FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 8 - juillet-décembre 2004


Le matin des Hommes-Dieux : Étude sur le chamanisme grec
II. Les «chamans grecs»

par Michaël MARTIN

Docteur en Histoire.

Membre du Centre de Recherches des civilisations anciennes (Clermont-Ferrand)

<magika2000@hotmail.com>


Nous publions ci-dessous la deuxième partie de l'étude de Michaël Martin sur le chamanisme grec. La première partie, intitulée « Éléments chamaniques dans la mythologie grecque », est accessible ailleurs dans le même fascicule 8 des FEC. La bibliographie générale et une illustration de Tirésias en transe  « chamanique » sont proposées à la fin de chacune des deux parties.

Le même chercheur a confié aux FEC une étude en trois parties sur le thème de la magie en Afrique romaine. On pourra la lire dans le fascicule 10 (juillet-décembre 2005).

Michaël Martin est l'auteur d'une thèse sur « Pankratos le magicien. La magie et ses praticiens dans le monde gréco-romain », défendue en décembre 2003 à l'Université Jules Verne d'Amiens. Aux Éditions Manuscrit-Université (Collection Histoire), il a publié en 2002 « Les papyrus grecs magiques » (284 p.), et en 2004 « Sorcières et magiciennes dans le monde gréco-romain » (560 p.). Son dernier livre est sorti en 2005 : « Magie et magiciens dans le monde gréco-romain », Paris, Éditions Errance, 2005, 296 p. (Collection des Hespérides). On lui doit sur la Toile un site spécialisé intitulé Ephesia Grammata.

Le lecteur intéressé par la magie pourra également se reporter à la page consacrée au sujet dans la BCS.

[Note de l'éditeur - 21 juillet 2004 - 31 octobre 2005]


 Plan de la deuxième partie : Les « chamans grecs »

 [Première partie : Éléments chamaniques dans la mythologie grecque]


Deuxième partie : Les « chamans grecs »

Dans son ouvrage intitulé Les Grecs et l'Irrationnel, E.R. Dodds consacre un chapitre entier (p. 139-178) à ceux qu'il nomme les « chamans grecs ». Si on opte pour une terminologie plus grecque, l'expression theios anêr, Homme-Dieu, rend certainement mieux compte de la personnalité de ceux qui ont appartenu à ce phénomène qui semble avoir touché le monde grec à partir du VIIe siècle av. J.-C. Dans son Électre, Sophocle au hasard d'une phrase fait une allusion qui éveille la curiosité :

J'ai déjà vu bien des sages mourir en paroles - en vaines paroles - et, sitôt de retour chez eux, y être honorés plus qu'avant. (Sophocle, Électre, 62, trad. P. Mazon)

Ce type de personnages que le Tragique juge assez célèbres pour ne pas les nommer sont par ailleurs mieux connus.

A. Figures de chamans grecs

Abaris

Le premier d'entre eux est un certain Abaris, originaire d'après ce que nous apprend Hérodote des contrées du Nord :

Sur les Hyperboréens, nous en resterons là - car je ne relaterai pas la légende qui veut qu'Abaris, un soi-disant Hyperboréen -, ait, sans manger, promené sa flèche d'un bout à l'autre de la terre. (Hérodote, IV, 36, trad. A. Barguet)

Cette flèche qui semble l'attribut d'Abaris pose un réel problème ; en effet il semble que nous sommes en présence de deux traditions. Ici, dans une version rationaliste, le père de l'Histoire la mentionne en tant qu'objet. Ailleurs on apprend que cette flèche est en or et relève d'Apollon, ce qui fera dire à E. Rohde (Psyché, 1956, p. 37) : « Portant dans ses mains la flèche d'or, signe de sa nature et de sa mission apolliniennes, il parcourait le monde, écartant les maladies au moyen de sacrifices, prédisant les tremblements de terre et les autres calamités ». La flèche fait partie de l'équipement traditionnel du chaman sibérien. Ainsi chez les Bouriates, le chaman s'assoit sur un morceau de tissu près du malade qui a besoin de ses services, entouré d'objets dont une flèche de la pointe de laquelle un fil de soie rouge mène jusqu'au bouleau situé à l'extérieur de la yourte. C'est grâce à lui que l'âme du malade est censée réintégrer son corps. Mais une autre tradition, qui allait être reprise par Héraclide du Pont et des auteurs plus tardifs, indique clairement que c'est monté sur cette flèche qu'Abaris arriva du Nord, la flèche jouant alors le rôle du balai des sorcières. Cette possibilité de voyager à travers les airs n'est pas propre à Abaris.

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Aristéas de Proconnèse

Il en va en effet de même chez Aristéas de Proconnèse dont c'est d'ailleurs là l'une des caractéristiques essentielles, comme le souligne Hérodote :

De son côté, Aristéas de Proconnèse, fils de Caystrobios, raconte dans son poème épique qu'en proie au délire apollinien, il se vit transporter chez les Issédones ; qu'au-delà des Issédones habitent les Arimaspes, des hommes qui n'ont qu'un oeil, au-delà des Arimaspes les griffons gardiens de l'or de la terre, et plus loin encore les Hyperboréens qui touchent à une mer. (Hérodote, IV, 13, trad. A. Barguet)

Un peu plus loin, il précise même :

Un jour, il entra dans la boutique d'un foulon, à Proconnèse, et y tomba mort ; le foulon ferma son atelier et s'en alla prévenir la famille du défunt. Toute la ville était déjà au courant de sa mort lorsqu'un homme contredit ceux qui l'annonçaient : c'était un habitant de Cyzique qui arrivait d'Artacé et déclarait avoir rencontré Aristéas en route pour Cyzique et lui avoir parlé. L'homme s'entêtait dans ses affirmations lorsque les parents du mort se présentèrent devant la boutique du foulon, avec ce qu'il fallait pour emporter le corps ; on ouvrit la porte : point d'Aristéas, ni mort ni vivant. Mais six ans plus tard, dit-on, il reparut à Proconnèse et composa l'épopée que les Grecs appellent aujourd'hui Les Arimaspées ; puis il disparut de nouveau. (Hérodote, IV, 14, trad. A. Barguet)

