FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 2 - juillet-décembre 2001


Simples réflexions sur l'histoire comparée

par

Jean-Marie Hannick*

Professeur à l'Université de Louvain


Paru sous le titre Brève histoire de l'histoire comparée, dans G. Jucquois - Chr. Vielle [Éd.], Le comparatisme dans les sciences de l'homme. Approches pluridisciplinaires, Bruxelles, 2000, p.301-327.

Plan


Introduction

On a beaucoup parlé d'« histoire comparée » au début de ce siècle. Le thème était en vogue, du moins dans les cercles universitaires français. « L'histoire », avait déclaré DURKHEIM [1], « ne peut être une science que dans la mesure où elle explique, et l'on ne peut expliquer qu'en comparant ». Les historiens ont-ils été convaincus par cet apophtegme du sociologue ou plutôt, ce qui est plus probable, impressionnés par les résultats engendrés alors par le comparatisme dans des sciences humaines voisines de la leur ? Toujours est-il que les réflexions sur les vertus de l'histoire comparée se multiplient dans les années suivantes. Bornons-nous à quelques échantillons. En 1907, G. GLOTZ consacre sa leçon d'ouverture à la chaire d'Histoire grecque de l'Université de Paris à des Réflexions sur le but et la méthode de l'histoire. Il y vante les mérites de la méthode, tout en invitant ses auditeurs à la prudence : « La méthode comparative a permis à toutes sortes de sciences de réaliser en moins d'un siècle des progrès qui tiennent du miracle ; pourquoi ne procurerait-elle pas les mêmes bienfaits à l'histoire ? Seulement qu'on y prenne garde. Cet instrument si puissant est d'un maniement délicat et dangereux... La plus grande circonspection est donc nécessaire à qui veut s'en servir » [2]. Un peu plus tard, c'est L. DAVILLÉ (1913-1914) qui publie dans la Revue de Synthèse Historique de H. Berr de longs articles intitulés La comparaison et la méthode comparative en particulier dans les études historiques, articles à forte connotation épistémologique et qui ne disent guère, en définitive, ce que l'auteur attendait, pour l'histoire, du recours au comparatisme [3]. Au lendemain de la Grande Guerre, au Ve Congrès International des Sciences Historiques, H. PIRENNE (1923) lui-même s'engage dans le débat : son discours d'ouverture est un vigoureux plaidoyer en faveur de la méthode comparative, nous y reviendrons. Au congrès suivant réuni à Oslo, M. BLOCH prend le relais. Regrettant que la plupart des historiens ne soient pas convaincus des mérites de la méthode comparative, il affirme que celle-ci « peut, doit pénétrer les recherches de détail. Son avenir', ajoute-t-il, 'l'avenir, peut-être de notre science est à ce prix » [4].

Cet engouement pour l'histoire comparée paraît s'être, de nos jours, quelque peu refroidi. Le sujet suscite en tout cas moins de débats et ceux-ci paraissent plus confidentiels [5]. La méthode, considérée naguère comme salvatrice, aurait-elle déçu ? N'intéresserait-elle plus que quelques théoriciens ? C'est le problème auquel ces pages voudraient tenter de répondre mais qu'on n'abordera pas de front. Pour y voir clair, il importe, me semble-t-il, d'essayer d'abord de voir aussi exactement que possible ce qu'est l'histoire comparée [6 ], d'étudier ensuite la genèse de cette méthode. On pourra alors évaluer de manière plus précise le rôle que joue actuellement le comparatisme dans la recherche historique.

Ajoutons immédiatement que les pages qui suivent ne se prétendent ni exhausitives, ni définitives. Le sujet, vaste et difficile, aurait exigé des recherches plus longues que celles que j'ai pu mener. On ne trouvera donc ici qu'une esquisse, une synthèse provisoire, correcte dans ses grandes lignes, je l'espère, mais certainement susceptible d'être enrichie et affinée.

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1. Qu'est-ce que l'histoire comparée ?

« Il est très utile de se poser des questions, mais très dangereux d'y répondre » [7]. En dépit du risque couru, il faut pourtant tenter de définir l'histoire comparée. Si on ne sait de quoi on parle, comment ne pas sombrer dans la confusion ? Or, d'un auteur à l'autre, les idées sur le sujet fluctuent, et j'en donne immédiatement deux exemples. Dans un livre, d'ailleurs remarquable, consacré à La méthode historique de Polybe (Paris, 1964), P. PÉDECH consacre un chapitre à la méthode comparative mise en œuvre par l'historien grec. « Les comparaisons les plus nombreuses appartiennent au domaine militaire », note-t-il p.420, et Pédech de nous montrer que dans son récit de la bataille de Drépane, par exemple, - lors de la première guerre Punique -, Polybe « dresse un tableau comparatif des éléments qui étaient favorables aux Carthaginois, et défavorables aux Romains » (p.421). Polybe procède évidemment de la même façon dans ses autres récits de batailles, navales ou terrestres. Mais peut-on parler ici de méthode comparative ? Assurément non. Raconter une bataille implique que l'on décrive les forces en présence, que l'on analyse les atouts des uns et des autres pour expliquer le succès de tel ou tel camp. À suivre Pédech, tous les récits de combats relèveraient de l'histoire comparée ! Autre exemple, que j'hésite à donner car je me heurte ici à un « texte fondateur » ; je ne le fais donc qu'avec prudence et, comme disait É. Pasquier, « sous la correction & censure des plus sages ». Il s'agit du fameux discours de H. PIRENNE (1923) sur La Méthode comparative en histoire. À bien lire ces lignes, on s'aperçoit qu'il s'agit d'abord d'un réquisitoire contre l'histoire nationale, qui s'est parfois mise au service des belligérants durant la Grande Guerre, contre la théorie des races qui donnait « une base scientifique aux outrances du nationalisme », contre l'ethnocentrisme qui est « ce qu'il y a de plus opposé à la science ». La méthode comparative est présentée comme le remède à tous ces maux mais celle-ci paraît se confondre avec une recherche qui, simplement, ignorerait les frontières étatiques [8]. L'historien serait comparatiste à condition d'adopter un point de vue universel et c'est d'ailleurs ainsi, note Pirenne, qu'on a conçu l'histoire depuis l'antiquité jusqu'au XVIIIe siècle. La rupture ne serait intervenue qu'au siècle suivant, avec le romantisme et le nationalisme qui « ont orienté les historiens vers l'étude des caractères particuliers qui différenciaient les peuples ». Ce discours, on le voit, suggère une sorte d'identité entre histoire comparée et histoire supranationale, ce qui n'est évidemment pas satisfaisant. Va-t-on dire que l'Essai d'une histoire comparée des peuples de l'Europe de Ch. SEIGNOBOS (Paris, 1933) mérite vraiment son titre ? Oui, selon le critère retenu par H. Pirenne. On y parle des Allemands, des Français, des Anglais, des Italiens... Ce n'est donc pas une histoire nationale et les comparaisons y sont très nombreuses, mais purement descriptives [9]. Prenons, par exemple, ce qu'on nous dit au chapitre X des Formes différentes de gouvernements à La fin du moyen âge. XIVe-XVe siècles : « L'autorité du roi avait été transformée en sens opposés dans les différents pays. Le roi d'Angleterre continuait à exercer l'autorité la plus centralisée... Le roi de France n'était pas obéi dans tout le royaume. Les provinces possédées par un prince restaient gouvernées comme un État indépendant... Les deux méthodes furent appliquées par les autres rois et par les princes et les villes, mais le régime français fut beaucoup plus employé que le régime anglais » (p.161-162). L'auteur ne fait que mettre en parallèle ce qu'auraient pu nous apprendre une histoire de France, d'Angleterre, d'Allemagne... Une véritable histoire comparée devrait avoir, semble-t-il, d'autres ambitions. Nous voilà revenus au point de départ, le problème de la définition.

