FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 7 - janvier-juin 2004


La cryptographie dans l'Antiquité gréco-romaine.

III. Le chiffrement par transposition

par  

Brigitte Collard
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bribricollard@hotmail.com>

Licenciée en langues et littératures classiques  
Diplôme complémentaire en relations internationales et politique comparée  
Professeur au Collège Saint-Michel (Bruxelles)
 


On trouvera ci-après la suite de la publication du mémoire rédigé sous la direction du Prof. Jean-Marie Hannick et présenté par Brigitte Collard à l'Université de Louvain en 2002 en vue de l'obtention du grade de Licencié en langues et littératures classiques :

Les langages secrets. Cryptographie, stéganographie et autres cryptosystèmes dans l'Antiquité gréco-romaine.

Cette publication s'étend sur deux numéros des FEC. Le présent fascicule 7 (2004) contient d'une part l'introduction générale, la table des matières et la bibliographie, d'autre part le premier chapitre qui traite de la cryptographie. La matière de ce chapitre sera répartie sur quatre fichiers. Le premier donne l'introduction et début du chiffrement par substitution. Le deuxième fournit la fin du chiffrement par substitution. Le troisième (ci-dessous) est consacré au chiffrement par transposition, et le quatrième au code. Le fascicule 8 (juillet-décembre 2004) publie les deux derniers chapitres (la stéganographie et la signalisation) ainsi que la conclusion générale.

Note de l'éditeur - janvier-juillet 2004


Plan

Chapitre premier : La cryptographie

A. Introduction

B. Le chiffrement

C. Le code

D. Conclusion du premier chapitre


B. II. Le chiffrement par transposition

1. Préalables 

    Les procédés de transposition s’attachent à bouleverser l’ordre de succession des lettres d’un texte clair sans pour autant remplacer les lettres du message par d’autres lettres, nombres ou symboles (Wrixon, 2000, p. 144). Transformer secret en ETCRSE (les lettres se succédant conformément au mot clair, par groupe de deux mais dans l’ordre inverse du modèle) constitue une transposition. Dans ce cas, contrairement au chiffrement par substitution [1], les lettres conservent leur identité (toutes les lettres de secret se retrouvent dans ETCRSE) mais perdent leur position [2]. Les lettres du message ne signifient donc rien tant qu’elles ne sont pas replacées dans leur ordre initial par celui qui est en possession de la clef.

    La scytale lacédémonienne (skutalê), utilisée au Ve siècle av. J.-C, est communément [3] considérée comme l’ancêtre des systèmes de transmission d’information secrète : les Spartiates conçurent ce qui est considéré comme le premier instrument employé en cryptographie et le seul système fonctionnant à cette époque selon le principe de transposition (Kahn, 1980, p. 9).

    Il faut savoir que la confidentialité était une des composantes majeures du gouvernement de Lacédémone, comme le note Thucydide : durant la quatorzième année de la guerre du Péloponnèse (mars 418-février 417), l’armée des Argiens et celle des Lacédémoniens s’affrontent dans la région de Mantinée. L’historien avoue son incapacité à dénombrer les guerriers Spartiates à cause du secret qui enveloppe leur régime ; il oppose ensuite ce mystère à la vantardise de l’autre camp.

"Le nombre des Lacédémoniens restait ignoré à cause du secret qui marque les affaires d’État, au contraire le nombre avancé par les autres n’inspirait pas confiance à cause de l’amour-propre national." (Thuc., V, LXVIII, 2)

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2. Définition de la scytale

    Le terme skutalê désigne dans sa première acception le gros bâton ou le fouet (Suidae Lexicon, p. 390: Skutalê) mais à Sparte, selon les descriptions qu’en donnent Victor Ehrenberg [4], J. Oelherdans [5] et Albert Martin [6] la skutalê un sens et un emploi particuliers : le bâton servait à chiffrer et à déchiffrer des missives secrètes. Elle n’existait que chez les Lacédémoniens et seuls les éphores et les généraux de la cité en connaissaient le procédé.

"Les anciens Lacédémoniens, quand ils voulaient dissimuler et cacher les lettres envoyées par le gouvernement à leurs généraux, afin que leurs desseins ne fussent pas percés si les lettres tombaient aux mains de l’ennemi, envoyaient des lettres faites de la manière suivante." [7]

    Voici une représentation de la scytale [8] :

 

    La scytale fait partie de toutes les campagnes, le procédé n’est basé ni sur la mémoire, ni sur la possession d’un code élaboré : la méthode est abordable et le déchiffrement [9] est simple. Les explications les plus complètes au sujet de ce moyen de communication se retrouvent chez deux auteurs tardifs : dans les Vies parallèles de Plutarque (Lys., XIX, 8-12) et dans les Nuits attiques d’Aulu-Gelle (XVII, IX).

    Les témoignages de ces auteurs sont à ce point semblables qu’il est difficile de ne pas émettre l’hypothèse qu’Aulu-Gelle a été largement influencé par son prédécesseur. Selon leurs descriptions, la scytale était composée d’un axe de bois que les éphores faisaient faire en double exemplaire, les deux bâtons possédant la même longueur et le même diamètre.

"<Ils prennent> deux bâtons ronds, auxquels ils donnent exactement la même longueur et la même grosseur, de manière que par la taille, ils soient tous pareils." (Plut., Lys., XIX, 8)

"Deux longues baguettes cylindriques, de la même épaisseur et de la même longueur, avaient été écorcées et préparées de la même manière." (Gell., XVII, IX, 7) [10]

    Les éphores conservaient un exemplaire de ces bâtons à Sparte tandis qu’ils confiaient l’autre au navarque ou au stratège envoyé en campagne à l’étranger sous leur commandement.

"L’une était donnée au général qui partait à la guerre, l’autre les magistrats la gardaient à Sparte sous leur autorité et sous leur sceau." (Gell., XVII, IX, 8) [11]

    Lorsque la nécessité d’un message confidentiel se faisait ressentir, les magistrats enroulaient autour du bâton, en spirales jointives, un ruban de papyrus, de parchemin ou de cuir.

