FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 4 - juillet-décembre 2002


L'Énéide de Virgile : voyage initiatique ?
  
par
 
Marie Aliénor van den Bosch

Étudiante de l'Université de Louvain


[Travail réalisé en juin 2000 dans le cadre du cours d'Histoire approfondie de la Littérature latine, au programme de la première licence en Langues et Littératures classiques]


 Plan


Introduction

Après une lecture approfondie de l’Énéide de Virgile, une très nette évolution, tant de l’histoire que du héros, s’est dégagée au fil des chants. Quelle est-elle et à quoi est-elle due ? Après réflexion, surtout par rapport au Chant VI, nous nous sommes demandé s’il n’était pas possible de lire dans ce récit le voyage particulier d’un héros prédestiné, un voyage entrepris dans des circonstances spéciales et dans un but précis, un voyage d’initiation qui lui permettrait de réaliser ce que les destins lui ont commandé : fonder la nation romaine, devenir l’ancêtre d’une descendance qui deviendra tellement illustre et puissante qu’elle touchera le ciel.

Avant de tenter une analyse de l’Énéide vue comme un voyage initiatique, il convient d’abord de définir le contenu de cette formule [1]. La base même d'un voyage initiatique est l’accomplissement d’une quête : le héros doit remplir une mission. Il part d’une situation initiale instable et insatisfaisante qui le pousse à entreprendre sa quête, bien souvent à l’instigation d’un tiers, dieu ou homme.

Surviennent ensuite une série d’aventures, d’épreuves destinées à former le héros, à le mener vers son but ou à l’en éloigner. Au début, le héros n’est pas encore en possession d’un savoir suffisant pour réussir sa mission. Il lui manque un élément : la connaissance, l’initiation. Cet élément acquis, il pourra repartir plus fort et affronter les ultimes épreuves qui le guideront vers l’accomplissement de sa quête.

Le héros d’une telle mission est bien souvent prédestiné, donc unique pour ce destin, et entouré d’une série de personnages : instigateur de la quête, adjuvants, opposants et enfin le destinataire, celui pour qui cette quête est accomplie.

Tels sont les schémas fonctionnel et actanciel d’un récit initiatique.

Dans ce travail, nous tenterons de mettre en évidence, en nous fondant sur le texte latin et la traduction française, comment il est possible de considérer l’Énéide comme un voyage initiatique et quels sont les traits caractéristiques d’un tel voyage.

[Plan]


Développement

 

1. Révélations et épreuves successives du héros

Dès le premier vers du récit, au premier mot même, l’auteur annonce son sujet : arma [2] (I, 1), ce qui signifie combat. Voilà donc que le récit commence par annoncer les épreuves d’Énée. Deuxième mot : uirum (I, 1), l’homme, le héros, le seul qui pouvait, désigné par le fatum, réussir la grande mission qui lui incombe. Il est banni du sort, « prédestiné [3] » (I, 2 : fato profugus), traduit Maurice Rat, lui que ni la colère de Junon par laquelle il est poursuivi (I, 4 : memorem Iunonis ob iram), ni la fureur des hommes - surtout celle de Turnus -, ni même l’amour incarné par Didon, ne parviendront à écarter de son sort.

Le vers 10 contient deux aspects importants du voyage initiatique : la piété qui inclut la sujétion de l’homme à sa mission quasi divine, prescrite par les destins, et les épreuves qu’il devra affronter pour l’accomplir (I, 10 : Insignem pietate uirum, tot adire labores).

Un voyage initiatique trouve sa raison d’être dans la quête. Or, Virgile annonce l’objet de celle-ci et justifie par là même la raison des épreuves d’Énée. Tantae molis erat Romanam condere gentem : accomplir une telle tâche ne peut se faire sans peine. Voilà la mission définie, fixée par les destins, d’ailleurs déjà bien connue des dieux (I, 234-237, dans la prière qu’adresse Vénus à Jupiter ; I, 261-296, dans la réponse de Jupiter à sa fille).

Voici le héros engagé dans deux événements : sa quête, qui exige un aboutissement total, et les aventures diverses qui sont autant d’épreuves réservées au héros prédestiné. Les dieux eux-mêmes n’y peuvent rien changer et Junon est consciente qu’elle ne pourra contrer Énée jusqu’au bout puisque les destins le lui défendent (I, 37).

Énée, quant à lui, ne connaît pas directement le but de son voyage, qui ne lui sera que progressivement dévoilé, au fil des prophéties qui s’éclaircissent de plus en plus.

Si l’on considère cette oeuvre comme le récit d’un voyage initiatique, Énée ne pouvait connaître dès le départ toute sa mission : il doit y être initié pas à pas et surmonter des épreuves successives pour accéder à la gloire suprême de fonder la nation romaine.

Les prophéties sont donc intimement liées au caractère initiatique du voyage : elles dévoilent les épreuves à affronter et montrent qu’elles sont surmontables. En effet, à chaque annonce d’une épreuve, la prophétie divulgue en même temps l’étape suivante qui fera avancer le héros dans sa recherche. Il existe donc un lien étroit, indissociable entre prophéties et épreuves. De plus, elles donnent aux épreuves une dimension divine, transcendante, supérieure puisqu’elles sont révélées par les dieux, eux-mêmes soumis au fatum.

La première prophétie - ordre fatal au sens latin « fixé par le sort » - est révélée par Hector. Voilà l’instigateur de la quête. C’est lui qui dicte à Énée son devoir de partir avec les Pénates et d’instaurer une ville pour ces derniers (II, 293-295). Ce point de départ demeure flou. Il lui annonce de plus qu’il commettra des erreurs. Mais Énée, ignorant des destins, ne comprend pas, oublie, se lève et va se battre (II, 314). Et même, il est prêt à affronter la mort. C’est le fantôme de Créuse qui précisera la prophétie d’Hector : elle lui nomme la terre où il devra se rendre après ses errances marines, lui annonce une fortune florissante et une royale épouse (II, 783-784).