Inutile de chercher celle-ci dans les grands traités de méthode historique. Ces ouvrages, relativement anciens [10], s'ils n'ignorent pas la question, la traitent de façon sommaire, et avec bien des réserves. BERNHEIM consacre quelques dizaines de lignes à la méthode comparative (p.606-607) qui se justifie, à ses yeux, par l'identité générale de la nature humaine et des facteurs qui agissent sur elle, de sorte que les processus de développement peuvent se présenter de manière semblable à diverses époques et chez des peuples différents. Mais, si l'auteur admet que la comparaison puisse donner des résultats qu'on n'obtiendrait pas par l'étude des cas particuliers, c'est pour mettre immédiatement en garde contre les dangers inhérents à la méthode, exemples à l'appui (p.609-613). Le comparatisme n'est pas mieux traité dans l'Introduction aux études historiques de LANGLOIS-SEIGNOBOS : il n'y a rien à tirer, me semble-t-il, du peu que les auteurs en disent (p.251 et sv.).

L'historien qui s'est le plus intéressé à la méthode comparative, qui l'a pratiquée avec le plus de succès et s'est exprimé à son sujet avec le plus de clarté est probablement M. BLOCH [11]. Titulaire de la chaire d'histoire médiévale à l'Université de Strasbourg depuis 1927, Bloch était déjà depuis quelques années un adepte déclaré du comparatisme. En 1924, avaient paru ses Rois thaumaturges. Essai sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre [12]. La même année, dans une lettre à H. Berr [13], apparaît cette phrase, très nette : « vous savez, je pense, que toutes mes tendances d'esprit vont précisément vers l'histoire comparée ». Viennent ensuite deux textes où l'auteur expose sa conception de cette forme d'histoire qui a ses faveurs. J'ai déjà fait allusion ci-dessus à la communication de Bloch au Congrès d'Oslo [14]. Revenant sur le sujet en 1930, il rédige pour le Vocabulaire historique mis en chantier par H. Berr au Centre International de Synthèse l'article « Comparaison » [15] Essayons de dégager les lignes essentielles de ces deux exposés, évidemment fort semblables. BLOCH (1930. 34) définit ainsi la méthode comparative : la pratiquer, c'est « rechercher, afin de les expliquer, les ressemblances et les dissemblances qu'offrent des séries de nature analogue, empruntées à des milieux sociaux différents » . Il faut donc, pour qu'on puisse parler d'histoire comparée, que deux conditions soient remplies, « une certaine similitude entre les faits observés - cela va de soi - et une certaine dissemblance entre les milieux où ils se sont produits » (BLOCH. 1928. 17). La méthode, précise-t-il, peut s'appliquer de deux manières fort différentes. Comparer des sociétés tellement distantes dans l'espace et le temps que d'éventuelles analogies ne peuvent s'expliquer ni par des influences mutuelles, ni par une communauté d'origine, c'est une première façon de procéder, et l'auteur d'invoquer ici l'exemple du Rameau d'or de J. Frazer ; autre technique, « étudier parallèlement des sociétés à la fois voisines et contemporaines, sans cesse influencées les unes par les autres, soumises dans leur développement... à l'action des mêmes grandes causes, et remontant, partiellement du moins, à une origine commune », et BLOCH (1928. 18-19) de conclure : « il semble bien que, des deux types de méthode comparative, le plus limité dans son horizon soit aussi scientifiquement le plus riche ».

Selon notre auteur [16], les résultats qu'on peut attendre de cette méthode ne sont pas minces. Elle a d'abord une fonction heuristique, permettant de découvrir des phénomènes qu'on n'aurait pas aperçus à tel endroit si on n'avait eu en tête des réalités du même genre, plus visibles dans d'autres milieux (BLOCH. 1928. 20-23). Mais elle est également susceptible d'aider à l'interprétation des faits historiques. Comment expliquer - exemple retenu par BLOCH (1928. 24-26) - le phénomène monarchique carolingien, si différent du système antérieur, celui des Mérovingiens ? La comparaison avec le royaume visigoth autorise au moins l'hypothèse d'une influence des institutions existant en Espagne sur celles de l'empire de Charlemagne. Une perspective comparatiste aura encore pour effet de détourner l'historien de fausses explications. Elle lui évitera, en particulier, de chercher à justifier des phénomènes généraux par des causes purement locales (BLOCH. 1928. 27-30). Elle le mettra à l'abri, enfin, de fausses analogies car si la comparaison doit noter les ressemblances, elle doit aussi et surtout relever les différences : mieux qu'un autre, l'historien comparatiste sera à même de dégager l'originalité des différentes sociétés.

Le terrain est suffisamment déblayé, me semble-t-il, pour passer à l'étape suivante de notre enquête. Il s'agira maintenant de voir comment ce type de curiosité pour ce qui a pu se passer « ailleurs », cet intérêt pour la comparaison, s'est introduit dans la mentalité des historiens. On sait que les idées de M. Bloch, exposées brièvement ci-dessus, doivent beaucoup aux travaux de linguistique comparée d'A. Meillet [17]. Mais il n'a pas fallu attendre le XXe siècle pour que se manifeste, dans l'historiographie, un certain « état d'esprit » comparatiste. C'est ce que les pages qui suivent voudraient montrer.

