FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 9 - janvier-juin 2005


Vespa, le Iudicium coci et pistoris iudice Vulcano (Anthologie Latine, 199) : introduction, texte latin, traduction et notes

par

Jean-Frédéric Lespect

Doctorant à l'Université Paris IV - Sorbonne

<fredlespect@yahoo.fr>


Introduction - Texte latin et traduction française - Notes de commentaire


Notes de commentaire 

[3] Le mont Piérus, aux confins de la Thessalie et de la Macédoine, était consacré aux Muses (cf. Lucrèce, 1, 926 ; Virgile, Buc. 6, 13 ; 9, 33 ; Horace, Od. 4, 3, 18 ; Tibulle, 3, 8, 21 ; Ovide, Am. 3, 9, 26). [Retour au texte]

 

[4] La traduction ne rend pas les effets du préambule (v. 1-6). Le comique est présent dès les deux premiers vers, avec une invocation aux Muses disproportionnée par rapport au titre, qui annonce un cuisinier et un pâtissier, gens de basse condition. Sur le plan de la forme, on notera les adjectifs uarias et cunctae, que leur rapprochement au centre du vers met en exergue : uarias, sorti de la relative à laquelle il appartient et séparé du nom artes, se trouve entre les coupes trihémimère et penthémimère ; cunctae, plus fort que omnes, est entre les coupes penthémimère et hephthémimère. Si Vespa exige la présence de toutes les Muses, c’est qu’il a besoin de la science de chacune, car il prétend écrire une œuvre noble de fond et légère de forme.

Il entend faire la synthèse de deux traditions : la poésie distrayante, d’une part ; les œuvres didactiques et édifiantes, d’autre part. La grandeur de son projet est soulignée, au vers 5, par l’antithèse maius opus et dulcia carmina, reprise en chiasme au vers suivant par mel (= dulcia carmina ; le miel symbolise la poésie, cf. Horace, Epist. 1, 19, 44 ; Pline le Jeune, Epist. 4, 3, 3-4…) et aliquid iuris (= maius opus).

Cependant, la suite du texte invite à une autre lecture du vers 6. Le miel désigne en fait le pâtissier, car il est l’ingrédient emblématique de son art (v. 64 et 73). Iuris, quant à lui, est un jeu sur l’homonymie des noms latins du droit et de la sauce ! Au premier abord, le lecteur, influencé par le champ sémantique du procès présent dans le titre (iudicium, iudex), songe à une action en justice. Mais les vers 29 et 60 montreront qu’il s’agit, en réalité, des préparations fétiches du cuisinier. Ce jeu de mot, somme toute facile, est de la plus haute antiquité littéraire puisqu’il figure déjà chez Plaute (Pseud. 197) et peut-être aussi chez Pétrone (35, 7).

Au terme de cette introduction pleine d’ironie, Vespa a donné le ton ; nous sommes en présence d’un poème parodique, truffé de doubles sens, d’allusions et de jeux de mots.

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[5] Le choix de Vulcain comme juge s’imposait. Plaute (Aul. 359) le présente comme le patron des cuisiniers. Chez Apulée (Met. 6, 24, 2), il est lui-même au fourneau lors du repas de noce de Cupidon et Psyché. Pour les Romains, comme pour beaucoup de peuples, l’art culinaire commence avec la cuisson. D’ailleurs, le verbe coquere, pris dans son sens absolu, équivaut au français « cuisiner ». [Retour au texte]

 

[6] Dans la littérature latine, le gland, croqué directement sous l’arbre, est la nourriture emblématique des premiers hommes, avant la découverte de l’agriculture céréalière (Lucrèce, 5, 939 ; Cicéron, Ep. 46, 1 ; Varron, R. R. 2, 1, 4 ; Virgile, G. 1, 7-8 ; Tibulle, 2, 1, 37-46 ; 2, 3, 68-76 ; Ovide, A. A. 2, 622 ; Am. 3, 10, 7-14 ; Met. 1, 89-112 et 116-118 ; Fast. 4, 399-400 ; Pline, N. H. 7, 191…). L’image est frappante pour les lecteurs romains, dans la mesure où leur imaginaire alimentaire est fortement structuré selon deux pôles antinomiques : dur-cru-cueillette-sauvage (pôle négatif), d’une part ; mou-cuit-agriculture-civilisé (pôle positif), d’autre part. [Retour au texte]