Il part parce qu’il ne peut plus faire autrement. L’événement déclencheur de la quête est la chute de Troie. Cette situation intenable pousse Énée à partir à la recherche d’une autre ville pour les Pénates : la mission lui est partiellement révélée, mission à sa mesure qui prendra toute son ampleur dans la descente aux enfers où il prendra connaissance du véritable but de sa mission.

Le malheur initial qui convainc le héros de la nécessité de sa quête est indispensable, non pour lui mais pour la nation romaine. Cela, il l’ignore encore. Comme Hector s’était attaché à lui annoncer la fin de Troie et sa fuite avec les dieux Pénates, Créuse, elle, pose un nouveau jalon dans la révélation qui lui est faite : Énée aura une autre femme. Ce dernier n’aurait pu supporter d’apprendre par la bouche d’Hector qu’il serait bientôt veuf et remarié. De plus, elle lui révèle la première la terre qui l’attend : Créuse lui nomme la terre d’Hespérie (II, 781).

Énée lui-même se rend compte qu’il ne connaît pas tout de sa mission, qu’il est soumis aux puissances supérieures (III, 7). Surtout il ne sait où il doit se rendre, malgré ce que lui a déjà dit le fantôme de sa femme. Apollon lui répète alors, sur sa demande (III, 85-89), qu’il doit se rendre sur la terre de son antique Mère (III, 96). Ainsi, petit à petit, sa mission se dessine avec plus de précision, mais Énée, encore ignorant, se trompe (III, 139 et suivants) et il lui faut un fléau pour comprendre qu’il est dans l’erreur et les annonces des dieux Pénates pour qu’il sache enfin où il doit aller (III, 161). C’est la troisième fois déjà, après Créuse et Apollon, que le lieu où il doit se rendre est répété. Courageusement, la petite troupe repart pour atteindre les rivages de l’Hespérie.

Ensuite vient la prophétie de Céléno qui annonce deux choses : ils iront en Italie mais pas avant d’avoir connu une faim telle qu’ils mangeront leurs tables. Voilà donc une nouvelle épreuve, après celle du départ précipité de Troie et celle du fléau en Crète.

À présent, atteindre l’Italie pourrait leur sembler surmontable puisque la Harpye elle-même leur dit qu’ils réussiront : Ibitis Italiam (III, 254) : le texte présente un indicatif futur et non un conditionnel. Mais les compagnons d’Énée s’arrêtent à la deuxième partie de la prophétie. Ils ne sont pas frappés par l’annonce de leur victoire certaine mais seulement par l’épreuve annoncée (III, 255-257).

Cependant, Énée veut en savoir plus. C’est alors qu’il va trouver Hélénus pour recevoir de sa bouche une prophétie (III, 358) : il demande à ce dernier de l’instruire sur la voie à suivre pour surmonter les obstacles. Le héros fait preuve ici d’une grande confiance dans la volonté des dieux.

Hélénus avoue lui-même au héros qu’il ne peut dévoiler tous les secrets du futur, mais seuls ceux qui lui seront utiles pour gagner l’Italie (III, 377-379 : conscient de l’ignorance d’Énée, qu’il nomme ignare (III, 382; serait-ce parce qu’il n’a pas encore été initié ?), il ajoute un détail d’importance pour fonder la ville : la gésine miraculeuse (III, 390). Voici que l’emplacement exact de la ville est révélé. Il le rassure également sur l’épreuve annoncée par Céléno : fata uiam inuenient (III, 395). Énée n’a donc pas de raison de s’inquiéter puisque de toute façon les destins veulent la venue d’Énée en Italie. Le fils de Priam lui annonce vaguement aussi la partie principale du voyage initiatique, l'initiation par excellence, mais ne fait que l’ébaucher et ne la dévoile pas totalement à Énée : il lui recommande d’aller trouver la Sibylle (III, 443 ; 456-457). Il ne peut pas révéler à son compatriote la raison profonde pour laquelle il lui fait cette recommandation, d’abord parce qu’il ne connaît pas tout des destins, ensuite parce qu’Énée se rendra là pour voir son père, alors encore vivant, enfin parce qu’il n’est pas prêt à l’entendre : la descente aux enfers est l’Épreuve qui aboutit à l’enseignement total et qui ne peut se faire qu’après la mort d’Anchise, vu que c’est lui qui préside à l’initiation de son fils. Cependant le Troyen errant est déjà prêt à recevoir l’annonce des épreuves guerrières qui l’attendent dans ce pays (III, 458).

Il est curieux, alors qu’Anchise avait, aux Livres II et III, tellement d’importance aux yeux de son fils [4], que sa mort soit décrite si brièvement (III, 709-714). Énée souligne lui-même le silence d’Hélénus et de Céléno sur cette épreuve qu’il qualifie de labor extremus (III, 714) et de meta (III, 714) dans ses voyages. Il ne sait pas encore que le plus difficile reste à affronter et que cela lui sera possible justement grâce à la mort de son père bien-aimé. Et c’est sans doute la raison pour laquelle sa mort est si brièvement rapportée : son rôle ne s’arrête pas avec elle. Elle ne marque pas une fin pour Énée, mais un commencement, un renouveau brillant qu’il ignore toujours. Anchise sera donc très présent non seulement au Livre V, mais surtout au Livre VI, où lui-même procédera à la révélation complète de la quête de son fils.

