FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 8 - juillet-décembre 2004
Cet article est issu d'une communication présentée en février 2004 à l'Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve) à des étudiants de 3e cycle en histoire moderne et contemporaine dans le cadre d'un séminaire de DEA consacré à la violence interpersonnelle en Occident.
On trouvera dans Res Antiquae, t. 2, 2005, p. 327-346, sous le titre Mises à mort rituelles et violences politiques à Rome sous la République et sous l'Empire, le développement de certains des thèmes ici traités.
Plan
Introduction
Les sacrifices humains représentent pour nos esprits modernes une forme de violence ultime, excessive, extrême. De manière générale, les Romains condamnaient déjà cette pratique, considérée comme barbare. Pourtant, dans certains cas, rares, ils ont effectivement accompli des rites que nous qualifierions volontiers de sacrifices humains et qu'ils présentaient, parfois, comme tels.
Si les sacrifices humains dans le monde grec ont fait l'objet de synthèses récentes (D.D Hugues, 1991 ; P. Bonnechère, 1994), il n'en va pas de même pour Rome [1]. Sans entrer dans le détail des discussions historiographiques, signalons cependant deux grandes tendances qui ont vu les savants s'opposer, à propos des sacrifices humains que les Romains auraient accomplis aux origines : les uns adoptaient une attitude négationniste, refusant l'idée que les Romains aient pu se livrer à de telles pratiques (pour G. Wissowa, 1912, p. 35, 420, par ex., les sacrifices humains attestés par la suite seraient la conséquence d'emprunts à des peuples étrangers), tandis que d'autres (par ex. G. Capdeville, Substitution, 1971, p. 283-323) acceptaient, sans beaucoup d'esprit critique, les récits relatifs à ces sacrifices humains primordiaux. On s'est également longtemps interrogé sur les origines des rares mises à mort rituelles attestées durant les derniers siècles de la République et sous l'Empire, en particulier l'ensevelissement de Vestales vivantes ou de couples de Grecs et de Gaulois, vivants, au Forum Boarium. Plus récemment, quelques savants ont attiré l'attention sur le déroulement de ces rites, leur contexte politico-militaire et leur signification (A.M. Eckstein, 1982 ; A. Fraschetti, 1981, 1984). D'autres se sont penchés sur la fonction qu'occupe le thème du sacrifice humain dans les discours, dans les représentations romaines ainsi que sur la manière dont les Romains percevaient cette réalité (J. Rives, 1995 ; Cr. Grottanelli, 1999).
C'est sur la base de ces études plus récentes que seront ici développées quelques réflexions de synthèse, partielles, sur les sacrifices humains ou mises à mort rituelles à Rome. J'ai, jusqu'à présent, utilisé indistinctement ou presque les deux expressions. Une première question à poser sera celle de la définition d'un sacrifice humain. On envisagera ensuite, à travers une sélection de textes, quelles étaient les représentations romaines liées à cette pratique. Enfin seront examinés quelques cas attestés de mises à mort rituelles dans la Rome républicaine et impériale.
Seules les sources littéraires seront ici prises en considération. Il serait intéressant dans l'avenir d'envisager aussi les témoignages archéologiques, qui ne sont pas sans soulever parfois de sérieux problèmes d'interprétation. Pensons par exemple aux squelettes retrouvés aux Doliola sur le Forum romain.
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Problèmes de définition
La question de la définition des sacrifices humains mérite d'être posée avant de poursuivre cette étude. Celle-ci ne va pas de soi, comme on le verra à partir de quelques exemples. Elle a souvent été éludée ou rapidement évoquée par les savants qui ont traité cette question pour le monde romain. Ainsi, V. Groh (Sacrifizi umani, 1933, p. 240) définissait brièvement les sacrifices humains comme des cas de mises à mort de citoyens pour des raisons sociales.
A. Brelich (Symbol, 1969, p. 195-207) proposait pour sa part une définition un peu plus développée, en distinguant sacrifices humains et mises à mort rituelles : les sacrifices humains sont offerts à des êtres supra-humains (superhuman recipient), tandis que les autres sont des rites exigeant la mise à mort d'humains sans toutefois appartenir au culte d'êtres supra-humains.
Dans son ouvrage sur les sacrifices humains en Grèce, P. Bonnechère (1994, p. 13) a attiré l'attention sur les problèmes que pose cette définition : « comment s'assurer que, lors des meurtres rituels, les participants n'aient pas été amenés à ressentir une présence divine ou démoniaque, diffuse mais en tout cas supra-humaine, qui aurait transformé, imperceptiblement pour nous, ces meurtres rituels en sacrifices humains ? Comment s'assurer que, dans certains témoignages, la présence d'une divinité ne se soit pas imposée dans le rituel primitif ou n'en ait pas disparu avec le temps ? Rien n'exclut, en principe, qu'un sacrifice humain ne sombre dans la sphère des meurtres rituels, et vice versa. Cette mobilité potentielle des termes et des réalités s'aggrave encore lorsqu'il s'agit de déterminer si la distinction proposée doit s'effectuer sur le plan des conceptions actuelles ou sur le plan de la mentalité des peuples étudiés [...]. » Dès lors, le savant choisit « d'appeler sacrifice humain toute mise à mort rituelle d'êtres humains ».
Voyons enfin la définition proposée récemment par H. Cancik dans l'article Menschenopfer du DNP (1999, col. 1253) : « Le sacrifice humain n'est pas une mise à mort considérée comme illégale [ ] ; il se situe dans le cadre des rituels d'offrande qui sont généralement acceptés dans une religion et une culture donnée et qui sont également utilisés pour la mise à mort d'autres êtres vivants. Les mises à mort d'hommes dans d'autres rituels qui ne sont pas considérés comme illégaux (par exemple dans le cadre du culte des morts ou la deuotio dans la bataille) ne sont pas des sacrifices humains. La mise à mort d'hommes dans le contexte d'expiation purificatrice de présages constitue un cas limite, controversé dans la recherche. Les mises à mort intentionnelles et illégales dans des rituels illicites (magie, enchantement, prédiction de l'avenir) sont des homicides ou des meurtres rituels ». Un point important de la définition de la savante se situe dans l'aspect « non illégal » du sacrifice humain. Il est par contre plus difficile de comprendre les raisons de la distinction qu'elle opère entre les mises à mort « non illégales » qui peuvent être définies comme des sacrifices humains, parce qu'elles se situent dans le contexte de rituels d'offrande, et les mises à mort « non illégales » effectuées dans le cadre d'autres rituels. En quoi le type de rituel, rituel d'offrandes ou autres, permet-il de parler de sacrifices humains ? En outre, cela suppose aussi que l'on puisse toujours déterminer avec précision le type d'un rituel (et on peut se demander aussi sur quelles bases l'on dressera cette classification ; selon les critères des anciens ou en fonction de théories modernes). Cette définition, reconnaît d'ailleurs la savante, pose un problème aux chercheurs : comment considérer les mises à mort destinées à expier des présages ?