 

[7] On pense immédiatement à l’épisode de la manducation des tables (Virgile, Enéide, 7, 107-134). La harpie Céléno avait prédit que les Troyens ne pourraient fonder la cité qui leur était destinée avant que la faim ne les ait forcés à dévorer leurs tables. Or, Énée et ses compagnons, débarquant dans le Latium, improvisèrent un pique-nique. À la fin du repas, comme ils avaient toujours faim, ils croquèrent dans les galettes (adorea liba) qui leur avaient servi d’abord à poser les aliments. Iule s’écria alors en riant : « Hé, nous avons même mangé nos tables ! » La prophétie était accomplie. [Retour au texte]

 

[8] Un nom significatif pour un maître boulanger ! Cerealis est un adjectif dérivé du nom de Ceres, déesse des moissons et patronne des pistores (cf. Apulée, Met. 23, 4). L'emploi de Placentinus est probablement amphibologique. Il s'agit, d'une part, d'une formation sur le nom de la plus typique des pâtisseries romaines, la placenta (Caton, de Agr. 76 ; Horace, Sat. 1, 10, 11 ; Epist. 1, 10, 11 ; Pétrone, 35, 4 ; 60, 4 ; Martial, 3, 77 ; 5, 39 ; 6, 75 ; 7, 20 ; 9, 90 ; 11, 31 ; 11, 86), d'autre part, d'un adjectif signifiant 'de la ville de Placentia-Plaisance'. Cette équivoque se trouve déjà chez Plaute, Capt. 162. D'après K. Smolak (Nouvelle histoire…, p. 192 n° 2), il y aurait de la part de Vespa une allusion à la tabula alimentaria Velleias (CIL, XI, 1147, 5, 78) : in Placentino pago ceriale. [Retour au texte]

 

[9] L’interdit porte essentiellement sur l’abattage des animaux. Pour Pythagore, la mise à mort d’un être animé est une souillure, symbolisée ici par le sang qui coule sur la chair, et cette souillure proscrit la consommation de viande. Le végétarisme pythagoricien est le résultat de la croyance en la métempsycose. En effet, si les mêmes âmes s’incarnent tantôt en hommes tantôt en bêtes, tuer un animal s’apparente à un parricide, le manger à de l’anthropophagie (cf. Ovide, Met. 15, 173-175 et surtout 456-478). Le crime est encore plus ignoble à l’égard des espèces qui nous rendent service avec leur force, leur laine, leur lait... car au meurtre s’ajoutent alors sottise et ingratitude. En fait, les vers 32-37 sont une pâle réminiscence d’un célèbre passage d’Ovide (Met. 15, 72-478), dans lequel le personnage de Pythagore expose sa doctrine avec beaucoup de verve. [Retour au texte]

 

[10] Le développement des vers 40-45 est typique de l’humour romain tel qu’il apparaît dans la comédie. Son intérêt réside dans une suite de jeux de mots qui, de manière irrévérencieuse, mettent en parallèle le métier de pistor et les caractéristiques de divers dieux. La traduction est souvent incapable de rendre les effets du texte original.

a) La première comparaison repose sur une vague analogie entre le tonnerre et le bruit de la meule en action. Le pistor était, en effet, bien plus qu’un boulanger ou un pâtissier. Son office commençait au moulin (pistrinum) pour finir à l’étal. Il cumulait en fait les fonctions de meunier, boulanger et pâtissier. Certains se spécialisaient néanmoins et le pâtissier proprement dit s’appelait pistor dulciarius (Martial, 14, 222 ; Apulée, Mét. 10, 13, 3). D’autres restreignaient même leur production à un seul type de gâteaux dont ils prenaient le nom et devenaient pistor placentarius (Paulus, Sent. 3, 6, 72), crustularius (Sénèque, Epist. 56, 2), libarius (Sénèque, Epist. 56, 3), etc. [Retour au texte]