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2. Le comparatisme dans l'historiographie occidentale

2.1. Antiquité et Moyen âge

Une certaine forme de comparatisme est aussi vieille que l'histoire et je serais même tenté de dire - après bien d'autres [18] - que celle-ci doit sa naissance, pour une large part du moins, à la comparaison. L'exemple d'HÉCATÉE de MILET, bien que son œuvre ne soit conservée qu'à l'état fragmentaire, est très parlant à cet égard. Hérodote (II, 143) raconte qu'Hécatée croyait avoir un dieu pour seizième ancêtre et, qu'étant arrivé à Thèbes en Égypte, il avait fait part aux prêtres de Zeus de cette flatteuse origine. Ceux-ci auraient répliqué en lui montrant les statues de leurs grands-prêtres érigées dans le temple, grands-prêtres qui se succédaient de père en fils ; le sanctuaire ne contenait pas moins de trois cent quarante-cinq statues et le premier de la série n'était ni un dieu ni un héros. « Ils n'admirent pas ce qu'il disait, qu'un homme fût né d'un dieu », note Hérodote, qui ne nous informe malheureusement pas de la réaction du Milésien. On peut toutefois penser que ce contact avec les traditions égyptiennes n'est pas sans rapport avec la fameuse déclaration d'Hécatée : « Je vais écrire ce qui me semble être la vérité. Les récits des Grecs, en effet, sont à mon avis trop divers et trop peu sérieux » [19]. La recherche de la vérité a peut-être été stimulée, chez le logographe ionien, par son voyage en Égypte et ses autres pérégrinations.

Autre grand voyageur, HÉRODOTE est lui aussi très sensible aux ressemblances, aux différences entre les hommes, leurs mœurs, leurs comportements [20] ; ses Histoires fourmillent de comparaisons et l'on devra donc se limiter à quelques exemples. L'ouverture d'esprit du « Père de l'histoire » (Cicéron) se manifeste dès les premières lignes de l'ouvrage : « Hérodote de Thourioi expose ici ses recherches, pour empêcher que ce qu'ont fait les hommes, avec le temps, ne s'efface de la mémoire et que de grands et merveilleux exploits, accomplis tant par les Barbares que par les Grecs, ne cessent d'être renommés ; en particulier, ce qui fut cause que Grecs et Barbares entrèrent en guerre les uns contre les autres » [21]. Deux passages de ce prologue méritent d'être soulignés : 1) Hérodote veut consigner par écrit les actions des hommes, et surtout, leurs exploits, mais ceux-ci sont le fait des Barbares autant que des Grecs ; 2) les Histoires sont consacrées aux guerres Médiques (même si la curiosité d'Hérodote l'amène à parler d'une masse d'autres choses), mais celles-ci ne sont pas présentées comme une invasion étrangère (« Grecs et Barbares entrèrent en guerre les uns contre les autres ») [22]. De toute évidence, nous sommes aux antipodes d'une attitude ethnocentrique !

Il est, dans l'œuvre d'Hérodote, des comparaisons qui ne vont pas au-delà du simple constat. Les Spartiates organisent les funérailles de leurs rois de telle manière, les Perses font de même (VI, 58-59) ; il y a trois métiers héréditaires à Sparte - ceux de héraut, de joueur de flûte et de cuisinier - , un phénomène identique se constate en Égypte : « voilà comment les choses se passent », note sèchement l'historien (VI, 60). Certaines comparaisons l'entraînent cependant plus loin. Je sais, dit-il, que les Perses ne consacrent à leurs dieux ni temples, ni statues, ni autels, et de conclure : « la raison en est, à mon avis, qu'ils n'ont jamais pensé, comme les Grecs, que les dieux soient de même nature que les hommes » (I, 131). Ailleurs, c'est un problème de linguistique qui attire l'attention de notre auteur. Les Cauniens, voisins des Cariens (nous sommes au Sud-Ouest de l'Asie Mineure), parlent une même langue alors que les premiers sont des autochtones, tandis que les Cariens seraient originaires de îles de la mer Égée. Les Cauniens ont-ils subi l'influence de la langue des nouveau-venus ou l'inverse ? Si l'historien s'avoue incapable de répondre, il a au moins le mérite de s'être posé la question (I, 171-172). Dernier exemple, je le répète, parmi tant d'autres. Il concerne les coutumes humaines. Chacun, pense Hérodote, croit que les siennes sont les plus belles. À preuve cette anecdote où l'on voit Darius interroger des Grecs et des Indiens sur la manière de traiter leurs morts : les Grecs les incinèrent, ce qui offusque les Indiens, lesquels les mangent, ce qui scandalise les Grecs (III, 38). Pindare a dit vrai, conclut Hérodote, « la coutume est la reine du monde » [23]

À côté de ces comparaisons qu'on pourrait appeler « ethnographiques », apparaissent des comparaisons « politiques ». Comment les hommes doivent-ils se gouverner ? La diversité des régimes qu'a connus la Grèce au cours des siècles (monarchie, oligarchie, tyrannie...) et la coexistence, au même moment, de systèmes politiques radicalement différents - avec ces deux pôles, Athènes et Sparte - étaient une invitation à la comparaison. Chez HÉRODOTE (III, 80-82), déjà, on trouve un long passage où trois Perses discutent des mérites respectifs de la démocratie, de l'oligarchie et de la monarchie [24]. Le thème revient chez EURIPIDE (Suppliantes, v. 399-462), ISOCRATE (À Nicoclès, [[section]] 14-26), PLATON (République, VIII, 544c et sv.), ARISTOTE (Politique, 1279a et sv. ; Éthique à Nicomaque, VIII, 1160b), POLYBE. Chez ce dernier, la comparaison des régimes politiques existants, s'ajoutant, bien entendu, à ce que l'auteur a retenu de ses prédécesseurs, aboutit à l'énoncé d'une véritable loi de l'évolution des États, l'anakuklosis [25]. Les régimes politiques, prétend Polybe, se développent naturellement selon un cycle comportant sept phases. À l'origine, les hommes vivent comme les animaux et, comme ceux-ci, se soumettent à l'autorité du plus fort (monarchie). Puis, avec le développement de la sociabilité, l'apparition des notions de « bien », de « justice », la monarchie se transforme en royauté, laquelle dégénère nécessairement en tyrannie. Celle-ci, renversée, fait place à l'aristocratie qui, à son tour, se dégrade en oligarchie. Le peuple alors se révolte, prend le pouvoir (démocratie), mais ses excès (ochlocratie) ramènent la cité au désordre initial - et le cycle va recommencer. Qu'il y ait, dans ce schéma, quelque-chose d'un peu artificiel n'importe guère, ce qu'il faut remarquer, c'est l'ambition de Polybe d'aller au-delà du cas particulier, d'analyser plusieurs constitutions et de dégager les traits communs de leur évolution. Sans négliger, d'ailleurs, les différences. Sparte et Rome ne s'intègrent pas dans l'anakuklosis, dotées qu'elles sont d'une constitution mixte, où se mélangent des éléments monarchiques, aristocratiques et démocratiques, gage de stabilité [26].

