir sur les esclaves, l'aptitude au gouvernement de la cité et (1253b20) au gouvernement royal, comme nous l'avons dit en commençant. D'autres estiment contraire à la nature le gouvernement exercé par le maître (c'est, disent-ils, par convention que l'un est esclave et l'autre libre, alors que, par nature, il n'est entre eux aucune différence) ; c'est pourquoi ce gouvernement n'est pas davantage conforme à la justice : il repose en effet sur la force.

      Les choses possédées forment donc une partie de la famille et l'art d'acquérir celles-ci forme une partie de l'administration domestique (impossible, sans le nécessaire [1253b25], de vivre et de vivre bien). Or, s'il est nécessaire que les arts spéciaux possèdent les instruments qui leur sont propres pour l'accomplissement de leur tâche, c'est de même le cas pour celui qui est appelé à administrer une famille. Mais parmi les instruments, les uns sont inanimés et les autres, animés (pour le pilote, par exemple, le gouvernail est un instrument inanimé, et le timonier, un instrument animé ; car le (1253b30) serviteur, dans les arts, a le caractère d'un instrument). C'est ainsi que ce que l'on possède est un instrument qui sert à vivre, que nos possessions constituent une multitude d'instruments, que l'esclave est un être animé que l'on possède et que tout serviteur est comme un instrument qui vient avant les autres instruments. Si chacun des instruments pouvait, sur un ordre (1253b35) ou bien en pressentant un ordre, remplir sa fonction, et si, comme faisaient, dit-on, les statues de Dédale, ou comme les trépieds d'Héphaistos, qui, selon le poète, rejoignaient spontanément l'assemblée des dieux, de la même manière, les navettes tissaient d'elles-mêmes et les plectres jouaient de la cithare, alors les maîtres artisans n'auraient nul besoin de serviteurs, ni les maîtres, d'esclaves.

            Ce que les gens appellent, il est vrai, des instruments, ce sont des instruments de production, tandis que ce que l'on possède sert à l'action : de la navette, on retire quelque chose de plus que l’usage, tandis que, du vêtement ou du lit, on a seulement celui-ci. (1254a5) Puisque la production, de plus, diffère spécifiquement de l'action, et qu'elles ont toutes deux besoin d'instruments, ces derniers présentent forcément aussi la même différence. Or la vie est action, et non production ; c'est pourquoi l'esclave est un serviteur pour les choses qui se rapportent à l'action. Mais ce que l'on possède s'entend comme s'entend la partie. La partie, en effet, n'est pas seulement (1254a10) la partie d'autre chose, mais appartient encore entièrement à autre chose ; il en va de même pour ce que l'on possède. C'est pourquoi le maître est seulement le maître de l'esclave, mais n'appartient pas à celui-ci ; tandis que l'esclave est non seulement l'esclave du maître, mais lui appartient entièrement.

            On voit donc bien par là quelle est la nature et quelle est la condition de l'esclave : celui qui, par nature, tout en étant un homme, ne s'appartient pas à lui-même (1254a15) mais appartient à un autre, celui-là est esclave par nature ; or un homme appartenant à un autre, tout en étant un homme, est une possession, et une possession est un instrument servant à l'action et séparé du possesseur.

            Il faut après cela examiner s'il existe des gens qui, par nature, se trouvent dans une telle condition ou s'il n'en existe pas ; s'il est meilleur et juste pour quelqu’un d'être esclave ou non, toute forme d'esclavage étant contraire à la nature. (1254a20) Cela n'est pas difficile à considérer, aussi bien en raisonnant qu'en tirant la leçon des faits.

            De gouverner et d'être gouverné ne comptent point seulement parmi les choses nécessaires, mais encore parmi les choses avantageuses, et la distance séparant certaines choses dès leur naissance est telle que les unes sont faites pour être gouvernées et les autres pour gouverner. Il est d'ailleurs plusieurs espèces et de choses qui gouvernent (1254a25) et de choses gouvernées (et, toujours, le gouvernement des meilleures parmi les choses gouvernées est le meilleur, comme de gouverner un homme vaut mieux que de gouverner une bête sauvage ; la tâche, en effet, qu'accomplissent les meilleurs est la tâche la meilleure et, dans le cas où l'un gouverne tandis que l'autre est gouverné, ils ont une tâche commune). Dans tout ce qui se constitue de plusieurs parties formant en commun un seul tout, qu'il s'agisse de parties continues (1254a30) ou de parties discrètes, on découvre ce qui gouverne et ce qui est gouverné, et cela vient aux êtres animés de la nature universelle : dans les choses qui n'ont point part à la vie existe aussi une sorte de gouvernement, comme pour un mode musical. Peut-être ces choses relèvent-elles cependant de considérations trop étrangères à notre sujet.