Le terme mactra, translittération du grec maktra (pétrin), est très rare en latin. Il ne se rencontre qu’ici et dans Gloss. L. 1, Ansil. MA 107. CGL 3, 321, 37 et 3, 531, 15 donnent également des variantes. Les auteurs latins emploient plutôt les substantifs alueus, magis (translittération du grec magis) ou simplement mortarium. [Retour au texte]

b) Vespa exploite ensuite la polysémie du verbe subigere, qui signifie pétrir, dans le vocabulaire de la boulangerie (subigere panem), et soumettre, dans un contexte guerrier (subigere populum). [Retour au texte]

c) Puis il joue sur la ressemblance de forme entre les blutoirs du meunier et les tambourins des prêtres de Cybèle. [Retour au texte]

d) Les deux derniers jeux de mots comparent le boulanger à Bacchus. Le premier est fondé sur la paronymie des formes Satyros (accusatif pluriel de Satyrus, latinisation du grec saturos, le Satyre, compagnon de Bacchus) et saturos (accusatif pluriel de l’adjectif satur ; aliquem saturum facere : rassasier quelqu’un), le second sur l’homophonie de panes, accusatif pluriel du nom du pain, et Panes, accusatif pluriel du nom du dieu Pan. [Retour au texte]

 

[11] Les dulcia, « sucreries » ou « douceurs », sont l’apanage des pistores dulciarii, les pâtissiers. [Retour au texte]

 

[12] Les vers 47-49 citent cinq pâtisseries (dulcia) romaines inégalement connues :

a) La coptoplacenta était un gâteau très dur (Athénée, 647f), dont la pâte servait parfois à faire des sculptures alimentaires (Pétrone, 40, 4). Elle était sans doute identique à la copta Rhodiaca que l’Italie faisait venir de Rhodes (Martial, 14, 69). [Retour au texte]

b) L’adipatum devait son nom à sa forte teneur en graisse (adeps. Cf. Charisius, Gram. 1, 94, 16 : opus pistorium quod adipe conficitur). Il était particulièrement aimé des enfants (Martial, 14, 223 ; Juvénal, 6, 631). [Retour au texte]

c) Nous ne savons presque rien du canopicum. Il est possible que son origine soit égyptienne (Athénée 647c ; P. Oxy. 1774, 15 du IVe de notre ère). [Retour au texte]

d) Le crustulum, vendu par les crustularii (Sénèque, Epist. 56, 2), était une des pâtisseries les plus en vogue. Sa croûte craquante faisait les délices des petits et des grands (Varron, L. L. 5, 107 ; Horace, Sat. 1, 1, 25 ; Sénèque, Epist. 99, 27 ; Apulée, Met. 10, 13, 6 ; saint Jérôme, Is. 16, 57, 6). De très nombreuses inscriptions attestent que des distributions publiques de crustula et de vin doux (mulsum) avaient lieu à diverses occasions dans les villes italiennes du Haut-Empire (CIL, VI, 29738 ; IX, 2226 ; 2252 ; XI, 2911 ; 3303 ; 5222 ; XIV, 2827 ; AE, 1980, 428 ; 2000, 531 ; etc. cf. S. Mrozek, « Crustulum et mulsum dans les villes italiennes », Athenaeum, n° 50, 1972, p. 294-300). [Retour au texte]

e) La pâte des mustacia (mustacea, mustacei, mustei) était composée de farine pétrie au moût (mustum) et cuite sur un lit de feuilles de laurier (mustax. Pline, N. H. 15, 127). Caton (de Agr. 121) en donne une recette complète, mais nous savons qu’il en existait d’autres (Athénée, 647d). Juvénal (6, 202) confirme l’usage de cette pâtisserie lors des cérémonies de mariage. Cf. Cicéron, Ep. 228, 4 ; Apicius, 181 ; 291-292 ; 297 ; Stace, S. 1, 6, 19 ; Arnobe, Adu. Nat. 2, 23 ; Palladius, 11, 21 ; CGL, V, 653, 6. [Retour au texte]

 