La conquête de la Grèce par les Romains, processus qui commence à l'époque de Polybe, et la transformation du pays en simple province de l'Empire devaient donner matière à de nouvelles comparaisons. Les vaincus se résignent à leur sort mais restent fiers de leur passé : par rapport à Rome, ils n'ont pas à rougir de leurs grands hommes, ni de leurs institutions.

À l'époque d'Auguste, DENYS D'HALICARNASSE compose des Antiquités romaines, une histoire qui s'étendait des origines à 264 a.C.n. (début de la 1ère guerre Punique) [27]. L'ouvrage foisonne en comparaisons entre la Grèce et Rome, dont Denys est au reste un fervent admirateur : en voici quelques exemples, tirés du livre II. Étudiant les institutions mises en place par Romulus, Denys relève que bon nombre d'entre elles sont un décalque de modèles grecs, ainsi le phénomène de la clientèle, qui a son équivalent chez les Thessaliens et les Athéniens (II, 9, 2). Le sénat est une imitation du Conseil des Grecs (II, 12, 4) ; la répartition des pouvoirs entre le roi, le sénat et le peuple est un emprunt à la constitution de Sparte (II, 14, 2). Plus loin (II, 16-17), Denys compare la politique de conquête des Romains et des Grecs. Les premiers se sont montrés plus sages, et plus efficaces. Plutôt que de massacrer les ennemis et de réduire la population civile en esclavage, ils ont transformé les cités conquises en colonies, leur accordant même parfois la citoyenneté romaine. « Quand je compare à cela », poursuit Denys, « les habitudes des Grecs, je n'ai pas de raison de féliciter les Lacédémoniens, les Thébains et les Athéniens ». Leur orgueil, leur parcimonie dans l'octroi de la citoyenneté les ont conduits au désastre [28]. Ailleurs (II, 18-22), c'est la religion romaine qui est comparée à celle des Grecs. Romulus a beaucoup emprunté à ces derniers (temples, autels, statues, sacerdoces...) mais a rejeté tous les mythes blasphématoires pour les dieux. Et l'on pourrait allonger sans fin cette liste de comparaisons : repas communs et syssities (II, 23), enlèvement des Sabines et pratiques matrimoniales spartiates (II, 30)... Chez Denys, elles sont systématiques [29].

Autre représentant de ce comparatisme « patriotique », PLUTARQUE [30]. Dans ses Vies parallèles, celui-ci veut montrer qu'en face de chaque Romain illustre peut se présenter un Grec qui soit de même niveau. Défilent ainsi des couples de grands hommes, Thésée - Romulus, Démosthène - Cicéron, Agésilas - Pompée... En tout, vingt-deux paires de biographies qui se terminent d'ordinaire par une synkrisis où l'auteur met en relief et confronte les qualités et les défauts des deux personnalités dont il vient de parler. Cette mise en parallèle sent un peu, il est vrai, l'exercice d'école et il arrive que certains rapprochements établis par Plutarque soient franchement artificiels - il n'y a pas grand-chose de commun, par exemple, entre Périclès et Fabius Maximus -, mais faut-il lui en tenir rigueur ? N'est-ce pas plutôt l'occasion de s'interroger sur l'application de la méthode comparative à la biographie ? Il n'est pas sûr que ce genre littéraire soit un terrain idéal pour une telle approche.

On trouve enfin dans les Œuvres morales de Plutarque un curieux traité - apocryphe - connu sous le titre de « Parallèles mineurs ». Il s'agit d'une anthologie d'histoires extraordinaires provenant des temps anciens, confrontées à d'autres, tout aussi fantastiques, datant d'époques plus récentes. Les vieux récits sont-ils crédibles ? Pourquoi pas ? note l'auteur dans sa brève introduction : « Les histoires antiques passent généralement, à cause de la singularité des aventures, pour n'être qu'un composé de fictions et de fables. Mais comme j'ai trouvé, même de nos jours, de semblables faits arrivés chez les Romains, j'en ai composé un recueil ; et à la suite de chaque événement ancien, j'ai joint le récit d'un autre tout semblable arrivé dans les temps modernes. Je nomme de plus les historiens qui les ont racontés » [31]. La comparaison sert ici à authentifier des faits qui, pris isolément, auraient été rejetés parce qu'invraisemblables [32].

On remarquera qu'arrivé à Plutarque, c'est-à-dire au IIe siècle p.C.n., je n'ai pas encore cité d'historien romain. C'est que je ne trouve pas chez ceux-ci cette tournure d'esprit comparatiste tellement visible chez les Grecs [33]. Différence de mentalité qui est peut-être explicable. L'historiographie romaine apparaît en effet tardivement, à l'époque de la seconde guerre Punique, autrement dit, au moment où Rome domine déjà la quasi-totalité de l'Italie et de la Sicile, à quoi s'ajoutent la Corse et la Sardaigne. Les conquêtes vont se poursuivre et, assez normalement, les historiens romains vont s'en tenir au point de vue du vainqueur. La préface de TITE-LIVE est éloquente à cet égard : « Je serai heureux », proclame-t-il fièrement, « d'avoir contribué de mon mieux à rappeler les hauts faits du premier peuple du monde » [34]. Et celle de FLORUS est de la même veine : « Le peuple romain accomplit tant d'actions en sept cents ans, du roi Romulus à César Auguste, en temps de paix et en temps de guerre, que, si l'on comparait la grandeur de l'Empire avec le nombre de ses années, on le croirait plus vieux. Il a porté si loin ses armes sur la terre qu'à lire ses exploits, on apprend l'histoire non d'un seul peuple, mais du genre humain. Il fut aux prises avec tant de peines et de dangers que, pour constituer son Empire, Courage et Fortune semblent avoir rivalisé » [35]. Toute l'historiographie romaine, certes, n'est pas animée par un patriotisme aussi exacerbé mais ce qu'E. Cizek appelle le « romanocentrisme » y est bien présent [36]. L'exception la plus notable, à ma connaissance, est représentée par CORNELIUS NEPOS, dont l'œuvre est malheureusement conservée de façon très fragmentaire. Son De Viris Illustribus opposait systématiquement les grandes figures de la Rome ancienne (rois, généraux, mais aussi orateurs, poètes, philosophes...) à des équivalents étrangers, surtout grecs. Ne subsistent que le recueil consacré aux généraux étrangers, parmi lesquels figure Hannibal, et les vies de Caton et d'Atticus. Il est donc difficile de voir comment Nepos pratiquait la comparaison mais une Préface jette quelque lumière sur son ouverture d'esprit [37]. Des lecteurs, dit-il en substance, seront peut-être scandalisés par certaines coutumes grecques. Il faut leur apprendre « que les peuples ne jugent pas tous de même des convenances et de l'indécence et que la règle en ces matières est l'usage établi ». Inversement, bien des mœurs romaines paraîtraient inacceptables à des étrangers. On en revient, en somme, à la formule de Pindare reprise par Hérodote : « la coutume est la reine du monde ».