"Quand ils veulent envoyer un message important et secret, ils enroulent autour de la scytale qui se trouve auprès d’eux, une bande de papyrus qu’ils ont faite longue et étroite comme une lanière,, sans laisser aucun vide, en couvrant toute sa surface des spirales du papyrus." (Plut., Lys., XIX, 9)

"Quand on avait besoin de messages un peu secrets, ils enroulaient autour de cette baguette une lanière de cuir d’une épaisseur moyenne, mais de longueur nécessaire, en une spirale simple de telle sorte que les bords de la lanière qu’on enroulait fussent joints et solidaires." (Gell., XVII, IX, 9) [12]

    Plutarque affirme que la bande roulée autour du bâton était du papyrus mais ce support aurait été trop fragile pour supporter un tel emploi, comme le suppute Albert Martin [13]. L’utilisation du cuir, comme le dit Aulu-Gelle, ou du parchemin, comme l’atteste Nicophon, un contemporain d’Aristophane, dans le fragment d’une comédie intitulée La naissance d’Aphrodite, semble plus probable. Nicophon est d’ailleurs chronologiquement le premier auteur à désigner le parchemin comme support d’écriture pour la scytale.

"Ne vas-tu pas envoyer tes mains au diable loin de la scytale et du parchemin ?" [14]

    Une fois la bande enroulée autour de l’axe en bois, le texte était écrit - en lignes droites successives, parallèles à l’axe - sur la bande qui était ensuite déroulée et acheminée telle quelle vers son destinataire.

"Cela fait, ils écrivent ce qu’ils veulent sur le papyrus, tel qu’il est, enroulé autour de la scytale." (Plut., Lys., XIX, 10)

"Ils inscrivaient ensuite sur cette lanière la lettre en chevauchant les bords joints sur des lignes qui partaient du haut jusque en bas." (Gell., XVII, IX, 10) [15]

    Les lettres ainsi désassemblées n’avaient plus aucun sens, personne ne pouvait déchiffrer le message à moins d’enrouler à nouveau la bande sur un bâton de même diamètre que le premier.

"Quand ils ont fini d’écrire, ils retirent la bande et l’envoient, sans le bois, au stratège. Celui-ci, en la recevant, ne peut d’abord rien lire, parce que les lettres ne se suivent pas et sont écartées les une des autres." (Plut., Lys., XIX, 10-1)

"Une fois la lettre écrite ainsi, ils déroulaient du bâton la lanière pour l’envoyer au général qui était au courant de cette invention. Or la lanière une fois détachée, les lettres devenaient morcelées et mutilées, morceaux et contours dispersés dans les directions les plus opposées;  c’est pourquoi si cette lanière tombait aux mains des ennemis, ils ne pouvaient rien tirer de cet écrit." (Gell., XVII, IX, 11-13) [16]

    Il est évident que l’illisibilité du message déroulé sera d’autant plus grande que la bande est étroite, comme l’a conseillé Plutarque (Lys., XIX, 9). En effet, plus la bande sera étroite, plus elle accomplira un grand nombre de circuits autour du bâton, ce qui rendra le décryptage plus ardu. L’idéal serait que chaque circuit ne contienne qu’une seule lettre, comme le dit Aulu-Gelle afin d’éclater le message en des lettres isolées : "les lettres devenaient morcelées et mutilées, morceaux et contours dispersés dans les directions les plus opposées" [17]. Enfin, la superposition des lignes protègera mieux le message créant des difficultés de lecture plus profondes.

    Le destinataire du message, lorsqu’il recevait la lanière, l’enroulait autour de son bâton. Les lettres se réunissaient, les mots chevauchaient alors les spirales et le texte se reformait.

"Mais il prend sa propre scytale, et enroule autour d’elle la bande de papyrus, de sorte que, la spirale ayant repris sa première position, et ce qui suit étant rajusté à ce qui précède, il retrouve la continuité du texte en le suivant des yeux tout autour." (Plut., Lys., XIX, 10-11)

"Mais quand celui à qui le message était envoyé l’avait reçu, il l’enroulait du haut jusqu’en bas sur la baguette de même dimension qu’il détenait, comme il savait que cela devait être fait, et ainsi, les lettres se réunissant grâce à l’identité de la circonférence des baguettes, elles formaient un tout à nouveau et fournissaient le message entier, intégral et facile à lire." (Gell., XVII, IX, 11-14) [18]

    Malgré quelques légères différences, les descriptions de Plutarque et d’Aulu-Gelle se rejoignent en de nombreux points. Tous les deux affirment que la scytale était utilisée par les Lacédémoniens pour transmettre des messages confidentiels entre Sparte et les généraux en campagne. Dans leur définition, la scytale se composait de deux bâtons de même longueur et de même épaisseur. L’un des bâtons restait à Sparte tandis que l’autre était emporté par le général.

    Des divergences apparaissent dans la suite du texte : le support paléographique semble être du papyrus pour Plutarque tandis qu’Aulu-Gelle parle de cuir, la thèse du second paraissant plus probable. Cette lanière était enroulée autour du bâton. Ensuite, les Lacédémoniens écrivaient sur la bande qui accomplissait des spirales autour du bâton, bande qu’ils déroulaient et qu’ils envoyaient à leur correspondant. Ce que désigne le terme scytale oppose encore les deux auteurs : si Plutarque affirme que c’est l’ensemble des éléments utilisés dans ce moyen de correspondance (les bâtons et la bande de cuir ou de parchemin qui sont désignés sous le terme scytale), Aulu-Gelle désigne par la scytale la lanière de cuir sur lequel était gravé le message.

"La bande de papyrus s’appelle scytale comme le bâton, de même que la mesure et la chose mesurée portent le même nom." (Plut., Lys., XIX, 8-12)

"Ce genre de lettre, les Lacédémoniens l’appellent scytale." (Gell., XVII, IX, 15) [19]

Ces deux oppositions sont faibles si nous considérons que l’apport essentiel de ces définitions est l’affirmation d’une technique cryptographique usitée à Sparte et surtout la connaissance précise de la clé de chiffrement et de déchiffrement de celle-ci.