Avant cela, Énée sera encore pour quelque temps le jouet des dieux : à l’instigation de Vénus et de Junon (IV, 99-128), il deviendra l’amant de Didon (IV, 165-168), sinon malgré lui, du moins sans qu’il l’ait désiré : nulle part, le texte ne dévoile un Énée brûlant d’amour ou même de désir. Seule Didon est enflammée. Lui, il est passif comme s’il subissait la décision des déesses et les flammes de Didon. Au Livre IV, aucune décision ne vient de lui, pas même celle de poursuivre sa route et son destin : ce sera Mercure qui viendra lui en donner l’ordre (IV, 264 et suivants).

Il nous est apparu, dans ce chant, d’une part, lâche, puisqu’il veut quitter Carthage sans affronter Didon (IV, 281 : Ardet abire fuga), ou du moins de la façon la plus facile pour lui (IV, 293-294 : quae mollissima fandi tempora), et puisque, lors de la rencontre, il lui dit qu’il doit partir selon la volonté des destins auxquels il est totalement obéissant (IV, 345-347) ; d’autre part soumis au désir de Didon dans la grotte, à la douceur de traîner à Carthage (IV, 260), à l’ordre divin enfin (IV, 282). Il n’est pas ici en qualité de héros et peu s’en faut, à notre avis, qu’il ne soit plus un homme.

Même s’il est vrai qu’il doit accomplir sa mission de fondateur, son attitude dans ce chant ne suscite ni respect ni admiration tant il semble inconsistant. Un dieu même doit lui fermer les oreilles aux plaintes de Didon (IV, 440) : n’a-t-il pas confiance dans la fermeté d’Énée ? Sans doute n’est-il pas capable de résister seul aux plaintes de Didon.

Le Livre V, réservé aux jeux funèbres à la mémoire d’Anchise, rappelle la présence de ce dernier, annonce et prépare son importance au Chant VI.

Avant l’ultime épreuve du Chant VI, la descente aux enfers, Junon provoquera encore quelque épreuve tel l’envoi d’Iris (V, 606-608) et son incitation sous les traits de Méroé à brûler les navires (V, 635). Énée manque toujours de détermination et de foi en sa mission (V, 700-703 : il n’a pas encore compris l’immense tâche qu’il doit accomplir et hésite soit à s’établir là où les femmes le veulent, soit à continuer sa route vers l’Italie. Il lui faut à nouveau être affermi par un tiers, Nautès (V, 704-718), qui lui enjoint de continuer à suivre les destins malgré tout. Et voilà qu’après lui, Anchise ou plutôt son ombre doit venir révéler à Énée les guerres futures (V, 722-731). Mais par-dessus tout, il annonce le Chant VI : il lui demande de venir s’entretenir avec lui sous la conduite de la Sibylle et lui révèle même ce qu’il y verra (V, 731-737).

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2. La descente aux enfers

Le Chant VI semble être le véritable pivot de l’Énéide. Situé en son centre, avec lui et par lui la mutation du récit s’opère : on passe d’un récit d’errances à l’histoire de la conquête d’un territoire. La réflexion d’Énée à la fin du Chant III (Hic labor extremus, longarum haec meta uiarum, III, 714) nous semblerait plus pertinente à ce moment du récit [5] : c’est ici, en effet, que se déroule l’ultime épreuve imposée à Énée pour accéder à la connaissance de sa mission. Ne pourrait-on même pas dire que le caractère d’Énée change aussi ? Il nous a semblé, pendant la lecture que, de l’être plaintif qu’il était, jouet des dieux et soumis au destin et à une mission trop lourde pour lui, si lourde d’ailleurs qu’il n’en connaît pas l’ampleur avant ce chant - ce qui nous a semblé très significatif -, il semble devenir à partir du Chant VII un véritable chef conscient de la grandeur de sa mission révélée par son propre père, un homme capable de mener à bien sa quête. Nous développerons ce point plus tard.

Énée, au début de ce chant, va trouver la Sibylle qui lui annonce les périls futurs, tels Turnus et la femme qui sera la cause de la guerre et deviendra sienne. Elle lui révèle tout ce qui l’attend sur cette terre, et qu’il doit être capable d’affronter (VI, 83-97). En réalité, Énée ne semble pas préoccupé de ces événements futurs. Il veut simplement voir son père et accomplir ses ordres. C’est ce qu’il expose à la prêtresse (VI, 103-109). Vont alors commencer l’explication d’abord, l’accomplissement ensuite, de différents rituels [6] qui précèdent l’ouverture de la descente aux Enfers. La prêtresse ne lui cache pas la difficulté de l’entreprise (VI, 128-131 ; 135) : elle sera l’ultime ou plutôt la suprême épreuve de l’initiation d’Énée. Pour la vaincre, il doit affronter sa peur de la mort et du royaume des Enfers. C’est une lutte contre lui-même pour se surpasser, mais, s’il y parvient, il obtiendra la révélation pleine et entière de sa mission quasi divine

Il subit encore l’épreuve de la mort de Misène (VI, 163-164) avant de pouvoir descendre, comme si le héros devait être éprouvé par un nombre déterminé d’épreuves avant de pouvoir entreprendre la dernière.

Incapable, puisque ignorant, d’accomplir seul la descente et même le rite qui la précède, il en appelle au secours des dieux (et sic forte precatur; VI, 186) - c’est encore sa mère qui l’aide en envoyant ses colombes qui lui indiquent le rameau d’or (VI, 190 ; 203) -, ensuite à celui de la Sibylle. Commence alors le grand rite initiatique où le héros va flirter avec la mort pour en sortir triomphant.