Je ne m'engage maintenant qu'avec beaucoup d'hésitation dans le monde de l'historiographie médiévale : le domaine est si vaste que même les spécialistes les plus avertis avouent le dominer imparfaitement [38] ; le simple « antiquisant » que je suis doit donc se fixer des objectifs très modestes. En fait, je me bornerai à présenter quelques textes où apparaît l'une ou l'autre comparaison, simples exemples glanés çà et là, au fil de mes lectures.

Ce n'est évidemment pas dans les annales ou les chroniques qu'on peut s'attendre à trouver des traces de comparatisme [39]. Les faits considérés comme importants et qui sont de nature très différente (épidémie, couronnement d'un roi, mort d'un évêque ou d'un abbé, inondation, haut fait d'armes, miracle...) sont simplement notés, année par année. Ce sont les ouvrages relevant du genre historique qu'il convient d'explorer. J'en ai parcouru un certain nombre, pour une moisson plutôt médiocre.

Soucieux sans doute de faire étalage de leurs connaissances classiques, certains auteurs comparent volontiers les exploits de leur héros à ceux des grands capitaines de l'antiquité. GUILLAUME DE POITIERS, dans son Histoire de Guillaume le Conquérant [40], use abondamment de ce procédé. En 1054, la Normandie est menacée par une coalition groupant le roi de France, la Bretagne, la Bourgogne, l'Auvergne et la Gascogne : « Jules César... eût sans doute pris la fuite devant cette armée terrifiante » (I, 30). Guillaume, lui, reste impavide et sort victorieux du conflit (I, 31). La traversée de la Manche qui va déboucher sur la conquête de l'Angleterre ? Un exploit du duc de Normandie supérieur à celui d'Agamemnon en route vers Troie et à celui de Xerxès qui, lors de la seconde guerre Médique, avait jeté un pont de bateaux sur l'Hellespont (II, 7). Ou ceci encore. À la veille de la bataille de Hastings, Guillaume, avec une escorte de vingt-cinq chevaliers, va lui-même explorer les lieux : Marius et Pompée ne prenaient pas de tels risques, ils envoyaient des éclaireurs (II, 9). Guillaume de Poitiers exalte tellement les exploits du Conquérant qu'il prétend que l'Angleterre a été soumise en un seul jour (uno die ab hora tertia in vesperum) alors qu'il a fallu dix ans à Agamemnon pour s'emparer de Troie et que Rome a mis des années « à vaincre une à une quelques villes » (II, 26).

GUIBERT de NOGENT connaît lui aussi ses classiques. La première croisade à laquelle, faut-il le préciser, il n'a pas participé, lui paraît un exploit supérieur aux guerres de Xerxès, de Philippe de Macédoine et d'Alexandre. « En effet, si nous soupesons soigneusement les guerres des Gentils et les royaumes qu'ils ont envahis au prix d'un grand effort militaire, nous conclurons que leur puissance et leurs entreprises guerrières ne sont absolument pas à mettre sur le même pied que ce que, par la grâce de Dieu, nous avons accompli nous-mêmes » [41]. Tout à la fin de son ouvrage, Guibert se compare d'abord à César et Hirtius Pansa ; il admet que leur récit de la Guerre des Gaules et de la Guerre civile est peut-être mieux informé que son histoire de la croisade : César et Hirtius sont plus précis, plus détaillés parce qu'ils étaient témoins des événements. Vient alors une comparaison entre l'art militaire des Romains et celui des Croisés. À cet égard, la supériorité des premiers est évidente, d'où cette conclusion : si les Croisés l'ont emporté sur les Infidèles, c'est « par la vivacité de leur foi et leur énergie » [42].

Mais le domaine militaire n'est pas le seul qui se prête à des comparaisons. GUILLAUME DE POITIERS consacre tout un chapitre aux relations très étroites qui unissaient le Duc de Normandie à Lanfranc du Bec, relations qui lui rappellent celles de l'empereur Théodose avec le moine Jean [43]. Ailleurs, évoquant les conseillers de Guillaume, il note que leur sagesse valait bien celle des sénateurs romains (II, 1). GUIBERT DE NOGENT, lui, va plus loin dans l'usage de la comparaison. Il reconnaît avoir de grosses difficultés avec l'anthroponymie et la toponymie orientales parce que des dénominations récentes se sont parfois superposées aux anciennes : le Caucase, par exemple, est devenu le Khorazan. Mais la Neustrie, remarque-t-il, est bien devenue la Normandie ; l'Austrasie, la Lorraine ! Et l'auteur de commenter : « J'attire surtout l'attention sur ceci : de même qu'il est certain que, dans nos régions, des territoires ont été désignés par de nouveaux noms, de la même façon, à n'en pas douter, des terres étrangères ont changé de dénomination » [44]. Après la toponymie, voici de la théologie comparée. Comment expliquer, se demande Guibert, que toutes les hérésies, ou presque, soient nées en Orient ? L'Occident, à sa connaissance, n'a engendré que Pélage. La théorie des climats lui donne la réponse. « Les hommes même de ces pays, à cause de la pureté de l'air et du ciel sous lequel ils sont nés, sont à la fois plus légers de corps et plus alertes d'esprit, et enclins à abuser du rayonnement de leur intelligence pour se livrer à de nombreuses et inutiles divagations » [45].

