FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 11 - janvier-juin 2006


Voyage au bout de la nuit, une anti-Odyssée.

La reprise du mythe d'Ulysse et l'interrogation métaphysique dans l'œuvre de Céline 

par

François-Xavier Lavenne

Doctorant en Philosophie et Lettres, aspirant UCL-FSR

<francoislavenne@skynet.be>


    L'article qui suit présente une recherche menée dans le cadre du cours « Typologie et permanence des imaginaires mythiques » (2005-2006). Ce cours pluridisciplinaire, assuré par une équipe de professeurs, envisage, entre autres, les réécritures littéraires contemporaines des mythes de l'Antiquité. Dans ce contexte, interroger l'œuvre de Louis-Ferdinand Céline (1894-1961) se révèle particulièrement intéressant. Nous nous sommes ainsi attaché à montrer que son premier roman, Voyage au bout de la nuit (1932), est une réécriture complète du mythe d'Ulysse. Quoique le héros homérique ne soit jamais cité, toute son histoire est convoquée par le texte célinien et sous-tend la quête du personnage principal, Bardamu, qui apparaît comme un Ulysse inversé. 

    Cette étude aborde la question, fondamentale aux yeux des critiques, du repérage des éléments mythiques, qui apparaissent souvent de manière cryptée dans la littérature moderne. Elle permet de percevoir combien les mythes antiques imprègnent en profondeur les imaginaires contemporains et sont toujours pour les auteurs des sources de questionnement et de création. Elle met, en outre, en évidence la manière dont un écrivain les retravaille en fonction de son imaginaire propre et les intègre dans son projet littéraire. L'accent est donc mis autant sur l'invariant que sur la variance.

[1 juin 2006]


Plan

  •         1. Introduction : le mythe, une matrice de données signifiantes

  •        2. Les références explicites à Ulysse dans l'œuvre de Céline : Foudres et Flèches et Féerie pour une autre fois

  •         3. L'utilisation en immergence de la figure d'Ulysse dans Voyage au bout de la nuit

  •                 A. Le but du voyage : l'intention centripète d'Ulysse et celle centrifuge de Bardamu

  •                 B. Molly et Calypso : l'offre d'une autre vie

  •                 C. Voyage au bout de la vie : la descente aux Enfers

  •         4. Conclusion

  •         Bibliographie


1. Introduction : le mythe, une matrice de données signifiantes

    Dès sa parution en 1932, Voyage au bout de la nuit a interpellé la critique [1] par la manière dont il pose la question du sens de l'existence et du rapport de l'homme à sa propre mort. Nous nous attacherons à montrer que cette interrogation métaphysique est travaillée dans le texte, au travers de la référence à des canevas mythiques. Le mythe est, en effet, une matrice de données signifiantes avec laquelle l'auteur peut jouer pour exprimer son imaginaire et donner une forme à des questionnements fondamentaux [2]. La quête que mène Bardamu dans Voyage au bout de la nuit est, ainsi, sous-tendue par la référence à celles d'Orphée, de Thésée [3] et surtout d'Ulysse, hypertextualité qui fera l'objet de cette étude. À aucun moment, le héros de l'Odyssée n'est, cependant, cité dans le roman. De même, aucune mention n'y renvoie explicitement au poème homérique. Notre hypothèse est donc que le mythe y est travaillé en immergence, pour reprendre la terminologie de P. Brunel [4].

    Le repérage d'un mythe en immergence demande, toutefois, de la prudence. Il exige, en effet, de mettre en évidence, dans la trame du texte, la chaîne de mythèmes caractéristiques de l'hypotexte [5]. En outre, il est essentiel d'appuyer l'analyse sur un faisceau convergent d'indices susceptible d'étayer l'hypothèse de lecture. Ceci implique de chercher dans le paratexte et dans l'ensemble des écrits de l'auteur des preuves qui témoignent de la présence de cet imaginaire mythique dans son œuvre. L'approche mythocritique des romans de Céline a, sur ce point, été, semble-t-il, freinée par les déclarations de l'écrivain. Peu enclin à dévoiler ses lectures et encore moins ses influences, il n'a, en effet, pas hésité à se poser en rupture par rapport à la tradition littéraire, et en particulier, à l'héritage classique.

     Si je vais « m'inspirer » comme on dit ce n'est certainement pas dans les lectures ! choses mortes ! [...] dans le rythme, la cadence, l'audace des corps et des gestes, dans la danse aussi dans la médecine aussi... dans l'anatomie -dans la musique classique je l'avoue- dans tout ! ici ! là ! sauf dans les LIVRES ! américains, français ou chinois ! légumes cuits ! Qu'il faut être con pour théser dans ce sens ! LIVRESQUE ! (Cahiers Céline, 6, p. 176).

    Il s'en prend, ainsi, au culte des auteurs antiques et n'hésite pas à clouer au pilori les écrivains dans l'œuvre desquels il sent leur influence.

    Ils ont appris l'expérience dans les traductions grecques, la vie dans les versions latines (Bagatelles, p. 165).

    Ce rejet et la virulence de son affirmation sont motivés par des considérations idéologiques. Cette rhétorique a pour fonction de situer l'auteur au sein de l'institution littéraire. De plus, elle est l'un des axes majeurs de la dénonciation de l'anti-France qui caractérise les pamphlets. Céline y attaque, en effet, les élites politiques, artistiques et universitaires qu'il juge vendues à l'ennemi. Il présente, alors, la culture gréco-latine, qui les caractérise et est la base de leur formation, comme un fatras mortifère étranger à l'esprit aryano-français. Dans la « logique » du déversement de sa haine, philhellénisme et philosémitisme en finissent par ne former plus qu'un.

    Les versions latines, le culte des Grecs, les balivernes prétentieuses et tendancieuses enjuivées (Bagatelles, p. 170 ; cf. Bagatelles, p. 166 et 174).

    Il accuse ainsi de trahison les humanistes de la Renaissance qui ont remis à l'honneur les auteurs grecs et romains pour les instituer comme le fondement de la culture française. Dans Les beaux draps, il propose même de bannir ces œuvres des programmes scolaires pour renouer avec le fonds mythologique indigène hérité des Gaulois. Il ne faut, toutefois, pas déduire de ces déclarations, qui sont liées aux besoins d'un contexte polémique précis, que Céline n'avait que des connaissances réduites de la mythologie gréco-romaine et que celle-ci ne nourrissait pas en profondeur son travail d'écriture. Il suffit, pour s'en convaincre, de considérer le soin apporté au traitement de la figure de Caron dans la trilogie, traitement qui témoigne d'une recherche minutieuse sur les sources textuelles et iconographiques se rapportant à ce personnage. Par contre, ces prises de position peuvent expliquer pourquoi les figures issues de mythes antiques ne sont généralement pas citées de manière explicite dans ses romans ou sont traitées avec une distance critique et ironique, comme s'il s'agissait soit de masquer la reprise, soit de se démarquer du modèle dans un jeu re-créatif  et récréatif.

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2. Les références explicites à Ulysse dans l'œuvre de Céline :
Foudres et Flèches et Féerie pour une autre fois

    Si aucune référence à Ulysse ne figure dans Voyage au bout de la nuit, il faut remarquer que l'Iliade, l'Odyssée, ainsi que leur auteur supposé apparaissent dans plusieurs autres textes de Céline. Il est donc intéressant d'étudier ces occurrences pour mettre en évidence la permanence de cet imaginaire mythique dans son œuvre, ainsi que la manière dont il le retravaille. 

    Dans Foudres et Flèches, ballet rédigé à la fin du second conflit mondial, Céline met en scène Achille et Ulysse dans le contexte d'une guerre contre les Cyclopes où ils sont soutenus par les dieux de l'Olympe et voient leurs projets contrecarrés par les femmes et les sirènes. Le mythe, qui est travaillé en émergence, intervient dans ce texte  pour soutenir un plaidoyer pacifiste et antihéroïque, qui est présent au cœur de l'œuvre dès les premières pages de Voyage au bout de la nuit. Dans ce contexte, la figure d'Ulysse apparaît sous un jour particulièrement négatif, ce qui rejoint la conclusion de D. Kohler, pour qui Ulysse est le héros qui fait l'objet des jugements les plus contrastés. Si beaucoup d'auteurs du XXe s., à commencer par Giraudoux, le considèrent comme un homme qui ne souhaite pas la guerre, Céline le voit, au contraire, comme l'apôtre de la forme la plus sournoise du bellicisme. Il reprend, dans ce cadre, l'opposition homérique entre les caractères d'Ulysse et d'Achille pour montrer leur complémentarité. Achille illustre, en effet, la force brutale, tandis qu'Ulysse représente l'intelligence et la ruse. Or, ils mettent leurs qualités respectives au service de la barbarie, si bien que leur alliance rend possible le déchaînement d'une violence paroxystique. 

    Après une série de revers face à l'armée des Cyclopes, les chefs des Grecs comprennent le besoin de disposer d'une arme nouvelle. L'ingénieux Ulysse échafaude alors le projet de voler les foudres de Jupiter, projet que réalise le plus audacieux d'entre eux, Achille. Dans Foudres et flèches, Céline projette, ainsi, dans l'univers homérique, un thème qui lui est inspiré par son expérience des deux guerres mondiales. Celles-ci se caractérisent selon lui, par un dévoiement de la science et du progrès technique qui, détournés de leur objectif humaniste, sont mis au service de la pulsion de mort à laquelle ils offrent des moyens toujours plus terrifiants pour s'exprimer. 

    Les généraux, Achille, Ajax et Ulysse, se concertent au pied des remparts du Palais [...] Ulysse, plus malin que les autres, résume les événements... il conseille... il conclut... Que nous faudrait-il pour venger notre défaite ? Abattre les monstres Cyclopes ? une arme imprévue ! foudroyante ! une surprise technique ! la foudre ! la foudre (Foudres et flèches, p. 144).