Les deux voyageurs amorcent le rituel lié à la descente (VI, 236 et suivants) et la Sibylle apostrophe Énée en ces termes : Nunc animis opus, Aenea, nunc pectore firmo (VI, 261), signifiant par là que toutes les épreuves antérieures n’étaient rien à côté de celle-ci. Maintenant vraiment il lui faudra du courage !

Énée est d’abord effrayé par ce qu’il voit et sa docte compagne l’apaise (VI, 292) : le savoir de la Sibylle s’oppose à l’ignorance d’Énée. Ainsi celui-ci interroge, s’informe (VI, 317-320) et la prêtresse l’instruit (VI, 317-330). On verra à présent que, jusqu’aux Champs Élysées, celle-ci passe toujours devant Énée dont le texte dit qu’il « règle sur les pas de son guide ses pas intrépides [7] ». Elle parle la première, ouvrant ainsi à Énée, qui observe et apprend, les portes des Enfers. Ainsi c’est elle qui répondra à Charon (VI, 398-407) et l’apaisera en lui donnant elle-même le rameau (VI, 406) - bien que ce soit Énée qui l’eût cueilli. Mais n’est-ce pas à Énée en armes (VI, 388-397) que s’est adressé le nocher et à qui il a demandé le rameau d’or ? Ensuite, elle jette les gâteaux à Cerbère (VI, 417-421).

Quand le héros passe par les différents lieux des Enfers, le passé se découvre à ses yeux : il retrouve Palinure (337 et suivants), entend les nouveau-nés (425-429), voit les condamnés innocents (430), les malheureux (434), puis le Champs des pleurs (441) et Didon (450), les héros de la guerre (478) et un fils de Priam (494), tous morts et appartenant au passé, jusqu’à ce que la Sibylle le rappelle à l’ordre (VI, 539) ou plutôt à sa mission. Il ne verra le futur qu’avec son père puisque c’est le sens de sa quête et qu’il doit d’abord réussir à traverser les enfers pour se montrer digne de la révélation.

Arrivés à la route en Y, c’est la prêtresse qui l’instruit du chemin à suivre (VI, 538-543) et, comme Énée est avide d’apprendre (VI, 560-561), elle lui révélera le contenu du Tartare que nul, à moins d’être damné, ne peut voir (VI, 562-627). Ensuite, un léger changement s’opère dans leur marche : tous deux s’avancent ensemble, pariter gressi (VI, 633), et enfin Énée prend la tête, « devance la prêtresse », et accomplit seul le rituel d’entrée (VI, 635-636). Enfin ils franchissent tous deux le seuil des Champs Élysées (VI, 637-638).

Voilà enfin la rencontre avec Anchise. « …Et ta piété, tant attendue de ton père, a triomphé d’un dur voyage ! » (VI, 687-688) : sa piété signifie son obéissance aux dieux, aux destins, à sa mission ; son triomphe réside dans le fait qu’il a passé avec succès les différentes épreuves au cours de ce voyage. Énée a donc réussi jusque là les épreuves imposées. Maintenant Anchise va lui dévoiler, lui expliquer, sur la demande de son fils qualifié encore de inscius (VI, 711), ce qui se déroule sous ses yeux : l’Initiation commence enfin. Énée va alors comprendre le sens profond de ce qu’il a accompli jusque-là, des ordres dictés, des épreuves affrontées, des prophéties. Et cette révélation lui donnera la force et le courage d’achever sa quête. Anchise lui « dévoile dans l’ordre chaque secret » (VI, 723; trad. M. Rat). « Je vais te dire quelle gloire attend dans l’avenir la race de Dardanus, […] ; et je vais t’apprendre tes destins » (VI, 756-759; trad. M. Rat). Voilà que défile sous les yeux d’Énée toute l’histoire future de Rome, de ces héros, et surtout de César Auguste qui « recréera l’âge d’or » (VI, 792-793). Anchise lui affirme que personne ne dépassera la grandeur d’Auguste et Énée doit être affermi par cette révélation : en effet, pourquoi douter quand un avenir si illustre attend Énée et toute sa descendance (VI, 806-807) ?

« Lorsque Anchise [...] a embrasé son coeur de l’amour de sa gloire future, il lui parle alors des guerres qu’il aura à soutenir [...], et comment il peut éviter ou supporter chaque épreuve » (VI, 888-892; trad. M. Rat). Voilà donc le courage du héros affermi et grandi par la gloire future. Bien loin d’être écrasé par l’ampleur de sa mission, il prend de l’envergure et peut alors, sans se plaindre, apprendre les guerres qui l’attendent.

Enfin, sans retard, Énée sort et fait voile vers Caiète (VI, 899-900). Pas de plainte, pas d’adieu douloureux, même pas d’évocation de l’adieu. Énée vole accomplir la mission imposée par les destins. Il va l’accomplir enfin et non plus la subir.

Depuis le début du récit et jusqu’à la descente aux enfers, Énée se réalise comme héros d’une quête au fil des épreuves et par celles-ci. Il n’est pas présenté comme un surhomme puisqu’il a besoin du concours de sa mère et de la Sibylle. Même s’il n’a pas encore accompli pleinement son destin, il a été confronté, mis en présence du futur résultat qui dépend de la réussite de sa mission. Il voit tout ce qui, grâce à lui, va être permis. Il ne peut plus faillir à sa mission. C’est dans ce sens, au sens moral, qu’Énée s’est réalisé comme héros de sa quête, héros unique et prédestiné. Il va à la sortie des enfers se réaliser comme héros par ses actes, en rendant possible l’avenir glorieux qu’il connaît déjà. Le Chant VI est donc véritablement le chant pivot de l’Énéide : le héros en ressort comme transcendé par l’initiation.