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3. Le mythe de la scytale

    L’hypothèse très répandue de l’utilisation de la scytale comme méthode cryptographique repose uniquement sur le témoignage qu’en font deux auteurs vivants entre le IIe et le IIIe siècle apr. J-C. : Plutarque et Aulu-Gelle. Ce chiffrement par transposition pose quelques difficultés d’interprétation quant à sa définition chez d’autres auteurs anciens : présente dans les textes depuis Archiloque (VIIe siècle av. J.-C.) jusqu’à l’Etymologicon Magnum (XIIe siècle), la scytale évolue dans le temps avec une utilité passant du simple procédé d’écriture à un système cryptographique. Nous allons voir quelles colorations elle revêt chez dix-huit auteurs différents.

Archiloque (VIIe siècle av. J.-C.) est le premier auteur à avoir mentionné la scytale dans un fragment dont l’interprétation est assez obscure.

"Moi, scytale plaintive, je vais vous raconter une fable, Kèrykidès." (Archil., fr. 188, 1-2)

    Cette métaphore, que Pindare emploiera à nouveau, a provoqué de nombreux débats : selon Lilian Jeffery (1961, pp. 57-58), la conjecture que nous pouvons en tirer est qu’à cette époque, la scytale était utilisée par les scribes comme une méthode assez commune pour envoyer des messages. Les Anciens utilisaient pour ce faire une lanière de cuir enroulée autour d’un bâton pour faciliter le transport. C’est un système qui, toujours selon Lilian Jeffery, existait en fait à travers l’ensemble de la Grèce mais que les Spartiates, réputés comme des conservateurs, auraient maintenu plus longtemps. Dans cette optique, la scytale n’était pas encore utilisée comme une méthode cryptographique. De toute façon, Archiloque vivait dans une société principalement orale et si l’on considère le caractère récent de l’alphabet, l’usage d’une scytale pour y écrire un simple message était en lui-même une nouveauté. Pour corroborer ce point de vue, nous verrons dans la suite de ce point qu’Apollonius de Rhodes a écrit un traité sur Archiloque qui comportait notamment une description de la scytale, un bâton autour duquel les Anciens enroulaient une lanière de cuir. Pour Stéphanie West [20], lorsqu’Archiloque se compare à une scytale, il fait référence soit à un objet authentifiant symboliquement le messager soit à un bâton servant d’aide-mémoire au messager, pratique qui n’aurait été conservée qu’à Sparte.

Pindare (518 - après 446 av. J.-C.) intègre la scytale dans une ode composée à Thèbes vers 472-470 av. J.-C. en l’honneur d’Agésias de Syracuse [21], vainqueur à la course des chars attelées de mules lors de la 78ème Olympiade en 468 av. J.-C. Pour exécuter l’ode dans la patrie du vainqueur, il fallait que Pindare la confie à un chorodidascale choisi parmi ses élèves : il s’agit d’un certain Énée. Après lui avoir donné quelques recommandations, le poète thébain compare Énée à une scytale - comme le faisait Archiloque avec lui-même - : il apporte avec lui les accompagnements choraux et instrumentaux créés par son maître et dont lui seul désormais connaît le secret.

"Tu es un fidèle messager, une scytale des Muses à la belle chevelure, un doux cratère plein de chants sonores." (Pind., Ol., V, 153-155)

    Si le commentateur A. Puech (Pindare, 1931, p. 85) y voit une allusion à la scytale comme système cryptographique, L. Jeffery (1961, p. 57-58) et T. Kelly (Myth, 1998, p. 247) s’y opposent nettement et considèrent que la scytale désigne ici un simple message. Cette dernière hypothèse paraît la plus probante lorsque nous nous rappelons les vers d’Archiloque.

Il faut attendre le comique Aristophane (445-385 av. J.-C.) pour que le lien entre la scytale et les Spartiates soit clairement établi. Il utilise ce terme dans deux pièces différentes : les Oiseaux (414 av. J.-C., Dionysies, deuxième prix) et Lysistrata (411 av. J.-C., Lénéennes). Comme le remarque Th. Kelly (Myth, 1998, p. 247), l’ironie dans les deux emplois de ce mot n’est pas en contradiction avec l’estime que les Athéniens portaient aux Spartiates et à leur chiffre en pleine guerre du Péloponnèse.

    Dans les Oiseaux, Pisthétairos et Evelpidès, mécontents de leur vie à Athènes retrouvent Térée qui, transformé en huppe, connaît des endroits très agréables pour y vivre. Après de longues réflexions, Pisthétairos propose de construire une cité d’oiseaux. La population de cette nouvelle cité grandit de jour en jour, tous les hommes réclamant des ailes. Un héraut, venu offrir un couronne d’or à Pisthétairos pour le remercier de la part du peuple d’avoir eu une si bonne idée, lui explique qu’avant la fondation de cette ville aérienne, les mortels ne rêvaient que d’imiter Sparte : ils avaient des cheveux longs, ils étaient sales, ils avaient faim et "ils portaient des scytales" (Ar., Av., 1283). Nan Dunbar (1995, p. 636-638) considère qu’Aristophane décrit par ce biais un bâton proche de la baktêria athénienne - espèce de gourdin - mais adaptée à des fonctions différentes.

    Dans Lysistrata, les hommes n’ayant pas réussi à mettre fin à la guerre, les femmes décident de prendre les choses en main et afin d’obtenir la paix, elles refusent toute relation sexuelle. Après s’être emparé de l’Acropole et des réserves monétaires du Parthénon, Lysistrata rassemble les femmes, tant les Athéniennes que celles issues des cités ennemies. Après une assemblée, les étrangères, parmi lesquelles quelques-unes issues de Sparte, repartent dans leur cité. Arrive un héraut venu de Sparte, où l’état des hommes est désespéré. Le messager assigné à demander la paix se dirige vers un magistrat athénien qui remarque qu’il a une érection.

"Le prytane. Mais qu’as-tu là ?
Le héraut
. Une scytale laconienne.