Notons au passage que chez Aristéas ses « voyages » psychiques sont directement mis en relation avec la création épique. K. Meuli avait, en son temps (Scythica, 1935), insisté sur les liens qui semblent exister entre le chamanisme et l'apparition de l'épopée. Il fut relativement peu suivi en la matière, mais il faut reconnaître que certains parallèles sont troublants entre le chaman et le poète. La question mériterait donc d'être à nouveau fouillée. M. Eliade (Chamanisme, 1968, p. 396) souligne d'ailleurs assez justement à ce propos : « Les aventures du chaman dans l'autre monde, les épreuves qu'il subit dans ses descentes extatiques aux enfers et dans ses ascensions célestes, rappellent les aventures des personnages des contes populaires et des héros de la littérature épique. Il est très probable qu'un grand nombre de 'sujets' ou de motifs épiques, de même que beaucoup de personnages, d'images et de clichés de la littérature épique, sont, en dernière analyse, d'origine extatique ». Nous avons vu que cela pourrait être le cas dans l'Odyssée avec des personnages comme Circé. Mais il y a là matière à fouiller.

Pour en revenir au « voyage » d'Aristéas, réfutant la théorie de J.D. P. Bolton (Aristeas of Proconnesus, Oxford, 1962) selon laquelle notre homme aurait accompli son voyage physique, K. Dowden (Deux notes, 1980) démontre assez clairement que ce voyage était bel et bien en âme. D'ailleurs, le même genre de témoignages concerne Hermotimos de Clazomènes dont Lucien cite l'exemple :

Et cela confirme la vérité de l'histoire d'Hermotimos de Clazomènes : son âme, l'ayant plusieurs fois quitté, voyageait toute seule, puis revenait, occupait à nouveau le corps et ressuscitait Hermotimos. (Lucien, Éloge de la mouche, 7, trad. J. Bompaire)

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Épiménide de Crète

Le dernier exemple est représenté par Épiménide de Crète. Celui-ci nous est peut-être mieux connu que les précédents ou du moins nettement mieux connu parce que lié à l'histoire d'Athènes. Pausanias nous en a laissé la description suivante :

Il y a aussi une statue d'Épiménide de Cnossos assis qui, dit-on, était à la campagne et pénétra dans une grotte pour dormir ; et le sommeil ne le quitta qu'après qu'il eut atteint la quarantième année de sommeil ; après quoi il se mit à écrire des poèmes en hexamètres et à purifier les cités, Athènes entre autres. (Pausanias, I, 14, 4)

Originaire de Cnossos, il prétendait d'ailleurs être une réincarnation d'Éaque. Son long sommeil, dont la durée varie selon les auteurs, allait lui valoir le surnom de neos kourês. E.R. Dodds (Irrationnel, 1977, p. 146-147) précise à ce sujet : « Sa place au début de la saga épimédienne laisse supposer que les Grecs avaient entendu parler de la longue retraite qu'est le noviciat du chaman et qu'il passe souvent en bonne partie dans un état de sommeil ou de transe ». Plusieurs indices laissent supposer que c'est peut-être d'Aristéas qu'Épiménide tenait son savoir sur les excursions psychiques.

Les Athéniens le firent venir dans leur ville, après le meurtre des complices de Cylon et des troubles superstitieux ; la peste ravagea l'Attique, et Mégare remporta quelques succès dans sa guerre contre Athènes. Tous ces maux prirent fin lorsque le Crétois Épiménide purifia la ville de sa souillure (soit en faisant immoler des brebis aux endroits des meurtres, soit en pratiquant un double sacrifice humain - épisode pour le moins douteux lorsqu'on considère qu'il s'agissait de racheter un crime de sang). Il se lia d'amitié avec Solon, lui facilita grandement sa tâche et le guida dans l'établissement de ses lois. Il accoutuma les Athéniens à plus de simplicité dans les cérémonies du culte et à plus de mesure dans les manifestations de deuil, incorporant aussitôt certains sacrifices aux funérailles et supprimant des pratiques rudes et barbares, auxquelles la plupart des femmes s'astreignaient auparavant. Et, ce qui fut le plus important, il exorcisa la ville par des expiations, des purifications, la disposant ainsi à se soumettre à la justice et à se laisser gagner plus docilement à la concorde. Les Athéniens, pleins d'une très vive admiration pour Épiménide, lui offrirent des richesses considérables et de grands honneurs, mais il ne demanda rien d'autre qu'une branche de l'olivier sacré, et, l'ayant obtenue, il s'en retourna.

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Caractéristiques du chaman grec

Plusieurs points bien précis caractérisent ces personnages. D'une part, ils sont tous, à l'exception notable d'Épiménide mais qui relève d'un autre processus, liés à des contrées lointaines ou aux marges de l'Hellénisme, c'est-à-dire en contact direct avec les Barbares. Or pour l'une des premières fois, il est souligné du fait même de leur provenance géographique que l'irrationnel de ces personnages est voulu étranger à la pensée grecque et ne pouvant être engendré par elle. Il en ira de même plus tard avec la magie. Ils se distinguent aussi par leur régime alimentaire : Abaris avait appris à se passer de toute nourriture humaine ; quant à Épiménide, il se nourrissait exclusivement d'une préparation végétale à base de mauve et d'asphodèle qui lui avait été enseignée par les nymphes. Dans les deux cas, cela dépasse le cadre de l'ascèse pour se calquer sur un modèle divin. Il semblerait, mais ce point est loin d'être clarifié, que certains possédaient un tatouage, cas rare dans le monde grec en dehors des esclaves alors qu'il était répandu chez des peuples voisins. La signification pourrait alors en être un signe de consécration en tant que theios anêr. Ainsi que nous l'avons déjà noté, c'est leur capacité de faire « voyager » leur âme qui retient surtout l'attention. S'il était encore besoin de s'en persuader, citons ce passage de Pline qui réalise une sorte de synthèse :