Au-delà des définitions théoriques et des problèmes qu'elles soulèvent, l'on peut, comme P. Bonnechère, considérer comme sacrifice humain « toute mise à mort rituelle d'êtres humains ». Je le suivrai ici en envisageant différentes formes de mise à mort rituelle, qui pourront donc également être qualifiées de sacrifices humains dans ces pages. Il serait également intéressant d'envisager systématiquement la terminologie antique, de confronter les unes aux autres les visions antiques relatives à des mises à mort rituelles : le vocabulaire utilisé relève-t-il du champ sémantique du sacrifice humain et dans le cas contraire à quoi fait-il référence ? Seule une sélection de textes sera présentée mais sur cette base déjà, quelques observations pourront in fine être formulées.
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Perceptions romaines du sacrifice humain
Quelle place, quelles fonctions occupait la thématique du sacrifice humain à Rome dans les discours des Anciens, dans leurs représentations mentales ? Ce thème fait l'objet de développements dans des textes relatifs aux origines de la civilisation romaine. On le retrouve également dans des réflexions sur ce que l'on pourrait appeler la « contingence de la norme » mais aussi dans des passages où il est question de l' « autre », du « barbare », ou de l'ennemi de l'État.
Le sacrifice humain aux origines et sa substitution par d'autres types d'offrandes
La question des sacrifices humains aux origines de Rome a obnubilé certains modernes, qui ont été tentés de croire les récits des anciens : les sacrifices humains des origines ont ainsi, selon eux, été remplacés par des rites de substitution toujours pratiqués durant l'époque historique. Il est très vraisemblable que la réalité des origines soit fort différente [2] ; ce n'est toutefois pas cet aspect des choses qui nous occupera mais bien les perceptions des anciens, relatives aux sacrifices humains des origines.
De manière un peu abrupte et schématique, l'analyse de différents textes permet la constatation suivante. Pour les Romains, le sacrifice humain est une pratique qui caractérisait leurs ancêtres lointains, avant qu'ils n'aient atteint un certain degré de « civilisation » (Cr. Grottanelli, 1999, p. 42-45). Précisons que l'époque de ces ancêtres peut précéder ou suivre la fondation de la Ville. Un personnage mythique ou considéré comme historique intervient alors pour leur interdire l'accomplissement de tels actes ; ces sacrifices humains sont alors remplacés par des rites de substitution.
Ainsi, selon Denys d'Halicarnasse (1, 38, 3), Hercule mit fin aux sacrifices humains qu'offraient jusqu'alors les anciens sur le site de la future Rome :
« afin que ces hommes n'aient aucune peur ou scrupule d'avoir abandonné les sacrifices ancestraux, il apprit aux indigènes, pour apaiser la colère du dieu, à fabriquer à la place des hommes qu'ils jetaient pieds et poings liés dans le courant du Tibre des mannequins à figure humaine, habillés de la même façon qu'eux, et à les précipiter dans le fleuve, afin que la crainte superstitieuse qui habitait alors toutes les âmes fut extirpée, les apparences de l'ancien supplice étant sauvegardées. » (trad. V. Fromentin, CUF, 1998)
L'historien précise également que les Romains accomplissaient encore ce rite à son époque, en mai ; il correspond à la cérémonie des Argées, durant laquelle les vestales jetaient dans le Tibre des mannequins représentant des hommes.
Macrobe (Sat. 1, 7, 31) attribue le même rôle « civilisateur » à Hercule. Avant son arrivée en Italie, les Pélasges offraient des têtes humaines à Dis Pater et des victimes humaines à Saturne, à cause de l'oracle qui disait : « Offrez des têtes à Hadès et des hommes à son père ».
« Mais plus tard, Hercule, selon la tradition, ramenant à travers l'Italie le troupeau de Géryon, persuada leurs descendants de remplacer par des offrandes de bon augure ces offrandes funestes, en donnant à Dis Pater non des têtes d'hommes mais des figurines façonnées à l'image de l'homme, et en honorant les autels de Saturne non par des sacrifices humains, mais par des cierges allumés, puisque le terme phôta signifie non seulement homme' mais aussi lumières' ». (trad. Ch. Guittard, La Roue à Livres, 1997)
C'est de là, poursuit l'auteur, qu' « est né l'usage de s'envoyer des chandelles de cire pendant les Saturnales ».
Denys et Macrobe interprètent donc des rites existant encore à leur époque comme des rites de substitution : les victimes humaines ont été remplacées par des objets.
Dans le célèbre dialogue entre Numa et Jupiter (cfr J. Scheid, Numa, 1985, p. 41-53), on voit le deuxième roi de Rome jouer au plus fin avec le dieu, afin d'obtenir que la victime à offrir pour expier la foudre ne soit pas humaine. Là où Jupiter exige une tête, Numa propose une tête d'oignon. Le dieu précise alors sa demande : « "la tête d'un homme" ; le roi répond : "tu prendras ses cheveux" ; mais le dieu exige une vie ; Numa réplique : "la vie d'un poisson". Le dieu se mit à rire et dit : "Par ces offrandes, tâche de conjurer les traits de ma foudre, ô mortel qui n'es pas indigne de converser avec les dieux" » (Ovid. Fast. 3, 339-342 ; voir aussi Plut. Numa 15, 5).
Numa, le roi fondateur des institutions religieuses, obtient donc de Jupiter que les sacrifices humains ne fassent pas partie des rites expiatoires romains en matière de foudre. Le pieux Numa pose les bases d'une religion qui ne fait pas couler le sang humain. L'absence de sacrifice humain semble aussi constituer ici un trait de la relation entre hommes et dieux, basée sur un dialogue où le représentant humain conçoit le dieu comme un partenaire.