            D’abord, le vivant est formé d'une âme (1254a35) et d'un corps, choses dont l'une est par nature un élément gouvernant, l'autre, un élément gouverné. Or c'est dans les êtres se trouvant en un état conforme à la nature, et non dans les êtres dégradés, qu'il faut de préférence examiner ce qui est par nature ; c'est pourquoi nous devons ici considérer l'homme ayant les meilleures dispositions et du corps et de l'âme, celui chez qui ces dispositions se voient bien – chez les hommes pervers (1254b) ou se trouvant dans une disposition perverse, le corps semblera souvent gouverner l'âme, parce qu'ils sont dans un état misérable et contraire à la nature.

            C'est donc d'abord dans le vivant, disons-nous, qu'il est possible de découvrir ensemble le gouvernement du maître et celui du chef de cité. L’âme (1254b5) exerce sur le corps un gouvernement de maître, tandis que l'intellect exerce sur l'appétit un gouvernement de chef de cité ou de roi : par quoi l'on voit bien qu'il est conforme à la nature et avantageux pour le corps d'être gouverné par l'âme, et, pour la partie affective, d'être gouvernée par l'intellect, par la partie qui possède la raison, tandis que l'égalité ou le renversement des rôles est nuisible à toutes les parties. (1254b10) Il en va de même, à nouveau, en ce qui concerne l'homme et les autres animaux ; les animaux apprivoisés ont une meilleure nature que les animaux sauvages, mais il vaut mieux pour tous ces animaux d'être gouvernés par l'homme, car c'est ainsi qu'est assurée leur conservation. De plus, considérons le mâle par rapport à la femelle : l'un est par nature supérieur, l'autre, inférieure ; l'un, celui qui gouverne, l'autre, celle qui est gouvernée. (1254b15) Or il en va forcément encore de la même manière pour l'ensemble des hommes.

            Ceux donc qui sont aussi éloignés des autres que l'âme l'est du corps et l'homme, de la brute (c'est de cette manière que se présentent ceux qui ont pour tâche de se servir de leur corps, et c'est là la meilleure chose que l'on tire d'eux), ceux-là sont par nature esclaves, ceux-là pour lesquels mieux vaut (1254b20) être soumis à cette forme de gouvernement, si tel est bien le cas pour les choses dont nous venons de parler. Est, en effet, esclave par nature celui qui peut appartenir à un autre (c'est bien pourquoi il appartient à un autre), et qui a part à la raison au point de la percevoir, mais sans la posséder. Aussi bien, les autres animaux ne sont-ils pas soumis à la raison, mais à des affections. Il n'y a d'ailleurs, dans les services rendus, qu'une mince différence : (1254b25) nous recevons des uns et des autres, des esclaves et des animaux domestiques, l'aide de leur corps pour les nécessités de la vie.

            La nature tend donc à rendre différents les corps des hommes libres et ceux des esclaves, à rendre les uns robustes pour l'usage auquel ils servent nécessairement, les autres droits et impropres à (1254b30) cette sorte de travaux, mais propres à la vie du citoyen (cette dernière se trouvant partagée entre les occupations de la guerre et celles de la paix). Mais le contraire aussi se produit souvent, les uns ayant le corps, les autres, l'âme qu'ont des hommes libres ; on voit bien en tout cas que, si les hommes libres se distinguaient (1254b35) seulement par leur corps, autant que font les images des dieux, il n’y a personne qui ne déclarerait ses inférieurs dignes d'être ses esclaves. Si c’est vrai pour le corps, il est encore plus juste qu'on détermine cela pour l'âme ; mais la beauté de l'âme et celle du corps ne sont pas également faciles à voir. Il est dès lors évident que (1255a) certains hommes sont par nature, les uns libres, les autres esclaves, l'esclavage étant pour ces derniers à la fois avantageux et juste.