Le prytane. Si c’est cela, alors voici aussi une scytale laconienne." (Ar., Lys., 991-993)

    La plus importante partie de ces vers consiste en l’allusion à la "scytale laconienne" : les Spartiates ont bel et bien une connexion spécifique avec ce genre de message. V. Coulon et H. Van Daele (Aristophane, 1928, p. 163, n. 4) considèrent que la scytale était utilisée pour y inscrire des dépêches de l’État. De plus, comme le fait remarquer Terence A. Boring (1979, p. 39), si Aristophane fait une allusion à la scytale laconienne, il est probable qu’il savait qu’elle serait comprise et appréciée par le public, ce qui prouve qu’elle était largement utilisée par les Spartiates.

Thucydide (460-399 av. J.-C.) rapporte un événement remontant à 475 av. J.-C. et qui concerne Pausanias, fils du roi Cléomène I, neveu de Léonidas et régent de Sparte en 479 av. J.-C. En 478 av. J.-C., il s’empara de Byzance mais ses négociations secrètes avec Xerxès lui valurent un ordre de retour à Sparte en 477 av. J.-C. Dans sa patrie, il fut jugé mais rapidement acquitté par manque de preuves : il retourna à Byzance d’où il fut chassé par l’athénien Cimon deux ans plus tard. Il résida alors à Colones en Troade mais de nouvelles rumeurs concernant ses rapports avec la Perse alimentèrent les soupçons des éphores à son égard.

"Ils ne tergiversèrent plus, mais les éphores, lui ayant envoyé un héraut et une scytale, lui dirent de ne pas quitter le héraut, sinon, les Spartiates le déclaraient ennemi public." (Thuc., I, 131, 1)

    Thomas Kelly (Spartan Scytale, 1985, p. 149) considère que Thucydide utilise le terme "scytale" pour un message clair, affirmant que Pausanias n’était plus à la solde de Sparte à l’étranger et par conséquent, qu’il ne devait pas posséder de bâton. Contrairement à cette hypothèse, A.W. Gomme (1945, p. 433) affirme que la scytale dont parle Thucydide est bien utilisée comme un instrument cryptographique. Néanmoins, cet avis pose la même difficulté. La scytale était envoyée par Sparte à un commandant en mission pour la patrie. Or dans ce passage, Pausanias semble être en mission privée et par conséquent, il ne disposait pas d’un bâton officiel. A.W. Gomme émet l’hypothèse qu’un magistrat, ancien régent, restait en fonction à l’étranger. Dès lors, il était détenteur de la scytale même s’il voyageait pour des raisons privées. Lorsque nous répertorions les sept communications entre Sparte et ses généraux dans la Guerre du Péloponnèse de Thucydide, quatre parmi elles furent envoyées en même temps qu’un renfort de soldats [22] ce qui suppose qu’elles furent transmises oralement par l’un de ceux-ci. Une fois, Thucydide rapporte clairement qu’une lettre fut envoyée (VIII, 45, 1) ; une autre fois, il rapporte simplement que des ordres furent reçus de Sparte (III, 52, 2). Sur les sept communications, l’historien n’utilise qu’une seule fois le terme "scytale" : cela suppose qu’il veut mettre en évidence un moyen spécifique de communication.

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Xénophon (428-354 av. J.-C.) utilise la première fois le terme scytale pour rapporter un événement qui se déroula en 397 av. J.-C à Sparte. Au cours de cette année, une conspiration contre Agésilas organisée par un certain Cinadon fut démantelée. En effet, au cours de cette année, un délateur avertit les éphores de la menace d’une révolte imminente contre les gouvernants et contre les propriétaires. Sans prendre le temps de rassembler la Petite Assemblée, les éphores décident d’un commun accord d’envoyer Cinadon à Aulôn avec mission d’en ramener des hilotes et des habitants de la ville dont les noms étaient inscrits sur la scytale qui lui fut remise (Xén., Hell., III, 3, 8).

"Cinadon avait déjà rempli des missions de ce genre pour le compte des éphores, et on n’avait pas hésité à lui donner dans ces occasions une scytale où se trouvaient inscrits les noms de ceux qu’il fallait arrêter." (Xén., Hell., III, 3, 9)

    Or tout ceci n’avait comme but que d’éloigner Cinadon de la cité. En effet, son arrestation y aurait été dangereuse à cause de ses partisans. On le fit donc accompagner par des jeunes gens qui avaient comme mission de l’arrêter et de lui faire dénoncer ses complices.

    Les deux autres références à la scytale de Xénophon prennent place dans un contexte diplomatique. Dans les deux cas, le message n’est pas destiné à un Spartiate. En 383 av. J.-C., les relations entre Sparte et Thèbes se sont tendues, un ambassadeur prénommé Léontiadès se présenta à l’Assemblée de Sparte avec l’intention de sauver les restes de relations diplomatiques : il était le chef de file d’un parti qui ne voyait pas d’inconvénient à ce que Thèbes soit dominée par les Lacédémoniens. Cet ambassadeur prit donc la parole devant les éphores et leur livra sa patrie.

"Vous n’avez plus rien à craindre des Thébains, il vous suffira d’une petite scytale pour obtenir de là-bas tout ce dont vous aurez besoin." (Xén., Hell., V, 2, 34)

    L’interprétation que l’on peut donner à ces quelques lignes est assez trouble : soit il s’agit d’un système cryptographique connu par les Grecs et dont la simple évocation rappelle la puissance ennemie [23], soit le terme fait référence à un message clair, comme le pense Th. Kelly (Myth, 1998, p. 251). Il ne s’agit donc pas de la scytale au sens propre du terme mais d’une lanière de cuir entourant un bâton qui était utilisée par les Spartiates dans les relations diplomatiques, comme l’atteste également le passage de Lysistrata d’Aristophane (cfr supra).

    Le troisième passage qui contient une allusion à la scytale prend place un an plus tard lors d’un nouveau départ pour la Chalcidique où les Thébains vont tenter de mater Olynthe.

"Et ils <les Lacédémoniens> mandent aux villes de la confédération, par scytale, d’avoir à marcher avec Téleutias." (Xén., Hell., V, 2, 37)

    Les trois allusions à la scytale par Xénophon sont trop vagues pour pouvoir comparer son usage à celui décrit par les auteurs postérieurs dont Plutarque et Aulu-Gelle. Toutefois, Xénophon connaissait cette méthode et nous savons par les textes qu’il ne l’a citée que pour quelques occasions, ce qui prouve une nouvelle fois qu’elle avait à ses yeux une fonction spécifique.