À la suite du passage cité ci-dessus, Macrobe envisage un autre rite de substitution : lors des jeux des Compitalia, la fête des carrefours, on célébrait, depuis le roi tyrannique Tarquin le Superbe, des sacrifices d'enfants à la déesse Mania, mère des Lares, à la suite d'un oracle d'Apollon « prescrivant de demander la faveur des dieux pour des têtes en offrant des têtes » (Macr. Sat. 1, 7, 34-35).
Après l'expulsion des Tarquins, Junius Brutus, l'un des premiers consuls de la jeune République, modifia les modalités de ce sacrifice : « Il ordonna en effet de demander la faveur des dieux à l'aide de têtes d'ail et de pavot pour satisfaire l'oracle d'Apollon au sujet du mot "tête", en supprimant évidemment le crime d'un sacrifice funeste ; l'usage s'établit aussi de conjurer un éventuel danger menaçant la maisonnée en suspendant des figurines à Mania devant la porte de chaque maison » (trad. Ch. Guittard, La Roue à Livres, 1997).
Le rite sanglant du sacrifice humain remonte ici à l'époque d'un roi haï, tyrannique, qui, à la différence de son prédécesseur Numa, n'a pas pu interpréter les paroles du dieu dans un sens favorable aux hommes. Une fois le Superbe chassé, le consul Brutus, initiateur d'une nouvelle ère, sera, lui, capable de transformer la forme du sacrifice en rite non sanglant, tout en ménageant la susceptibilité d'Apollon.
Avec Cr. Grottanelli (1999, p. 44), on peut donc arriver à cette conclusion : qu'elle soit attribuée à Hercule, au roi fondateur des institutions religieuses ou au premier consul, Brutus, la substitution des sacrifices humains par d'autres rites est considérée par nos sources comme une partie intégrante, constitutive du système romain.
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Le sacrifice humain, un élément indiquant la contingence de la norme (Voir J. Rives, 1995, p. 69-70)
Dans un passage de son De republica (3, 14-15), Cicéron se penche sur la diversité des coutumes des différents peuples. Il y envisage notamment les coutumes religieuses : les formes revêtues par les divinités sont fort différentes en Égypte, en Grèce ou en Perse. Il constate également que pour un certain nombre de peuples, tels les Taures, sur l'Euxin, les Gaulois ou les Carthaginois, les sacrifices humains constituaient « un rite pieux et extrêmement agréable aux dieux immortels ».
Le sacrifice humain représente dans ce passage un des exemples qui permettent à Cicéron de montrer que les usages, la norme, les habitudes différent d'un endroit à l'autre. Si l'auteur n'exprime pas ici de jugement de valeur sur cette pratique, une telle attitude est cependant rare.
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Le sacrifice humain, une caractéristique du « barbare »
Bien plus souvent, le sacrifice humain est considéré négativement par les auteurs comme un rite caractérisant les « barbares ». Ainsi, à la fin des années 70 av. n.è., Cicéron, dans sa défense de Fonteius, gouverneur de la Gaule Transalpine incriminé de concussion par les provinciaux, utilise le thème du sacrifice humain pratiqué par les Gaulois pour prouver qu'on ne peut faire confiance à leur accusation.
« Enfin que peut-il y avoir de saint et de sacré pour ces hommes qui, même quand la terreur leur fait concevoir qu'il faut apaiser les dieux, souillent leurs autels et leurs sanctuaires de victimes humaines (humanis hostiis), et ainsi ne peuvent célébrer un culte sans l'avoir d'abord profané par des pratiques criminelles ? Qui ne sait en effet qu'ils ont conservé jusqu'à ce jour la coutume monstrueuse et barbare des sacrifices humains (illam immanem ac barbaram consuetudinem hominum immolandorum) ? Ainsi, quelle peut être, croyez-vous, la bonne foi, la piété de ces hommes, capables de s'imaginer que les dieux immortels se laissent le plus aisément fléchir par les crimes et par le sang des hommes ? Et ce sont de tels témoins que vous associerez à votre religieuse loyauté ? et vous croirez que dans leurs paroles ils aient fait preuve de scrupule ou de modération ? ». (Cic. Font. 31 ; trad. A. Boulanger, CUF, 1919)
L'orateur juge ici durement cette pratique, qualifiée de termes très négatifs. Des hommes ayant une conception de leurs dieux telle qu'ils accomplissent des sacrifices humains ne sont pas dignes de foi, argumente-t-il. Cicéron n'attaque donc pas seulement ce rite sanglant mais également ce qu'il considère comme son fondement, c'est-à-dire une conception erronée des dieux, basée sur la terreur. Conception, notons-le, qui s'oppose à la vision que les Romains avaient de leurs dieux, considérés comme les partenaires pacifiques de la cité, soucieux du bien-être terrestre des hommes, à condition que ceux-ci leur rendent les hommages qui leur sont dus (voir J. Scheid, 1998, p. 22, 27).
Les Romains peuvent s'enorgueillir, comme Pline l'Ancien (nat. 30, 13), d'avoir aboli en maints endroits cette pratique « barbare », au fur et à mesure que ces régions en marge du monde classique furent absorbées par l'Empire romain.
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Le sacrifice humain, une caractéristique du dévoyé, de l'ennemi public à l'intérieur de l'État
Le motif du sacrifice humain ne sert pas uniquement à caractériser le « barbare », il est également utilisé pour dépeindre, à l'intérieur du monde romain, le dévoyé ou l'ennemi de l'État (J. Rives, 1995, p. 71-75 ; Cr. Grottanelli, 1999, p. 47-52). Deux exemples l'illustreront.
Selon différents auteurs, Catilina et sa bande n'auraient ainsi pas hésité à immoler un homme et à se repaître de ses chairs (Plut. Cic. 10, 4 ; Dio Cass. 37, 30, 3). Réalité affreuse ou propagande diffamatoire ? Salluste (Cat. 22, 1-2) déjà se posait la question et semblait pencher pour la seconde solution :
« certains ont prétendu qu'après son discours Catilina, au moment où il faisait prêter le serment à ses complices, aurait fait circuler des coupes pleines de sang humain mélangé à du vin ; tous y ayant goûté, après avoir prononcé la formule d'exécration, comme il est d'usage dans les sacrifices solennels, il leur aurait découvert son dessein. Il aurait voulu ainsi rendre plus étroite leur fidélité mutuelle, par la complicité d'un tel forfait. Quelques personnes voyaient là et ailleurs encore une invention de ceux qui croyaient diminuer la haine dont Cicéron fut plus tard l'objet par l'atrocité même du crime de ceux qu'il avait fait punir. Il ne nous semble pas que la chose, étant donné sa gravité, ait été suffisamment démontrée. » (trad. A. Ernout, rev. et corr. J. Hellegouarc'h, 15e tirage, CUF, 1995)
Quoi qu'il en soit de la véracité de cette rumeur, les adversaires de Catilina n'ont pas hésité à l'accuser d'avoir sacrifié des victimes humaines - le sang humain bu par les conjurés que mentionne Salluste provient très vraisemblablement de sacrifices humains, comme permet de le supposer le parallèle avec les autres textes relatifs à cet épisode. Cette pratique dont on crédite les conjurés contribue à en faire des hors-la-loi.