Nous relevons, parmi d'autres exemples, que l'âme d'Hermotime de Clazomènes avait coutume de quitter le corps pour aller errer au loin et en rapporter quantité de nouvelles qui ne pouvaient être effectivement connues que par un témoin ; pendant ce temps, le corps restait en léthargie ; mais un beau jour, il fut brûlé par des ennemis, nommés Cantharides, qui, au retour de l'âme, la frustrèrent pour ainsi dire de sa gaine ; quant à Aristée, on aurait vu, en Proconnèse, son âme s'échapper de sa bouche, sous la forme d'un corbeau : récit aussi fabuleux que le suivant. En effet l'aventure d'Épiménide de Cnosse me donne la même impression : il était encore enfant, dit-on, quand, épuisé par la chaleur, il s'endormit dans une caverne, pour une durée de cinquante-sept ans ; il se réveilla comme après une nuit normale et s'étonna de voir que la face des choses avait changé ; puis dans le même nombre de jour, il devint vieux mais continua de vivre jusqu'à l'âge de 157 ans. (Plin., Hist. Nat., VII, 174-175, trad. R. Schilling)

Ce pouvoir permet à certains de connaître de lointaines contrées et d'en tirer des récits ; à d'autres de connaître l'alêtheia. C'est le cas pour Épiménide ; ainsi que le souligne M. Detienne (1967, p. 130-131) : « Dans le cas d'Épiménide, si l'entretien avec Alétheia traduit un don de voyance, analogue à celui du devin, il couronne également une mélété qui vise à échapper au temps et à atteindre un plan du réel qui se définit essentiellement par son opposition à Léthé. Lorsqu'il entre en contact avec Alétheia, Epiménide accède à la familiarité avec les dieux […]. Le plan d'Alétheia est celui du divin : il se caractérise par l'intemporalité et la stabilité. C'est le plan de l'Être, immuable, permanent, qui s'oppose à celui de l'existence humaine, soumise à la génération et à la mort, rongée par l'Oubli ». En agissant de la sorte, il tente de se rendre semblable à la divinité. Nous verrons dans un instant que c'est là une des grandes nouveautés qu'il est possible d'attribuer à ces personnages, à savoir l'apparition - ou la réapparition - du « soi occulte ».

L. Gernet (Anthropologie, 1968, p. 89), tout en soulignant les différences notables entre le dionysisme et l'Homme-Dieu, le theios anêr, a tenté de donner à ce phénomène une dimension à la fois religieuse et sociale ; pour lui en effet leur « action a dû s'exercer aussi dans le sens d'une Réforme religieuse. Ce courant est très proche du courant dionysiaque, et il a même pu y avoir des interférences : il y a du vrai chamanisme, à un certain moment, dans le Dionysos des Bacchantes (v. 466 et suiv.). Mais la distinction n'en est pas moins à faire, quant au mode de recrutement, quant au patronage divin, et même - chose curieuse parce qu'elle révèle aussi une convergence - quant à la thérapeutique mentale ». Comme le souligne E.R. Dodds (Irrationnel, 1977, p. 146-147), le phénomène prend place à un moment précis de l'histoire grecque, moment où le mouvement dionysiaque n'était plus suffisant : « L'expérience religieuse du type chamanique n'est pas collective, elle est individuelle ; aussi paraissait-elle séduisante à l'individualisme croissant d'une époque pour laquelle les extases collectives de Dionysos n'étaient plus entièrement suffisantes. Et il est raisonnable de supposer en outre que ces traits eurent quelque influence sur la conception nouvelle et révolutionnaire des rapports entre l'âme et le corps qui apparut à la fin de l'époque archaïque ». En s'adressant à l'individu en tant que tel, et non plus comme simple élément d'un groupe, en lui alléguant des pouvoirs psychiques, cette nouvelle expérience religieuse faisait de l'être le dépositaire d'un éclat de divinité.

Car ce qu'apporte de nouveau ce mouvement à la portée religieuse et sociale, les deux allant de pair, c'est qu'il attribue à l'être humain un « soi occulte » d'origine divine, ce qui était tout à fait nouveau. Ce faisant, il fournissait à l'homme une nouvelle interprétation de son existence, celle que E.R. Dodds nomme l' « interprétation puritaine » : la psychê possède une vie indépendamment du corps qu'elle habite, elle peut voyager à loisir vers d'autres contrées, vers le monde des esprits, avoir une existence supranormale. Nous retrouvons bien là ce qui caractérise le personnage du chaman et qui était présent chez Abaris, Aristéas, Hermotime et Épiménide.

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Origines du phénomène 

Quant à l'origine même d'un tel mouvement, la question a fait couler beaucoup d'encre. Beaucoup ont voulu y voir un phénomène de contagion, de diffusionnisme. Pour K. Meuli (Scythica, 1935) qui fut suivi dans cette voie par E.R. Dodds notamment, ce serait aux Scythes que les Grecs auraient emprunté leurs visions chamaniques et que des personnages comme Abaris, Aristéas ou Épiménide auraient pu apparaître. L'opinion fut reprise jusqu'à une date relativement récente, où la thèse du diffusionnisme fut remise en cause. Il n'en demeure pas moins vrai que les coutumes funéraires des Scythes ainsi que nous les a présentées le récit d'Hérodote, possèdent incontestablement des aspects chamaniques que K. Meuli avait bien su mettre en apparence : purification funéraire en liaison avec le culte des défunts, utilisation du chanvre, de l'étuve et des cris qui sont la base d'un ensemble religieux spécifique dont le but est bien entendu l'extase. Ce type de cérémonie correspond en fait à ce que l'on trouve chez certains peuples turco-tatars où il y a un accompagnement du défunt vers sa nouvelle demeure. Le cas des Énarées viendrait confirmer cette vision de très nettes traces chamaniques chez les Scythes. Hérodote y fait référence dans deux passages. Ainsi, il note :

Or, les Scythes coupables d'avoir pillé le temple d'Ascalon, et tous leurs descendants après eux, ont été frappés par la déesse d'un mal qui fait d'eux des femmes : les Scythes voient dans ce sacrilège la cause de leur mal ; les voyageurs qui passent en ce pays peuvent constater par eux-mêmes l'état de ces hommes, que les Scythes appellent les Énarées. (Hérodote, I, 105, trad. A. Barguet)

Plus loin, Hérodote rapporte le moyen que tiennent les Énarées de la déesse Aphrodite de prédire l'avenir (IV, 67). Ce qui nous intéresse surtout ici, c'est bel et bien leur bisexualité et, depuis l'évocation de Tirésias, nous savons combien la bisexualité est à rapprocher des pratiques chamaniques. Ainsi K. Meuli a-t-il rapproché les Énarées de chamans tchouktches. Le cas de la Thrace et des Gètes est moins significatif. Certes nous connaissons le nom de Zalmoxis dont nous serons amené à reparler et qui était originaire de ces contrées ; Strabon (VII, 3, 3, C 296) rapporte pour sa part le cas de kapnobàtai mysiens, qui ne seraient autre que des danseurs ou des sorciers utilisant la fumée de chanvre pour des transes extatiques.