            (1255a3) Que ceux qui affirment le contraire aient aussi raison d'une certaine manière, ce n'est pas difficile à voir. Esclavage et esclave, aussi bien, s'entendent en deux sens. (1255a5) Il existe, en effet, un esclave, un homme réduit à l'esclavage, en vertu d'une loi ; cette loi est la convention par quoi l'on dit que les choses conquises à la guerre appartiennent au conquérant. C'est ce principe de justice qu'un grand nombre de légistes accusent d'illégalité comme ils en accuseraient un orateur : il est révoltant, à leur yeux, que les gens soumis à la force soient les esclaves et subissent le gouvernement de ceux qui peuvent user de la force et qui l'emportent en puissance (1255a10). Il en est d'ailleurs qui tiennent cette opinion, alors que d’autres sont de la précédente, même parmi les sages. Une cause de cette contestation, et ce qui entraîne que les thèses empiètent l'une sur l'autre, est le fait que d'une certaine façon la vertu, quand elle en obtient le moyen, peut au plus haut point user aussi de force et (1255a15) que le conquérant a toujours la supériorité de l'un ou l'autre bien : aussi estime-t-on que la force ne va pas sans la vertu, mais que la contestation porte seulement sur ce qui est juste (c'est pour cela que les uns pensent que le juste, c’est la bienveillance, les autres, en revanche, qu’il est juste que le plus fort gouverne). Si ces positions sont prises séparément, (1255a20) la seconde, d'après quoi celui qui possède la supériorité de la vertu n'a pas à gouverner en maître, n'a rien de fort ni de convaincant.

            D’autre part, tout en étant entièrement attachés, croient-ils, à ce qui est juste (la loi est ce qui est juste), certains posent que l’esclavage résultant de la guerre est juste, mais en même temps le nient. Les guerres, aussi bien, peuvent (1255a25) n’être pas justes dans leur principe, et l’on n’appellera en aucun cas esclave  celui qui ne mérite pas d’être esclave. Autrement, il arrivera d’être esclaves et fils d’esclaves aux hommes que l’on tient pour les mieux nés, s’il leur arrive d’être vendus après avoir été capturés. C’est pourquoi ce n’est pas ces derniers qu’on veut appeler esclaves, mais bien les barbares. Quand on s'exprime ainsi (1255a30), on n’est en quête de rien d’autre pourtant que de l’esclave par nature dont nous avons parlé au début ; on se trouve, en effet, dans la nécessité de dire qu’il y a des hommes qui sont esclaves partout, et d’autres qui ne le sont nulle part.

            Il en est encore de même pour la noblesse de naissance ; ce n’est pas seulement chez eux mais partout que les Grecs s’estiment nobles, tandis que l’on n’estime nobles les barbares que dans leur propre pays (1255a35) : il existe quelque chose, croit-on, qui dans un cas est absolument noble et libre et qui, dans l’autre cas, ne l’est pas absolument, comme dit l’Hélène de Théodecte :

Issu des deux côtés d’une souche divine,
Qui m'oserait donner la qualité d’esclave ?

    Quand on s’exprime ainsi, c’est seulement par la vertu et par le vice qu’on (1255a40) distingue l’esclavage et la liberté, les gens de noble origine et les gens (1255b) de basse origine : on prétend que, de même que d’un homme naît un homme et de bêtes sauvages, une bête sauvage, de même un homme de bien naît de gens de bien. Souvent, il est vrai, la nature tend à réaliser la chose mais elle ne le peut.

            Que la contestation ait donc une raison d’être (1255b5) et que les hommes ne soient pas toujours par nature les uns esclaves, les autres libres, on le voit bien. On voit aussi qu’une telle distinction s’établit entre certains hommes, dont l’un retire un avantage d’être esclave et l’autre, d’être maître ; il faut que d’un côté l'on soit gouverné, que de l’autre on gouverne en exerçant le gouvernement pour lequel on est fait, le gouvernement qu’exerce un maître, mais de ne pas l’exercer convenablement cause du désavantage des deux côtés. C’est (1255b10) la même chose, en effet, qui est avantageuse à la partie et qui l’est au tout, qui l’est au corps et qui l’est à l’âme, et l’esclave est une partie du maître, une partie, pour ainsi dire, de son corps, animée, mais séparée ; c’est pourquoi il y a avantage pour l’esclave et pour le maître, amitié même entre eux, lorsque c’est par nature qu’ils sont voués à cet état, tandis que, pour ceux qui n’y sont point voués de cette façon-là (1255b15) mais à cause de la loi et de la force subie, c’est le contraire qui se passe.

            On voit encore par là que le pouvoir d’un maître et l’art de gouverner une cité ne sont pas la même chose, et que toutes les formes de gouvernement ne sont pas, les unes et les autres, même chose  comme certains l’affirment. Le gouvernement s’exerce d’un côté sur des hommes libres par nature, de l’autre sur des esclaves, et le gouvernement domestique revêt la forme d’une monarchie (toute maison, en effet, vit sous un monarque) (1255b20), tandis que le gouvernement d’une cité est celui qui s’exerce sur des hommes libres et égaux.

