FEC - Folia Electronica Classica  (Louvain-la-Neuve) - Numéro 11 - janvier-juin 2006


Vie religieuse en Gaule.
Héritage celtique et courants méditerranéens

 § 4. Mort et résurrection :
Le motif du fauve androphage et sa propagation en Gaule

Jean Loicq
Professeur honoraire de l’Université de Liège

 

Développements précédents :

§ 1. Préambule
§ 2. Cadre historique et culturel
§ 3. Des cultes celto-ligures aux religions orientales en Provence : le cas de Glanum


 

Quittons Glanum pour rester provisoirement en Provence rhodanienne, cette fois pour assister à la genèse et aux diverses interprétations iconographiques d'un même concept mythologique de base. Nous le suivrons en outre dans sa progression vers le centre et le nord de la Gaule, notamment le long de ce couloir rhodanien relayé par la Saône puis, au-delà du seuil de Bourgogne, par la Meuse et surtout par la Moselle, − couloir qui a véhiculé au cours de l'histoire tant de biens, de gens et d'idées, et dont l'importance était encore perçue lors du partage de l'Empire de Charlemagne, puisqu'il a servi de frontière, et donc de voie commune, entre la France et la Lotharingie.

Transportons-nous au Musée Calvet à Avignon : c'est là que sont conservées les plus significatives peut-être de ces étranges sculptures qui, par leur facture, leur style très individualisé, défient les spécialistes en peine de déceler exactement leurs modèles, et donc leur chronologie, bien que leur empreinte génériquement méditerranéenne soit incontestable. Aussi Fernand Benoit (mort en 1969) a-t-il donné au livre fondamental qu'il leur a consacré ce titre prudent : L'art méditerranéen de la vallée du Rhône. Elles comptent parmi ces expériences artistiques qui, à partir d'impulsions souvent très anciennes, se développent en marge des grands foyers de civilisation urbaine en conservant des traits archaïques parmi d'autres plus évolués. Celles dont nous allons parler ne figurent plus comme à Glanum des divinités bienfaisantes, mais des allégories de la Mort, mais d'une mort régénératrice d'autres vies. L'idée générale est que la Terre, symbolisée par un animal, fauve réel ou fantastique, mais de caractère chtonien, en qui se résorbe toute vie accomplie est en même temps porteuse et nourricière d'une vie nouvelle, c'est-à-dire d'une promesse de résurrection et de réincarnation. À ces conceptions, dont on voit par les légendes irlandaises ou bretonnes quelle place elles ont tenue chez tous les Celtes, la tradition figurative méditerranéenne est venue donner l'expression plastique qui lui faisait défaut au sein de l'univers plastique de la civilisation de La Tène.

En effet, tandis que la Celtique du continent se confinait dans un art essentiellement ornemental, la Provence maritime développait comme l'Espagne méditerranéenne une grande sculpture sur pierre, tantôt votive, tantôt et plus souvent funéraire, comme dans les pièces du musée d'Avignon, où l'expressionnisme et même le fantastique ont libre cours. La pièce la plus célèbre est connue sous le nom de « Tarasque de Noves » (localité des Bouches-du-Rhône) [Fig. 12-13].

Tarasque de Noves (trois quarts et face)

          Fig. 12. - Noves (Bouches-du-Rhône). La « Tarasque », de trois quarts (a) et de face (b)

 

Tarasque de Noves (reconstitution)

Fig. 13. - Tarasque de Noves (reconstitution)

La pièce, réalisée en calcaire tendre coquillier, est haute d'env. 1 m. 20. L'animal, assis sur l'arrière-train, dévore sa victime dont subsiste le bras. On notera les traits frappants : gueule à dents surdimensionnées, sexe dressé en signe de vie, rehauts de rouge soulignant l'expression. Cette sculpture, ornement aristocratique, « ostentatoire » a-t-on pu dire, d'un monument funéraire disparu, n'est que l'une des interprétations d'un même thème général : celui du fauve carnassier, symbole de mort ; elle combine en fait deux variantes qu'on trouve ailleurs traitées séparément : l'animal est représenté soit en train d'engloutir un être humain, soit, le plus souvent, imposant sur des têtes coupées et masquées, en signe de domination, les griffes de ses pattes antérieures : ainsi le lion des Baux-de-Provence, conservé au même musée, et saisi dans la même posture que le monument de Noves. On peut voir dans les musées d'Avignon et d'Arles d'autres représentations analogues, plus ou moins fragmentaires, qui toutes renvoient, semble-t-il, au début de l'époque gallo-romaine.