Au VIIe siècle av. J.-C., l'ouverture de plus en plus importante sur la Mer Noire et les contacts répétés avec des peuples comme les Scythes ou les Thraces dont certaines pratiques religieuses relevaient du chamanisme auraient en quelque sorte engendré le personnage de l'Homme-Dieu et ce chamanisme grec. Il y a toutefois plusieurs éléments qui permettent d'avancer que cette explication n'est pas totalement satisfaisante. K. Dowden (Deux notes, 1980) a montré les limites qu'il fallait accorder à la démarche de K. Meuli sur le chamanisme scythe, ou tout du moins sur la portée que celui-ci a eue auprès des Grecs. Car si elle a l'avantage d'expliquer pourquoi à un moment précis de l'histoire grecque de tels personnages ont pris autant d'importance, la thèse du diffusionnisme n'apporte pas de réponse quant aux éléments chamaniques qui semblent enracinés au coeur de certains mythes et être présents bien avant le VIIe siècle av. J.-C.

Ainsi en est-il notamment, mais cela est suffisamment important pour le souligner ici, pour les traces de rites chamaniques funéraires quand un enterrement traditionnel ne peut intervenir. Ce point a particulièrement bien été mis en évidence par W. Burkert (Goês, 1962, p. 45-48). Il cite ainsi le cas des morts en pays inconnu dont il fallait ramener au moins l'âme du défunt dans sa patrie. Ainsi Ulysse fait-il prononcer trois fois le nom de ses compagnons tués par les Kikones ; dans le même ordre d'idée, on érige un cénotaphe sur la plage pour un disparu en mer et on l'appelle trois fois par son nom. Mais le cas le plus flagrant est que des traces de tels rites ont été retrouvées dans l'intérieur d'une chambre mortuaire de Dendra qui se révéla être en fait un cénotaphe : en effet nulle dépouille mortuaire mais une table avec des offrandes, un couteau et un fourneau, trois fosses dont l'une contenait des os d'animaux et surtout les deux autres des pierres figurant grossièrement des êtres humains.

Restent alors deux possibilités pour expliquer le phénomène des Hommes-Dieux : la première consisterait à invoquer un phénomène de convergence, à savoir que l'esprit humain aurait donné aux mêmes problèmes les mêmes solutions et donc que le comportement chamanique est enraciné dans la composition psycho-physique de l'homme. E.R. Dodds (Irrationnel, 1977, p. 164, n. 32) s'est insurgé contre cette solution mais les arguments qu'il apporte sont loin de convaincre. En effet, comme nous l'avons vu, les traces d'un substrat chamanique sont bel et bien antérieures au VIIe siècle av. J.-C., et le fait que les principaux personnages aient une origine géographique marginale ne convainc pas non plus, sinon de la volonté de donner au phénomène une origine extérieure à l'Hellénisme. Mais l'est-elle réellement ? Enfin, une dernière possibilité consisterait à penser à un lointain héritage indo-européen qui se serait, de par le fait des contacts notamment avec les Scythes mais aussi avec les nouveaux besoins spirituels de l'époque, réactivé.

En fait prise indépendamment, aucune de ces réponses n'est pleinement satisfaisante, mais combinées, elles fournissent le point de départ d'une réflexion intéressante. Il se pourrait très bien, mais ce n'est là qu'une hypothèse de travail, que le substrat chamanique ait toujours été présent dans la pensée grecque archaïque - ce que tend à prouver son poids dans certains mythes - et qu'au contact de peuples le vivant de manière quasi religieuse au travers de leurs rites celui-ci ait pu être réactivé et prendre corps avec les personnages cités plus haut. Ceci n'est qu'une hypothèse mais en l'état actuel, il est difficile d'aller beaucoup plus loin.

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B. Du Goês au Magos

Le Goês dans la polis

Ce passage se traduit notamment par une nette évolution sémantique qui trahit aussi le statut des personnages et qu'a bien mise en évidence W. Burkert (Goês, 1962, p. 45-48). En effet, les éléments qui ont trouvé une incarnation presque légendaire dans le personnage du theios anêr semblent correspondre, à un niveau inférieur, à un praticien des arts magiques connu sous le nom de goês, qui lui aussi présente des affinités très fortes avec le personnage du chaman. Or à l'époque historique, ce personnage va progressivement disparaître pour laisser la place à d'autres spécialistes des arts magiques.

L'attestation la plus ancienne du terme se situe, semble-t-il, dans un passage de La Phoronide cité plus haut, où les Dactyles de l'Ida sont présentés comme étant des goêtes (Schol. Ap. Rh. 1, 1129 = Kinkel, 211). Nous avons vu précédemment combien ce type de personnage était à mettre en relation avec les mystères et l'initiation, ce qui semble bien avoir été, à une époque ancienne, un des attributs du goês. D'ailleurs Euripide y fait encore ouvertement référence lorsqu'il traite, par la bouche de Penthée, Dionysos de goês epôzos (Les Bacchantes, 234). Comme le souligne si justement W. Burkert (Goês, 1962, p. 40-41) : « L'activité du goês est donc de façon multiple liée à des formes de culte à mystère grec ; pour Éphore, c'est en eux que l'on trouve même l'origine de ces consécrations. Ainsi le goês se retrouve au centre de la religion grecque », mais cela à une époque reculée pour laquelle nous avons infiniment peu de témoignages directs.