Certains empereurs, considérés comme mauvais, ont été accusés par les anciens d'avoir sacrifié des victimes humaines - ce crime s'aggravant encore du fait qu'il s'agissait d'enfants (Cr. Grottanelli, 1999, p. 50). Ainsi, l'empereur Héliogabale, contre-modèle par excellence, aurait, parmi ses nombreux délits d'impiété, sacrifié des enfants et examiné leurs entrailles, en vue de connaître les dispositions divines (Dio Cass. 80, 11 ; Hist. Aug. Heliog. 8, 1-2 : humanas hostias).
Le sacrifice humain apparaît, à travers ces textes et d'autres encore, comme un attribut de l' « autre », qu'il s'agisse de l'étranger ou de l'ennemi de l'État. Comme l'écrit J. Rives (1995, p. 83), le sacrifice humain fonctionne dans ces passages comme un indicateur de différenciation culturelle : il a presque toujours dans ces récits « de fortes connotations négatives et se réfère à des normes culturelles considérées non seulement comme différentes mais comme barbares ou mauvaises ».
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Pratiques romaines du sacrifice humain dans le cadre de la religion publique
Si les Romains ont interdit aux peuples qu'ils ont soumis de sacrifier des victimes humaines, ils se sont cependant eux aussi livrés à de telles pratiques, au moins dans certains cas. C'est la constatation d'un tel paradoxe qui est à la base d'une des Questions romaines de Plutarque (quaest. rom. 83) :
« Par quelle raison expliquer les faits suivants : en apprenant que les barbares nommés Bletonesioi avaient offert aux dieux un sacrifice humain, ils envoyèrent une mission chargée de punir leurs chefs - ; et néanmoins, comme il apparaissait qu'ils n'avaient fait là qu'appliquer leurs lois, on les laissa en liberté, non sans leur interdire cette pratique à l'avenir. Mais alors comment se fait-il que les mêmes Romains, peu d'années auparavant, aient enterré vifs, sur la place appelée Marché aux Bufs, deux hommes et deux femmes, les uns grecs, les autres gaulois ? Il semble absurde de leur part de s'être livrés eux-mêmes à de telles pratiques, tout en blâmant les barbares pour leur comportement impie. » (trad. M. Nouilhan, J.-M. Pailler, P. Payen, Le Livre de Poche, 1999)
Dans sa réponse, Plutarque précise notamment que les Romains accomplirent ces sacrifices après avoir consulté les Livres Sibyllins, et donc, peut-on conclure, dans le cadre de la religion publique de Rome. Ces livres étaient en effet consultés par les décemvirs (puis par les quindécemvirs), à la demande du Sénat, quand survenaient des prodiges extraordinaires, qu'on ne pouvait expier par les moyens habituels (voir J. Scheid, 1998, p. 101-103).
Dans un passage souvent cité, Pline (nat. 30, 12) nous apprend pour sa part que dans les années 90 av. n.è. « un sénatus-consulte interdit d'immoler un homme, ce qui démontre que jusqu'à cette époque on accomplissait ces monstrueux sacrifices ». Il importe de bien situer cette assertion dans son contexte : Pline traite dans ce chapitre de la magie chez les différents peuples et notamment en Italie. Les sacrifices humains dont il est question ici sont donc accomplis dans le cadre de pratiques magiques, qui, à Rome, relevaient de la sphère privée et correspondaient à une attitude jugée mauvaise par rapport aux dieux.
Une différence importante sépare donc les sacrifices humains mentionnés par ces deux auteurs : les premiers, dont parle Plutarque, ont eu lieu dans le cadre de la religion publique ; les seconds, dans le contexte de pratiques magiques, relevant de la pratique privée.
Ce sont les mises à mort rituelles accomplies dans le contexte de la religion publique qui vont nous retenir ici.
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Ensevelissements de couples vivants au Forum Boarium
Trois fois durant la République, en 228, en 216 et en 114/113, les Romains ensevelirent vivants, au Forum Boarium, deux couples d'étrangers, des Grecs et des Gaulois [3].
Voici le récit qu'en fait Plutarque (Marcell. 3, 3, 7), pour le premier de ces cas :
« Cependant la proximité du lieu où la guerre allait s'engager [= Nord de l'Italie], qui touchait immédiatement leur territoire, inspirait une grande terreur aux Romains ; à cela s'ajoutait l'antique prestige des Gaulois, celui des peuples qu'ils semblent avoir le plus redouté, parce qu'il avait pris leur ville [ ]. Ce qui prouve aussi leur effroi, ce sont les préparatifs qu'ils firent (car jamais, dit-on, ni avant, ni après, les Romains ne mirent sur pied tant de dizaines de milliers d'hommes) et le caractère inouï du sacrifice qu'ils accomplirent. Eux qui d'habitude ne pratiquaient aucun rite barbare ni étranger, et qui, partageant autant que possible les opinions des Grecs, se montraient doux dans le culte rendu aux dieux, furent contraints, quand la guerre eut éclaté, d'obéir à des oracles tirés des livres Sibyllins et enterrèrent vivants deux Grecs, un homme et une femme, et pareillement deux Gaulois sur la place appelée le Marché aux bufs ; et, de nos jours encore, au mois de novembre, on célèbre en leur honneur des cérémonies secrètes, auxquelles personne ne peut assister. » (trad. R. Flacelière, É. Chambry, CUF, 1966)
Citons également le passage de Tite-Live (22, 57, 2-6) relatif aux sacrifices de 216 :
« Venant après de si graves défaites [= défaite de Cannes lors de la 2e guerre punique], des prodiges troublèrent les consciences : en particulier deux Vestales, cette année-là, furent convaincues d'inconduite : l'une fut enterrée vivante à la porte Colline, selon la règle ; l'autre s'était donné la mort. [...] Cette faute, au milieu de tant de malheurs, passa pour un prodige, comme il arrive souvent. On invita les décemvirs à consulter les Livres ; [...] on fit quelques sacrifices exceptionnels (sacrificia aliquot extraordinaria) après consultation des Livres sibyllins : au marché aux bestiaux, un Gaulois et une Gauloise, un Grec et une Grecque furent enterrés vivants (sub terram uiui demissi sunt), murés dans une enceinte de pierre qui avait déjà servi auparavant à des sacrifices humains, si contraires à la religion romaine (iam ante hostiis humanis, minime Romano sacro, inbutum). » (trad. A. Flobert, Garnier Flammarion, 1993)
Signalons encore que, selon Pline l'Ancien (nat. 28, 12), de telles cérémonies eurent encore lieu à son époque, au 1er s. de n.è. donc.