La date de la Tarasque, naguère encore très discutée en raison de son archaïsme (on l'a fait remonter jusqu'au Ve siècle av. J.-C.), ne paraît pas antérieure à la phase « proto-romaine » de la Narbonnaise 2), soit le courant du Ier siècle avant notre ère, voire un peu plus tard, alors qu'une iconographie proprement gallo-romaine, qui s'est imposée plus tard, n'avait pas encore fixé ses canons. Quelques détails, entre autres le torque en bracelet, témoignent de l'adaptation aux conceptions celtiques relatives au cycle de la vie et de la mort d'un motif iconographique venu d'Orient et transmis par l'art syro-phénicien à l'Occident méditerranéen. Par quels intermédiaires ? C'est difficile à dire. Ibérique ? Le motif est très représenté en Castille occidentale et en Andalousie ; mais, sous la forme où nous le connaissons en Provence, il ne paraît pas antérieur à la conquête romaine2), et ses modèles directs sont italiques. Étrusque ? C'est beaucoup plus probable. Le fauve androphage ou dominateur est présent (parmi un bestiaire assez divers) dès l'époque dite orientalisante de l'ancien art toscan, entre le VIIIe et le VIIe siècle, et les navigations qui ont préludé à la fondation de Marseille ne sont sans doute pas étrangères à la diffusion du motif ; à mi-chemin entre Provence et Toscane, le Cerbère de Gênes paraît jalonner cette route longeant le golfe, futures voies Aurélienne et Domitienne.

Si donc le thème est manifestement ancien, les maillons chronologiques intermédiaires font défaut, comme il arrive souvent dans les arts antiques périphériques. En vérité surgissent ici de graves problèmes de filiation stylistique et de chronologie, qu'un colloque tenu récemment à Avignon n'est pas parvenu à élucider, ainsi que c'est souvent le cas dans les questions d'influences de civilisations. On envisagera plutôt un réseau complexe d'échanges d'idées et d'expériences artistiques au sein de milieux socio-culturels comparables. Mais, en définitive, la marque stylistique essentielle des pièces qui nous sont parvenues est celle d'une culture artistique gréco-italique propre à la période proto-romaine à réminiscences étrusques, qu'on retrouve aussi en Gaule cisalpine vers la même époque.

Le message eschatologique, du moins, paraît clair. Si le trépas est inexorable (ce qui, selon Mme O. Cavalier, est rendu par des représentations volontairement non-réalistes), le sexe très apparent est symbole de renouveau et de résurrection : synthèse, en somme, du cycle éternel de la vie et de la mort. Dans le paganisme irlandais, un dieu souverain qu'on a rapproché du Dis Pater romain, et qui est couramment appelé le « dieu bon » (Dag-dé ou Dag-da), est à la fois maître de vie et de mort, suivant l'extrémité de la massue dont il fait usage. Selon une interprétation récente fondée sur un récent et minutieux nettoyage de la pièce, et que traduit la reconstitution plastique reproduite (Fig. 13), les têtes de Noves auraient eu pour modèles des masques funéraires d'argile plaqués sur la tête décharnée, suivant une coutume connue dès les temps néolithiques, et dont les masques de cire (imagines maiorum), à Rome, sont une réminiscence évidente.

Suivons le cheminement de ce motif le long du couloir rhodanien, avec par exemple un très beau groupe sculpté de Chalon-sur-Saône, lui aussi hors série, et qu'on a daté de diverses époques, du Ier au Ve siècle de notre ère (Fig. 14).