Or si on s'intéresse de plus près au terme même de goês, celui-ci provient de manière nette du terme goos, gémissement ou lamentation. La famille sémantique nous oriente donc vers un type bien particulier de plainte, la plainte douloureuse. Il se pourrait ainsi que le goês ait été, à l'origine, « celui qui dit la plainte des défunts ». Une trace directe de cela est visible dans la pièce d'Eschyle Les Perses où Darius précise :

Vous-même, debout près de ce monument, vous vous lamentez, vous poussez des gémissements aigus et vous appelez lamentablement mon âme par vos évocations. (Eschyle, Les Perses, 687-688, trad. E. Chambry)

Or nous nous trouvons là en face d'un cas un peu particulier de nekyia qui peut effectivement entrer dans les prérogatives du goês, comme aller chercher aux Enfers l'âme d'un malade l'est au chaman, mais il ne semble pas que ce soit sa fonction première. Celle-ci serait plutôt inverse, c'est-à-dire accompagner l'âme du défunt dans sa dernière demeure. Comme le note J. Duchemin (Houlette, 1960, p. 312) : « Le chaman est véritablement psychopompe, c'est-à-dire chargé bel et bien d'accompagner l'âme du mort dans l'autre monde […] Mais il faut considérer maintenant le cas où un être est tenu pour mort, sans qu'il puisse être question de le ramener à la vie. La crainte des vivants est alors que le mort ne revienne les tourmenter. Il leur faut donc tout faire, dans un retournement irréversible de leur situation psychologique immédiatement antérieure, pour qu'il arrive effectivement le plus tôt possible, et demeure définitivement dans l'au-delà ». C'est aussi là l'un des rôles du goês, qui allie dans la plainte élément musical et paroles rythmées qui séduisent les esprits.

Autre particularité à rapprocher du goês, et dont je ne dirai ici que deux mots, c'est la capacité que semblent avoir ces derniers de se métamorphoser. Ainsi Hérodote utilise-t-il le terme de goês au sujet des Neures :

Ces gens sont peut-être bien des sorciers : d'après les Scythes et les Grecs installés en Scythie, tout Neure se change en loup une fois par an, pour quelques jours, puis il reprend sa forme primitive ; je n'en crois rien pour ma part, mais c'est bien là ce qu'ils affirment, et même sous la foi du serment. (Hérodote, IV, 105, trad. A. Barguet)

C'est encore l'image du goês qu'utilise Platon (La République, 598 d ; Politique, 303 c ; Le Sophiste, 235 a) lorsqu'il parle de la métamorphose des dieux avant qu'il n'en fasse un synonyme de mimêtês. L'image du goês changeant de forme à volonté est donc assez tenace pour s'être aussi colportée.

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La mise à l'écart et ses raisons

Or ce qui va se produire entre la fin de la période archaïque et la période classique, c'est que lentement le goês et ses pratiques vont se voir lentement dépréciés ; le personnage sombre dans les failles de l'oubli. Ainsi, que ce soit chez Platon, Xénophon ou encore Eschine ou Démosthène, le terme est synonyme de « charlatan » ; il est alors utilisé comme une véritable insulte. Platon conserve encore un lointain souvenir de ces personnages lorsqu'il parle en ces termes :

De leur côté, des prêtres mendiants et des devins viennent à la porte des riches et leur persuadent qu'ils ont obtenu des dieux, par des sacrifices et des incantations, le pouvoir de réparer au moyen de jeux et de fêtes les crimes qu'un homme ou ses ancêtres ont pu commettre. (Platon, La République, II, 364 b-c, trad. E. Chambry)

Mais, comme le fait justement remarquer W. Burkert (Goês, 1962, p. 51) : « Ce qui autrefois avait une place légitime et une fonction nécessaire dans la vie, inspirait à l'homme l'effroi, mais apportait aussi du soulagement et de la distraction, est devenu en Grèce une simple farce, méprisée et exécrée. Le magicien a été démythifié et est devenu un charlatan ». Le déclenchement d'un tel phénomène est cependant ancien ; il est déjà en marche dans les écrits homériques.

Une des raisons principales de ce phénomène est à rechercher dans l'émergence même de la polis, de la cité grecque et des rapports sociaux qui la caractérisent : « La cité signifie intégration de l'individu au sein de la communauté. À l'instar des phalanges hoplitiques défilant sur une rangée impeccablement alignée, toute la vie de la cité repose sur le regroupement corporatiste des pairs. Le magicien n'y a plus sa place, tout comme le roi est déposé ou démis de ses fonctions ; les relations avec les dieux sont aussi affaire de la communauté, le prêtre est un représentant de la cité, et non un simple individu doué de charisme. Goês et intégration à la cité sont des antonymes. » (W. Burkert, Goês, 1962, p. 52). Ajouter à cela le mouvement de rationalisation pragmatique qui touche l'ensemble du monde grec, et l'on met le doigt sur les raisons qui ont abouti, en définitive, à l'éviction du goês.

On assiste à partir de là et de manière parallèle à l'évolution sémantique dont nous avons déjà parlé mais sur laquelle il n'est pas inutile de revenir tant elle est lourde d'enseignement. Pour parler de magie, les Grecs vont en effet aller puiser dans le vocabulaire étranger, semble-t-il iranien, en utilisant les termes de magos et de mageia. La volonté est claire en agissant de la sorte : il est fait, de par sa désignation même, de la magie un phénomène non grec, extérieur à la pensée hellène. Comme le fait remarquer F. Graf (Magie, 1994, p. 40-41) : « la magie comme pratique des prêtres perses - ce qui dans l'Athènes du Ve siècle, ne veut pas seulement dire pratique non grecque, mais bien plus emphatiquement pratique des ennemis du peuple hellénique - s'insère dans une structure bien connue. Tylor en parle déjà : dans Primitive Culture, il dresse une liste impressionnante de peuples qui qualifient la magie du nom de leurs voisins détestés (ou redoutés) ». En utilisant ces termes, les Grecs prennent donc en quelque sorte leur distance avec ces pratiques, et c'est ce recul qui va en quelque sorte créer l'identité du phénomène.