     Dans ce texte écrit en 1945, l'éclat de la foudre de Jupiter, qui tombe du ciel, évoque par analogie les éclairs des bombardements massifs de l'aviation, ainsi que le spectre de l'anéantissement définitif que l'arme atomique fait peser sur le genre humain. Ces thèmes seront développés dans les chroniques, dont Céline avait commencé l'écriture à cette époque. Les attaques aériennes donnent, en effet, leur cadre apocalyptique à Féerie II, ainsi qu'à Rigodon, tandis que les réflexions du narrateur de ces romans sont hantées par la perspective de la foudre atomique [6]. Le vol réalisé par Ulysse et Achille dans les temps légendaires annonce donc l'acte de ces hommes qui ont donné aux armées la possibilité de détruire la planète entière. Par le détour de l'intemporalité du mythe, Céline, qui est enfermé au Danemark après avoir traversé l'Allemagne en feu, parle, dans Foudres et flèches, de l'actualité la plus brûlante. Une petite note, qui coupe le texte et dans laquelle l'auteur annonce son arrestation, trace, d'ailleurs, un pont entre l'affrontement mythique que décrit le ballet et la guerre réelle qui se finit dans le présent. Le conflit des Achéens et des Cyclopes se présente ainsi comme l'archétype des batailles modernes et offre l'épure de la culture de guerre que Céline ne cesse de dénoncer. Il réduit, dans ce contexte, les modèles de bravoure et d'intelligence guerrière, qui suscitent l'admiration, à une masse de fous sanguinaires, ce qui prolonge l'attaque contre le culte de l'héroïsme qu'il avait développée dans Voyage au bout de la nuit

    Les figures d'Ulysse et  d'Achille  apparaissent donc associées, dans l'œuvre de Céline, au contexte guerrier. Elles lui servent à dénoncer ceux qui complotent pour attiser l'esprit belliqueux des foules, toujours enthousiastes à se jeter dans les charniers. Ainsi, le ballet se finit-il sur le spectacle de Mars et des généraux grecs qui entament une furieuse pyrrhique pour exciter l'esprit de vengeance du peuple et réclamer une nouvelle guerre, encore plus meurtrière. De même, l'obsession du complot qui sous-tend les pamphlets se nourrit du souvenir des affrontements homériques. Elle s'exprime, en effet, par la référence au stratagème machiné par Ulysse pour prendre la cité de Priam puisque le pamphlétaire antisémite y décrit la France comme une citadelle assiégée que les juifs ont infiltrée grâce à leurs chevaux de Troie : la religion judéo-chrétienne et les médias. 

   Le traitement de la figure d'Ulysse se révèle plus complexe dans le roman dont Foudres et Flèches devait initialement faire partie : Féerie pour une autre fois. Céline avait, en effet, envisagé de faire de ce ballet la conclusion de son livre. La fable mythologique serait ainsi venue éclairer de manière polémique le témoignage et les réflexions du narrateur sur la deuxième guerre mondiale. Elle aurait, en outre, eu pour fonction d'appuyer le plaidoyer du condamné. Il répète, sans cesse, que ses ennemis le poursuivent uniquement parce qu'il a voulu éviter la guerre. Une analogie évidente se tisse ainsi entre lui et les femmes pacifistes  qui s'exposent, dans Foudres et flèches, à la fureur des soldats, au point qu'Erythre, qui mène leur révolte, n'échappe que de peu à la peine de mort. Cependant, au fur et à mesure que l'écriture de Féerie avançait, Céline écarta l'idée d'y intégrer le ballet. Or, l'abandon de cette structure, caractéristique du développement des idées dans Bagatelles pour un massacre, alla de pair avec la transformation de l'intention purement pamphlétaire qui sous-tendait  le texte à l'origine. D'un petit mémoire [7] dans lequel le témoignage aurait eu une double fonction d'argumentaire de défense et d'arme d'accusation, il évolua progressivement vers le genre du roman. Dans ce contexte, les références à Ulysse et à Homère qui subsistent dans la version définitive de Féerie ont pour fonction de caractériser la position d'énonciation du narrateur et d'annoncer le développement de son récit.

    Céline compare ainsi la destruction de ses manuscrits à celle d'autres monuments de la civilisation parmi lesquels l'Iliade (p. 34). Cependant, quelques pages plus loin, il s'oppose à Homère qu'il cite parmi les auteurs qui ont décrit les Enfers sans les connaître (p. 81). Or, cette allusion renvoie directement à la Nekuia de l'Odyssée. Elle a pour but de faire comprendre au lecteur la chute du narrateur qui est réellement descendu aux Enfers et s'adresse à lui depuis l'outre-là. Par cette stratégie d'énonciation,  l'être déchu cherche ainsi à se placer dans une position d'autorité par rapport à ses interlocuteurs qu'il imagine hostiles, mais avec qui il doit renouer le contact. Il prend, alors, la pose de l'initié qui a vu ce que tous ignorent, mais a surtout inventé une langue apte à dire l'indicible de cette expérience des confins de la vie et du réel. Il dépasse ainsi l'aède qui a juste pu l'imaginer et l'a enjolivée au moyen d'une forme classique. Toutefois, malgré la différence qu'il affirme entre son témoignage vécu et les œuvres de Virgile, de Dante et d'Homère, les Enfers qu'ils ont décrits sont le premier repère auquel il se raccroche pour décrire l'univers carcéral à son lecteur qui en ignore tout. Pour donner une portée mythique à l'événement biographique qu'il transpose, il tisse, en outre, une véritable nébuleuse de références [8], empruntées à la mythologie grecque, à la Bible et à l'Histoire qui se croisent dans le texte de façon souvent surprenante. Il présente ainsi la prison, dans laquelle il est enfermé, comme le royaume de la Mort où se mêlent, sous l'œil de Caron et des furies,  les spectres et les vivants en sursis, ce qu'indique le premier titre qu'il avait envisagé pour ce roman : La bataille du Styx. Dans ce contexte, lorsqu'il se compare à Ulysse, celui-ci n'apparaît plus sous le jour négatif du guerrier fourbe, mais sous celui du voyageur infortuné. Tous deux sont, en effet, des exilés qui sont arrivés au bout du monde et de la vie, après un voyage semé d'embûches qu'ils ont surmontées grâce à leur ingéniosité. L'allusion à Ulysse, qui apparaît dans les premières pages de Féerie, a, ainsi, pour but d'annoncer le programme narratif qui sera développé dans la suite du roman.

    Vous verrez au cours des chapitres... Si j'ai déjoué des stratagèmes ! Si j'ai voyagé largement ! On a voyagé ! Lili et l'Ulysse... sans incident un peu piquant je pourrais toujours vous tendre mon urne... pas drôle vous me liriez jamais (Féerie, p. 15).

    La mention du nom du héros suffit, en effet, à évoquer par irradiation, dans l'esprit du lecteur, l'ensemble de son parcours et, en particulier, sa douleur d'être séparé des siens et de son palais. Or, Féerie et la trilogie sont le récit de la piteuse odyssée de Céline, qui s'éloigne de plus en plus de l'espace familier de Montmartre pour s'avancer dans des contrées inhospitalières jusqu'à l'étape ultime, la prison. Il faut d'ailleurs remarquer que, dans l'épisode du tribunal du Premier Spectre, les flics sont qualifiés de Cyclopes, ce qui prolonge le parallèle entre son périple et celui du personnage homérique. En outre, tout au long du récit de sa réclusion, le banni regrette son Paris, dont il est éloigné, et ressasse la perte de son appartement. Cependant, à la différence d'Ulysse, il ne veut pas revenir dans ce lieu qu'il a dû quitter. Il sait, en effet, que tout retour dans sa patrie serait synonyme de condamnation à mort et se bat contre ceux qui cherchent à l'extrader. D'ailleurs, il n'ignore pas qu'il ne retrouvera jamais ce qu'il a laissé à Paris puisque son appartement et toutes les traces de son passé ont été usurpés par ses ennemis. Cette situation est développée dans la trilogie où le narrateur, qui entre-temps a pu se réinstaller en France, doit constater qu'il a tout perdu. Alors qu'il rêvait, depuis le fond de sa cellule, d'un retour triomphal à Paris qui serait en somme digne de celui d'Ulysse, il ne peut que jeter, dans D'un château l'autre, de vains anathèmes contre ceux qui l'ont spolié de sa place dans la société et de la position dominante qu'il occupait dans la topographie parisienne.

   Dans Féerie, cette référence mythologique prestigieuse, qui associe le collaborateur en fuite à un héros antique valorisé dans l'univers culturel du lecteur, apparaît donc comme une provocation supplémentaire dans la relation tendue que le narrateur noue avec le narrataire. De plus, elle est un ressort comique qui lui permet de se distancier des expériences traumatisantes qu'il relate.  Il faut, en effet, remarquer que ce n'est pas lui qu'il désigne comme l'Ulysse, dans l'extrait mentionné ci-dessus, mais son chat, Bébert, à qui il attribue, dans un déplacement ironique, la nostalgie de Montmartre. Les épreuves et les dangers du voyage ne sont alors plus présentés comme des drames qui détruisent la personnalité du narrateur en rompant les attaches qui le relient à son passé. Ils apparaissent, au contraire, comme une aubaine. Ils lui fournissent, en effet, une matière pleine de rebondissements qu'il peut cultiver à sa guise pour captiver son lecteur et réussir à vendre son livre, ce qui lui permettra de sortir de sa position de banni. 

    Ces exemples, où le mythe d'Ulysse est explicitement cité, montrent que les questions qu'il soulève intéressaient Céline qui y trouvait une source apte à nourrir son travail d'écriture. Ils cautionnent donc l'hypothèse de son utilisation en immergence dans Voyage au bout de la nuit. Pour l'approfondir, il convient de repérer le syntagme du périple d'Ulysse dans le récit de celui de Bardamu.