Quel est le vocabulaire utilisé par les auteurs qui évoquent ces sacrifices ? Tite-Live parle de sacrifices extraordinaires (sacrificia extraordinaria) et de victimes humaines (hostiis humanis) ; Plutarque de sacrifices (thusia ; thuein anthrôpous). Pline évoque non des sacrificia mais des sacra, des cérémonies.
Tite-Live et Plutarque insistent sur le caractère inouï, exceptionnel de ces rites et semblent choqués devant cette pratique considérée comme si contraire à la religion romaine par l'un, comme barbare par l'autre.
Les origines de ces sacrifices humains ont fait couler beaucoup d'encre chez les modernes. Pour certains, il s'agit d'un rite d'origine étrangère : en effet, argumentent-ils notamment, les Grecs et les Gaulois n'ont jamais été en même temps en conflit contre Rome [4]. Pour d'autres, au contraire, ce rite est romain (A. Fraschetti, 1981). Mais ce n'est pas ce problème qui nous occupera. Voyons plutôt, sur la base des études de A. Fraschetti (1981) et de A.M. Eckstein (1982), dans quels contextes ces rites furent pratiqués - et selon quelle procédure, et interrogeons-nous sur les significations qu'on peut leur attribuer.
Dans les trois cas, le contexte est similaire - A. Fraschetti parle de costanti di emergenza, de constantes d'urgence : d'une part, les Romains sont confrontés à des menaces extérieures, mettant en danger la République ; d'autre part surviennent des prodiges. Devant ces signes inquiétants, qui attestent la rupture de la pax deorum, les Romains consultent les Livres sibyllins, par l'intermédiaire de leurs prêtres, les décemvirs. Ceux-ci prescrivent l'ensevelissement d'un couple de Gaulois et d'un couple de Grecs. Pline ajoute que le chef du collège des (quin)décemvirs prononce une prière.
Le sacrifice s'avère efficace dans les différents cas : le danger est écarté, les prodiges cessent. Et Pline d'affirmer : « Quiconque lira la prière de ce sacrifice (sacri precationem) [ ] devra reconnaître le pouvoir de ces incantations, pouvoir d'ailleurs entièrement confirmé par huit cent trente ans de succès ». On n'est par contre pas étonné qu'un auteur chrétien, Orose (4, 13, 1-4), évoque non pas l'efficacité de ces sacrifices mais bien le malheur plus grand que ceux-ci attirent sur les Romains.
Enfin, signale Plutarque, ont lieu des cérémonies annuelles en l'honneur de ces victimes.
Quelle signification donner à ces rites ? Pendant longtemps, on a interprété ces sacrifices comme des rites visant à expier les fautes des Vestales coupables d'avoir rompu leur obligation de chasteté durant ces mêmes années. Un réexamen attentif des textes a cependant permis de constater d'une part que les dates des sacrifices humains et des scandales touchant ces prêtresses ne coïncidaient pas toujours et d'autre part qu'il n'y avait pas de relation directe entre ces affaires (C. Cichorius, Menschenopfer, p. 7-16, et, plus récemment, D. Porte, Enterrements, 1984, p. 233-243).
Les modernes fournissent actuellement différents types de réponses, qui se révèlent complémentaires. D'une part, il peut s'agir d'un rite d'anéantissement des ennemis. Ceux-ci ont pu être, un jour, directs, mais aux époques pour lesquelles ces sacrifices sont documentés, les Grecs et les Gaulois n'ont jamais été en même temps opposés aux Romains [5]. Les couples de Grecs et de Gaulois ensevelis vivants peuvent aussi valoir comme symboles des ennemis contre lesquels il s'agit de protéger Rome, en évitant des désastres futurs ; l'usage de Grecs et de Gaulois peut être interprété comme une référence aux deux grands ennemis du passé légendaire ou semi-légendaire de Rome. L'ensevelissement d'êtres vivants à Rome représente, comme l'a montré A. Fraschetti à partir de différents exemples, l'expulsion symbolique et matérielle du monde des vivants ; les personnes ensevelies vivantes sont livrées au monde des morts et de ses divinités.
D'autre part, et ici le contexte de ces sacrifices est très clair, il s'agit incontestablement d'un rite visant à expier un prodige, rite effectué à la suite de la consultation des Livres sibyllins. Plus subtilement, le contexte de ces rites nous montre de manière indiscutable qu'il s'agit de détourner un danger extérieur perçu comme particulièrement menaçant et imminent.
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Ensevelissement de vestales fautives
Les vestales, prêtresses chargées de l'entretien du foyer public, qui n'avaient pas respecté l'obligation de chasteté inhérente à leur fonction, étaient coupables d'incestus et condamnées à être ensevelies vives. Cette réalité est bien connue et a fait l'objet de plusieurs études récentes (voir par ex. A. Fraschetti, 1984 ; Cl. Lovisi, 1998). Signalons que rares furent les vestales condamnées durant la République et sous l'Empire.
Les différentes étapes du procès d'une vestale accusée et les modalités de son ensevelissement ne nous retiendront pas. Attirons simplement l'attention sur les points suivants.