Un autre aspect de ce chant que nous voudrions évoquer est celui de la luminosité, pour tenter de montrer comment celle-ci accompagne l’évolution du héros. Il nous a semblé également que, au même titre que le thème de l’opposition lumière-ténèbres, celui de l’opposition fer-or et bronze-or était aussi très présent dans ce chant et suivait la même évolution que celle du thème de la luminosité, que nous allons développer dans les paragraphes suivants.

Dès le début de la descente, la nuit ou plus exactement l’obscurité se tombe : « ils allaient obscurs, dans la nuit solitaire, à travers l’ombre et à travers les demeures vides et le vain royaume de Dis » (VI, 268-269) : l’association est établie entre cet endroit et l’obscurité. Le jour se lève à peine (VI, 255) et pourtant, le texte, par une proposition temporelle (VI, 271-272 : ubi [...] condidit [...] Iuppiter) - et non par une simple comparative qui impliquerait l’image de la nuit et non la nuit elle-même -, indique que Jupiter « a enfoui le ciel dans l’ombre et que la sombre nuit a enlevé aux choses leur couleur » (VI, 271-272) : il fait donc bel et bien nuit pour les deux voyageurs. La seule source de lumière, la lune - qui, d’ailleurs, n’est pas source de lumière mais la réverbère -, semble faible et timide : « tel [...] par une lune incertaine, sous une méchante lumière » (VI, 270; trad. M. Rat). L’importance que prend la luminosité lorsque Énée pénètre dans les enfers est évidente : c’est le royaume de la mort, et le manque de lumière inspire crainte et incertitude.

Juste avant de pénétrer dans les Champs Élysées, le texte dit encore : « du même pas à travers les ténèbres » (VI, 633 ; trad. M. Rat). Puis soudain, la lumière se fait et embrasse tout le paysage lui donnant du même coup un aspect accueillant, chaud, rassurant : on y parle de « l’éther plus large » qui « illumine les plaines et les revêt de pourpre » (VI, 640-641), de « soleil » (VI, 641) qui est sien, des « astres » (VI, 641) qui lui appartiennent, de « plaine brillante » (VI, 677 ; trad. M. Rat), des « âmes [...] qui devaient monter à la lumière d’en haut » (VI, 680). Mais c’est surtout au dernier passage du chant, lorsque Énée et la Sibylle quittent les Enfers, que le contraste avec les ténèbres du début est le plus frappant : « [...] l’autre, brillante, faite d’un ivoire éblouissant de blancheur » (VI, 895). C’est par cette porte éclatante de lumière qu’Énée et la Sibylle sortent. Tout le paysage, tout le décor est blanc et étincelant.

Cette même lumière rayonnante est présente également au début du Chant VII : ainsi la lune, bien loin de la description précédente de sa lumière, « d’une blancheur brillante, facilite le voyage ; la mer resplendit sous sa tremblante lumière » (VII, 8-9 ; trad. M. Rat [8]).C’est comme si Énée était guidé par la lumière, comme si le monde s’éclairait à sa venue, pour lui qui est initié. Ainsi, il passe à proximité de la terre où Circé, fille du Soleil, fait un feu et répand « une lumière nocturne » (VII, 13), ce qui indique à Énée sa présence. Viennent encore les mentions des « rayons du jour » (VII, 25 ; trad. M. Rat) et de « l’Aurore vermeille » qui « brillait » (VII, 26 ; trad. M. Rat).

En définitive, apparaît un lien entre la luminosité réelle des Enfers et la clarté qui envahit Énée lorsque la vérité se fait jour. Le passage des ténèbres à la lumière s’accomplit au moment précis ou Énée entre dans les Champs Élysées, but de son voyage au royaume de Dis.

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3. Accomplissement de sa mission

Énée sait. Il sait que des guerres l’attendent, mais surtout quel destin supérieur la Rome à naître connaîtra. Il a été mis en présence de la future Ville éternelle, comme si virtuellement elle existait déjà. Énée va alors se battre jusqu’à la victoire, sans hésitation. À partir du Chant VII, l’histoire semble s’accélérer, les décisions s’enchaînent, les combats font rage jusqu’à ce qu’enfin il obtienne gain de cause tant sur les hommes que sur Junon.

L’initiation est terminée puisqu’il a été informé de tout. Il lui reste donc à accomplir sa mission, ce dont il est capable, et même seul capable puisque choisi par le destin. À partir de ce chant, il semble qu’Énée est plus perçu comme un actant que comme un personnage envisagé dans sa dimension psychologique : Virgile paraît, en effet, moins se préoccuper des sentiments d’Énée que des actes que pose son héros.

En outre, l’accent est mis sur la rapidité de l’action : « il fait route à pleines voiles et quitte le port » (VII, 7). Le vocabulaire utilisé ici renforce cette impression : « comme le jour naissant éclairait les terres de ses premiers flambeaux » (VII, 148-149) : le voilà donc parti sans retard et alors que le jour est à peine levé ; « Point de retard, ils se hâtent » (VII, 156), vocabulaire temporel qui indique également l’empressement ; « Iamque » (VII, 160), adverbe qui marque le temps et donne une impression de rapidité. De plus, les oracles se font aidants, adjuvants d’Énée : par exemple, l’oracle à Latinus (VII, 96-101) concernant le gendre étranger qu’il doit attendre pour sa fille. Enfin, l’aboutissement de ses épreuves est annoncé par Iule à son propre insu (VII, 116). Le chef troyen initié prend alors la parole : il se rappelle la prophétie de son père (VII, 122-127) et comprend qu’il a enfin atteint sa nouvelle patrie, sa terre promise, et la réalisation de son ultime épreuve avant de commencer l’accomplissement de sa mission.