[13] Les vers 52-55 font référence à deux cas légendaires d’anthropophagie :

a) Thyeste est le fils de Pélops et le frère d’Atrée, dont il a séduit l’épouse. Atrée, pour se venger, invite son frère à un festin au cours duquel il fait servir trois des fils de celui-ci. [Retour au texte]

b) Procné, épouse de Térée, se languit loin de sa sœur Philomèle. Térée décide donc d’aller chercher sa belle-sœur. Cependant, séduit par ses charmes, il fait courir le bruit que sa femme est morte et s’unit à Philomèle en toute tranquillité. Lorsqu’elle découvre la supercherie, loin de se repentir, il lui arrache la langue pour l’empêcher de parler et la jette parmi les esclaves. Mais elle tisse une tapisserie relatant son malheur et une vieille femme se charge de la faire parvenir à Procné. Folle de colère, cette dernière tue son fils Itys, le découpe et le sert le soir même à Térée. Elle lui avoue ensuite son crime. Choqué, il ne réagit pas et les sœurs en profitent pour fuir. Mais, Térée se lance bientôt à leur poursuite… Il est sur le point de les rattraper lorsque Philomèle est métamorphosée en hirondelle (oiseau qui ne peut chanter) et Procné en rossignol. Cf. Ovide, Met. 6, 412-674. [Retour au texte]

 

[14] Le verbe fingere, dans son sens premier, évoque le façonnage du pain (fingere panem) mais le cuisinier le prend malicieusement dans le sens figuré de mentir. [Retour au texte]

 

[15] Encore un jeu de mots à peu près intraduisible. L’expression imagée fumum uendere signifie normalement faire de vaines promesses (Martial, 4, 5, 7 ; Apulée, Apol. 60). C’est ainsi que l’entend le cuisinier mais elle a un tout autre sens dans la bouche du pâtissier. Ce dernier fait probablement référence à l’arôme incomparable du pain et des gâteaux tout juste sortis du four (Ovide, Fast. 3, 670-671 : liba fumantia ; Horace, Sat. 2, 7, 102 : libo fumante). [Retour au texte]

 

[16] Le cuisinier compare les efforts du pistor faisant tourner sa meule en pierre au supplice de Sisyphe, condamné à pousser sur la pente d’une montagne un rocher qui toujours retombe avant d’atteindre le sommet (Ovide, Met. 4, 460 ; 10, 44 ; 13, 26). Le travail de meunerie demandait une force considérable et les moulins hydrauliques ou à traction animale étaient loin d’avoir proscrit l’usage des meules à bras. Ainsi le pistrinum tenait-il lieu de châtiment pour les mauvais esclaves (Plaute, Most. 17 ; Térence, And. 199 ; Cicéron, de Or. 1, 46).

L’expression latine stare sub saxo ne doit pas nous induire en erreur : le pâtissier ne se tient pas sous la meule mais sur le côté. La préposition sub est ici à prendre dans un sens figuré avec idée de sujétion. « Sous le poids de la meule », le pistor s’arc-boute sur le levier qui entraîne le mécanisme. [Retour au texte]

 

[17] Surnom de Bacchus. [Retour au texte]

 

[18] Le territoire de Calydon, ancienne ville d’Étolie, fut ravagé par un sanglier monstrueux envoyé par Diane. Méléagre finit par tuer la bête (Ovide, Met. 8, 260-444). Le sanglier est un des fleurons de la table romaine. [Retour au texte]

 

[19] Le paon est l’oiseau favori de Junon. Après qu’Hermès eut tué Argos, la déesse récupéra les cent yeux de ce dernier pour les placer sur les plumes de la queue du paon, qui depuis en sont ornées comme de pierres précieuses (Ovide, Met. 1, 713-723). Le paon est passé d’Inde en Italie vraisemblablement par l’intermédiaire de la Perse et de la Grèce. D’après Varron (R. R. 3, 9, 1) et Pline (N. H. 10, 45), M. Aufidius Lurco fut le premier à l’engraisser, en 67 av. J.-C. Son élevage se développa par la suite et sa chair figurait en bonne place sur les tables des gourmets (Cicéron, Ep. 492, 3 ; 494, 2 ; Varron, R. R.3, 6, 6 ; Horace, Sat. 2, 2, 23-24…). [Retour au texte]

 