L’année 356 av. J-C. correspond à la composition de la Poliorcétique d’Énée le Tacticien qui a emprunté ses exemples à l’actualité immédiate, à savoir les années 400- 360 av. J.-C. Énée, bien qu’il consacre le chapitre XXXI aux messages secrets ne mentionne jamais la scytale spartiate. Thomas Kelly se base sur cette observation pour infirmer l’existence de la scytale (Myth, 1998, p. 251). Cette hypothèse est trop hâtive. L’ouvrage d’Énée le Tacticien concerne principalement la défense de la cité. De plus, nous verrons que le chapitre XXXI rassemble de nombreux procédés stéganographiques et non cryptographiques : la scytale, s’il en a eu connaissance, n’a pas sa place dans son traité. Une seule allusion de cet auteur pourrait être rapprochée de la scytale : celle de la skutalis utilisée lors des rondes des gardes. A. Bailly traduit ce terme par "petite scytale". Énée intègre ce terme lorsqu’il propose, au chapitre XXII, une ronde qui permettra en temps de paix de s’assurer du bon fonctionnement des postes de défense.

"Et si le général a besoin d’envoyer des rondes, il remettra une petite scytale portant une marque au premier factionnaire ; celui-ci la transmettra au factionnaire suivant, et ainsi de suite jusqu’à ce que la baguette ait fait le tour de la ville et soit rapportée au général." (Én., Pol., XXII, 27)

    L’usage de cette baguette ressemble à la scytale lacédémonienne. Cette ronde permettait de déceler la sentinelle qui s’était absentée : lorsqu’un des factionnaires trouvait un poste vide, il rendait la scytale à celui qui la lui avait donnée, afin d’avertir le général de cette défection.

Apollonius de Rhodes (295-215 av. J.-C.) est le premier Grec qui décrit réellement la scytale comme un instrument cryptographique. Ce poète hellénistique écrivit un traité Sur Archiloque qui ne nous est pas parvenu mais dont Athénée de Naucratis (vers 200 apr. J.-C.) nous transmet un important commentaire dans les Deipnosophistes.

"Car voulant parler de la lanière de cuir blanche à laquelle est attaché le vase en argent, il parlait de support spartiate gravé à la place de la scytale. Le fait que les Lacédémoniens écrivaient ce qu’ils voulaient sur une lanière de cuir blanche après l’avoir enroulé autour d’une scytale a été suffisamment expliqué par Apollonius de Rhodes dans son traité ‘Sur Archiloque’." (Ath., X, 451 d)

    Étant donné qu’Athénée introduit ce passage dans un contexte de secrets et d’énigmes, on peut avancer qu’il considère la scytale comme un instrument cryptographique utilisé par les Spartiates.

Cicéron (106-43 av. J.-C.) est le premier auteur latin à utiliser le terme scytale, dans une lettre adressée à Atticus et composée à Cumes, le 3 mai 49 av. J.-C. Après la réception d’une lettre que lui a envoyé Antoine, il en recopie le contenu dans une lettre qu’il écrit à Atticus. A la suite de la missive ainsi recopiée Cicéron s’adresse à son ami en ces termes : "Tu tiens là une scytale laconienne" (Ad Att., X, 10). Le contexte peut éclairer quelque peu le sens de cette phrase. À cette époque, Antoine et Cicéron ne sont pas en meilleurs termes car Cicéron préfère rester en dehors des conflits politiques qui opposent César et Pompée au grand désappointement d’Antoine qui y voit un signe de trahison. De plus, Cicéron planifie de s’éloigner d’Italie contre l’avis de César qui considère ce projet comme une offense personnelle. Antoine en tant que responsable de l’ordre public doit donc mettre en garde Cicéron afin qu’il n’agisse pas à l’encontre de la volonté de César. Le sens de la comparaison entre la lettre reçue et la scytale est assez confus. Pour J. Beaujeu (Cicéron, 1993, p. 267), cette métaphore désigne une lettre fort concise puisque les éphores lacédémoniens devaient transmettre des ordres brefs de manière à ce que le message puisse s’enrouler autour d’un morceau de bois. Néanmoins, il pourrait s’agir d’une allusion au halo de secret qui entoure la scytale : la lettre bien qu’elle ne soit pas chiffrée demande à être décodée pour révéler son véritable sens. Derrière les mots d’Antoine, il faut bien lire une menace. Malgré l’opacité de la signification réelle des mots de Cicéron, l’apport important de cette allusion est la connaissance du procédé lacédémonien dans les milieux lettrés de Rome : Cicéron fait explicitement allusion à une notion qu’Atticus comprendra.

Cornélius Népos (110-25 av. J.-C.) est le premier à utiliser le terme latin claua qui signifie un gros bâton pour désigner la scytale grecque. L’auteur raconte comment Pausanias, allié des Perses, suscita le courroux de Sparte par ses attitudes trop "orientalisantes" et par ses projets contraires à l’épanouissement de sa patrie.

"Après que les Lacédémoniens apprirent cela, ils envoyèrent chez lui des ambassadeurs munis de la scytale, sur laquelle était écrit selon la coutume de ce peuple que s’il ne rentrait pas, ils le condamneraient à mort." [24]

    Le biographe raconte le même épisode que Thucydide (cfr supra) : l’usage de la scytale comme procédé cryptographique est probable surtout que nous avons vu que la scytale avait souvent comme fonction de rappeler un citoyen à l’étranger.

Diodore de Sicile (60-30 av. J.-C.) rapporte un événement qui provoqua l’exil de Gylippos, un général spartiate qui avait été envoyé à l’aide des Syracusains et qui avait écrasé les Athéniens. Après la prise d’Athènes, Lysandre confia toutes les richesses qu’il avait accumulées à Gylippos pour qu’il les remette aux éphores : le total s’élevait à mille cinq cents talents.