            Le maître n’est donc point ainsi appelé pour sa science, mais bien pour avoir cette qualité de maître, et il en est de même de l’esclave et de l’homme libre. Peut-être existe-t-il, cependant, non seulement une science convenable au maître, mais encore une science convenable à l’esclave, cette science de l’esclave étant justement la sorte de science qu’enseignait l’homme de Syracuse : là-bas on rétribuait quelqu’un (1255b25) pour enseigner aux esclaves les services domestiques de chaque jour. Une étude concernant cette sorte de choses peut d’ailleurs porter plus largement encore, sur la cuisine, par exemple, et sur les autres genres semblables du service domestique ; aussi bien ils constituent, les uns par rapport aux autres, des tâches tantôt plus estimées, tantôt plus nécessaires, et selon le proverbe, un esclave vient avant un esclave, un maître avant un maître .

            (1255b30) Toutes les sciences de cette sorte sont donc des sciences convenables à l’esclave ; quant à la science convenable au maître, c’est la science de l’utilisation des esclaves. Ce n’est pas l’acquisition des esclaves qui fait le maître, mais bien l’utilisation de ceux-ci. Cette science n’a d’ailleurs rien de grand ni de vénérable : ce que l’esclave doit savoir faire, c’est ce que le maître doit (1255b35) savoir prescrire. C’est pourquoi, chez ceux qui peuvent se dispenser d’en souffrir eux-mêmes l’ennui, un intendant assume cet honneur, tandis qu’eux-mêmes vaquent aux activités civiques ou bien à la philosophie. Quant à la science de l’acquisition des esclaves, elle est différente de ces deux sciences – j’entends la science de la juste acquisition, laquelle est comme une science de la guerre ou de la chasse. C’est donc de cette (1255b40) manière qu’il faut déterminer ce qui concerne l’esclave et le maître.

3. (1259 b 22 - 1260 b 7)

    À propos des esclaves, on se demandera d’abord s’il est pour l’esclave, en dehors des vertus qui sont celles d’un instrument et d’un serviteur, une autre forme de vertu, plus estimable, comme la tempérance, le courage, la justice, et chacune (1259b25) des autres dispositions de cette sorte, ou s’il n’en est aucune qui ne soit liée aux serviles travaux du corps (une question se pose d’ailleurs dans chacun des deux cas : si l’autre forme de la vertu existe pour les esclaves, en quoi différeront-ils des hommes libres ? Si elle n’existe point pour eux, les esclaves étant des hommes et participant à la raison, il y aura là quelque chose d’absurde). C’est à peu près la même question qui se pose à propos de la femme et de l’enfant : (1259b30) ont-ils aussi leurs vertus ? Et la femme doit-elle être courageuse et juste ? Et l’enfant est-il indiscipliné ou tempérant, ou ne l’est-il pas ?

            Nous devons donc examiner d’une manière générale, à propos de celui qui par nature est gouverné et de celui qui gouverne, la question de savoir s’ils ont chacun la même vertu ou une vertu différente. S’ils doivent l’un et l’autre avoir part (1259b35) aux qualités de l’honnête homme, pour quelle raison faudra-t-il que l’un gouverne et que l’autre soit à jamais gouverné ? Il n’est même pas possible, en effet, qu’ils diffèrent selon le plus et le moins ; d’ être gouverné et de gouverner sont des choses spécifiquement distinctes, tandis que le plus et le moins ne le sont aucunement. Ce serait bien étonnant que l’un doive avoir ces qualités, et que l’autre ne le doive pas Si celui qui gouverne n’est point tempérant et juste, (1259b40) comment gouvernera-t-il convenablement ? Si c’est, en revanche, celui que l’on gouverne qui n’a pas ces qualités, comment se laissera-t-il convenablement gouverner ? Intempérant et lâche, il ne remplira aucun de ses devoirs. On voit ainsi que, pour l’un et l’autre, il est nécessaire d’avoir part à la vertu, et qu’il est en celle-ci des différences, comme il en est parmi ceux qui gouvernent par nature.

            Ce qui se présente pour l’âme fait d’ailleurs immédiatement comprendre la chose ; (1260a5) il y a dans l’âme une partie qui par nature gouverne et une partie gouvernée, dont nous disons qu’elles ont des vertus différentes, à savoir la vertu de la partie rationnelle et celle de la partie irrationnelle. On voit qu’il en est encore de même pour les autres réalités, de sorte que c’est par nature que l’on a, dans la plupart des cas, des réalités qui gouvernent et des réalités gouvernées. C’est d’une manière différente, en effet, que les hommes libres gouvernent l’esclave, (1260a10) le mâle, la femelle et l’homme, l’enfant : les parties de l’âme sont présentes en chacun d’eux, mais non de la même façon. L’esclave ne possède pas du tout la partie délibérative, la femelle la possède, mais dépourvue d’autorité, l’enfant la possède, mais imparfaite.