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3. L'utilisation en immergence de la figure d'Ulysse dans Voyage au bout de la nuit

A. Le but du voyage : l'intention centripète d'Ulysse et celle centrifuge de Bardamu

     Le titre du roman de Céline, Voyage au bout de la nuit, fait d'emblée ressortir les points communs et les différences entre Bardamu et Ulysse. Dans les deux cas, le récit est, en effet, celui d'un voyage, mais l'objectif que poursuit le personnage qui l'entreprend est radicalement différent. Si Ulysse veut revenir auprès de Pénélope, le périple de Bardamu n'a d'autre terme qu'un hypothétique bout de la nuit, sans espoir, ni, d'ailleurs, volonté de retour. À la force centripète qui anime le héros homérique s'oppose celle, centrifuge, qui dicte les pas du personnage célinien. 

    Quand on est lancé de la sorte dans les voyages, on revient quand on peut et comme on peut (Voyage au bout de la nuit, p. 81) ;

    Non, Ferdinand, vous ne reviendrez plus [...] Elle n'était pas dupe (Voyage au bout de la nuit, p. 235).

    Les parcours d'Ulysse et de Bardamu reposent, ainsi, en dessous d'évidentes similitudes, sur des motivations et des logiques inverses. La situation initiale dans laquelle ils sont plongés présente des analogies. Tous les deux participent, en effet, à une guerre dont la fin marque le début de leurs errances. Ils sont, ainsi, amenés, au fil de leurs pérégrinations, à parcourir l'ensemble du monde connu, et même à en franchir les limites puisque leurs voyages les conduisent aux confins du royaume des morts. Toutefois, si Ulysse découvre des contrées inconnues, c'est contre son gré. Il désire, en effet, avant tout retrouver sa femme, sa patrie et son foyer. La navigation périlleuse dans l'infinie ouverture des océans s'oppose donc à son désir de fidélité à l'espace intime et familier. 

   - Muse, dis-moi le héros aux mille expédients, qui tant erra, quand sa ruse eut fait mettre à son sac l'acropole sacrée de Troade, qui visita les villes et connut les mœurs de tant d'hommes ! [...] En ce temps-là, tous ceux qui avaient échappé au brusque trépas étaient en leur logis sauvés de la bataille et de la mer. Seul, Ulysse désirait encore son retour et sa femme (Odyssée, chant I, p. 17) ;

    - Yet Homer's hero, unlike Dante's or Tennyson's Ulysses, does not simply travel in search of new experiences. His journey is a return. Thus we are anchored in the world of his human past, Ithaca and the Greek mainland, in the first four books before we are allowed to follow Odysseus over distant seas. We are first shown the past which is to be regained and the weakened order which his to be restored [...] This unity is, in a sense, the meaning of the poem : it's movement between exploration and return between the exotic and the familiar, between the open possibilities of the free traveler [...] and the accepted contraints and rewards of the land-dwelled who is bound to a mortal woman [9].

        Or, Bardamu tourne volontairement le dos aux valeurs domestiques [10] que représente le lit taillé dans un olivier enraciné dans la cour du palais d'Ithaque. S'il traverse les mers et les continents, ce n'est, en effet, pas pour retrouver des gens ou un lieu qu'il a connus et dont il est tenu éloigné. Il ne sait, au contraire, pas où il va, ni ce qu'il cherche précisément ; de plus, il n'ignore pas que son voyage risque de ne mener à rien. Le sens de sa quête se construit, en effet, progressivement au fil de ses pérégrinations. Elle se révèle comme une tension continue, une interrogation sans fin. L'accent est ainsi mis d'emblée, moins sur son terme, qui reste incertain et n'existe peut-être pas, que sur le trajet qu'elle implique.

  - Où que c'était que nous allions [...] vers cette fin qu'il nous faudrait atteindre ensemble ou jamais [...] On arriverait au bout ensemble et alors on saurait ce qu'on était venu chercher dans l'aventure. La vie c'est ça un bout de lumière qui finit dans la nuit. Et puis peut-être qu'on ne saurait jamais, qu'on trouverait rien (Voyage au bout de la nuit, p. 340) ;

    - Notre vie est un voyage / Dans l'hiver et dans la Nuit / Nous cherchons notre passage / Dans le ciel où rien ne luit (Voyage au bout de la nuit, épigraphe).

    Sa recherche chaotique se détache, en effet, sur une profonde crise du sens qui puise son origine dans le traumatisme de la guerre et jette le sujet, privé de toute certitude, sur la route de l'angoisse. L'interrogation métaphysique qui le tenaille le pousse à explorer tous les aspects du réel, à en arpenter les bas-fonds dans l'espoir de découvrir soit l'amorce d'une explication au tragique de la condition humaine, soit la preuve de son absurdité. La nuit que désigne le titre et dans laquelle Bardamu s'enfonce toujours plus loin est ainsi la métaphore du néant spirituel dans lequel l'homme est plongé. Le désir de comprendre le pourquoi qu'on est là (Voyage au bout de la nuit, p. 199), qui l'anime, l'incite, dès lors, à ne pas se satisfaire des réponses toutes faites que lui propose la société. Il s'attache, au contraire, à les mettre à l'épreuve et cherche à se débarrasser des illusions confortables dont se bercent les hommes pour se rassurer sur leur sort. Par ce biais, il espère atteindre une parcelle de cette vérité -fût-elle insoutenable- que les habitudes de la vie quotidienne tendent à cacher en étouffant les questions fondamentales sous un ordre immuable ou en les éludant dans le divertissement.

   - C'est triste des gens qui se couchent, on voit bien qu'ils se foutent que les choses aillent comme elles veulent, on voit bien qu'ils ne cherchent pas à comprendre eux, le pourquoi qu'on est là. Ça leur est bien égal. Ils dorment n'importe comment [...] ils ont toujours la conscience tranquille (Voyage au bout de la nuit, p. 199) ;

   - À force d'être poussé comme ça dans la nuit, on doit finir tout de même par aboutir quelque part, que je me disais. C'est la consolation. Courage, Ferdinand, que je me répétais à moi-même, pour me soutenir, à force d'être foutu à la porte de partout, tu finiras sûrement par le trouver le truc qui leur fait si peur à eux tous, à tous ces salauds-là autant qu'ils sont et qui doit être au bout de la nuit. C'est pour ça qu'ils n'y vont pas eux au bout de la nuit (Voyage au bout de la nuit, p. 220) ; 

    - Rien que ça leur faisait. Ils poussaient la vie et la nuit et le jour devant eux les hommes. Elle leur cache tout la vie aux hommes. Dans le bruit d'eux-mêmes ils n'entendent rien. Ils s'en foutent (Voyage au bout de la nuit, p. 209).

    Si les voyages de Bardamu et d'Ulysse sont liés à l'acquisition d'un savoir, celui-ci a donc un statut très différent. Dans l'Odyssée, la connaissance n'apparaît, en effet, pas comme une fin en soi. Elle est, au contraire, le moyen qui permet au héros de mener son voyage à son terme. Pour surmonter les épreuves auxquelles le soumettent les dieux, Ulysse doit, en effet, se servir de son intelligence et tirer les leçons de ses échecs. Ses aventures ont, ainsi, un caractère initiatique [11] puisqu'elles forcent le héros à développer, au fil de ses pérégrinations, la clairvoyance, l'endurance et la sagesse de ceux qui ont visité les villes et connu les mœurs de tant d'hommes (chant I). Ces qualités, qui s'ajoutent à son sens inné de la ruse, lui permettent de revenir à Ithaque, de vaincre les prétendants et de se faire reconnaître par les siens. La volonté d'acquérir un savoir est, par contre, le but ultime du voyage de Bardamu. Pour lui, la seule possibilité de découvrir ce qu'il ignore est, en effet, de sortir des cadres dans lesquels s'inscrit son expérience quotidienne et de dépasser les bornes qui règlent la vie commune. L'errance est ainsi conçue, dans Voyage au bout de la nuit, comme un procédé cognitif. En déstabilisant l'être et en le privant de ses ancrages, elle lui permet de poser ce regard neuf que seul l'étranger porte sur les choses. Le voyageur n'a donc d'autre choix que de progresser à tâtons au cœur des ténèbres en refusant toutes les déterminations qui lui imposeraient de se fixer [12]. Pour mettre en évidence le principe et la dynamique de ce questionnement, Céline opte, dans Voyage au bout de la nuit pour une construction en épisode fondée sur le chronotope de la route. La route est, en effet, un lieu d'intersection entre des structures spatio-temporelles différentes. Là se rencontrent des êtres et des choses qui sont d'ordinaire séparés et auxquels Bardamu se confronte dans l'espoir de progresser dans sa quête. 

   - Vous [Bardamu] en êtes encore malade de votre désir de savoir toujours davantage... voilà tout... Enfin, ça doit être votre chemin à vous... Par là, tout seul... c'est le voyageur solitaire qui va le plus loin... (Voyage au bout de la nuit, p. 235) ;

    - Voyager n'est-ce pas ? c'est s'instruire !... (D'un château l'autre, p. 104) ;  

    - J'en avais trop vu moi des choses pas claires pour être content. J'en savais trop et j'en savais pas assez. Faut sortir, que je me dis, sortir encore (Voyage au bout de la nuit, p. 199) ;

    - C'est cela l'exil, l'étranger, cette inexorable observation de l'existence telle qu'elle est vraiment pendant ces quelques heures lucides, exceptionnelles dans la trame du temps humain, où les habitudes du pays précédent vous abandonnent sans que les autres, les nouvelles, vous aient encore suffisamment abruti (Voyage au bout de la nuit, p. 214) ;

    - On ne sait jamais jusqu'où on sera forcé d'aller avec la franchise... ce que les hommes vous cachent encore... ce qu'ils vous montreront encore... si on vit assez longtemps... si on avance assez loin dans leurs balivernes (Voyage au bout de la nuit, p. 274) ;

    - Un autre pays, d'autres gens autour de soi, agités de façon un peu bizarre, quelques petites vanités en moins, dissipées, quelque orgueil qui ne trouve plus sa raison, son mensonge, son écho familier et il n'en faut pas davantage, la tête vous tourne, et le doute vous attire, et l'infini s'ouvre rien que pour vous (Voyage au bout de la nuit, p. 274) ;

    - Voyager, c'est bien utile, ça fait travailler l'imagination. Tout le reste n'est que déceptions et fatigues. Notre voyage à nous [...] va de la vie à la mort (Voyage au bout de la nuit, épigraphe).