Des textes de ce genre sont néanmoins assez exceptionnels. D'une façon générale - mais je dois redire que mon enquête n'a pas été systématique -, la comparaison me paraît peu présente dans l'historiographie médiévale. Cela tiendrait-il à la pauvreté des informations dont disposaient les auteurs ? [46] Le motif peut être invoqué dans certains cas. ORDÉRIC VITAL, par exemple, un contemporain de Guibert, a dû se limiter, dans son Histoire ecclésiastique, aux événements récents ou géographiquement proches. « Je ne puis enquêter », dit-il, « sur ce qui s'est passé à Alexandrie, en Grèce ou à Rome, ni sur d'autres choses dignes de mémoire parce que, moine claustré par mes propres vœux, je suis absolument tenu à respecter la règle monastique » [47]. On croit percevoir comme un regret de l'auteur de n'avoir pu voyager pour enrichir ses connaissances [48]. PHILIPPE de COMMYNES, pour sa part, ne pouvait pas invoquer une telle excuse. Ne se flatte-t-il pas, au contraire, de ses contacts avec tous les grands personnages, « tant... spirituels que temporels » de France, mais aussi des Flandres, d'Allemagne, d'Angleterre, d'Espagne, du Portugal et d'Italie ? [49]. Pourtant, Commynes n'est guère tenté par la comparaison [50]. Ce n'est donc pas le volume des informations recueillies qui est seul en cause. Peut-être faut-il chercher dans l'idée que l'historien, au moyen âge, se fait de son métier [51] .

Au début du VIIIe siècle, BÈDE le VÉNÉRABLE définit la « véritable loi de l'histoire » : « nous nous sommes simplement efforcé de mettre par écrit, pour l'édification de la postérité, ce qui se rapporte habituellement » [52]. L'historien relate donc des événements, les date, mais ne se sent guère tenu - ou capable - de les expliquer. « La volonté divine par laquelle tout arrive, je ne puis l'éclairer ; je suis incapable de dévoiler les causes cachées des événements. À la demande de mes confrères, j'écris simplement une histoire, année par année. Qui peut sonder l'insondable ? Je me plais à noter le cours des choses comme je les ai vues ou comme je les ai apprises de mes prédécesseurs et je glorifie le Seigneur tout-puissant dans toutes ses œuvres qui sont vraiment justes ». Ainsi s'exprime ORDÉRIC VITAL [53]. Beaucoup plus tard, un ecclésiastique très cultivé, ancien professeur à l'Université de Caen, ancien évêque de Lisieux, Thomas BASIN, est tout aussi modeste. Quelle est la cause de la terrible défaite française à Azincourt ? Certains ont cru que c'était une punition divine ; Basin, lui, ne se prononce pas . « Chacun est libre d'en penser ce qu'il veut ; pour nous, nous contentant de raconter véridiquement les faits, nous laissons à de plus audacieux la tâche de pénétrer les œuvres impénétrables de la divinité » [54]. On conçoit qu'imprégnés de telles idées, les historiens du moyen âge n'aient guère été portés à la comparaison.

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2.2. Les temps modernes

Au XVIe siècle, le comparatisme reprend vigueur. Les grandes découvertes ont élargi les horizons [55] ; le retour à l'antiquité a remis à l'honneur, entre autres, les Histoires d'Hérodote et de Polybe [56] . L'historiographie, en partie tout au moins, change de ton.

En 1566, Jean BODIN publie un curieux livre ayant pour titre Methodus ad Facilem Historiarum Cognitionem [57]. Titre trompeur. Il n'est guère question dans cet ouvrage de méthodologie historique au sens habituel du terme. Il s'agit plutôt d'une vaste réflexion sur l'histoire universelle, assez déroutante à certains égards [58], mais dont certaines parties sont vraiment fondées sur le comparatisme [59]. On n'insistera pas sur le chapitre IV où Bodin présente les œuvres de bon nombre de ses prédécesseurs - grecs, latins, auteurs juifs et chrétiens, modernes comme Guichardin ou Bembo - et confronte leurs mérites. La conclusion est assez pauvre : « Il est nécessaire maintenant que devant un si grand nombre d'historiens de toute sorte chacun choisisse à son gré s'il ne veut pas être accablé sous une telle masse d'écrivains » (p.66). Au chapitre VI, en revanche, chapitre consacré à la Constitution des Républiques, l'analyse a plus de consistance : il m'a paru utile, déclare l'auteur, « de comparer les empires des anciens avec les nôtres, afin que cette synthèse générale permette de mieux saisir l'histoire universelle des États » (p.139). On est loin, cette fois, des élucubrations de l'auteur sur les astres ou les nombres, et même de ses comparaisons entre, par exemple, Polybe et P. Jove (p.45-47). Ce sont maintenant les constitutions d'Athènes, de Sparte, de Rome, de Venise, de Florence, de l'Empire germanique, de la Suisse... qui sont disséquées, confrontées. Bodin étudie les révolutions dans ces pays et revient sur celles qui se sont produites dans les empires chaldéen, assyrien, persan, parthe, arabe et turc (p.253-256). La Pologne, le Danemark, la Suède, l'Angleterre, l'Espagne retiennent aussi son attention. La question essentielle qui résulte de cette vaste enquête est celle que se posaient déjà les philosophes grecs : quelle est la meilleure forme de gouvernement ? La monarchie, répond Bodin (p.261-274), mais ce n'est pas tellement la réponse qui importe, c'est la méthode qui y conduit, l'histoire comparée - évidemment tributaire des connaissances qu'on pouvait avoir à l'époque - des peuples de l'antiquité et des temps modernes.

Une dizaine d'années plus tard (1575), Loys LE ROY fait paraître un ouvrage traitant De la vicissitude ou variété des choses de l'univers [60]. Cet érudit malchanceux et désargenté qui, après des séjours à Turin et à Londres, termine sa carrière comme professeur de grec à Paris, s'intéresse à tout et compare constamment. Le sommaire du livre VII, par exemple, se présente ainsi : « Comparaison des Romains avec les Egyptiens, Assyriens, Perses, Grecs, Parthes : en puissance, militie, sçavoir, langage, eloquence, poësie, et és ouvrages des autres ars. De l'Empire Romain avec l'Assyrien, Medien, Persien, Macedonien, Parthique... » (p.11). Résumant son livre XI, l'auteur écrit : « Ce siècle [le XVIe] est comparé aux precedens plus illustres en faicts d'armes, conduittes d'estats, excellence des lettres, perfection d'ouvrages, nouveauté d'inventions, navigations non attentees jamais au paravant, et decouvremens de terres neuves incogneuës à l'antiquite : pour scavoir en quoy sommes inférieurs ou egaux aux anciens, et en quoy devons estre preferez » (p.14). Cette dernière phrase montre que, si la comparaison est omniprésente dans l'œuvre de Le Roy, son but n'est pas d'affiner la connaissance qu'on peut avoir du passé. L'auteur a d'autres préoccupations. Sa conclusion, dit-il, montrera « comment il est à craindre qu'estans parvenues à si grande excellence la puissance, sapience, disciplines, livres, industrie, ouvrages, cognoissance du monde, ne dechoient autrefois [= une autre fois, à l'avenir] comme ont faict par le passé » (p.14-15). D'où son discours final « admonnestant les doctes essayer par propres inventions adjouter ce qui default aux disciplines, faisans pour la posterité ce que l'antiquité a faict pour nous : afin que le sçavoir ne se perde, ains prenne de jour en jour accroissement » (p.15).