Les accusations de vestales pour incestus (et les procès qui s'ensuivent) se déclarent dans des contextes particuliers : ici aussi A. Fraschetti (1984, p. 101, p. 109-113) évoque des costanti di emergenza. Sous la République, des prodiges éclatent, qui manifestent la rupture de la pax deorum, des bonnes relations entre les dieux et la cité ; après enquête, ceux-ci se révèlent avoir été provoqué par l'incestus d'une vestale. Une prêtresse coupable d'une telle faute est impure ; elle a donc contaminé les cérémonies religieuses qu'elle a accomplies et, ce faisant, provoqué la colère des dieux sur la Ville. Tant qu'elle n'est pas découverte et châtiée, la colère des dieux frappe la cité par diverses calamités. Remarquons en outre que les procès de vestales coupables ou présumées telles ont eu lieu dans des moments particulièrement significatifs, où Rome était en péril, menacée par des ennemis extérieurs ou par des troubles internes (A. Fraschetti, 1984, p. 119-120 ; Cl. Lovisi, 1998, p. 703-705, 727-731). À peine la coupable châtiée cessent les calamités : la pax deorum est restaurée.
La signification de la peine qui frappe les vestales coupables a également retenu l'attention des savants. Certains ont vu dans la faute même de la prêtresse un prodige : le châtiment qui s'abat sur elle constituerait dès lors l'expiation du prodige (G. Wissowa, Vestalinnenfrevel, 1923-1924, p. 201). Selon A. Fraschetti (1984, p. 121-128), le rite qui préside à l'ensevelissement de la vestale renvoie grosso modo au contexte du cortège funéraire et du deuil : la vestale est déjà socialement morte pour la cité. « Par l'ensevelissement, elle est livrée rituellement au monde des morts et expulsée de la communauté des vivants qu'elle a contaminée ». Rapprochant le sort réservé aux vestales des sacrifices humains du Forum Boarium, Cl. Lovisi propose pour sa part d'interpréter ce châtiment comme un sacrifice humain : « les vestales composaient une réserve de jeunes filles vouées au sacrifice pro salute populi Romani en cas de calamité nationale » (Cl. Lovisi, 1998, p. 729-734, p. 733 pour la citation).
Notons toutefois que malgré la proximité du rite, les anciens évoquent en des termes fort différents l'ensevelissement des couples étrangers au Forum Boarium et celui des vestales fautives. D'une part, ils ne présentent jamais l'ensevelissement d'une vestale vivante comme un sacrifice : les auteurs parlent simplement d'un ensevelissement sous terre et évoquent parfois le rituel qui l'accompagne. D'autre part, ils ne semblent jamais choqués par la peine qui frappe les vestales coupables et qui peut nous paraître si cruelle. Certains se montrent par contre heurtés quand la procédure d'enquête n'a pas été respectée - ce qui est le fait de « mauvais » empereurs. Ainsi, dans le cas de la grande vestale Cornelia accusée d'incestus vers 90, Pline le Jeune dénonce la condamnation qui frappe la prêtresse : celle-ci n'était pas même présente et ne fut pas écoutée lors la réunion du collège pontifical durant laquelle l'empereur Domitien, grand pontife, la condamna (Plin. epist. 4, 11, 6-7 ; voir Fr. Van Haeperen, Collège pontifical, 2002, p. 104-105). La procédure n'a pas été respectée : une vestale accusée avait normalement le droit de se défendre [6].
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Mise à mort rituelle des androgynes
Tite-Live et Obsequens mentionnent à plusieurs reprises des hermaphrodites dans leurs listes de prodiges, de la fin du 3e jusqu'au 1er s. av. n.è. (L. Brisson, Sexe incertain, 1997, p. 26-29). La naissance ou la « découverte » d'enfants hermaphrodites était donc considérée comme un prodige manifestant la rupture de la pax deorum : il devait être expié. Voici le récit le plus développé qu'en fait Tite-Live (27, 37, 5-7), pour l'année 207 av. n.è. :
« Alors que les consciences étaient libérées de leurs scrupules religieux, elles furent à nouveau troublées par l'annonce qu'à Frusino était né un enfant aussi grand qu'un enfant de quatre ans : l'étonnant n'était pas tant sa grande taille que l'incertitude où l'on était sur son sexe, masculin ou féminin (cela s'était produit aussi à Sinuessa, deux ans auparavant). Les haruspices qu'on avait fait venir d'Étrurie dirent qu'il s'agissait là d'un prodige qui souillait et déshonorait : il fallait bannir l'enfant du territoire romain, l'éloigner du contact avec la terre et l'immerger en haute mer. On l'enferma vivant dans un coffre, l'emporta et le jeta à la mer. Les pontifes décrétèrent de même que trois groupes de neuf jeunes filles devaient parcourir la ville en chantant un hymne. » (trad. P. Jal, CUF, 1998)
Le traitement à réserver à l'androgyne découvert est révélé par des haruspices étrusques appelés à Rome. L'enfant doit être expulsé du territoire romain et arraché de tout contact avec la terre : il est ainsi enfermé vivant dans un coffre et plongé dans la mer. Ce traitement, conçu comme une manière d'expier le prodige que représente l'hermaphrodite, peut être considéré, à nos yeux de modernes, comme une mise à mort rituelle. Notons cependant que les anciens ne parlent pas de sacrifice à ce propos : ils évoquent simplement l'immersion de l'androgyne, tout comme ils parlaient de l'ensevelissement sous terre de la vestale. Ils ne semblent pas non plus heurtés par cette pratique. À la différence bien sûr d'Orose (5, 4, 8-11), auteur chrétien, qui dénoncera cette expiation impie et cruelle comme étant à l'origine d'une pestilence : la mort d'un homme a provoqué un grand nombre de morts d'hommes et ne servit à rien.
Pratiquées dans le cadre de la religion publique, les mises à mort envisagées jusqu'à présent constituent des rites extraordinaires, répondant à des situations peu fréquentes : danger ressenti comme particulièrement menaçant, inceste de vestales, découverte d'hermaphrodites.
Les auteurs chrétiens ont utilisé, nous l'avons signalé, certains de ces exemples pour dénoncer les rites païens, leur caractère cruel, les catastrophes qu'ils étaient incapables de contrecarrer, voire qu'ils provoquaient.