[20] Le turbot (rhombus) est un des poissons rois de la cuisine antique. Son prix élevé le réservait aux riches (Horace, Sat. 1, 2, 116 ; 2, 2, 41 ; Epod. 2, 50 ; Perse, 6, 23 ; Martial, 3, 45 ; 3, 60 ; 10, 30 ; 13, 81), qui l’élevaient parfois en viviers marins (Columelle, 8, 16, 7 ; Martial, 10, 30 à Formies). On préférait néanmoins le turbot sauvage et les gourmets distinguaient celui de la mer Adriatique, surtout de Ravenne (Ovide, Hal. 125 ; Juvénal, 4, 39 ; Pline, N. H. 9, 169). [Retour au texte]

 

[21] Les vers 77-82 font pendant aux vers 40-45 : le cuisinier se compare aux dieux comme le pâtissier avant lui. Là encore, la traduction peine parfois à rendre les effets comiques.

a) Le roi thébain Penthée refusa de reconnaître la divinité de Dionysos et chercha à épier les cérémonies des Ménades. Les femmes de sa famille, saisies de délire bachique, le prirent pour un sanglier, le déchirèrent et dispersèrent les morceaux de son corps. Sa mère notamment lui arracha la tête (Ovide, Met. 3, 511-733). [Retour au texte]

b) Alcide est une périphrase désignant Hercule, descendant d’Alcée. Le héros périt dans un bûcher dressé sur l’Œta. Les flammes détruisirent son enveloppe mortelle et permirent son apothéose. [Retour au texte]

c) Le vers 79 exploite la polysémie de feruere, qui renvoie à l’effervescence de l’eau aussi bien en ébullition dans une casserole que sous l’action mécanique du flux et du reflux marins. [Retour au texte]

d) La comparaison avec Apollon est fondée sur la polysémie de chorda, au sens premier « tripe », puis, par métonymie de la matière pour l’objet, « corde d’un instrument de musique ». La première partie du vers 89 présente le même jeu de mots : le cuisinier offre des chordae à Orphée, merveilleux joueur de lyre. [Retour au texte]

e) Les Galles (Galli) sont les prêtres eunuques de Cybèle, déesse phrygienne honorée sur le mont Bérécynte. Le vers 82 joue sur l’homonymie avec gallus, le coq. [Retour au texte]

 

[22] Le mot latin pars est doté d’un champ sémantique très large qui permet un double sens. Au premier abord, le lecteur comprend que chaque convive reçoit une portion du dîner mais la suite du poème appelle une autre interprétation : chacun retrouve dans son assiette l’organe qu'il a perdu (cf. Tertullien, Apol. 4, 9 : aliquem in partes secare, « couper quelqu’un en morceau, le déchirer) » ! [Retour au texte]

 

[23] Les vers 84-93 sont un développement de la même veine que ceux des vers 40-45 et 77-82. Il s’agit cette fois d’une suite de devinettes qui mettent en rapport une viande et un point de la légende de dix-neuf personnages mythologiques. Toute proportion gardée, ce genre d’énumération rappelle le Contre Ibis d’Ovide.

a) Vespa commence par une allusion aux pieds d’Œdipe. À sa naissance, son père, le roi Laïos, lui transperça les chevilles pour les attacher d’une courroie, puis l’exposa. L’enflure causée par cette blessure lui valut le nom d’Œdipe, « pied enflé » en grec. Enfin, lors de sa rencontre avec Laïos, le héros eut le pied écrasé par une roue du char royal. La référence à l’énigme du sphinx est moins vraisemblable.

Le substantif ungella ou unguella, diminutif d’ungula, désigne le pied ongulé du cochon. Apicius (10 ; 176 ; 256) donne trois recettes pour son assaisonnement mais Martial (6, 64) le présente comme un morceau de seconde catégorie. Cf. Marcellus Empiricus, de Med. 20, 26 et Diocl. Edict. 4, 12. [Retour au texte]

b) La punition de Prométhée fut de rester attaché au Caucase et de souffrir chaque jour sans bouger qu’un aigle lui dévorât le foie, qui, chaque nuit, se régénérait.