    Ceci explique que les attitudes d'Ulysse et de Bardamu par rapport aux péripéties qui jalonnent leur voyage soient très différentes. Si Ulysse peut se plaindre du sort qui s'acharne sur lui et diffère sans cesse son retour, Bardamu ne peut s'en prendre qu'à lui-même puisqu'il a choisi cette direction d'inquiétude (Voyage au bout de la nuit, p. 229). Une curiosité morbide le pousse, en effet, à refuser les rares échappatoires [13] qui s'offrent à lui et à continuer sa course à la poursuite de cet hypothétique autre côté de la vie (Voyage au bout de la nuit, p. 236) d'où il pourrait, enfin, voir ce qu'elle cache dans ses profondeurs. Même lorsqu'il est proche de renoncer, une force irrépressible l'attire vers le néant, c'est-à-dire vers le foyer de ses peurs. Il comprend ainsi que ce qu'il recherche avec obstination n'est autre que le plus grand chagrin possible (Voyage au bout de la nuit, p. 236). Il n'y a donc rien d'héroïque dans son parcours qui tient du constat horrifié et désabusé.

    Somme toute, j'étais intrigué et empoisonné en même temps. Venu jusque-là, le courage me manquait encore une fois de plus pour aller vraiment au fond des choses. Maintenant qu'il s'agissait d'ouvrir les yeux dans la nuit j'aimais presque autant les garder fermés. Mais Robinson semblait tenir à ce que je les ouvrisse, à ce que je me rende compte (Voyage au bout de la nuit, p. 314).

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B. Molly et Calypso : l'offre d'une autre vie

    Malgré les similitudes de leurs parcours, Ulysse semble être un modèle dont Bardamu cherche à se démarquer. Cette logique d'inversion par rapport au canevas proposé par le mythe est particulièrement explicite dans la réécriture du séjour chez Calypso à la fin du voyage en Amérique, lorsque Bardamu est hébergé par Molly. Le nom de ce personnage est, d'ailleurs, de nature à mettre le lecteur sur la voie de l'hypertextualité homérique. Il évoque, en effet, le moly, c'est-à-dire la bonne herbe qu'Hermès donne à Ulysse pour le protéger des sortilèges de Circé et lui permettre de reprendre son voyage. Or, Molly se révèle être l'adjuvant qui libère Bardamu et le remet sur la bonne route pour qu'il puisse poursuivre sa quête. En outre, l'homonymie entre ce personnage et Molly Bloom [14], l'anti-Pénélope de Joyce, ne peut qu'attirer l'attention du lecteur et pose la question du rapport que la prostituée célinienne entretient avec les thèmes de la fidélité et de l'attente.

    Comme tous les personnages, Calypso peut être définie par rapport à son être et à son faire, sur le modèle proposé par Ph. Hamon [15]. Au point de vue de sa nature, il s'agit d'une nymphe, fille d'Atlas et de Thétys, c'est-à-dire d'un être immortel. Son rôle actanciel est structuré en quatre phases dont la succession forme le syntagme minimal du mythe [16] :

        - 1. une femme recueille un naufragé et le sauve ;

        - 2. elle lui offre l'immortalité pour qu'il reste près d'elle ;

        - 3. l'homme refuse ce don et manifeste le désir de partir ;  

       - 4. la femme le retient avant d'accepter de le laisser partir suite à l'intervention des dieux. Elle en vient même à l'aider à préparer son voyage.

    L'analogie entre Molly et Calypso ressort ainsi pleinement. Tout d'abord, au point de vue de sa nature, Molly se distingue du reste de l'humanité. Comme la nymphe, qui est caractérisée par son chant, elle est, en effet, associée à la danse et à la musique. Or, dans l'imaginaire célinien, la danseuse apparaît comme un être supérieur et mystérieux qui s'apparente aux fées [17] et aux anges. C'est à ces derniers que Bardamu compare, d'ailleurs, le plus souvent Molly pour définir sa pureté et son caractère unique.

    - J'ai cherché Molly parmi eux [les fantômes des morts]. C'était le moment, ma gentille, ma seule amie, mais elle était pas venue avec eux... Elle devait avoir un petit ciel rien que pour elle, près du Bon Dieu, tellement qu'elle avait toujours été gentille Molly (Voyage au bout de la nuit, p. 367) ;

    - Mais Molly était dotée d'une patience angélique [...] un cœur infini vraiment avec du vrai sublime dedans (Voyage au bout de la nuit, p. 230).

    La rencontre de ce personnage providentiel est déterminante dans le parcours du voyageur. Or, cette étape, qui fait la transition entre les deux parties du roman, est structurée par la reprise des mythèmes constitutifs du récit de l'Odyssée. Comme Calypso, Molly va, en effet, recueillir un étranger et le sauver. Lorsqu'elle prend Bardamu sous sa protection, il est un naufragé au même titre qu'Ulysse quand celui-ci est rejeté par la mer sur la plage d'Ogygie. Il est, en effet, arrivé à New York en galère, vaisseau dont le surgissement anachronique, au milieu d'un récit jusque-là réaliste, révèle, par son caractère métaphorique [18], le sens métaphysique de l'épisode en le plaçant sur un arrière-plan mythique. Attiré par les sirènes du Nouveau Monde, et, en particulier, par le récit que lui en a fait Lola, Bardamu est alors pris au piège des villes américaines dont le spectacle dangereux le fascine. Lorsqu'il échoue au bordel, il n'est plus qu'un déchet auquel le travail en usine a ôté toute apparence humaine pour le transformer en une sorte de machine. Cependant, Molly, telle Calypso, va le secourir, le soigner et refaire un homme du naufragé.

    Elle le sauve, tout d'abord, du monde aliénant et destructeur de l'usine en lui offrant une sécurité matérielle. De plus, par sa capacité au décentrement, elle va l'aider à reconstruire son identité et lui rendre peu à peu une dignité. Elle s'attache, ainsi, à transformer la perception que les autres ont de lui. Toutefois, elle ne se contente pas de changer son être social [19], elle cherche plus profondément à lui refai[re] une âme (p. 227). Elle est, en effet, la première personne à s'intéresser à lui, non en fonction de ce qu'elle voudrait qu'il soit, mais en étant attentive à ce qu'il est et en respectant ce qu'elle ne comprend pas en lui. Elle parvient, ainsi, à lui donner une image plus valorisante de lui-même. De plus, elle l'encourage à s'instruire et à reprendre des études parce que les études ça vous fait l'orgueil d'un homme (Voyage au bout de la nuit, p. 240). Elle l'incite également à s'évader dans la rêverie et à chercher un emploi dans les livres, ce qui est capital dans son destin puisqu'il découvre, en la fréquentant, le plaisir de l'écriture et, par là, sa vocation de narrateur. Molly est donc, comme le moly, cet antidote (Voyage au bout de la nuit, p. 227) que cherchait Bardamu en venant au bordel. Elle suspend, en effet, l'angoisse paroxystique qui le ronge et le délivre du mirage trompeur du Nouveau Monde, qui anéantit l'individu fasciné par ce qu'il semble lui promettre. À la froideur et à l'impersonnalité d'une société américaine caractérisée par la réduction de l'être à sa valeur d'utilité s'oppose l'autre forme d'humanité à laquelle Molly ouvre Bardamu. Auprès d'elle, il découvre, d'ailleurs, un sentiment qui lui était jusque-là inconnu, la confiance. 

    Molly ne se contente donc pas de sauver le naufragé, elle lui propose une nouvelle axiologie sur laquelle bâtir son destin. Le cœur de l'histoire d'Ulysse et de Calypso est, en effet, la promesse que la nymphe fait à celui qu'elle a recueilli de lui offrir l'immortalité, c'est-à-dire un idéal d'existence opposé à celui qu'il recherche. Dans le cadre de la logique d'inversion qui préside à la réécriture du mythe dans Voyage au bout de la nuit, Molly propose, ainsi, à Bardamu, non la vie éternelle, mais une vie sereine délivrée de tout souci, où il ne connaîtra plus l'angoisse du lendemain. En somme, un bonheur calme et partagé, une existence, certes a priori semblable à celle de tout le monde, mais heureuse.

    - « Elle passe aussi bien ici qu'en Europe la vie, vous savez, Ferdinand ! On sera pas malheureux ensemble ». Et elle avait raison dans un sens. « On placera nos économies... On s'achètera une maison de commerce... On sera comme tout le monde... » (Voyage au bout de la nuit, p. 229) ;

    - Réfléchissez-y bien ! il faudra que vous trouviez à manger de retour là-bas, Ferdinand... Et ailleurs vous ne pouvez plus vous promener comme ici à rêvasser pendant des nuits et des nuits... comme vous aimez tant le faire... pendant que je travaille... vous y avez pensé Ferdinand (Voyage au bout de la nuit, p. 223) ;

    - Elle voulait que je sois heureux. Pour la première fois un être humain s'intéressait à moi du dedans si j'ose dire (Voyage au bout de la nuit, p. 229).