Chez LA POPELINIERE [61], en revanche, la méthode comparative semble faire partie intégrante du travail de l'historien. Ce n'est évidemment pas ici qu'il convient d'analyser en détail la pensée de notre auteur [62]. Notons simplement qu'il a étudié l'œuvre de ses prédécesseurs, l'a trouvée insuffisante et propose une démarche où le comparatisme tient une place essentielle. Si tous « soit de paresse, soit d'avarice ou par autre passion, ont trop legierement escrit leurs Histoires », certains « n'ont segnalé leurs Histoires par aucune cognoissance des choses foraines. Lesquelles par conjonction, affinité et voisinage des Françoises, eussent pu esclarcir leurs matieres principales » [63]. La Popelinière revient sur cette idée un peu plus loin (p.277) : « Mais la plus grande faute qu'ils ont fait au chois des matières, est que des Domestiques mesmes ausquelles ils se sont arresté : ils n'ont eu le soing et jugement d'en prendre les plus belles et necessaires à sçavoir... ». Vient alors une liste de questions « belles et necessaires à sçavoir » : « Quelles differences entre les Peuples Gaulois, Romains et Germains en Gaule mesme ? Quelle entre les François et Germains ?... Quelle estoit la Noblesse, son auctorité, pouvoir, exercice, devoir, et functions, entre toutes ces nations ?... Si vous n'estes bien esclarci, et droictement resolu en tout cela, quelle cognoissance pourriez vous dire avoir de l'Estat des François ? » (p.278). Ignorance des choses « foraines » qui pourraient éclairer l'histoire de France, des différences entre Gaulois, Romains et Germains, autrement dit absence de comparatisme, - même si le mot n'existe pas à l'époque -, c'est bien là un des reproches que La Popelinière adresse à ses devanciers. Lui-même pratique la comparaison qui lui sert notamment à réfuter la légende des origines troyennes de la monarchie française. Comment, se demande-t-il, un petit groupe de fugitifs troyens aurait-il pu conquérir des terres à l'étranger alors que les Européens ont eu tant de mal à s'implanter dans leurs colonies ? « Si doncques les Espagnols, Portugais, François, Anglois, et autres qui ont descendus en divers pays estranges de propos deliberé : avertis des incommoditez qu'ils y pourroient souffrir : et parce pourveus de tout le besoin : ont si mal avancé leurs descouvertes en ces pais esquels mesme on leur tendoit les bras des l'entrée, si leur vie eut esté aussi gracieuse que leur parolle. Comme se peut on fantasier, que peu de banis, rompus de force et courage, despourveus de tout ce qui est requis à leur descente, aient pu gangner les avenues de ceste Mer-Major : et conquerir les pays qui environnent les Palus Meotides ? » (p.338). D'ailleurs, qu'Énée et ses compagnons aient pu quitter une ville prise par l'ennemi est chose impossible : « Pour encore mieux monstrer que les forgeurs de ceste oppinion commune, ne la peuvent aider par exemples. Il faut faire voir que depuis le temps de ces Troyens, une seule ville n'a esté forcée en tout l'Univers, de laquelle troupe d'hommes aye peu sortir pour conquerir et peupler un autre pays » (p.342). Mais La Popelinière était disposé à faire du comparatisme autre que livresque. Curieux d'ethnographie, ayant certaines idées sur les peuples primitifs, et notamment sur leur manière d'enregistrer les faits historiques [64], notre auteur aurait voulu s'embarquer avec les Hollandais. En 1604, il écrit en ce sens à Scaliger [65]. « J'ay consideré », dit-il, « que, pour estre le jugement la plus noble et necessaire partie de l'homme, rien ne le peut tant solider que le voyage et soigneuse remarque des pays estrangers, afin de nous approcher de la perfection de l'histoire ». L'humaniste rappelle alors que « les plus renommez des Grecs, Solon, Democrite, Empedocle... ne donnerent gueres oultre Babylon, l'Eufrate, ny l'Egypte » et conclut : « C'est pourquoy, fasché qu'aucun de nostre temps n'entreprend si hault affaire, je vous communique mon désir d'y aller pour l'effectuer, si et comme vous le trouverez bon. J'entens, s'il y a moyen de s'accommoder avec vos Hollandois, qu'on dict y aller d'an en an et environ ce temps ». Le voyage en question n'aura pas lieu. La Popelinière meurt en 1608, « d'une maladie assez ordinaire aux hommes de lettres et vertueux comme il était, à savoir de misère et de nécessité » (P. de L'Estoile).

Il serait fastidieux de passer en revue tous les auteurs qui, à partir de l'époque où nous sommes arrivés, pratiquent peu ou prou le comparatisme. Ils sont de plus en plus nombreux mais, à vrai dire, bon nombre de ces œuvres se situent un peu en marge du genre historique à proprement parler. Le Père LAFITAU, par exemple, publie en 1724 ses Mœurs des sauvages américains [66]. Ce missionnaire jésuite a passé plusieurs années en Amérique du Nord, a observé les mœurs des Indiens et essaie de montrer, convaincu qu'il est de l'unité de l'espèce humaine, que leurs comportements sont moins étranges qu'il n'y paraît, que les peuples de l'antiquité païenne ont vécu autrefois de la même manière : mais le développement a été plus rapide dans l'Ancien Monde, d'où la distance qui sépare maintenant les Européens des Iroquois ou des Hurons [67]. À peu près au même moment paraît à Naples la Scienza Nuova de VICO où la comparaison joue un rôle important puisque, comme le titre l'indique, cette « science nouvelle » est relative « à la nature commune des nations » [68]. Les comparaisons abondent également chez les historiens du droit et des institutions comme l'abbé DUBOS [69], MONTESQUIEU [70] et, bien entendu, dans l'Essai sur les mœurs de VOLTAIRE [71].