La forme grecque latinisée sycotum (sukoton dérivé de sukon, nom grec de la figue) est équivalente au latin ficatum (dérivé de ficus, nom latin de la figue) que l’on trouve au vers 85. Il s’agit d’un foie engraissé avec des figues. Toutefois, il est difficile de préciser de quel animal provenait ce foie, puisque les Romains engraissaient aussi bien les oies que les truies ! Il semble néanmoins que la seconde option soit la bonne (cf. A. J. Baumgartner, op. cit. p. 57). [Retour au texte]

c) Sur Penthée, cf. note 21. Les Romains ne dédaignaient aucun morceau du porc. La tête, consommée plutôt par les gens modestes, était généralement débitée dans le sens de la longueur, en deux parties égales qui prenaient le nom de sinciput et pouvaient être fumées en vue d’une conservation longue (Pétrone, 135, 4 ; Pline, N. H. 8, 209 ; Perse, 6, 70). [Retour au texte]

d) Le géant Tityos fut enchaîné dans le Tartare pour avoir voulu violer Latone. Deux aigles lui dévoraient le foie, siège du désir, selon les Anciens (Ovide, Met. 4, 457-458 ; 10, 43). Sur le sycotum, voire un peu plus haut. [Retour au texte]

e) Tantale est un des criminels enfermés dans le Tartare. Affligé d’une soif et d’une faim éternelles, il baigne dans l’eau d’un fleuve jusqu’au menton et une branche chargée de fruits pend au-dessus de sa tête, mais il ne peut ni atteindre l’eau, ni saisir de fruit (Ovide, Met. 4, 458-459 ; 10, 41-42).

L’adjectif solus renvoie à l’isolement de Tantale dans son eau : trop éloigné, il ne parvient pas à s’emparer du morceau qu’il convoite et doit solliciter de l’aide ! Vespa transpose ainsi la malédiction qui l’afflige. Quant à l’estomac, il évoque la faim qui taraude Tantale, bien évidemment, mais le terme aqualiculus provoque un second effet comique, en ce qu’il contient le nom latin de l’eau (aqua) et rappelle la soif du damné.

Le de Re coquinaria d’Apicius contient deux recettes (287-288) pour cuisiner l’estomac de porc, appelé indifféremment uentricula, uenter ou aqualiculus. La ressemblance avec le haggis écossais (panse de brebis farcie) est saisissante : la farce est différente, certes, mais le principe général, les étapes de préparation, les conseils pour réussir le plat et la présentation finale sont en tout point similaires. Par ailleurs, nous savons qu’il existait une recette particulière d’estomac « à la mode de Faléries » (Faliscus uenter, Varron, L. L. 5, 111 et Martial, 4, 46). [Retour au texte]

f) Actéon fut changé en cerf et dévoré par ses chiens pour avoir surpris la nudité de Diane dans son bain (Ovide, Met. 3, 138-252). Le cerf, avec le sanglier et le lièvre, était un gibier de choix. Apicius donne sept recettes pour sa préparation (340-346). [Retour au texte]

g) Sur Méléagre, cf. note 18. [Retour au texte]

h) Pélias avait usurpé le trône d’Iolcos en écartant ses frères, Nélée et Éson. Mais il se méfiait toujours de sa famille… Aussi, lorsque son neveu Jason se présenta, décida-t-il de l’envoyer chercher la Toison d’or, avec le secret espoir de ne jamais le revoir. Contre toute attente, Jason accomplit sa mission grâce à l’aide de Médée et revint sain et sauf, avec la ferme intention de rétablir son père Éson sur le trône. Mais, entre-temps, Pélias avait encouragé ce dernier à se suicider en buvant du sang de taureau. Médée parvint néanmoins à lui rendre vie et force. Les filles de Pélias, qui avaient assisté à la scène, voulurent elles aussi rajeunir leur père. Médée, feignant de se prêter au jeu, les encouragea à le découper en morceaux et le cuire dans un chaudron. Seulement, au moment de le ressusciter, elle se déroba, laissant les Péliades devant le cadavre morcelé de Pélias (Ovide, Met. 7, 297-349).