Il donne l’ordre d’aller trouver Latinus et ce, sans retard. Ensuite, il trace lui-même les remparts de la ville : telle est le début de sa mission de fondateur (VII, 157-159). Vient alors l’affirmation de la puissance d’Énée : c’est le véritable roi. Les destins sont toujours présents, contraignants même (VII, 239-240), et Junon, toujours opposée (VII, 315-316) au fils de Vénus, cherche à le contrer mais se sait vaincue (VII, 310) : Énée a les destins pour alliés, il le sait et se sent invincible dans l’accomplissement de sa mission. Il s’affirme de plus en plus comme roi et acquiert une plus grande autorité : suite au changement d’attitude de Latinus à son égard, il va trouver Évandre et deviendra chef des Étrusques. Là encore, c’est l’accomplissement d’une autre prophétie (VIII, 498-503) : les destins sont donc réellement avec lui et non plus contre lui pour lui imposer des épreuves puisque, tant par la prophétie faite à Hélénus que par celle faite aux Étrusques, les autochtones sont préparés à la venue d’Énée, pour lui faciliter l’accès auprès de ceux-ci. Le Tibre lui-même s’allie à Énée (VIII, 35-65) : il l’aide et lui confirme l’emplacement de sa ville déjà révélé par Hélénus. Les prophéties sont précises et concrètes tant sur l’emplacement de la ville que sur la stratégie de guerre à adopter. Le Tibre lui annonce que la colère des dieux est tombée. Ceux-ci vont à présent l’aider à accomplir sa mission puisque eux-mêmes sont soumis au destin : le Tibre lui révèle que la colère des dieux est tombée, on a vu Junon qui s’avouait vaincue, enfin Vénus va encore aider son fils et Vulcain de même (VIII, 40-41).

Au Chant VIII, Énée deviendra au sens propre - comme il l’était déjà au sens figuré - le porteur du destin de Rome : il va porter à son bras le bouclier sur lequel est gravée l’histoire d’Italie (VIII, 625-728) et le fait qu’il charge sur ses épaules la représentation de l’avenir de Rome signifie qu’il en accepte pleinement la charge, en connaissance de cause (VIII, 731). Énée se battra donc avec le bouclier qui le protège et qui porte le but, la cause de sa lutte : la future gloire de Rome. Vont s'ensuivre alors les terribles combats qui opposeront les Troyens et les Étrusques (du moins une grande partie de ceux-ci) aux Latins et aux Rutules. Énée se déchaînera dans ces batailles, conscient de ce qu’il risque, féroce et impitoyable (par exemple : X, 513-514). Le texte donne toujours cette impression de rapidité et de concision. Par exemple au livre X, 148-153, ce passage présente une succession rapide et nombreuse de verbes-compléments, et finit par haud fit mora, ce qui donne au texte l’impression d’une certaine nervosité.

Pour le fondateur de la nation romaine, il n’y a plus qu’un seul but, une seule préoccupation : obtenir l’emplacement de sa ville. Même les morts passent après l’accomplissement de son devoir (lequel inclut sa soumission aux dieux ; XI, 2). Il est à ce point décidé que lui-même dictera les conditions de paix, ce qui montre sa puissance (XII, 112). Il est animé par la soif et la hâte d’accomplir les destins : par exemple, dès qu’il peut se battre contre Turnus, il cesse toute activité, praecipitatque moras omnis, opera omnia rumpit, et se saisit de ses armes, laetitia exsultans (XII, 697-700).

Enfin, le dernier point significatif que nous voudrions aborder et qui traite de l’aboutissement de sa quête est le parallèle qui est fait entre Auguste (VIII, 678-681) et Énée (X, 270-272) : tous deux sont des conquérants, tous deux sont investis d’une mission par les destins, choisis et aidés des dieux.

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4. Évolution du héros

Énée nous a semblé un personnage plein d’ambiguïté et nous avons voulu essayer de mettre, de manière subjective, un peu d’ordre dans cette impression. Ambigu parce que tout à la fois héros d’une quête, investi de la mission quasi divine de fondateur de la nation romaine, détenteur du secret de l’avenir de celle-ci, et à la fois jouet tantôt des dieux, tantôt des destins, soumis à son devoir de fondateur auquel il ne peut se soustraire.

Comment dégager alors le caractère et le rôle véritable d’Énée ? Il est bien évident que cette épopée ne présente, à notre sens, pas d’individualisation de son héros et qu’il est donc délicat de parler de caractère. Mais quel est alors le rôle d’Énée ? S’il est choisi, prédestiné, quelle est sa part de liberté ? Est-il une simple marionnette que les destins agitent pour mener à bien la fondation de Rome ? En effet, d’un côté, il est prédestiné et sait, pour l’avoir entendu à maintes reprises par la bouche de proches et de devins et vu de ses propres yeux dans les Enfers, que sa mission doit réussir, va réussir, et même est réussie si l’on se place dans les Enfers intemporels puisqu’il a vu ce qui découlerait de son succès ou plutôt ce qui en découlera, et que ce même futur est gravé sur son bouclier. Cette mise en présence du futur pourrait réduire sa mission à une simple formalité sans danger d’échec. D’un autre côté, il subit tant d’épreuves, perd tant d’êtres chers, va même jusqu’à descendre dans les Enfers, voyage interdit à un vivant, et semble tellement être le seul à pouvoir accomplir cette quête, qu’il apparaît avoir un rôle indispensable et déterminant.