 

Chalon-sur-Saône. Lion terrassant un gladiateur

Suzange (Thionville) Lion « terrassant »

Fig. 14. - Chalon-sur-Saône. Lion terrassant un gladiateur

Fig. 15. - Suzange (Thionville) Lion « terrassant »

Il ne faut pas être dupe de cette représentation d'apparence très réaliste. L'artiste a choisi comme modèle une scène d'amphithéâtre, la lutte inégale entre un lion et un gladiateur armé à la samnite, mais ce n'est pour lui qu'un expédient, faute d'imagination mythologique : c'est que l'expressionnisme de tradition celto-ligure s'efface à mesure qu'on progresse vers le Nord et qu'on avance dans le temps. Trait notable : l'homme n'est pas saisi dans l'attitude de la lutte ou en train de se débattre ; il est résigné à son destin, qu'il sait inéluctable.

D'autres groupes, où le lion, lorsqu'il est conservé complet, appartient à la variante « terrassante », proviennent de diverses régions de France et jalonnent ce même itinéraire : par exemple à Panossas (Isère), à Avallon (Yonne), à Suzange près de Thionville (Moselle) [Fig. 15], et de là en Allemagne rhénane (Spire). À Naix près de Bar-le-Duc (Meuse), c'est le motif du sphinx qui été retenu : monstre funéraire usuel, mais dont les serres se posent ici sur un crâne. Sans doute, la voie Rhône-Saône n'est pas exclusive, et la Loire comme la Seine ont joué dans la propagation du motif un rôle accessoire. En 1969 a été mis au jour à Vienne-en-Val (Loiret), localité où les traditions gauloises ont été longtemps vivaces, un fauve dressé, abîmé mais dont des fragments attestent le caractère androphage. De petits bronzes provenant de Charente-Maritime et d'Angleterre (Oxford) prêtent le même rôle à des loups. Et c'est encore cet animal, associé au motif androphage que nous retrouvons en un autre point d'aboutissement de la voie rhodanienne, sur un monument funéraire d'Arlon (Belgique), ville située entre Meuse et Moselle, c'est-à-dire dans l'antique circonscription des Trévires où s'est développée à l'époque romaine une féconde école de sculpture funéraire (Fig. 16).

Nous avons ainsi la surprise de retrouver, après un long intervalle d'espace et de temps, la variante androphage provençale, combinée avec un signe non équivoque de renaissance et de vie. Cette fois, c'est sous l'espèce d'une louve aux mamelles gonflées à l'instar de celle, bien romaine celle-là, et présente sur un autre monument funéraire d'Arlon : la louve qui allaite les jumeaux Romulus et Remus, à l'aube de siècles porteurs d'un Empire glorieux. Remarquons encore que l'atmosphère cosmique où se déroule la scène est évoquée par la représentation des Vents (c'est-à-dire des espaces célestes) aux écoinçons. On voit bien ici comment l'artisan arlonais, travaillant lui aussi à l'écart de tout modèle iconographique adéquat, a réussi à exprimer, à l'aide d'éléments disparates et avec une gaucherie toute provinciale, le double symbolisme de la Terre à la fois dévoreuse et dispensatrice.

Arlon. Louve androphage

Fig. 16. - Arlon. Louve androphage entourée de symboles divers

Ces diverses interprétations d'une même vision eschatologique indiquent que l'art religieux gallo-romain, là où il doit évoquer des survivances, a dû puiser de toutes mains pour les exprimer, en l'absence de tradition figurative indigène appropriée. De la même façon, lorsque deux ou trois siècles auparavant l'art étrusque, et surtout l'art romain officiel, avaient eu à se créer une sculpture triomphale ou historique, ce n'est pas l'événement même, observé sur le vif, qu'ils ont d'emblée choisi de représenter, mais une scène mythologique propre à l'évoquer aux yeux des contemporains, ou encore la cérémonie religieuse qui l'avait inauguré ou conclu.

[Plan]
[Suite] § 5.
L'exploitation politique d'une coïncidence : l'autel de Rome et d'Auguste à Lyon


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