On peut hésiter sur le point de la légende évoqué par le terme agninam. Le Thesaurus linguae latinae (s.u. agninus) y voit une référence à la Toison d’or et glose par pellem agninam. Cependant, la peau n’étant pas comestible, il est plus vraisemblable de compléter avec carnem. L’allusion porte alors sur la mort de Pélias, qui fut coupé et cuit à la manière d’un agneau.

La viande ovine était de consommation courante depuis fort longtemps, surtout l’agneau qui avait la préférence des classes aisées (Plaute, Aul. 374 ; 561 ; Capt. 818-819 ; 849 ; Apicius, 357-366). [Retour au texte]

i) Le Grand Ajax, fils de Télamon, disputa les armes d’Achille à Ulysse. Mais les chefs grecs ne tranchèrent pas en sa faveur et il décida de les attaquer durant la nuit. Athéna le rendit fou et détourna sa colère contre un troupeau de bœufs et de moutons. Une fois revenu à lui, accablé de honte, il se suicida (Sophocle, Ajax).

Taurinam renvoie vraisemblablement aux bœufs massacrés par le héros. Cependant, cette explication n’en exclut pas une seconde, moins évidente : Vespa peut songer au célèbre bouclier d’Ajax, constitué de sept peaux de taureaux (Homère, Il. 219 ; Ovide, Met. 13, 2 : clipei dominus septemplicis Aiax ; 75 ; 79 ; 347 : taurorum tergora septem ; 117-119 ; 352).

L’adjectif taurinus est ici l’équivalent poétique de bubulus. En effet, il est peu probable que le cuisinier serve du taureau, qui n’a jamais vraiment figuré au menu des Romains mais était réputé pour son cuir (Edict. Diocl. 9, 15 ; 16 ; 24 ; 25). Le bœuf et le veau, au contraire, étaient consommés depuis longtemps (Plaute, Aul. 374-375 ; Apicius, 353-356). [Retour au texte]

j) Sur Orphée, cf. note 21. Les tripes, appelées chordae, fendicae ou omasum, étaient réservées aux couches inférieures de la société (Horace, Sat. 2, 5, 40 ; Epist. 1, 15, 34) et ne figurent pas dans le recueil d’Apicius. [Retour au texte]

k) Léandre, jeune homme d’Abydos, était l’amant de Héro, prêtresse d’Aphrodite à Sestos, sur l’autre rive de l’Hellespont. Chaque nuit, il traversait le bras de mer à la nage, guidé par un flambeau allumé par sa maîtresse. Mais, un soir, l’orage éteignit le feu et Léandre se noya. Héro se donna la mort à son tour.

Le terme lacertus est un nouveau trait d’esprit de la part de Vespa, qui joue sur l’homonymie des noms latins du bras (nécessaire pour nager) et du maquereau (parallélisme entre le nageur et le poisson). [Retour au texte]

l) La première partie du vers 91 est définitivement corrompue. Il semble qu’elle traite de Philoctète, héros malheureux à qui Hercule avait donné son arc et ses flèches. Blessé et abandonné sur l’île de Lemnos par les Grecs dans leur route vers Troie, il aurait survécu grâce à ces armes qui lui permettaient de chasser les oiseaux (Ovide, Met. 13, 45-54).

Au premier abord, on comprend mal la présence des plumes, qui ne sauraient constituer un aliment. Mais ce vers est probablement un écho d’Ovide (Met. 13, 53 : Velaturque aliturque auibus…), d’après qui Philoctète n’avait que les plumes de ses proies pour se vêtir. Or, dans l’Antiquité, les volailles étaient habituellement vendues entières. Le travail de préparation se faisait en cuisine (cf. Apicius, 219 et les natures mortes de la peinture romaine, qui montrent des oiseaux intacts au milieu d’autres denrées). On peut donc imaginer que le cocus a gardé pour Philoctète les plumes qu’il a lui-même arrachées. [Retour au texte]

m) Icare fut enfermé dans le labyrinthe avec son père Dédale. Il s’enfuit grâce à des ailes de cire mais il se dirigea trop près des rayons du soleil et la cire fondit. Icare s’abîma dans la mer et mourut (Ovide, Met. 8, 183-235).