"Alors que l’argent était dans des petits sacs et que chacun de ceux-ci contenait une scytale portant la mention de la somme d’argent, Gylippos, ignorant la scytale ouvrit secrètement les sacs et s’empara de trois cents talents mais découvert par les éphores grâce à l’inscription, il s’enfuit et fut condamné à mort." (Diod. Sic., XIII, 106, 9)

    Selon C.H. Oldfather (Diodorus of Sicily, 1950, pp. 424-425), la scytale est bien ici un message chiffré que Gylippos n’a pas pu décrypter et dont il ne s’est pas méfié : pour notre part, nous pensons qu’il est étonnant qu’un général de l’armée spartiate dont la carrière est si glorieuse n’ait pas été dans la confidence de la technique. Plutarque, qui raconte le même épisode, ne mentionne pas de scytale mais un simple bordereau que Gylippos n’avait pas vu parce qu’il avait décousu le fond des sacs pour y prendre l’argent (Plut., Lys., XXXI). Pour infirmer la présence d’un message chiffré, Th. Kelly (Myth, 1998, p. 252) se livre à un mauvais calcul : si d’une façon approximative, un talent pesait 25,86 kg et que Gylippos devait transporter mille cinq cents talents, le total des talents faisait 38 790 kg ; en considérant que chaque sac pesait 45 kg 360 g - ce qui, selon Th. Kelly, est raisonnable - il aurait déjà fallu 853 sacs et donc 853 morceaux de bâtons de largeur identique, ce qui est impossible. Or, nous savons que les Spartiates, s’ils utilisaient la scytale n’envoyaient en fait que la lanière : le calcul de Th. Kelly aboutirait à 853 bouts de parchemin, ce qui est possible.

Plutarque (46-120 apr. J.-C.) fait cinq fois référence à l’usage de la scytale entre 404 et 395 av. J.-C et cela dans quatre vies : celle d’Alcibiade, de Lysandre, d’Artaxerxès et celle d’Agésilas. En 404 av. J.-C., immédiatement après la défaite d’Athènes, les Lacédémoniens et les Trente s’inquiétèrent de la destinée d’Alcibiade qui représentait un danger potentiel pour la nouvelle hégémonie lacédémonienne : ils chargèrent donc Lysandre de mettre fin à cette menace, Plutarque nous affirme qu’il ne s’acquitta de la tâche qu’après avoir reçu un ordre spécifique sous forme de la scytale.

"Cependant Lysandre ne se rendit pas à ses raisons avant d’avoir reçu des autorités de Sparte une scytale qui lui ordonnait de se défaire d’Alcibiade." (Plut., Alc., XXXVIII, 6)

    J. Amyot (Plutarque, 1951, p. 469) traduit skutalên par "mandement spécial". Plutarque la considère comme un chiffre usité dès le Ve siècle. Néanmoins, en ce qui concerne l’épisode de la mort d’Alcibiade, ni Isocrate, ni Diodore de Sicile, ni Cornelius Nepos n’incluent l’envoi d’une scytale [25].

    La même année, un autre message chiffré de la même manière rappela à nouveau Lysandre qui était en train de piller l’Hellespont, la région placée sous l’autorité de Pharnabaze : ce dernier avait averti les autorités spartiates des abus de pouvoir dont sa province faisait l’objet. Les éphores indignés ordonnèrent à Lysandre de rentrer.

"Ils adressèrent à Lysandre une scytale qui lui enjoignait de revenir." (Plut., Lys., XIX, 7)

    C’est en expliquant cet épisode que Plutarque glisse une description de l’instrument de communication avec une précision et un souci du détail qui ne permettent pas de douter de l’existence de ce système (cfr supra)

    À la même époque, en Perse, Darius II mourait, laissant à son fils aîné Artaxerxès les rênes du pouvoir : son frère cadet, Cyrus le Jeune, décida de lui ravir ce droit d’aînesse. Pour ce faire, il écrivit aux Lacédémoniens pour leur demander de l’aide et des soldats.

"Les Lacédémoniens envoyèrent donc une scytale à Cléarque, lui ordonnant de se mettre en tout au service de Cyrus." (Plut., Artax., VI, 5)

    Cléarque était un Lacédémonien qui avait été banni de Sparte et qui s’était rangé auprès de Cyrus, ce qui pourrait faire douter de l’envoi d’un message chiffré à moins que Cléarque n’ait pas cessé d’être détenteur du bâton.

    Au printemps de l’année 395 av. J.-C., le roi de Sparte, Agésilas entreprit d’envahir la Lydie : très vite, les barbares dirigés par Tissapherne furent mis en déroute. Après des pourparlers avec les ambassadeurs du roi de Perse, Agésilas accepta de partir en Phrygie en échange d’une somme d'argent.

"Et alors qu’il était en chemin, il reçut des autorités de Sparte une scytale qui lui ordonnait de prendre le commandement de la flotte." (Plut., Ages., X, 9)

    Il avait désormais la charge de la flotte et de l’armée terrestre, honneur que personne avant lui n’avait reçu. Néanmoins, il fit de Pisandre, son beau-frère, le lieutenant de la flotte tandis que lui menait l’armée contre Pharnabaze dans les régions d’Asie. Alors qu’il se trouvait en pleine campagne, il reçut une scytale.

"Il n’eut pas tôt reçu la scytale qu’il abandonna la réussite et la puissance extraordinaires qu’il avait en mains [...] pour s’embarquer aussitôt. (Plut., Agés., XV, 7)

    Xénophon qui reprend cet épisode dans les Helléniques (III, 4, 27) ne fait aucune mention de la scytale mais affirme seulement qu’il reçut l’ordre de prendre le commandement de la flotte. Plutarque affirme plus tard que le Spartiate Epikydidas vint annoncer à Agésilas que les Grecs entreprenaient à nouveau une guerre. Abandonnant ses conquêtes en Asie, il obéit à sa patrie et rentra à Sparte. Ce respect pour sa patrie fascinait les Anciens et surtout Plutarque qui renouvelle cette information - en y insérant la scytale - dans la vie de Pompée (Comparaison entre Pompée et Agésilas, II). Xénophon (Hell., IV, 2, 2), quant à lui, ne mentionne pas la scytale mais écrit que c’est Epikydidas qui lui transmit oralement l’ordre de venir au secours de sa cité.