    Le moindre des paradoxes n'est pas que cette prostituée rêve de fonder un couple et de mener l'existence que les bourgeois fuient dans les relations extraconjugales. La vie qu'elle propose à Bardamu est, ainsi, animée par une volonté de repli sur les valeurs domestiques, qui sont envisagées comme l'unique rempart contre les incertitudes de l'existence [20] et le seul moyen d'atteindre une fragile quiétude. Or, cet idéal et sa réalisation sont liés au rapport du personnage à la danse. La danseuse représente, en effet, dans l'imaginaire célinien, l'espoir d'une suspension de l'abjection et de la pesanteur parce qu'elle contient en elle assez de musique pour faire danser la vie (Voyage au bout de la nuit, p. 200). Or, au bordel, Molly tente d'apprendre à Bardamu à danser, c'est-à-dire à se mouvoir dans les aléas de l'existence, à les accepter et à essayer sinon de s'en protéger, du moins de les adoucir. Lors de son départ, elle lui offre, d'ailleurs, un disque de jazz, cette musique par laquelle les Américains essaient de s'accommoder de l'absence de sens de la vie et d'oublier l'oppression à laquelle ils sont soumis. En somme, le mouvement rythmé, souple et harmonieux de la danse se révèle le seul antidote capable de rendre supportables, au moins pendant un temps, la course effrénée et la répétition lassante du quotidien. Il s'oppose, en particulier, aux gestes du travail à la chaîne et aux chaos des machines dont les vibrations emplissent les corps des travailleurs et les dissolvent peu à peu.

    Il joue des airs d'Amérique [...] c'est les mêmes qu'on jouait à Detroit chez Molly [...] [cette] musique, où ils [les Américains] essayent de quitter eux aussi leur lourde accoutumance et la peine écrasante de tous les jours la même chose et avec laquelle ils se dandinent [21] avec la vie qui n'a pas de sens, un peu, pendant que ça joue (Voyage au bout de la nuit, p. 296-297).

    Or, ce disque, qui apparaît comme un ultime antidote, a un titre pour le moins significatif : No More Worries, signe de la promesse d'une existence sans heurts que Molly avait faite à Bardamu. Toutefois, perdu dans la triste réalité de Rancy, il sera pour finir obligé de le revendre et de plonger de plus en plus loin dans le malheur. 

    Un chiasme se dessine donc entre l'Odyssée et Voyage au bout de la nuit. Molly propose, en effet, à Bardamu la vie que désire Ulysse, alors que Bardamu rêve de sortir du temps (Voyage au bout de la nuit, p. 454) ou de s'arrêter pile sur la route du temps (Voyage au bout de la nuit, p. 284), c'est-à-dire d'échapper à la mort, ce qui correspond à l'offre faite par Calypso au héros homérique. Dans les deux cas, la femme ne peut ni satisfaire le désir du voyageur, ni espérer le retenir sans en faire un prisonnier. L'escale idyllique apparaît donc comme un piège qui risquerait d'arrêter la quête du personnage. La force centripète qui anime Ulysse le pousse ainsi à préférer la vie auprès d'une femme qu'il sait mortelle à celle qu'il pourrait mener grâce à la déesse. De même, Bardamu ne peut se contenter de l'existence commune que lui promet Molly, ni se satisfaire d'un idéal qu'il juge trop modeste. 

    - J'avais même honte de tant de mal qu'elle se donnait pour me conserver. Je l'aimais bien sûrement, mais j'aimais encore mieux mon vice, cette envie de m'enfuir de partout, à la recherche de je ne sais quoi (Voyage au bout de la nuit, p. 229) ;

    - Toujours je pensais un peu à autre chose en même temps, à ne pas perdre du temps et de la tendresse, comme si je voulais tout garder pour je ne sais quoi de magnifique, de sublime, pour plus tard, mais pas pour Molly, et pas pour ça. Comme si la vie allait emporter, me cacher ce que je voulais savoir d'elle, de la vie au fond du noir, pendant que je perdrais de la ferveur à l'embrasser Molly, et qu'alors j'en aurais plus assez et que j'aurais tout perdu au bout du compte par manque de force, que la vie m'aurait trompé comme tous les autres, la vie, la vraie maîtresse des véritables hommes (Voyage au bout de la nuit, p. 232) ;

    - Il me semblait que je commençais alors à tricher avec mon fameux destin, avec ma raison d'être comme je l'appelais (Voyage au bout de la nuit, p. 230).

    En outre, il a perdu, suite à la guerre et à ses errances, toute capacité à être heureux. Il ne peut plus jouir simplement de ce qu'il a, comme le désirerait Molly, mais reste tracassé d'infini. Il est donc voué à continuer son chemin incertain dont il comprend déjà qu'il ne peut être fait que d'échecs. 

    - Ah si je l'avais rencontrée plus tôt, Molly, quand il était encore temps de prendre une route au lieu d'une autre ! Avant de perdre mon enthousiasme sur cette garce de Musyne et cette petite fiente de Lola ! Mais il était trop tard pour me refaire une jeunesse. J'y croyais plus ! On devient rapidement vieux de façon irrémédiable encore. On s'en aperçoit à la manière qu'on a prise d'aimer son malheur malgré soi (Voyage au bout de la nuit, p. 229).

    Comme Calypso, Molly va, d'abord, essayer de dissuader Bardamu de partir. Elle le met, ainsi, en garde contre les dangers du voyage et redouble de tendresse envers lui. Cependant, lorsqu'elle comprend qu'elle ne pourra pas le retenir sans le rendre malheureux, elle accepte qu'il s'en aille. Elle essaie même de comprendre le but qu'il poursuit et de l'aider dans sa quête. Elle l'accompagne, ainsi, sur le quai de la gare et lui prodigue des conseils pour qu'il puisse mener à bien son voyage. En somme, telle Calypso, et même plus que Calypso, elle consent à être abandonnée par l'homme qu'elle a sauvé et l'aide à préparer son départ. L'histoire de Molly et de Bardamu s'oppose, ainsi, à celle de Robinson et de Madelon, dont elle inverse le schéma. Comme Molly et Calypso, Madelon recueille, en effet, un étranger qu'elle soigne avant d'être quittée par lui. Cependant, elle ne supporte pas ce qu'elle ressent comme une trahison et préfère assassiner Robinson plutôt que de le laisser s'échapper. À l'amour de Molly, qui rend libre parce qu'il est fondé sur un don de soi qui peut aller jusqu'au sublime, s'oppose l'amour égoïste de Madelon qui vise à posséder l'autre et peut mener à le supprimer s'il ne s'avère pas conforme à l'image que s'en était faite le sujet. Cette construction en miroir fait, ainsi, sortir le caractère héroïque de Molly qui est le seul personnage positif du roman. 

    Ceci explique que son comportement face au désir du voyageur s'écarte de celui de Calypso, ce qui a pour conséquence de valoriser la prostituée en mettant l'accent sur sa capacité au sacrifice. Si la nymphe retient de force Ulysse pendant dix ans et ne le laisse partir que suite à l'intervention d'Hermès, Molly refuse de lier Bardamu. Le passage est structuré par la recherche, que mènent les deux personnages, d'objets qui sont antinomiques. Cependant, Molly accepte de devenir l'adjuvant de la quête de Bardamu, ce qui implique, par contrecoup, qu'elle doive renoncer à la sienne. Elle en vient  ainsi à lui proposer l'argent qu'elle destinait à leur installation, c'est-à-dire à la réalisation de son idéal de vie, pour qu'il puisse poursuivre son destin. De même, elle tait sa douleur pour ne pas l'entraver en faisant peser sur lui un sentiment de culpabilité.  Elle joue ainsi un rôle capital dans la trame narrative. C'est, en effet, grâce au séjour à Detroit que Bardamu comprend et parvient à formuler le sens du voyage qu'il avait jusque-là mené à l'aveuglette. Son attitude change, d'ailleurs, radicalement à partir de ce moment. Il arrête de fuir de manière désordonnée et reprend des études. Il devient médecin, ce qui lui permet d'occuper une position d'observateur privilégié à partir de laquelle il va pouvoir continuer son exploration de la vie. Le jeu sur la figure de Calypso à ce moment-clé du roman permet donc de relancer et d'approfondir le mouvement centrifuge du personnage principal.  Après avoir refusé la seule échappatoire qui s'offrait à lui, il ne peut que s'enfoncer dans la vie et suivre jusqu'au bout la logique qu'il a choisie. 

    Cet altruisme qui caractérise Molly explique, toutefois, que, bien des années plus tard, Bardamu, devenu narrateur, en vienne à regretter de l'avoir quittée et lui lance un appel pour la retrouver, un peu comme si Ulysse, au bout de son voyage, désirait retourner chez Calypso. Il lui propose ainsi de venir vivre avec lui cette vie simple qu'elle lui avait offerte autrefois et dont il se rend compte après coup que, loin d'être banale, elle est infiniment précieuse. Ce regret de Bardamu semble inverser le thème du dernier voyage d'Ulysse que Dante introduit dans La divine comédie. Cet auteur, dont l'influence est très présente tout au long de l'œuvre de Céline, raconte, en effet, qu'Ulysse, sentant la fin de sa vie s'approcher, fut repris par l'appel de l'aventure. Plutôt que de vieillir dans son palais, il décida de reprendre la mer pour repousser, une dernière fois, les frontières du monde connu. À l'opposé, Bardamu, arrivé au terme de son voyage et déçu par ce qu'il a trouvé, ou plutôt par ce qu'il n'a pas trouvé au bout de la nuit, se prend à rêver de mener avec Molly l'existence qu'il lui a, autrefois, refusée. Toutefois, l'espoir d'un hypothétique retour est d'emblée présenté comme illusoire. Lorsqu'il la quitte, Molly le prévient, en effet, qu'au contraire d'une Pénélope, elle ne l'attendra pas et que, de toute façon, il ne doit pas se mentir puisqu'il ne reviendra jamais. Dans le labyrinthe de la vie dans lequel s'avancent les personnages, il est difficilement possible de revenir sur ses pas après s'être engagé dans une voie.