Quelle position adopter ? Nous allons envisager Énée avant et Énée après la descente aux Enfers, considérée comme le pivot de son voyage. Dans les six premiers chants, Énée nous est apparu comme un guerrier vaillant certes, mais comme un héros de quête pâle et plaintif, jouet des humeurs de Junon (par exemple, dans la tempête en I, 64 et suivants ), soumis au pacte de celle-ci et de Vénus (IV, 99-128), obéissant aux ordres de Jupiter et des dieux en général (par exemple : IV, 281-282 ; 331 ; 396), ce qui ne paraît plus être le cas dans la seconde moitié de l’épopée.

Dès le début, on dit que longtemps il fut le jouet des dieux supérieurs, mais il est dit multum, « souvent », et non pas toujours (I, 3). De plus, il est surtout décrit dans ses douleurs, ses états d’âme, ses craintes. Il reste cependant toujours un valeureux combattant : jamais son courage guerrier n’est mise en doute (cfr. II, 302 ; 314-317 ; 432-434 ; 451-452). D’ailleurs, tant qu’il n’a pas conscience d’être investi d’une mission, on ne le voit pas se plaindre. Il semble qu’il commence ses plaintes seulement après avoir reçu sa mission parce qu’il est dans le flou, ne comprend pas, ne sait pas. Il dit lui-même qu’il obéit sans comprendre, sans savoir (par exemple : III, 7 ; 88). Il n’aura de cesse, pendant toute la première moitié du récit, de demander des signes aux dieux (par exemple : III, 85-89 ; 358-368). Son manque de conscience ou de connaissance du but de sa mission va l’amener à l’oubli de celle-ci au Chant IV. Il lui faudra la venue de Mercure pour le rappeler à l’ordre ; malgré cela, Énée reste irrésolu et faible (IV, 390). Il prend même, devant Didon, les destins comme excuse de son départ. Il nous semble se comporter comme un lâche (IV, 346 ; 360-361), surtout vis-à-vis d’elle. Tout ce qu’il arrive à faire, c’est obéir (par exemple, en IV, 396 : il obéit malgré tout, sans vraiment comprendre pourquoi, uniquement parce qu’il faut se soumettre aux destins et aux dieux). Énée se comporte comme un suppliant : il paraît n’avoir jamais jusqu’ici la situation en main. Ainsi, en V, 685-692 : il appelle le secours des dieux car il ne sait quoi faire, ni comment gérer la situation. Il est même prêt à tout abandonner (V, 700-703). Jusqu’à la fin du Chant V, il est décrit comme incertain (V, 827-828).

Il nous semble donc qu’Énée est d’abord un héros fade et inconsistant, mais qu’il est véritablement transfiguré, transcendé par le spectacle qui s’est offert à ses yeux dans les Enfers. Encore juste avant la descente, il est triste et abattu (VI, 185), a besoin de l’aide de sa mère (VI, 193) et suit la Sibylle jusqu’à l’entrée des Champs Élysées.

Après, Énée apparaît différent, plus fort : il recouvre alors le véritable manteau de chef. Il a compris sa mission et n’est plus dépassé par elle. Il va la maîtriser et non plus la subir, la mener à bien et non plus la laisser le précéder et lui imposer sa route. Auparavant, il était guidé par l’intermédiaire de prophéties maintenant il sait, donc il décide. Il ne subit plus sa destinée, mais il l’accomplit, la mène à bien, rassuré et persuadé par la vision de l’avenir de Rome qu’il va réussir et doit réussir.

À partir du vers 899 du Chant VI, Énée est surtout décrit par rapport à ses actes et à ses décisions. Ses doutes et débats intérieurs ne sont plus de mise, l’accent est mis sur l’empressement et la fondation de la ville. De plus, le héros est joyeux (par exemple VII, 288) alors qu’il était maintes fois auparavant en pleurs. Quand il subit des échecs, il ne se plaint plus, il avise, « prend toutes sortes de résolutions » (VIII, 20-21). Il pose des actes de chef [9] et d’homme désireux de mener à bien sa mission. Non seulement on verra le navire d’Énée prendre la tête de la flotte (X, 156-157) mais aussi le chef troyen assis lui-même au gouvernail de son bateau, ce qui nous semble digne d’attention (X, 217-218). En outre, dans les combats, Énée est très souvent en première ligne (X, 156-157 ; 310 primus ; XII, 195 prior ; 579 inter primos) et lutte comme un lion, comparaison qui met en évidence sa puissance.

Il apparaît donc que jusqu’à ce que sa mission soit accomplie, dût-il en venir au mépris de la loi du suppliant, il n’aura de cesse de se battre avec rage et sans état d’âme, transcendé par son initiation. Il tuera Turnus déjà désarmé et à terre (XII, 938-952).

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Conclusion

Comme annoncé dans l’introduction, nous avons tenté, à travers ces quelques pages, de lire l’Énéide comme le voyage initiatique du fondateur de la nation romaine.

Ainsi sont présents les divers personnages, indispensables dans le récit d’une quête et qui entourent le héros : Hector, l’instigateur de la quête ; Vénus, Anchise, la Sibylle et quelques autres comme adjuvants d’Énée ; Junon, sa perpétuelle adversaire ; et même le destinataire, la nation romaine représentée, dans les Enfers, par les âmes des héros à venir et plus particulièrement, dans le contexte politique de l’époque de Virgile, Auguste, « celui qui recréera l’âge d’or ». Voilà les personnages qui aident ou entravent Énée dans sa quête.