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Sacrifice humain à Jupiter Latiaris
Outre ces mises à mort rituelles extraordinaires, peu fréquentes, les auteurs chrétiens dénoncent également un sacrifice humain qui aurait été pratiqué chaque année à Rome, dans le cadre d'une cérémonie publique régulière. Dans un passage consacré aux meurtres rituels chez les peuples païens, Tertullien (apol. 9, 5) le stigmatise en ces termes :
« jusque dans cette très religieuse cité des pieux descendants d'Énée, il y a un certain Jupiter que dans ses jeux on arrose de sang humain. "C'est le sang d'un bestiaire [= gladiateur]", direz-vous. Apparemment, c'est là moins que le sang d'un homme ! N'est-il pas encore plus honteux, que ce soit le sang d'un malfaiteur ? Ce qui est sûr, du moins, c'est qu'il est versé par un homicide. Oh ! le Jupiter chrétien et fils unique de son père par la cruauté ! » (trad. J.-P. Waltzing, CUF, 1929)
Ce même rite est également utilisé par d'autres auteurs chrétiens, dont Minucius Felix (30, 1, 4), dans leur polémique contre les sacrifices païens : « de nos jours encore Jupiter Latiaris est honoré, chez les mêmes Romains par un homicide (homicidio colitur), et, traitement qui sied au fils de Saturne, engraissé du sang d'une canaille criminelle (noxii hominis sanguine saginatur) ». (trad. J. Beaujeu, CUF, 1974) [7]
Selon les auteurs chrétiens, lors des jeux en l'honneur de Jupiter Latiaris, qui avaient lieu à l'occasion des Féries latines, était donc mis à mort un gladiateur ou un condamné à mort, dont le sang arrosait la divinité.
Si les jeux des Féries Latines, qui avaient lieu annuellement à Rome, sont attestés ailleurs (voir M. Malavolta, Ludi, 1996, p. 255-273), cette mise à mort rituelle n'est cependant pas mentionnée par les auteurs latins et grecs antérieurs. S'agirait-il éventuellement d'une invention de la propagande chrétienne ? C'est possible ; il faut toutefois signaler à ce propos le témoignage du néo-platonicien Porphyre (2e moitié du 3e s.), qui combattait aussi la pratique des sacrifices sanglants : « Mais aujourd'hui encore, qui ignore que dans la Grande Ville un homme est égorgé lors de la fête de Zeus Latin » (Porph. abst. 2, 56, 9).
L'évocation du rite sanguinaire en l'honneur de Jupiter latin n'est donc pas le monopole exclusif de la littérature apologétique chrétienne. Selon M. Malavolta (1996, p. 268), « il est difficile […] de penser que Porphyre ait intentionnellement utilisé, en le reprenant aux auteurs chrétiens (et non donc à une réalité contemporaine bien connue, comme il l’affirme), un argument polémique qu’il savait inconsistant et calomnieux ». Serait-il toutefois impossible que Porphyre se soit basé dans ce cas-ci sur la littérature chrétienne qu’il connaissait puisqu’il s’employait à la réfuter, sans vérifier la véracité de ces sources ?
Quoi qu'il en soit, il est intéressant de constater, avec J. Rives, que les auteurs chrétiens emploient ici le topos du sacrifice humain de la même manière que leurs « collègues » non chrétiens : celui-ci sert à définir la limite entre deux groupes : il ne s'agit plus ici des Romains d'une part, des barbares ou des « dévoyés » et des ennemis de l'État de l'autre mais bien des chrétiens et des non-chrétiens. Les « civilisés » sont ceux qui se distinguent par le rejet du sacrifice humain.
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Quelques remarques conclusives
Au terme de ce bref parcours, il est possible d'apporter quelques éléments de réponse à la question posée dans le paragraphe consacré aux problèmes de définition : à quels propos les Romains parlent-ils explicitement de sacrifices humains ?
D'une part, l'immolation de victimes humaines apparaît comme un rite sanglant pratiqué par des « barbares », régulièrement et légalement. Dans la très grande majorité des cas, les auteurs condamnent cet usage. Cicéron ne dénonce pas seulement cette pratique mais aussi ses fondements : c'est une conception erronée des dieux, basée sur la terreur, qui conduit à de tels actes.
D'autre part, quoiqu'ils dénoncent les sacrifices humains, les Romains admettent qu'ils se sont livrés à cette pratique, en différentes circonstances. Évoquons d'abord le cadre légal, de la religion publique. Leurs ancêtres, estiment-ils, sacrifiaient ainsi régulièrement aux dieux des victimes humaines, avant que l'un ou l'autre héros ou personnage considéré comme historique n'abolisse une telle pratique et ne leur enseigne des rites de substitution. Le rejet du sacrifice humain représente ainsi, aux yeux des Romains, un des éléments constitutifs de leur système politico-religieux, dès l'accession à un certain degré de « civilisation ». Toutefois, à des moments particulièrement critiques de leur histoire, les Romains ont été contraints, à trois reprises, de sacrifier des victimes humaines : ce sont les ensevelissements d'un couple de Gaulois et d'un couple de Grecs au Forum Boarium. Ces sacrifices ordonnés par les Livres sibyllins ont été accomplis dans le cadre de la religion publique. Les auteurs les présentent comme un acte inouï, exceptionnel, contraire aux habitudes romaines.
D'autres sacrifices humains ont été accomplis par des Romains, mais cette fois dans des contextes privés. Ceux-ci - peu importe s'il s'agit de faits réels ou de rumeurs - sont considérés comme faisant couler le sang. Ces rites relèvent ici non plus de la religion, mais de la magie ou de la superstition. Ils sont accomplis à de mauvaises fins par des hommes impies, qu'il s'agisse de dévoyés ou d'ennemis de l'État et font l'objet d'interdictions et de condamnations.
La thématique du sacrifice humain, que celui-ci soit pratiqué par des étrangers ou par des ennemis internes, est ainsi utilisée par les auteurs anciens comme un élément révélateur du degré de barbarie mais aussi d'une attitude religieuse erronée. Seul les ensevelissements de couples de Grecs et de Gaulois échappent à ce type de jugement totalement dépréciatif : accomplis dans le cadre de la « bonne » religion publique, par des Romains « civilisés », ils n'en restent pas moins un objet d'étonnement pour les Anciens qui ne manquent pas de relever leur caractère inouï, exceptionnel.
Notons aussi que les apologistes chrétiens utiliseront à leur tour la thématique du sacrifice humain pour déprécier les rites polythéistes des Romains. La ligne de démarcation que la pratique des mises à mort rituelles permet de tracer ne distingue plus les Romains des barbares ou des ennemis de l'État mais bien les chrétiens des non-chrétiens.