Polyen [26] (IIe siècle apr. J.-C.) dans les Stratagèmes signale la ruse de Pharnabaze qui dénonça Lysandre auprès des éphores.

"Pharnabaze envoya une lettre aux Lacédémoniens au sujet de Lysandre, ceux-ci, lui ayant envoyé une scytale, ordonnèrent qu’il rentre d’Asie." (Polyen,VII, 19)

    Polyen reprend ici un fait que Plutarque avait déjà exposé en y insérant également l’usage d’une scytale (Plut., Lys., XIX, 7).

Julius Pollux (IIe siècle apr. J.-C.) est un savant et un rhéteur originaire de Naucratis en Égypte. Lexicographe, il est l’auteur d’un Onomasticon, une liste de mots attiques et de termes techniques. Pollux y mentionne le terme "scytale" à cinq reprises [27] : à chaque fois, il signifie simplement un bâton sans aucune allusion à un usage cryptographique.

Toujours dans le courant du IIe siècle apr. J.-C., Clément d’Alexandrie, l’un des premiers Pères de l’Église grecs, signale dans les Stromates l’usage de la scytale chez les Lacédémoniens. L’auteur n'évoque pas d’usage cryptographique : la scytale consisterait en une missive émanant de l’État.

"Les Grecs savent que les dépêches des éphores à Lacédémone étaient, de par la loi, écrites sur des morceaux de bois." (Stromates, IV, 19, 2)

Au IVe siècle apr. J.-C., le poète latin Ausone (310-393) est le dernier auteur antique à se servir du terme "scytale" dans une lettre adressée à Paulinus. Il fait allusion à ce procédé dans une optique cryptographique, la conseillant à son ami pour dissimuler un message.

"Ou bien imite la scytale lacédémonienne, en écrivant en ligne continue sur des segments d’un parchemin de Pergame disposé autour d’un bâton arrondi, parchemin qui une fois déroulé donnera des caractères ne répondant à rien, en ordre dispersé, jusqu’à ce qu’il soit enroulé autour d’une surface circulaire d’un bois semblable." [28]

    L’usage de ce système était donc encore connu à cette époque et, selon Ausone, la scytale était bien un procédé cryptographique.

À partir d’Ausone, la scytale n’apparaît plus que dans des lexiques parmi lesquels le Photii Patriarchae Lexicon au IXe siècle, le Suidae Lexicon au Xe siècle et l’Etymologicon Magnum au XIIe siècle. Photius (810-893 apr. J.-C.) fut le patriarche de Constantinople de 858 à 867 et de 878 à 886. Il a compilé, entre autres travaux, un lexique de la prose attique grecque qui nous est parvenu. Lorsqu’il y décrit la scytale, il la définit comme un procédé cryptographique dans des termes similaires à ceux présents dans les définitions de Plutarque et d’Aulu-Gelle.

"Scytale : lettre laconienne. La scytale consistait en un morceau de bois menuisé en forme allongée. Les scytales existaient par deux chez les Lacédémoniens, les éphores des Spartiates en conservaient une, ils attribuaient l’autre au stratège envoyé par eux en campagne. Lorsqu’ils voulaient lui envoyer une lettre, prenant une courroie blanche ils l’enroulaient autour de la scytale et ils écrivaient sur cette lanière. Après l’avoir déroulée, ils confiaient la lanière au messager. Ils firent cela afin que les porteurs n’apprennent pas ce qui était disposé sur celle-ci. Le stratège, après avoir reçu la courroie, l’enroule autour de sa scytale et apprend ainsi ce qui est inscrit. La lettre et le morceau de bois sur lequel s’enroule la lettre sont appelés scytale." [29]

    Après cette définition, il explicite une autre fonction de la scytale : un certain Dioskoridès, dont les dates sont floues, nous dit qu’elle fut employée par les usuriers à Sparte pour y inscrire les termes d’un prêt. En effet, les usuriers coupaient la scytale en deux en présence de témoins et tandis qu’ils gardaient une partie, un des témoins conservait l’autre : le terme du contrat était inscrit sur chaque partie.

"Dioskoridès dit dans son traité Peri nominôn que les usuriers à Sparte coupent une scytale en deux parties pour chacun des témoins présents, et qu’ils écrivent un contrat sur chacun des morceaux . Il confie une des parties à un des témoins, ils conservent l’autre." [30]

Le Suidae Lexicon, œuvre anonyme, nous transmet mot pour mot la même définition que celle du lexique de Photius. L’Etymologicon Magnum dont l’auteur est inconnu, offre une définition de la scytale qui n’intègre aucune allusion directe à la méthode cryptographique.

"Scytale : support d’écriture, lettre. Il est dans l’usage des Lacédémoniens de se servir de la scytale à la place des tablettes."

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*

    En conclusion, la scytale a traversé durant environ deux mille ans la littérature grecque, d’Archiloque au VIIe siècle av. J.-C. à l’Etymologicon Magnum au XIIe siècle apr. J.-C. Les références à ce système sont multiples et toutes établissent clairement le lien direct et particulier entre cette méthode et les Lacédémoniens. Néanmoins, la description précise de la manière dont cette dépêche était utilisée est difficilement définissable : il se peut que la scytale ait été un simple bâton autour duquel les Lacédémoniens entouraient leurs lettres dans un souci de facilité tout comme il se peut qu’elle ait servi de cryptogramme mais, comme en convient Lilian Jeffery (1961, p. 57-58), nous ne savons pas exactement à quel moment les Spartiates auraient adopté cette méthode de chiffrement par transposition, s’ils l’ont adopté. Toutefois, il est peu vraisemblable qu’une mauvaise compréhension du système ait amené une telle corruption au point que sans aucun lien avec la réalité, Plutarque et Aulu-Gelle aient été capables de définir cette méthode avec précision : nous sommes convaincue que la scytale a été utilisée de façon cryptographique par les Spartiates mais nous pensons que cet emploi s’est doublé d’autres usages qui ont pu endormir les esprits et brouiller les pistes.