À l'époque où parlent nos premières sources écrites, le goês est en train de vivre ces derniers instants en tant que tel. Bientôt ce terme n'en viendra plus qu'à désigner le « charlatan » et à n'être employé que dans un sens nettement péjoratif. Apparaît alors le magos et les changements de fond qui lui sont attenants. C'est là l'une des premières ruptures dans l'histoire de la magie gréco-romaine. En effet, à partir de là, cette magie « différenciée » dont nous avons déjà évoqué l'existence allait pouvoir prendre des formes qui lui sont propres et caractéristiques comme nous le verrons avec le katadesmos, même si elle utilise aussi l'héritage des siècles comme c'est aussi le cas avec la magie médicale.

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C. Prolongements de la pensée chamanique en Grèce

Les personnages qui appartiennent au type du theios anêr que nous avons étudié précédemment n'ont pas, à l'exception d'Épiménide, laissé d'autres traces tangibles que ce que nous apprend leur « légende ». Toutefois, force est de constater qu'au travers d'autres noms de la pensée grecque - et non des moindres - la pensée « chamanique » a pu se transmettre. Un rôle important est à réserver à Pythagore mais aussi à Empédocle, déjà cité en ouverture de cet article, et de manière plus étonnante à Platon.

Pythagore et Zalmoxis

Par bien des aspects, l'image de Pythagore relève du même modèle que les personnages évoqués plus haut. D'ailleurs chez les auteurs anciens, il s'y trouve associé comme c'est le cas chez Apollonios (Histoires merveilleuses, 6) qui rapporte à son sujet une série de fait merveilleux :

À Épiménide, Aristéas, Hermotime, Abaris et Phérécyde a succédé Pythagore, fils de Mnésarchos, qui se lança dans l'étude assidue des sciences mathématiques, et des nombres en particulier, mais ne voulut jamais, même par la suite, renoncer à l'art de faiseur de miracles de Phérécyde. Et en effet, un jour qu'un cargo, chargé de fret, entrait dans le port de Métaponte au milieu de la foule qui, songeant à la cargaison, priait le Ciel que son retour se fût bien passé, notre philosophe survint et dit : Eh bien, c'est un cadavre qui pilote ce cargo, vous allez le voir ! Une autre fois à Caulonia, au dire d'Aristote, (il prédit l'apparition de l'ourse blanche, le même Aristote), qui a beaucoup écrit sur lui, dit encore, entre autres choses, que le serpent de Tyrrhénie dont la morsure était mortelle, il le tua en le mordant lui-même. En une autre occasion, il annonça à ses disciples qu'un soulèvement allait éclater ; c'est pourquoi il partit pour Métaponte, sans se faire reconnaître et, tandis qu'il longeait le Cossa en compagnie d'autres voyageurs, il entendit une voix forte et surhumaine qui lui dit Salut, ô Pythagore !, ce qui terrifia les gens présents. Une autre fois, on put le voir à Crotone et à Métaponte, le même jour et à la même heure. Une autre fois encore, toujours selon Aristote, alors qu'il assistait à une représentation théâtrale, il se leva et laissa voir au public sa jambe : elle était en or. (Apollonios, Histoires merveilleuses, 6)

Pythagore est donc présenté telle une divinité incarnée dont la cuisse est le signe physique, pourrait-on dire. Lui aussi a un régime alimentaire particulier, lui aussi accomplit des miracles et est devin à ses heures. C'est hors de Grèce que celui-ci aurait reçu son enseignement mystique, selon un modèle qui deviendra commun. Apulée rapporte ainsi la croyance suivante :

Pythagore passe en général pour avoir été disciple de Zoroastre, et versé comme lui dans la magie. (Apulée, Apologie, XXXI, trad. P. Valette)

Diogène Laërce (VIII) donne une vision plus précise qui correspond bien à un topos : selon lui il aurait été initié à tous les mystères, qu'ils soient grecs ou barbares, et aurait voyagé en Égypte, en Chaldée qui ont toujours représenté des contrées versées en irrationnel. Il mentionne aussi la Crète et met Pythagore en relation directe avec Épiménide puisque tous deux seraient entrés dans la grotte de l'Ida afin de rechercher un peu plus le contact des dieux et d'en apprendre les secrets. Il passait aussi, et là le fait est plus nouveau, pour avoir été lié à un certain Zalmoxis.

Il convient de s'arrêter un instant sur le cas de ce Zalmoxis dont nous n'avons pas encore parlé. En effet, notre source en la matière (Hérodote, V, 94-96) est à la fois révélatrice et embrouillée. Celle-ci tient des habitants de l'Hellespont et du Pont-Euxin que Zalmoxis fut un temps esclave à Samos, au service de Pythagore, ce qui rend Hérodote sceptique. Or, comme le note E.R. Dodds (Irrationnel, 1977, p. 168, n. 61) : « Hérodote sait que Zalmoxis est un daimôn (4.94.1), mais ne tranche pas la question de savoir s'il avait été un homme (96.2). Le compte rendu de Strabon (7.3.5) donne à penser qu'il était ou bien un chaman héroïsé - tous les chamans deviennent des Uör, des héros, après leur mort - ou bien un prototype divin de chaman ». Or ce qui est important pour nous ici, c'est sa mise en relation avec Pythagore, dont il fut certainement, plutôt que l'esclave, le daimôn. Ce Zalmoxis passait pour être lié aux Gètes, donc à la Thrace. Est-ce de lui ou de ces contrées que lui vinrent ses croyances en la transmigration dont il approfondit nettement la portée philosophique ?

Car nous touchons là à un domaine des plus intéressant. Préférant, à la précision d'Héraclide du Pont (cité par Diogène Laërce, VIII) qui décrit chacune des vies antérieures de Pythagore, la pensée d'Empédocle, citons ces quelques vers révélateurs :

En effet, lorsqu'il tendait toutes les forces de son esprit,
Facilement il voyait chacun de tous les événements
Aussi bien de dix que de vingt vies d'hommes.

(Purifications, fr. 129, trad. J. Zafiropoulo)

La réponse habituellement apportée en la matière est d'expliquer ce legs par l'orphisme. Or force est de constater, à la manière de E.R. Dodds (Irrationnel, 1977, p. 143), que cette explication « ne fait que renvoyer la question d'un pas en arrière ». Leur origine est certainement commune et il n'est pas du tout certain que dans le cas de Pythagore un détour par l'Orphisme soit nécessaire. Déjà, Épiménide prétendait être la réincarnation d'Éaque, ainsi que nous l'avons souligné plus haut.