            Nous devons concevoir dès lors qu’il en va nécessairement de même pour (1260a15) les vertus morales, que tous doivent y avoir part, non de la même manière, mais dans la mesure qui suffit à chacun par rapport à sa tâche. C’est pourquoi celui qui gouverne doit posséder la parfaite vertu morale ( la tâche ici est absolument celle du maître d’oeuvre, et la raison est un maître d’oeuvre), tandis que chacun des autres n’en doit posséder que ce qui lui revient (1260a20). Ainsi apparaît-il qu’une forme de la vertu morale appartient à tous ceux que nous avons dits, mais ce n’est pas la même forme de tempérance qui appartient à la femme et à l’homme, ni la même forme de courage et de  justice, comme le croyait Socrate : une forme du courage est le courage du gouvernant, l’autre, le courage du subordonné, et il en va de même pour les autres vertus. Cela  se manifeste encore quand on examine davantage les cas particuliers. (1260a25) Ceux qui affirment d’une manière générale que la vertu réside dans la bonne disposition de l’âme, ou dans l’action droite, ou dans quelque chose de ce genre se trompent entièrement. En énumérant les vertus, comme Gorgias, on tient des propos bien plus pertinents qu’en donnant de telles définitions. Aussi faut-il penser qu'il en va dans tous les cas comme le poète dit qu’il en va pour la femme : (1260a30)

Le silence t’apporte, ô femme, un ornement !

et cependant, pour l’homme, cela n’est plus le cas. Et puisque l’enfant n’est pas complètement développé, on voit que sa vertu ne se rapporte pas non plus à lui-même, mais à la fin qui est la sienne et à celui qui le dirige ; ainsi se rapporte encore au maître la vertu de l’esclave.

            Nous avons établi que l’utilité de l’esclave se rapporte aux choses nécessaires, de manière à faire voir (1260a35) qu’il n’a besoin de vertu que dans une faible mesure, dans une mesure telle que ni son inconduite ni son manque de courage ne le font manquer à ses tâches. Supposé vrai ce que nous venons de dire, encore pourrait-on se demander s’il faut que les artisans aussi aient de la vertu ; bien des fois en effet, par leur inconduite, ils manquent à leurs tâches ; mais ce cas n’est-il pas extrêmement différent ? (1260a40) L’esclave est avec nous en communauté de vie, l’artisan nous est plus étranger, et il lui échoit juste autant de vertu que de servitude. Le simple artisan (1260b) est dans une servitude limitée et, tandis que l’esclave fait partie des choses naturelles, aucun cordonnier n’en fait partie, non plus qu’aucun autre artisan. On voit dès lors que c’est le maître qui doit être pour l’esclave la cause de la vertu dont il s’agit, et non celui qui possède l’aptitude à enseigner les (1260b5) travaux. D’où l’erreur de ceux qui dénient aux esclaves une aptitude à raisonner et affirment que l’on ne doit user ici que du commandement : plus qu’aux enfants, il faut donner aux esclaves des avertissements.


Notes à la traduction

couteau de Delphes : ces couteaux  étaient renommés s'il faut un croire un mot d'Aristophane dans une pièce perdue dont Athénée (173 d) a conservé deux vers. Ce texte extrêmement laconique n'explique guère l'allusion d'Aristote, mais le sens à donner à celle-ci est de toute façon imposé par le contexte du présent passage :  à la différence de la nature qui crée chaque objet pour un usage spécifique, les couteliers de Delphes fournissaient un couteau « tous usages », permettant à la fois l'immolation, l'écorchage et le découpage de l'animal sacrifié — opérations qui requéraient d'ordinaire des instruments différents.

poètes : citation littérale d'Euripide, Iphigénie à Aulis, 1400.

trépieds d'Héphaistos : allusion à la scène décrite par Homère, Iliade, XVIII, 376.

Théodecte : élève de Platon et d'Isocrate avant d'être celui d'Aristote, Théodecte fut à la fois un orateur et un poète tragique très fécond, plusieurs fois cité par le Stagirite, mais dont ne nous sont parvenus que de maigres fragments littéraires et papyrologiques.

homme de Syracuse : bien qu'une réminiscence littéraire soit probablement sous-jacente à ce passage, il est impossible de préciser le contenu de la présente allusion.

silence : citation quasiment littérale de Sophocle, Ajax, 293.


FEC - Folia Electronica Classica  (Louvain-la-Neuve) - Numéro 13 - janvier-juin 2007

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