Les auteurs anciens n'utilisent par contre pas un vocabulaire en rapport avec le sacrifice humain, quand ils évoquent l'ensevelissement de vestales coupables d'incestus ou l'élimination en mer d'hermaphrodites reconnus comme des prodiges. Ces mises à mort nous apparaissent pourtant comme rituelles dans la mesure où elles impliquent des décisions prises par des prêtres et revêtent un caractère extraordinaire, cérémoniel, qui les distingue des peines de mort prononcées dans un contexte judiciaire. Il ne semble pas que les anciens aient porté un jugement négatif sur ces mises à mort, sauf dans les cas où la procédure n'avait pas été respectée.
Les mises à mort rituelles effectivement accomplies par les Romains dans le cadre de la religion publique (et que nous avons ici envisagées) sont extraordinaires : elles ont lieu dans des moments de crise, manifestés notamment par l'apparition de prodiges, et ont toutes pour objectif de restaurer la pax deorum. Notons aussi que ces mises à mort sont accomplies sans effusion de sang : les vestales et les couples de Grecs et de Gaulois sont ensevelis vivants, livrés au monde des dieux infernaux ; les enfants androgynes, enfermés dans un coffre, sont jetés à la mer. Comme le relèvent M. Beard, J. North et S. Price (Religions of Rome, I, 1998, p. 81), il ne s'agit donc pas de sacrifices au sens habituel que les Romains donnaient à ce terme : il n'y a pas de consécration de la victime, pas d'offrande de ses entrailles aux dieux.
Selon les auteurs chrétiens, les Romains auraient également offert chaque année un sacrifice humain, sanglant, à Jupiter. Cette question est complexe, nous l'avons vu, et mériterait d'être approfondie.
Les mises à mort rituelles ici prises en compte ne constituent qu'un aperçu des cas que nous livre la littérature ancienne. D'autres exemples auraient pu être cités, tel le sacrifice de trois cents habitants de Pérouse qu'Auguste aurait offert en 41 av. n.è. sur l'autel du divin César. D'autres questions mériteraient d'être posées ou approfondies, relatives notamment aux significations que les Romains donnaient à ces différents types de mises à mort rituelles. Le sujet des sacrifices humains à Rome est loin d'être épuisé ; il serait utile d'y consacrer une vaste synthèse, dépassant les limites d'un simple article.
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Notes
[1] F. Schwenn consacra une étude globale aux sacrifices humains, en Grèce et à Rome (Die Menschenopfer bei den Griechen und Römern, 1915). Quelques bonnes études ponctuelles ont été récemment consacrées à l'un ou l'autre aspect de cette thématique (voir bibliographie et infra). [Retour]
[2] Rappelons que les récits relatifs aux origines de Rome sont de très loin postérieurs aux faits qu'ils relatent et qu'ils ne peuvent s'appuyer sur des sources littéraires antérieures à la fin du 3e s. av. n.è. Ces récits sont avant tout le reflet des représentations que les anciens avaient développées à propos de leurs origines. Signalons aussi qu'une bonne partie des rituels présentés par les auteurs comme des rites remplaçant des sacrifices humains faisaient déjà, dans l'Antiquité, l'objet d'autres types d'interprétations, dans lesquelles n'intervenait pas l'explication « remplacement d'une victime humaine par une autre offrande ». [Retour]
[3] Je me baserai ici sur les articles incontournables de A. Fraschetti (1981) et de A.M. Eckstein (1982). Menées indépendamment l'une de l'autre, ces deux études aboutissent souvent à des conclusions similaires. Je renvoie à ces articles pour l'ensemble des références aux textes anciens et une discussion approfondie de ceux-ci. Citons aussi l'étude récente de S. Ndiaye (Minime, 2000, p. 119-128), utile pour sa bibliographie et pour l'état de la question. [Retour]
[4] Voir par ex. D. Briquel, 1981. Cl. Lovisi (1998, p. 730) a dressé une bibliographie reprenant les différentes hypothèses relatives à la provenance de ce rite. [Retour]
[5] Selon A. Fraschetti (1981, p. 91-107), Grecs et Gaulois ont pu être opposés aux Romains dans la première moitié du 4e s. av. n.è. Les origines du rite de l'ensevelisssement de couples de ces deux nations remonteraient à cette époque. [Retour]
[6] Voir aussi Dio Cass. 67, 3, 3, à propos de la dureté d'une enquête relative à des vestales, menée par Domitien. Celles-ci aussi seront condamnées. [Retour]
[7] Voir aussi par ex. Lact. inst. 1, 21, 3 ; Athan. gent. 25 ; Firm. Mat. err. 26, 2 ; Prud. Symm. 1, 395-399. [Retour]
Bibliographie sélective
M. Beard, J. North, S. Price, Religions of Rome. Volume 1. A History, Cambridge, 1998.
P. Bonnechère, Le sacrifice humain en Grèce ancienne, Athènes-Liège, 1994 (Kernos. Suppl. 3).
A. Brelich, Symbol of a Symbol, in Myths and Symbols. Studies in Honour of Mircea Eliade, éd. J.M. Kitigawa, C.H. Long, Chicago, 1969, p. 195-207.
D. Briquel, Des propositions nouvelles sur le rituel d'ensevelissement de Grecs et de Gaulois au Forum Boarium, in REL, 59, 1981, p. 30-37.
L. Brisson, Le sexe incertain. Androgynie et hermaphrodisme dans l'Antiquité gréco-romaine, Paris, 1997.
G. Capdeville, Substitution de victimes dans le sacrifice d'animaux à Rome, in MEFRA, 83, 1971, p. 283-323.
C. Cichorius, Staatliche Menschenopfer, in Römische Studien, 1922, p. 7-16.
A.M. Eckstein, Human Sacrifice and Fear of Military Disaster in Republican Rome, in AJAH, 7, 1982, p. 69-95.
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A. Fraschetti, Le sepolture rituali del foro Boario, in Le délit religieux dans la cité antique, Rome, 1981, p. 51-115 (Coll. EFR, 48).
V. Groh, Sacrifizi umani nell'antica religione romana, in Athenaeum, 11, 1933, p. 240-249.
Cr. Grottanelli, Ideologie del sacrificio umano : Roma e Cartagine, in ARG, 1, 1999, p. 41-59.
D.D. Hughes, Human sacrifice in Ancient Greece, Londres, New York, 1991.
Cl. Lovisi, Vestale, incestus et juridiction pontificale sous la République romaine, in MEFRA, 110, 1998, p. 699-735.
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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 8 - juillet-décembre 2004
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