C'est bien que l'idée faisait partie de ce substrat chamanique d'où qu'il provienne. Mais Pythagore va en dépasser le cadre étroit ; comme le souligne L. Gernet (Anthropologie, 1968, p. 424) : « Le privilège de Pythagore, ce qui fait de lui un être intermédiaire entre l'homme et Dieu, ce n'est pas, bien entendu, que son âme se soit réincarnée plusieurs fois : c'est qu'il ait conservé le souvenir de ses réincarnations successives. Cela suppose une grâce divine ; mais, don gratuit en un sens, le privilège n'en est pas moins une conquête. Plus précisément, il est la récompense de certaines efficaces que nous discernons ou devinons ». En ce sens, il devient accessible à tous, à des degrés divers, ce dont témoigne la communauté d'hommes et de femmes qu'il fonda et dont la règle était déterminée par l'attente de vie future.

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Empédocle d'Agrigente

Ce n'est pas un hasard si le second personnage dont nous allons évoquer le cas, Empédocle d'Agrigente, passe pour avoir reçu directement ou indirectement l'enseignement de Pythagore. Lui aussi, comme son illustre maître, se souvient de ses vies antérieures et se conforme aux règles du pythagorisme. Toutefois, il n'est pas un pythagoricien. Comme le précise L. Gernet (Anthropologie, 1968, p. 425) : « C'est un des moins mal connus, mais c'est aussi le plus étrange ; et la chronologie accentue cette étrangeté, puisqu'il touche à un 'âge de lumière'. Par sa doctrine même, il est une espèce de symbole, car il est à la fois le penseur préoccupé d'explications 'rationalistes' et le mystique attaché aux conceptions les plus imaginaires et, comme nous disons, les plus primitives. Mais c'est avant tout sa personne qui retient notre attention, plus exactement le type qu'il réalise et les ambitions qu'il avoue ».

L'impression est en effet d'une certaine mise en scène savamment orchestrée qui fait appel à des notions archaïques suffisamment répandues pour qu'il juge bon de les utiliser. Ses écrits rendent bien ce à quoi il aspire. Ainsi que le souligne E.R. Dodds (Irrationnel, 1977, p. 149), « Empédocle est ainsi en un sens le créateur de sa propre légende, et si nous devons en croire ses descriptions des foules venues à lui à la recherche de science occulte ou de guérison magique, les débuts de cette légende datent de son vivant ». À plusieurs moments, il fait référence à son statut de Divinité descendue sur terre et sa mort prétendue est à l'image de ce qu'il désirait. La tradition conservera par ailleurs ce souvenir puisque Diogène Laërce rapporte qu'à la suite d'une peste, il agit de manière bénéfique envers les habitants de Sélinonte :

Quand la peste eut cessé, un jour où les Sélinontins fêtaient cela par un banquet au bord du fleuve, Empédocle soudain leur apparut : eux, après s'être levés, se prosternèrent et lui adressèrent des prières comme à un dieu. C'est parce qu'il voulait renforcer cette croyance qu'il s'est jeté dans le feu. (Diogène Laërce, VIII, trad. J.-F. Balaudé-L. Brisson)

En effet, la légende veut qu'il se soit jeté dans un des cratères de l'Etna, le volcan ne rendant de lui qu'une sandale de bronze. Comme le précise J. Bollack (Empédocle, 2003, p. 13) : « Les dieux de la cité ne tiennent plus aucune place chez Empédocle. Ils sont sous le texte, enfouis dans les mots, dans ce qu'on a fait d'eux. Si le dieu est homme, il est dieu avec l'homme, en lui et pour lui : dieu-homme sur terre, laissant à l'homme une chance d'être ou de devenir ce dieu qui depuis toujours occupe ses rêves et sa pensée ».

Tous ces éléments mis bout à bout nous prouvent que ce qu'Empédocle représente en fait, c'est le dernier représentant d'une lignée de personnages qui cumulaient en eux des pouvoirs de magicien, de poète, de guérisseur, de philosophe et de scientifique. Tout du moins Empédocle se présente comme tel, à défaut peut-être de tous les posséder réellement. Après lui toutes ses fonctions seront séparées et il faudra attendre des personnages comme Apollonios de Tyane dans la légende ou Apulée dans la réalité pour voir à nouveau ce modèle remis à l'honneur. Preuve qu'il n'avait pas tout à fait été oublié et que même cinq siècles après des résurgences pouvaient être possibles. Or nous ne serions pas tout à fait complet si nous ne parlions pas de celui qui fit au fond que cette pensée perdura, à savoir Platon.

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Platon

À lire les écrits du plus célèbre des philosophes grecs, il serait facile de croire, au premier abord, que sa manière de penser est aux antipodes de celle d'Empédocle et qu'une certaine tradition « chamanique » n'a sur lui aucune prise. Il n'en est en fait rien. Bien des indices attestent du contraire, ainsi que nous allons tenter de le montrer, à commencer par sa conception en l'immortalité de l'âme.

Mais avant d'en venir là, il convient de s'interroger sur l'origine de cet héritage qui n'allait pas de soi. L'héritage socratique incitait plutôt, il est vrai, au rationalisme et ainsi que le note E.R. Dodds (Irrationnel, 1977, p. 214-215) : « C'est ainsi que la coutume grecque, pense-t-il, a raison de donner le dernier mot en matière militaire au commandant en chef, à titre d'expert formé par l'expérience, plutôt qu'aux devins qui l'accompagnent en campagne ; en règle générale, c'est au jugement rationnel (sôphrosunê) que revient la tâche de distinguer entre le devin véritable et le charlatan. Et c'est à peu près de même que le produit de l'intuition poétique doit être soumis à la censure rationnelle et morale du législateur de métier. Tout cela était en accord avec le rationalisme socratique ». Et pourtant même le père de la maïeutique présente certains penchants pour l'irrationnel, et « avait pris tout à fait au sérieux l'intuition irrationnelle, qu'elle s'exprimât dans les rêves, par la voix intérieure du daimonion, ou dans les propos de la Pythie » (E.R. Dodds, Irrationnel, 1977, p. 215). Nous verrons par ailleurs qu'aux yeux de beaucoup Socrate passait même pour un magicien.