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[À suivre]


 Notes

[1] Dans le chiffrement par substitution, les lettres perdent leur identité mais conservent leur position : dans l’alphabet de César, alea jacta est devient DOHD MDFWD HVW. [Retour au texte]

[2] Exemple issu de D. Kahn (1980), p. XVII-XVIII. [Retour au texte]

[3] G. Etienne & C. Moniquet (2000), p. 45; D. Kahn (1980), p. 24; F. Pratt (1940), p. 41-43 ; W. K. Pritchett (1974), p. 45-46 ; J. Stern (1998), p. 23 ; Fred B. Wrixon (2000), p. 144 entre autres. [Retour au texte]

[4] OCD (Oxford 1970), p. 994 : "Skytale, a secret method of communication used by Spartan magistracies during wartime". [Retour au texte]

[5] RE, vol. 9 (1927), col. 691 : "Briefstab, Brief, insbesondere geheime Depesche bei den Spartanen." [Retour au texte]

[6] A. Martin, article "Scytale", dans DAGR IV 2 (R-S), 1918, p. 1161. [Retour au texte]

[7] Gell., XVII, IX, 6 : Lacedaemonii autem ueteres, cum dissimulare et occultare litteras publice ad imperatores suos missas uolebant, ne, si ab hostibus eae captae forent, consilia sua noscerentur, epistulas id genus factas mittebant. [Retour au texte]

[8] Représentation tirée de T. Kelly, "The myth of the skytale", in Cryptologia, vol. XXII (July 1998), p. 245. [Retour au texte]

[9] Déchiffrer un message, c’est transformer le texte chiffré en texte clair grâce à un convention connue. Décrypter un chiffre ou un code, c’est rétablir le texte clair d’un document chiffré dont on ne connaît pas la clé. (D. Kahn,1980, p. XXII) [Retour au texte]

[10] Gell., XVII, IX, 7 : Surculi duo erant teretes, oblonguli, pari crassamento eiusdem longitudinis, derasi atque ornati consimiliter.  [Retour au texte]

[11] Gell., XVII, IX, 8 : Unus imperatori in bellum proficiscenti dabatur, alterum domi magistratus cum iure atque cum signo habebant. [Retour au texte]

[12] Gell., XVII, IX, 9 : Quando usus uenerat litterarum secretiorum, circum eum surculum lorum modicae tenuitatis, longum autem, quantum rei satis erat, conplicabant uoliumine rotundo et simplici, ita uti orae adiunctae undique et cohaerentes lori, quod plicabatur, coirent. [Retour au texte]

[13] A. Martin, article "Scytale", dans DAGR IV 2 (R-S), 1918, p. 1162. [Retour au texte]

[14] Nicoph., in Poetae Comici Graeci, VII, p. 64. [Retour au texte]

[15] Gell., XVII, IX, 10 : Litteras deinde in eo loro per transueras iuncturarum oras uersibus a summo ad imum proficiscentibus inscibebant. [Retour au texte]

[16] Gell., XVII, IX, 11-13 : Id lorum litteris commenti istius conscio mittebant ; resolutio autem lori litteras truncas atque mutilas reddebat membraque earum et apices in partis diuersissimas spargebat ; propterea, si id lorum in manus hostium inciderat, nihil quicquam coniectari ex eo scripto quibat. [Retour au texte]

[17] Gell., XVII, IX, 12 : Litteras truncas atque mutilas reddebat membraque earum et apices in partis diuersissimas spargebat. [Retour au texte]

[18] Gell., XVII, IX, 11-14 : Sed ubi ille, ad quem erat missum, acceperat, surculo conpari, quem habebat, <a> capite ad finem, proinde ut debere fierisciebat, circumplicabat, atque ita litterae par eundem ambitum surculi coalescentes rursum coibant intergramque et incorruptam epistulam et facilem legi praestabant. [Retour au texte]

[19] Gell., XVII, IX,15 : Hoc genus epistulae Lacedaemoni skutalêni appellant. [Retour au texte]

[20] S. West, "Archilocus’ message-stick", dans Classical Quarterly 38 (1988), p. 42-48. [Retour au texte]

[21] Agésias, fils de Sostrate, appartenait à la famille des Jamides qui faisaient remonter leur origine à Janus, fils d’Apollon. Il fut un des lieutenants de Hiéron Ier (478-467 av. J.-C.) et fut assassiné lors des temps troubles qui suivirent la mort du tyran. (A. Puech, Pindare [1931], p. 75-78) [Retour au texte]

[22] Thuc, II, 85, 1 ; V, 21, 1 ; VIII, 7, 1; VIII, 39, 2.  [Retour au texte]

[23] A. Martin, article "Scytale", dans DAGR IV 2 (R-S), 1918, p. 1162. [Retour au texte]

[24] Nép., Paus., IV, 3, 4 : Id postquam Lacedaemonii rescierunt, legatos cum claua ad eum miserunt, in qua more illorum erat scriptum : nisi domum reuerteretur se capitis eum damnaturos. [Retour au texte]

[25] Isocr., Sur l’attelage, 40 ; Diodore XIV, 11, 1-3 ; Nép., Alc., 10. [Retour au texte]

[26] Selon William Woodthorpe Tarn (OCD, 1970, p. 853), Polyen est un rhétoricien macédonien qui dédicaça les Stratagèmes, en huit livres, aux empereurs Marcus et Verus dans les années 160 apr. J.-C. : son œuvre est une compilation de nombreuses sources à la fiabilité variable. [Retour au texte]

[27] Pollux, Onomasticon, IV, 170 ; V, 18 ; X, 113 ; X, 131 ; X, 142. [Retour au texte]

[28] Aus., Epist., XXII, 23-27 : Vel Lacedaemoniam scytalen imitare, libelli/ segmina Pergamei tereti circumdata ligno/ perpetuo inscribens uersu, qui deinde solutus/ non respondentes sparso dabit ordine formas/ donec consimilis ligni replicetur in orbem. [Retour au texte]

[29] S.A. Naber, Photii Patriarchae Lexicon, Vol. 1. A -X (1965), p. 166-167. [Retour au texte]

[30] S.A. Naber, Photii Patriarchae Lexicon, Vol. 1. A -X (1965), p. 167. [Retour au texte]


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 7 - janvier-juin 2004

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