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C. Voyage au bout de la vie: la descente aux Enfers

    La logique qui préside au voyage de Bardamu explique que celui-ci ne puisse trouver son aboutissement que dans une expérience de Nekuia. Ulysse et Bardamu se rapprochent, ainsi, par le fait que tous deux sont amenés à descendre aux Enfers, étape qui se révèle cruciale dans leur quête puisqu'elle leur permet d'en entrevoir le terme, ainsi que la manière dont ils pourront l'atteindre. 

    Le but que poursuit Ulysse en entreprenant ce voyage à la rencontre des morts est d'apprendre comment il pourra revenir à Ithaque.

     - Aussitôt, à ton appel, viendra le devin [Tirésias], chef de peuples, qui te dira ta route, la longueur du chemin et comment tu accompliras ton retour sur la mer poissonneuse (Odyssée, chant X, p. 156  ;

    - Quand il eut bu le sang noir, l'irréprochable devin m'adressa ces paroles : « C'est le retour doux comme le miel que tu cherches glorieux Ulysse » (Odyssée, chant XI, p. 162).

    Tirésias lui prédit, ainsi, les épreuves qu'il rencontrera et la manière dont il devra les affronter s'il veut retrouver sa femme. La prédiction se finit, d'ailleurs, sur une note d'espoir puisque le devin lui révèle que son idéal de vie pourra se réaliser et son errance trouver son terme.

    Pour toi, la mort te viendra hors de la mer, très douce : elle te prendra quand tu seras affaibli par une vieillesse opulente ; autour de toi tes peuples seront prospères (Odyssée, chant XI, p. 162).

    Ulysse est, en outre, rassuré par sa mère, Anticlée, qui l'informe que son foyer est bien gardé et que son retour est attendu avec impatience par les siens. Les questions d'Ulysse portent donc essentiellement sur le monde des vivants et sur les êtres qu'il a laissés derrière lui. Ce n'est qu'une fois qu'il a obtenu ces réponses qu'il s'intéresse aux morts et à leur séjour dans l'Hadès. Or, tout ce qu'il voit ou que lui révèlent les ombres confirme la prédominance de la vie terrestre. Sa mère, en particulier, l'invite à se hâter pour profiter de l'univers domestique tant qu'il en est encore temps.

   - Aussi ne t'afflige pas d'être défunt, Achille [...] -Ne me console donc pas de la mort illustre Ulysse ; j'aimerais mieux, serf attaché à la glèbe, être aux gages d'autrui, d'un homme sans patrimoine, n'ayant guère de moyens que de régner sur les morts, qui ne sont plus rien (Odyssée, chant XI, p. 171) ;

   - Hélas ! mon enfant [...] c'est la loi des mortels, quand ils succombent, il n'y a plus de nerfs qui maintiennent les chairs et les os ; la puissante odeur du feu brûlant les détruit, dès que la vie a quitté les os blancs et que l'âme s'est envolée comme un songe. Mais hâte-toi au plus vite vers la lumière ; retiens bien toutes ces choses, afin de pouvoir les dire ensuite à ta femme (Odyssée, chant XI, p. 164).

    À l'opposé, la Nekuia de Bardamu n'a pas pour but de rendre possible son retour, mais de l'éclairer sur ce qui attend l'homme après la mort. Ce désir d'explorer les frontières de la vie pour interroger la destinée humaine se manifeste tout au long du roman. La descente dans la crypte aux momies est, ainsi, préparée et ironisée par la visite du tombeau du professeur Bioduret. Dans les deux cas, Bardamu entreprend, dans un moment de crise existentielle, une catabase qui le mène vers le lieu de la Mort. Lorsqu'il se rend à l'Institut Bioduret, il sent qu'il est en train de perdre le combat qu'il mène contre elle pour sauver Bébert. Sa quête d'un remède qui lui permette de garder l'enfant en vie le pousse, ainsi, dans l'attente du verdict des chercheurs, à se risquer dans les ultimes profondeurs où il espère recevoir une révélation auprès de la sépulture du prestigieux savant. L'épisode apparaît comme une parodie de Nekuia. Bardamu doit, en effet, payer le gardien qui, tel un Caron dérisoire, peste sur les pièces que lui donnent les visiteurs, ce qui est un trait caractéristique de la reprise de la figure du nocher dans La légende du roi Krogold et dans D'un château l'autre. Ceux qui ont acquitté ce droit de passage sont alors conduits dans la chapelle funéraire. Elle est le lieu d'un culte de la science triomphante dont l'espoir est de rendre l'homme immortel. Cependant, sous les ors des mosaïques, Bardamu comprend le ridicule de cette prétention et ne peut s'empêcher de rire en voyant cette fantaisie bourgeoiso-byzantine de haut goût (Voyage au bout de la nuit, p. 279). Alors qu'il espérait, par cette descente, reprendre du courage dans sa lutte quotidienne contre la mort, il ne peut rien en retirer. Cependant, son désir de rencontrer les défunts n'en est que plus grand et se manifeste dans la sarabande des fantômes. Elle prend place alors que le personnage est, une nouvelle fois, plongé au cœur de la déroute d'exister, suite à l'annonce de la mort du fiancé de Tania. Le statut de ce spectacle surnaturel est, cependant, indéterminable. Bardamu voit-il réellement les âmes des morts qui sortent de la terre pour tourbillonner dans le ciel ou est-il seulement victime d'une hallucination sous l'effet de l'ivresse, de la fièvre ou du délire ? Le texte hésite entre ces hypothèses de lecture sans qu'aucune ne s'impose, ce qui renforce l'ambiguïté et le caractère fantastique de la scène. 

    Dans un premier temps, Bardamu cherche parmi les revenants les êtres qu'il a connus. Cependant, il ne parvient pas à trouver ceux qu'il désire voir, comme Molly. Il ne réussit pas non plus à entrer en contact avec les fantômes qu'il reconnaît puisque Bébert se contente de lui faire un signe de la main. À partir de là, il perd, d'ailleurs, le contrôle de sa vision si bien que l'apparition des morts, libre de toute référence au filtre ordonnateur qu'est la conscience du narrateur, se déchaîne dans sa fantaisie comique. Bardamu, qui est relégué dans un rôle passif, n'a, alors, plus le moindre repère, tandis que les images s'entrechoquent sur sa rétine. Au matin, lorsque les morts disparaissent, il prend conscience de la nécessité de les retrouver pour, cette fois, parvenir à les interroger. 

    Cette possibilité lui sera donnée grâce à la descente dans la crypte aux momies. À la fulgurance de l'apparition succède, dans cet épisode, une initiation progressive qui permet au voyageur d'approcher les secrets de la mort. Comme Ulysse, Bardamu ne pénètre pas directement dans les Enfers, mais reste à la frontière de ceux-ci. En outre, dans les deux cas, le voyageur bénéficie de l'aide d'initiés.  Lors de la cavalcade des fantômes, Bardamu avait, en effet, constaté l'impossibilité de les voir et de s'approcher d'eux pour celui qui n'y a pas été préparé.

    Après ça pour les retrouver [les morts], ça devient tout à fait difficile. Il faut savoir sortir du Temps (Voyage au bout de la nuit, p. 368).

     De la même manière que Circé et Tirésias indiquent à Ulysse comment descendre aux Enfers et y entrer en contact avec les âmes, Bardamu est guidé par deux êtres qui entretiennent un rapport d'intimité particulière avec l'au-delà et connaissent les lieux secrets où se cachent les défunts. Madelon représente ainsi à ce moment du récit, la jeunesse resplendissante sur laquelle la mort ne semble pas avoir de prise, tandis que la vieille Henrouille est une figure de l'entre-deux-morts. Elle paraît, en effet, être parvenue à nouer un pacte avec le temps et reste figée à la frontière des deux mondes entre lesquels elle se fait le passeur. Ces deux êtres psychopompes introduisent le voyageur dans l'antre des défunts, moyennant une obole, terme extrêmement révélateur qui tisse un parallèle entre la crypte et les Enfers décrits par les mythes antiques.

    Les réactions de Bardamu et d'Ulysse, durant cette Nekuia, sont radicalement opposées. Ulysse est, en effet, pris d'effroi lorsqu'il pénètre dans les Enfers. Les âmes lui apparaissent menaçantes et il se hâte de rejoindre son monde, celui des vivants. À l'opposé, Bardamu n'éprouve, à sa grande surprise, aucune crainte. Les morts qu'il découvre avec fascination lui apparaissent comme des êtres curieux, voire amusants. Dans la crypte se déroule ainsi une lente familiarisation avec la mort qui a pour but une euphémisation des images angoissantes qui lui sont associées. Dans une logique caractéristique du régime nocturne de l'imaginaire, la chute destructrice se mue en lente descente, les ténèbres dévoratrices en obscurité apaisante, tandis que s'amorce le premier jalon d'une euphémisation de la mort en sommeil, ce qu'indique le rapprochement entre la forme des corps des défunts et des berceaux. Sur leurs visages, Bardamu lit, d'ailleurs, non de l'angoisse ou de la douleur, mais une étrange douceur et la marque d'un savoir dont ils seraient les dépositaires. 

- Il y avait dans cette cave des grands et des petits, vingt et six en tout qui ne demandaient pas mieux que d'entrer dans l'Éternité (Voyage au bout de la nuit, p. 388) ;

- Une à une leur espèce de tête est venue se taire dans le cercle cru de la lampe. Ce n'est pas tout à fait la nuit qu'ils ont au fond des orbites, c'est presque encore du regard, mais en plus doux, comme les gens qui savent (Voyage au bout de la nuit, p. 388).