Pour en revenir à son disciple, il semble bien que Platon reçut ce penchant irrationnel mais le fit évoluer dans une direction nouvelle. C'est sans doute aux contacts qu'il eut avec les groupes pythagoriciens de Grande-Grèce qu'il approcha vers 390 av. J.-C. que cette « réorientation » est en partie due. Ce voyage, le seul attesté avec précision, avait bien pour but de l'introduire auprès des cercles pythagoriciens, et en particulier chez Archytas de Tarente qui lui offrait le modèle du philosophe-roi. Il en résulta alors qu'auprès de lui « Platon effectua en somme une hybridation de la tradition du rationalisme grec avec des idées magico-religieuses dont les origines les plus lointaines remontent à la culture chamanique septentrionale » (E.R. Dodds, Irrationnel, 1977, p. 207).

C'est à propos de l'âme que cette « hybridation » s'est toutefois essentiellement manifestée, Platon faisant une sorte d'amalgame entre le soi occulte et la psychê socratique rationnelle. Le premier parvint toutefois à conserver ses principaux traits, parfois adoucis. Comment, dans ce contexte, ne pas évoquer l'expérience d'Er le Pamphylien, dont « la transe cataleptique […] ressemble à celle des chamans et son voyage extatique dans l'au-delà nous rappelle non seulement l'Ardâ Vîrâf mais aussi nombre d'expériences chamaniques » (M. Eliade, Chamanisme, 1968, p. 309). Nous ne pouvons reprendre ici l'intégralité du long récit laissé par Platon ; toutefois pour se faire une idée de son contenu de ce récit, en voici le début :

Ce n'est point, dis-je, le récit d'Alkinoos, que je vais faire, mais celui d'un homme vaillant, Er, fils d'Arménios, originaire de Pamphylie. Il était mort dans une bataille ; dix jours après, comme on enlevait les cadavres déjà putréfiés, le sien fut retrouvé intact. On le porta chez lui pour l'ensevelir, mais le douzième jour, alors qu'il était étendu sur le bûcher, il revint à la vie ; quand il eut repris ses sens il raconta ce qu'il avait vu là-bas. (Platon, La République, 614 c, trad. R. Baccou)

Un des principaux traits de comparaison entre l'expérience d'Er et celle des chamans est représenté par l'Axe central qui se traduit notamment chez Platon par l'idée de « fuseau ». Ainsi que le précise M. Eliade (Chamanisme, 1968, p. 309-310) : « On mesure à quel point un mythe ou un symbole archaïque peuvent être réinterprétés ; dans la vision d'Er, l'Axe Cosmique devient le Fuseau de la Nécessité et le Destin astrologique prend la place du livre céleste. Remarquons pourtant que la situation de l'homme reste constante : c'est toujours par un voyage extatique, exactement comme chez les chamans et les mystiques des civilisations rudimentaires, qu'Er le Pamphylien reçoit la révélation des lois qui gouvernent le Cosmos et la Vie ; c'est par une vision extatique qu'il est amené à comprendre le mystère de la Destinée et de l'existence d'après la mort. L'énorme écart qui sépare l'extase d'un chaman et la contemplation de Platon, toute la différence creusée par l'histoire et la culture, ne change rien à la structure de cette prise de conscience de la réalité ultime : c'est à travers l'extase que l'homme réalise pleinement sa situation dans le monde et sa destinée finale. On pourrait presque parler d'un archétype de la prise de conscience existentielle, présent aussi bien dans l'extase d'un chaman ou mystique primitif, que dans l'expérience d'Er le Pamphylien et de tous les autres visionnaires du monde ancien qui ont connu, ici-bas déjà, le sort de l'homme outre-tombe ».

Autre point à retenir qui laisse entrevoir un rapprochement très net de la pensée de Platon avec un substrat chamanique, il s'agit des « Gardiens » dans lesquels E.R. Dodds (Irrationnel, 1977, p. 208) n'hésite pas à voir « une nouvelle forme de chamans rationalisés qui, comme leurs prédécesseurs primitifs, sont préparés à leurs hautes fonctions par une discipline d'ordre spécial destinée à modifier entièrement la structure psychique d'un homme ».  En définitive, si l'on devait résumer la pensée de Platon, « on peut dire qu'en principe, il accepte la dichotomie de Burckhardt - le rationalisme pour le petit nombre, la magie pour les masses. Nous avons vu toutefois que son rationalisme est animé d'idées qui avaient autrefois été magiques ; et d'autre part nous verrons par la suite, comment ses 'incantations' devaient servir à des fins rationnelles » (E.R. Dodds, Irrationnel, 1977, p. 210). Car, à côté de cela, Platon ne s'est pas privé d'attaques en règle contre la magie ou contre ceux qui en usaient de manière parfois dérobée à la manière des sophistes.

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*

C'est donc bien tout un pan de la philosophie et de la pensée grecque qui se vit influencer par ce type de conceptions que l'on qualifierait de « chamanique ». Et même si le modèle en lui-même allait entrer en dormance après Empédocle pour plusieurs siècles, il n'en demeure pas moins vrai que les idées d'un Pythagore, d'un Empédocle ou d'un Platon, teintées de chamanisme, allaient passer à la postérité et survivre même modifiées et adaptées à la sauce grecque.

Bien qu'encore méconnu et faisant l'objet de discussions, l'héritage d'un substrat de type chamanique est en Grèce bien réel. Tous les indices relevés ici ne laissent pas de place au doute, quelle que fût l'origine de ce dernier. D'autres indices que j'ai volontairement laissés de côté ici, comme par exemple l'influence du chamanisme dans certains thèmes de la poésie épique, viennent renforcer cette impression. Mais le legs le plus important est bel et bien, ainsi que nous l'avons vu, celui qui touche au domaine de la pensée. Elle va en effet influencer durablement non seulement la philosophie grecque mais aussi une certaine démarche que l'on pourrait qualifier de magico-religieuse dont il existe encore des témoignages jusqu'à la fin de la période antique.

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[Première partie : Éléments chamaniques dans la mythologie grecque]


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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 8 - juillet-décembre 2004

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Tirésias au cours d'une transe « chamanique »,

scène d'un vase à figures rouges.