De plus, il apparaît qu’Énée est effectivement engagé presque malgré lui dans une quête qui lui est imposée, tant par les dieux que par les destins, et dont la grandeur dépasse l’imagination humaine, même celle d’Énée. Le récit s’arrête avec l’accomplissement total de la mission qui incombe au héros puisque l’intérêt que l’on porte à ce dernier ne se justifie que dans la mesure où il est engagé dans sa quête, vu que tout le récit tend à relater la fondation de la Rome suprême.

Énée part d’une situation initiale catastrophique, la prise et la destruction de Troie, pour aller fonder une ville pour les dieux Pénates. Puis il subit nombre d’épreuves - passage obligé du voyage initiatique - qui lui permettent d’arriver chez son père pour l’ultime instruction qui lui donne la force d’achever sa mission.

En outre, si le but du voyage est la fondation de la nation romaine, il n’en demeure pas moins qu’Énée lui-même change, grandit, devient un homme capable non seulement d’affronter son destin, mais aussi de l’accomplir. C’est là que se situe la liberté du héros : il doit accomplir l’oeuvre qui lui incombe, mais le choix véritable de l’accomplir, que le héros pose au terme de son initiation et qui dépasse de beaucoup la simple soumission initiale d’Énée, lui permet de se transformer lui-même, de se transcender. Il ne se borne pas à accomplir sa mission, il en devient le seul et unique héros, justifiant par là que le choix des puissances supérieures qui s’est porté sur lui était juste.

Voilà donc comment, au cours de lectures successives de ce chef-d’oeuvre, le récit et son héros nous sont apparus.

Enfin, ne pourrait-on pas caresser l’hypothèse que Virgile a conçu cette Énéide en imaginant aussi le récit de la vengeance de Troie sur la Grèce, puisqu’un jour Rome, petite-fille d’Ilion, réduira cette nation au statut de province subalterne ?

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Notes

[1] Pour définir le voyage initiatique, nous nous sommes principalement basée sur la première partie du cours de Monsieur Logé, Histoire de la Littérature française, des origines au XVII siècle, que nous avons suivi aux Facultés universitaires Saint-Louis (Bruxelles). On y présentait une analyse assez complète des grandes épopées médiévales marquées par l’influence de Virgile. [Retour]

[2] Toutes les citations du texte latin se réfèrent à l'édition de J. Perret, Virgile, Énéide, Paris, Les Belles Lettres, 1977-1999, 3 vol. Pour les livres I à IV, nous avons utilisé le quatrième tirage (1999) revu et corrigé par R. Lesueur ; pour les livres V à VIII, l'édition de 1978 ; et pour les livres IX à XII, celle de 1987 dans son deuxième tirage. [Retour]

[3] Pour la traduction française, nous nous sommes référée tant à celle de l'édition J. Perret (cfr ci-dessus) qu’à celle de M. Rat, Virgile, Énéide, Paris, GF Flammarion, 1998, 442 pp. [Retour]

[4] Quelques exemples au choix pour illustrer l’importance du rôle d’Anchise pour Enée : II, 560 : cari genitoris ; II, 635-637 : [...] genitor quem [...] optabam primum [...] primumque petebam [...] ; II, 650-670 : [...] effusi lacrimis [...] mortemque miserrimus opto [...] : nous avons voulu mettre surtout en évidence, dans ce passage, l’immense douleur qui s’empare d’Énée lorsqu’Anchise refuse de partir ; II, 707 : [...] care pater [...] ; III, 102 et suivants : Tum genitor [...] ait [...] : c’est son père qui interprète l’oracle d’Apollon sur le lieu où ils doivent se rendre et ce sera lui encore qui ordonnera de repartir lors du fléau en Crète, III, 144-145. Il est donc un véritable guide pour son fils qui se fie aux décisions de celui qui a plus d’expérience que lui. [Retour]

[5] Notons que la place de cette phrase est pertinente à la fin du Livre III étant donné que, pour Énée, l’ultime épreuve était la perte de son père, ignorant encore les épreuves futures. Nous ne voulons donc pas dire que ce vers n’est pas à sa place, mais qu’à la lumière de la connaissance globale du texte, elle s’applique totalement à la descente aux Enfers qui est, véritablement, la dernière épreuve avant l'initiation d’Énée. [Retour]

[6] VI, 136-148. La Sibylle dit explicitement qu’il s’agit de rites et ici la réflexion porte sur le rameau d’or : [...] et rite repertum carpe manu (145-146), sans lequel la descente n’est pas possible et qu’Énée ne parviendra à avoir que si et seulement si les destins le veulent (147). [Retour]

[7] VI, 263. La traduction retenue ici est celle de M. Rat. J. Perret traduit : « lui règle son pas sur le pas résolu de son guide ». Il nous semble que, comme haud timidis s’accorde avec passibus, c’est bien Énée qui égale par ses pas qui ne sont absolument pas craintifs son guide qui marche, et que ce ne sont pas les pas du guide qui sont haud timidis. C’est la raison pour laquelle nous avons préféré la traduction de M. Rat. [Retour]

[8] Nous avons préféré cette traduction parce qu’elle rend bien la notion contenue dans candidus : « blanc éclatant, d’une blancheur éclatante, » tandis que J. Perret traduit simplement candidus par « clair », ce qui nous semblait un adjectif trop faible par rapport au contexte. [Retour]

[9] VII, 243-244 : donner des cadeaux à un autre chef est un acte de souverain qui veut se concilier l’amitié d’un égal ; VIII, 79-80 : il pose des choix de chef responsable de guerriers ; X, 158-153 : lui-même va trouver le chef Tarchon pour contracter l’alliance avec lui. [Retour]

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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 4 - juillet-décembre 2002

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