    Que peuvent-ils avoir compris ? Quelle sagesse ont-ils acquise en mourant ? Dans l'intimité de cet antre, Bardamu est au plus près du mystère qu'il cherche à percer. Cependant, lorsque les vivants s'approchent des morts, ils se taisent et gardent pour eux leur précieux secret. En les observant, Bardamu perçoit, toutefois, confusément que quelque chose semble résister en eux à la mort. Il se prend alors à espérer qu'elle ne soit pas un terme et qu'au-delà de sa limite puisse exister une forme d'éternité. Les multiples apparitions de fantômes qui jalonnent Voyage au bout de la nuit et qui sont caractéristiques de l'œuvre de Céline laissent, en outre, planer un doute sur le caractère irréversible de la frontière qui sépare la vie du néant oppressant qui engloutit les êtres et les choses. Elle semble se révéler parfois plus poreuse que ne le croyaient les personnages, ce qui leur permet d'entretenir l'espoir secret de pouvoir dépasser la perte et d'estomper la déchirure qui résulte du fait d'être dans le temps. Cependant, lorsque Madelon pose la question rituelle par laquelle le guide tente d'amener le visiteur à exorciser son angoisse du passage dans l'au-delà, celui-ci préfère, malgré tout, ne pas se prononcer.

    « N'est-ce pas qu'ils n'ont pas l'air triste ? » me demandait Madelon. La question était rituelle [...] On peut raconter aux touristes que ces morts-là sont contents. Ils n'ont rien à dire. La mère Henrouille leur tapait même sur le ventre quand il leur restait du parchemin dessus et ça faisait « boum, boum ». Mais c'est pas une preuve que tout va bien (Voyage au bout de la nuit, p. 388).

    Y a-t-il quelque chose après la mort ? Faut-il la redouter ? L'interrogation reste, une nouvelle fois, béante. Cependant, l'épisode est dominé par une sensation d'apaisement. Il est, d'ailleurs, révélateur qu'à la fin de la Nekuia, Bardamu se laisse aller, pour la première fois du roman, à penser à l'avenir avec un relatif optimisme. Cet espoir de sortir de la nuit que symbolisent, d'une part, l'amélioration de la blessure aux yeux de Robinson, et de l'autre, l'endormissement agréable sur la péniche est, toutefois, de courte durée. La révélation fugitive que Bardamu a reçue en séjournant auprès des morts ne peut être creusée. L'initiation se finit, en effet, brutalement par la mort de l'initiatrice et la fermeture du caveau. Bardamu retombe, alors, dans les ténèbres angoissantes jusqu'à la mort de Robinson, qui vient marquer l'échec de la quête qui sous-tendait le voyage. Bardamu a, certes, atteint, le bout de la nuit, mais il n'y a rien trouvé, si ce n'est des ténèbres infinies auxquelles il n'est pas possible d'échapper. Il ne peut donc que constater qu'il n'a pas avancé sur le chemin de la compréhension de la vie. 

    J'avais beau essayer de me perdre pour ne plus retrouver ma vie, je la retrouvais partout simplement. Je revenais sur moi-même. Mon trimballage à moi, il était bien fini. À d'autres !... Le monde était refermé ! Au bout qu'on était arrivés nous autres ! [...] J'avais pas réussi en définitive (Voyage au bout de la nuit, p. 500).

     Aucune valeur, aucun idéal n'existe plus, au terme du voyage, pour soutenir l'homme perdu dans le cours de l'existence. Céline notait, d'ailleurs, à la sortie de son roman, que l'homme est nu dépouillé de tout, même de sa foi en lui. C'est ça mon livre (Cahiers Céline, 1, p. 22). Ceci explique que le narrateur, qui écrit a posteriori, en vienne à ironiser sur sa recherche et à se moquer de la prétention qui l'a poussé à entreprendre cette sale route (Voyage au bout de la nuit, p. 369). Sa quête métaphysique ne lui a non seulement apporté aucune réponse, mais en outre, le principe qui la motivait et la structurait est lui-même dévalué. Depuis le bout de la nuit qu'il a atteint, son voyage lui apparaît, en effet, comme inutile et la seule conclusion qui se détache est un résigné c'est naître qu'il aurait pas fallu, phrase qui scande l'œuvre de Céline et reprend le mè phuein des tragédies antiques.

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4. Conclusion

      Le mythe d'Ulysse irrigue en profondeur l'œuvre de Céline et s'intègre au cœur de son projet d'écriture. Qu'il le retravaille en émergence, dans Foudres et Flèches, ou en immergence, dans Voyage au bout de la nuit, ce personnage et ses errances attirent son imaginaire parce qu'ils entrent en résonance avec des thèmes fondamentaux qui traversent toute son œuvre. Dans le ballet, les héros homériques apparaissent comme des repoussoirs qui permettent de déployer une charge antimilitariste contre les ravages de l'héroïsme et de la course à l'armement. Dans Voyage au bout de la nuit, notre analyse a permis de montrer que Céline se sert du mythe d'Ulysse  pour soutenir l'interrogation métaphysique qui est au centre du roman. Il lui permet, en effet, de poser la question de l'exploration des confins de la vie et de la mort, ainsi que de réfléchir sur l'idéal d'existence que poursuivent les hommes pour donner un sens à leur destin. Les mythèmes de l'Odyssée sont ainsi utilisés en contretype pour faire ressortir les enjeux du voyage de Bardamu.  Son parcours s'oppose, en effet, au désir de retour qui caractérise le personnage homérique puisqu'il n'a d'autre but que d'aller se perdre seul au bout de la nuit pour interroger l'absurdité de la condition humaine. De l'escale chez Molly/Calypso à la descente aux Enfers, toute la sérialité du mythe joue en contrepoint sous le récit de ses pérégrinations ce qui le fait apparaître comme un anti-Ulysse. Le repérage du mythe en immergence permet ainsi de mettre en lumière des éléments cruciaux de l'univers célinien qui ont trait au thème de la quête. Cette étude apporte, en outre, un éclairage sur la permanence du mythe d'Ulysse dans la littérature du XXe siècle. De Joyce à Giraudoux, de Giono à Kundera, de Céline à Blanchot... il ne cesse d'interpeller les auteurs. Cette vitalité que nous avons pu mesurer au sein de l'œuvre de Céline confirme la conclusion de G. Genette [22] pour qui l'Odyssée est la cible favorite de l'écriture hypertextuelle. 

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Notes

(1)Voyez les analyses que G. Bataille et G. Bernanos ont données de ce texte à sa sortie (Voyage au bout de la nuit. Critiques 1932-1935, 1993, p. 106-111 et 169-172). [retour]

(2) Il ressort des travaux de P. BRUNEL, 1993 que le mythe est un récit fermement structuré, symboliquement déterminé et d'inspiration métaphysique. Les travaux des anthropologues, ont ainsi montré qu'il est le premier recours que forgent les sociétés lorsqu'elles sont confrontées à ce qui le dépasse. Lorsque l'univers se crée à l'homme par question et par réponse une forme prend place que nous appellerons mythe (A. JOLLES, 1972, p. 80-84). Le mythe se révèle, ainsi, pour reprendre l'expression de G. DURAND, 1996, p. 239, comme le puits sans fond du passé, dans lequel les hommes viennent chercher, de siècle en siècle, matière à réflexion et à création. Les symboles et les mythes viennent de trop loin : ils font partie de l'être humain et il est impensable de ne pas les retrouver dans n'importe quelle situation existentielle de l'homme en cosmos (M. ÉLIADE, Images et symboles, 1984, p. 31) ; Plus encore qu'un « conservatoire des mythes » (Brunel), la littérature s'avère être parfois un lieu spécifique de convergences profondes dont se nourrissent les mythes pour renaître dans leur énigmatique beauté [...] qui exprime, outre une posture philosophique, une esthétique et une éthique engageant l'homme tout entier (A. SIGANOS, 1993, p. XIII). [retour]

(3) Sur la figure du labyrinthe dans Voyage au bout de la nuit, voyez G. SCHILLING, 1996, p. 269-271. [retour]

(4) P. BRUNEL, 1997, p. 175. [retour]

(5) Comme le souligne G. Durand, dans Figures mythiques et visages de l'œuvre. De la mythocritique à la mythanalyse, 1992, l'identification d'un patron mythique intervient lorsqu'un certain « quorum » de mythèmes est statistiquement atteint (p. 344). [retour]

(6) - Oh, oui, me dis-je, bientôt tout sera terminé [...]  la plus pire archibombe H ?... Z ?... Y ? (Nord, p. 9) ;  - Il est bien possible, en effet, que toute cette vallée de l'Oos ne soit plus qu'une rigole d'atomes d'ici un an... deux ? (Nord, p. 24) ; - Ce furent des « moments de la science » ! [...] aujourd'hui, qu'existe plus rien que pour l'atome [...] l'univers est pas qu'en atomes ! diable ! diantre ! c'est le scandale qu'éclatera un jour (Féerie, p. 268). Dans Féerie, les références à Hiroshima, à Nagasaki et aux essais de Bikini se mêlent confusément au souvenir des bombardements de 14 et de 40 qui les annoncent. Les mutilations que Céline fait subir au nom de ces villes reflètent la violence qu'elles ont subie. Dans la trilogie, la disparition du nom ou sa désintégration est, en effet, la preuve de l'anéantissement de l'espace de vie qui devient une chose innommable. La remontée vers l'Allemagne est ainsi jalonnée de villes qui, plongées dans les bombardements, ont perdu leurs noms et de noms qui ne désignent plus rien. [retour]

(7) Lettre à Marie Canavaggia du 15 décembre 1945, citée dans Féerie pour une autre fois, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1113. [retour]