En l’absence de précision, il faut comprendre que le cuisinier pense à des ailes de poulet. Cette volaille, la plus anciennement élevée en Italie, était aussi la plus courante. Les ailes étaient généralement méprisées des gourmets qui les trouvaient sans doute trop peu charnues (Aulu-Gelle, 15, 8, 2). [Retour au texte]

n) Niobé, mère de quatorze enfants, se vantait d’être plus fertile que Latone, mère d’Apollon et Artémis. Les jumeaux divins exterminèrent sa descendance pour la punir. Éplorée, Niobé fut transformée en rocher par Jupiter, son ancien amant (Ovide, Met. 6, 146-313).

La matrice était un morceau de choix, plus encore que les tétines (Horace, Epist. 1, 15, 41 ; Juvénal, 11, 81 ; Pline le Jeune, Epist. 1, 15, 3 ; Apicius, 252-255 ; 257). On distinguait particulièrement celles des truies n’ayant pas encore mis bas, appelées uulua sterilis, sterilicula ou simplement sterilis. [[Retour au texte]]

o) Sur Philomèle, cf. note 13. Plutôt qu’à la langue de porc ou de bœuf, qui nulle part ailleurs dans la littérature n’apparaît sur une table, le cuisinier pense ici à celle de rossignol. En effet, Philomèle, qui était privée de cet organe, fut métamorphosée en hirondelle, l’oiseau sans ramage, tandis que sa sœur, elle, fut changée en rossignol, l’oiseau chanteur par excellence. Or, une anecdote célèbre rapporte que l’empereur Élagabal, imitant Apicius, se faisait préparer des plats de langues de rossignol (Lampride, Hel. 20, 5) ! Le faisceau d’allusions, qui mène jusqu’au fameux gourmet, est certainement l’un des plus riches du poème. [Retour au texte]

p) Pasiphaé, épouse de Minos, se prit d’un amour monstrueux pour un taureau. De son union avec lui naquit le Minotaure (Ovide, Met. 8, 136-137). [Retour au texte]

q) Europe fut enlevée par Jupiter métamorphosé en taureau (Ovide, Met. 2, 833-875 ; 6, 103-107 ; 8, 120-123). Les bubula sont une préparation au bœuf de type isicium (quenelle ou boulette de viandes). L’adjectif substantivé se rencontre en trois autres occasions (CGL, III, 255, 64 et 379, 39 ; Dioscoride, 3, 86), tandis que l’Edictum Diocletiani (4, 14) parle d’isicia bubula. Enfin, une notice d’Apicius (42) décrit leur préparation. [Retour au texte]

r) Jupiter prit la forme d’une pluie d’or (aurum) pour s’introduire dans la tour où Danaé était captive (Ovide, Met. 4, 611 ; 6, 113 ; 11, 116-117). Or, le nom latin de la daurade, aurata, signifie proprement « la dorée », par référence à la teinte de ses écailles. On l’élevait dans des viviers marins et dans des lacs. La daurade était encore plus prisée des Grecs (Athénée, 328 b-c) que des Romains, qui appréciaient surtout celle du Lucrin, nourrie avec des coquillages (Martial, 13, 90 ; Columelle, 8, 16, 2 ; 8, 16, 8). Nous connaissons trois recettes pour accommoder ce poisson (Apicius, 158 ; 462-463). [Retour au texte]

s) Jupiter prit l’apparence d’un cygne pour séduire Léda (Ovide, Met. 6, 109). Il n’y a guère qu’ici, et peut-être chez Martial (13, 77), que cet oiseau apparaisse comme aliment. On sait néanmoins qu’on l’engraissait à cette fin après lui avoir cousu les paupières (Plutarque, Es. Carn. 2, 1, 6). Il passait pour lourd à digérer (Oribase lat. 4, 77) et sa graisse servait en médecine (Pline, N. H. 30, 30 ; 30, 69).

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[24] Autre nom de Vulcain. Le dieu s’identifie au feu, indispensable au cuisinier comme au pâtissier. Le dernier vers joue sur subducere ignem (retirer le feu de sous un récipient, cf. Caton, de Agr. 105, 1) et se subducere (se dérober, s’éclipser). [Retour au texte]


Introduction - Texte latin et traduction française - Notes de commentaire


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 9 - janvier-juin 2005

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