(8) Comme le note M.-Chr. Bellosta, 1978, p. 47 : Une allègre confusion règne dans les références mythiques de Céline. Il multiplie, en effet, au fil des pages de Féerie, les allusions à de grandes figures littéraires et historico-légendaires. Il les fait se rencontrer dans des énumérations incongrues, comme si toute la culture et l'Histoire se réduisaient à des lambeaux qui s'entrechoquent dans la tête du prisonnier exclu du monde et du temps. Par ce procédé, il rend perceptible l'anarchie mentale (Féerie, p. 32) qui s'empare du condamné à mort. Celui-ci, confronté à une expérience qui dépasse l'imaginable, se raccroche à un fond culturel familier qui se désintègre dans sa cellule au même rythme que son corps. Pour exprimer ce qu'il vit et recréer son identité, il convoque, dès lors, à l'appui de son plaidoyer, les grands modèles par rapport auxquels il se définit soit par identification, soit par rejet. Il s'assimile, ainsi, pêle-mêle  aux prophètes de l'Apocalypse et aux explorateurs qui ont vécu les plus grands cataclysmes, comme Pline l'Ancien, Noé ou Ulysse. Il se compare également à des prisonniers célèbres, tels Pétain, Jaurès ou Vercingétorix, dont certains ont, comme lui, écrit en prison (Chénier, Voltaire et Sade). Il évoque également des criminels comme Landru et Petiot, dont les noms sont entourés d'une aura maléfique et qui sont des figures de dépassement dans l'horreur. Enfin, il se réfère, pour souligner son sort, aux figures de martyrs français comme Roland et Jeanne d'Arc, ainsi qu'aux damnés légendaires, par exemple Sisyphe, le grand-père d'Ulysse. Au fil des pages, il construit ainsi sa figure de revenant, poursuivi par les Furies (Féerie, p. 46) et les Érinyes (Féerie, p. 47), qui appelle Caron. L'écho déformé de la mythologie grecque est également présent  dans le deuxième tome de Féerie, où Céline construit un décor fantastique à partir d'éléments puisés notamment chez Homère et Virgile (cf. M.-Chr. BELLOSTA, 1978, p. 46-48). La description de l'appartement de Montmartre fait, en effet, sans cesse référence aux Enfers antiques dont il constitue une parodie. La crevasse y figure le Styx ; le chien Piram y joue le rôle de Cerbère, tandis que plusieurs des habitants ont des noms évoquant la Grèce, comme Xantippe et surtout Armelle Zeusse, qui s'appelle également Sibylle. Les collisions et les détournements de mythes sont donc typiques des deux tomes de Féerie pour une autre fois. Le narrateur procède, sur ce point, comme son double, Jules, qui passe son temps à composer des mythologies. Dans son texte, il joue avec  un sofa mythologique (Féerie, p. 268) qui, tantôt sert à des références ponctuelles et parfois gratuites, comme celle d'Oreste à la p. 46, tantôt mobilise un imaginaire qui irrigue en profondeur la trame narrative. [retour]

(9) Ch. SEGAL, 1967, p. 321 et 342. Aristote a souligné, dans sa Poétique, que, sous sa profusion d'épisodes, l'action de l'Odyssée est simple puisqu'il s'agit de l'histoire d'un homme qui veut rentrer chez lui et n'y parvient qu'en surmontant des épreuves. Il y a chez Ulysse, comme le souligne D. KOHLER, 1988, p. 1367, un dur désir de rentrer, un vouloir-vivre, une obstination réfléchie tendue vers un but unique qui font de son nostos, un destin dont on conçoit que la singularité ait fait naître bien des gloses allégoriques. Les dieux eux-mêmes doivent céder devant cette volonté inflexible. Héros profondément centripète, Ulysse ne songe qu'à se retrouver lui-même à travers « la rocheuse Ithaque » ou « la couche de Pénélope ». Il est le seul des héros mythologiques [...] chez qui se fasse jour la notion d'intimité (p. 1362). W.B. STANFORD, 1968, p. 50-51, 175-211 a montré que cette volonté de revenir et de rester fidèle à sa terre, à sa femme et donc à lui-même est au centre des réécritures du mythe et des interrogations qu'il a suscitées. [retour]

(10) Bardamu satirise l'idéal étriqué du bonheur bourgeois qu'il juge détestable. De plus, par son activité de médecin de quartier, il découvre ce que les familles cachent comme secrets abjects derrière leurs apparences et leur souci du qu'en-dira-t-on. Bardamu affiche, dès lors, son refus des valeurs de la cité domestique telles que les détaillent L. Thévenot et St. Boltanski dans leur essai, Les économies de la grandeur. La structure familiale lui apparaît, en effet, comme un instrument d'oppression qui cherche, par l'idéologie et les rapports de force sur lesquels elle repose, à emprisonner l'individu et à justifier la hiérarchie sociale. Le récit de l'enfance de Ferdinand, dans Mort à crédit, montre ainsi sa rupture avec la morale et la norme sociale dont la famille est le vecteur. D'ailleurs, Bardamu ou Robinson s'enfuient à chaque fois qu'ils ont la possibilité de « s'installer » en fondant un foyer. [retour]

(11) A. MOREAU, 1994, p. 25-66. [retour]

(12) Dans la première partie du roman, l'errance est à la fois subie et recherchée. Bardamu parcourt ainsi successivement l'Europe, l'Afrique et l'Amérique. À son retour en France, s'il semble s'installer, il reste, toutefois, où qu'il aille, un étranger et ne trouve pas sa place dans la société. Son parcours, de la contradiction initiale qu'est l'engagement à l'enfoncement dans la noirceur de la banlieue parisienne, est fait de ruptures, de refus et d'errances. [retour]

(13) Cf. p. 27, 23-29, 380... [retour]

(14) Les critiques n'ont pourtant pas relevé cette homonymie, préférant rapprocher Molly de Moll Flanders. Il est à noter que, suivant un procédé dont nous avons parlé, Céline s'est élevé avec une rare virulence contre le rapprochement que plusieurs commentateurs ont tenté entre son œuvre et celle de Joyce. Il n'hésite ainsi pas à affirmer qu'il n'a jamais lu une page d'Ulysse et que les auteurs étrangers, et en particulier anglais, ne sont pas une source d'influence pour lui (Cahiers Céline, 7, p. 394-396, 422 ; Cahiers Céline, 2, p. 134-135). Il ne faut, toutefois, pas s'attarder à ces déclarations qui participent d'une rhétorique habituelle chez Céline et visent à asseoir l'image qu'il veut donner de lui et de son œuvre. Dans les mêmes lettres, il affirme, d'ailleurs, que, s'il l'avait voulu, il aurait pu lire, sans difficulté, Joyce dans le texte. [retour]

(15) Ph. HAMON, Pour un statut sémiologique du personnage, dans Poétique du récit, Paris, 1977. [retour]

(16) Pour dégager cette chaîne de mythèmes, nous nous fondons sur les analyses de W.B. STANFORD, 1968, p.  43-46 ; P. BRUNEL, 2002, p. 545-547 ; P. BRUNEL, 1988, p. 766-770 et 1416-1477 ; P. GRIMAL, s.v. Calypso et Ulysse. [retour]

(17) Chez Céline, la danse a un pouvoir magique et touche au divin, ce qu'exprime, dans Bagatelles, la reprise de l'image nietzschéenne du dieu dansant. Le ballet La naissance d'une fée, qui figure dans ce pamphlet, évoque, d'ailleurs, la transformation que subit celle qui est initiée aux mystères de la danse. [retour]

(18) La métaphore de la galère, qui exprime à la fois la destinée humaine et la structure de la société, est déjà présente dans la première séquence du roman : On est tous assis sur une grande galère, on rame tous à tour de bras [...] assis sur des clous même à tirer tout nous autres ! Et qu'est-ce qu'on en a ? Rien ! Des coups de trique seulement, des misères, des bobards et puis des vacheries encore (Voyage au bout de la nuit, p. 9) ; On est en bas dans les cales à souffler de la gueule, puants, suintants des roupignoles, et puis voilà ! En haut sur le pont, au frais, il y a les maîtres (Voyage au bout de la nuit, p. 9). Ce vaisseau, qui est chargé d'un grand pouvoir de connotation, est une allégorie de la hiérarchie sociale et permet d'assimiler Bardamu aux voyageurs mythiques qui ont interrogé, comme Ulysse, les limites du monde connu. L'apparition d'une galère, tout droit sortie des profondeurs des siècles, dans la traversée de l'Atlantique, arrache, ainsi, le récit au présent pour faire ressortir le caractère intemporel de la quête métaphysique que mène le héros. [retour]

(19) Grâce à Molly, l'étranger proche de l'inexistence recommence à exister aux yeux des autres. En lui offrant la possibilité de s'acheter un costume, elle change, en effet, son apparence sociale puisque les gens se mettent à le regarder et même à l'admirer. En outre, cette modification de son habillement transforme la vision qu'il a de lui-même et de sa place dans la société : Le complet me donnait [...] l'envie aussi de ne plus retourner à l'usine. Un complet neuf ça vous bouleverse les idées (Voyage au bout de la nuit, p. 222).  [retour] 

(20) L'idéal de Molly n'est pas la croyance naïve au bonheur conjugal. Il faut, en effet, remarquer qu'elle le définit négativement. À défaut d'être parfaitement heureux, il s'agit juste d'essayer de n'être, malgré tout, pas malheureux et d'accepter ce qu'offre la vie, même si cela implique pour le sujet de renoncer à la satisfaction de tous ses désirs. Molly se caractérise, ainsi, par sa lucidité et son absence d'illusions. Ceci provient de son métier puisque, comme le note Bardamu, elle connaît bien la nature des hommes et leur cruauté. Son espoir est donc d'avoir trouvé en Bardamu un homme moins méchant que les autres, avec qui elle pourrait bâtir sa vie. Cependant, Bardamu ne peut pas l'aider à réaliser sa quête. [retour]

(21) Le commun des mortels ne peut qu'espérer « se dandiner » avec la vie, au fil de la musique, qui permet de voiler son horreur. Molly, elle, a le charme et la grâce qui permettent d'insérer de l'harmonie dans le chaos, une apparence de beauté dans le quotidien. Cependant, cet apaisement est trop proche du divertissement au sens pascalien du terme, que Bardamu critique par exemple au travers du cinéma. Il ne peut donc accepter cette illusion réconfortante. [retour]

(22) G. GENETTE, 1982, p. 247. [retour]

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Bibliographie

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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 11 - janvier-juin 2006

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