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2.3. Le XIXe siècle

C'est au XIXe siècle, me semble-t-il, que le comparatisme commence à produire des résultats vraiment significatifs. Dans l'étude des sociétés anciennes, la comparaison avec l'Inde permet à B.G. NIEBUHR, puis à H.S. MAINE de débrouiller certains problèmes délicats qu'y pose la propriété foncière. Problèmes qui n'ont pas à être exposés ici, pas plus que la validité des réponses apportées par ces deux savants. Ce qui nous intéresse, c'est leur méthode et, à cet égard, Niebuhr est très clair. Dans son Histoire romaine (1ère éd., 1811-1812) [72], traitant des questions agraires et notamment de la notion d'ager publicus à propos duquel les auteurs anciens (Appien, Plutarque) sont en désaccord, Niebuhr indique l'origine de la solution à laquelle il a abouti : « Peut-être n'y aurais-je jamais réussi, si l'état de la possession et de la contribution foncière dans l'Inde ne m'eût fourni une image vivante de la possession, du vectigal romain et de son adjudication. Dans l'Inde, le souverain est seul propriétaire du sol... » [73]. Un demi-siècle plus tard, H.S. MAINE revient sur ces problèmes de propriété foncière, et sur bien d'autres d'ailleurs, dans les sociétés anciennes [74]. C'est de nouveau la comparaison avec l'Inde qui lui permet de fonder sa théorie d'une propriété originellement collective à laquelle se substitue peu à peu l'appropriation privée de la terre [75]. Maine séjournera ensuite plusieurs années dans ce pays (1862-1869), expérience directe qu'il met à profit dans Village Communities of the East and West (1871) [76], puis il se tourne vers l'ancien droit irlandais et publie ses Lectures on the Early History of Institutions (1874), où l'on trouve ce passage very illuminating [77] : « It has often occurred to me that Indian functionaries, in their vehement controversies about the respective rights of the various classes which make up the village community, are unconsciously striving to adjust by a beneficent arbitration the claims and counter-claims of the Eupatrids and the Demos, of the Populus and the Plebs ».

Revenons maintenant en France. En 1831, J. MICHELET fait paraître ce qu'il appellera lui-même une œuvre de jeunesse, une Histoire romaine qui va des origines à la bataille d'Actium. L'ouvrage, un peu écrasé par l'Histoire de France et l'Histoire de la Révolution, n'est plus guère lu aujourd'hui. Il est pourtant plein d'intérêt et, pour le sujet qui nous occupe, contient un passage qui mérite d'être cité, même s'il est un peu long. Michelet a bien vu, en effet, que l'épineuse question des origines de Rome ne peut se résoudre isolément, qu'il faudra passer par la comparaison : « L'histoire de Rome touche à toute l'histoire du monde. Il faut la connaissance de la seconde pour juger la première. On ne saura jamais comment le texte primitif de l'histoire romaine a pu être modifié, falsifié, si l'on n'a observé dans les autres littératures des exemples de transformations analogues ; si, par exemple, l'on n'a suivi dans les traditions orientales et dans celles du moyen âge, les métamorphoses bizarres qu'a subies l'Alexandre des Grecs ; si l'on n'a étudié les Niebelungen dans leurs changements divers, depuis le moment où le poëme commence à poindre dans les ténèbres symboliques de l'Edda, jusqu'à celui où il retourne sous la forme effacée du Niflungasaga dans sa patrie primitive. C'est par une critique de ce genre que devrait commencer une véritable histoire des origines de Rome ; il faudrait, pour discuter avec autorité les traditions altérées et incomplètes, pour avoir le droit de les rectifier ou de les suppléer, chercher dans les littératures dont les monuments ont été mieux conservés par le temps, comment une pensée première peut être défigurée, soit par l'élaboration nécessaire qu'elle subit en traversant les âges, soit par les falsifications furtives et plus ou moins accidentelles qu'y introduisent les prétentions de nations ou de familles » [78]. Singulière clairvoyance chez un auteur qui n'a que trente-trois ans mais qui attend « qu'un plus habile entreprenne ce grand ouvrage ».

Une trentaine d'années plus tard (1864), FUSTEL DE COULANGES publie sa Cité antique. Étude sur le culte, le droit, les institutions de la Grèce et de Rome [79]. « Personne n'avait encore fait une telle étude comparée et systématique des institutions des deux grands peuples classiques », note son disciple C. Jullian [80]. Mais Glotz trouve le comparatisme de Fustel « timide » et M.I. Finley y voit « dans une large mesure une illusion » [81] ; Fr. Hartog, lui, parle « d'un comparatisme tous azimuts, plus préoccupé de collection que d'interprétation » [82] ! Nous n'allons pas tenter de résoudre en quelques lignes une question qui mériterait une étude approfondie. Plusieurs textes de Fustel montrent en tout cas que s'il n'était pas hostile à la méthode comparative [83], il voulait la voir maniée avec circonspection. En 1887, il prend à partie G. Monod à propos de l'interprétation d'un passage de Grégoire de Tours : « J'espère qu'on ne se méprendra pas sur ma pensée. Ce n'est pas le rapprochement en lui-même que je combats. Les meilleurs érudits ont fait des rapprochements et ils continueront d'en faire au grand profit de la vérité. Il y a des rapprochements justes. On les reconnaît à ces deux conditions, l'une, que les deux textes ou les deux faits qu'on rapproche aient été d'abord analysés isolément et bien étudiés chacun en soi, l'autre, qu'on puisse montrer entre les deux un rapport certain, un lien visible, un point de jonction. Ce que je combats, c'est le rapprochement qui dispense de l'analyse, c'est le rapprochement sans rapport constaté, c'est le rapprochement arbitraire et qui n'existe que dans l'esprit de celui qui le fait » [84]. Mais voici un passage plus explicite encore, extrait de l'introduction aux Recherches sur le droit de propriété chez les Grecs [85] : « Je ne conteste pas que la méthode comparative ne soit fort utile en histoire ; elle peut devenir une source féconde de découvertes, et je ne suis pas de ceux qui refusent de s'en servir ; mais l'abus en est dangereux. Vous apercevez de certaines communautés de village dans l'Inde ; vous rencontrez quelque chose d'analogue dans le mir russe, et dans les petits villages de Croatie ; il vous semble, à première vue, que les Allmenden de la Suisse et de la Néerlande présentent les mêmes traits caractéristiques ; vous rapprochez de tout cela deux lignes de César sur les anciens Germains, une phrase de Diodore sur un petit peuple des îles Lipari, et quelques fantaisies de poètes latins sur l'âge d'or. Vous avez ainsi accumulé un assez bon nombre d'indices, mais hâtivement recueillis, imparfaitement étudiés, pris çà et là, en mêlant les époques et en confondant les peuples. Est-ce assez de cela pour déduire une loi générale de l'humanité ? Une telle méthode manque de rigueur. La comparaison entre les peuples ne devrait venir qu'après une étude scrupuleuse et complète de chaque peuple. En histoire comme en toute science, l'analyse doit précéder la synthèse. Je voudrais que l'histoire du mir russe, celle du village hindou ou javanais, celle de la communauté agricole de Croatie, et même celle de la Mark germanique fussent plus nettement connues qu'elles ne le sont, avant qu'on tirât du rapprochement de ces connaissances une conclusion générale. Je souhaiterais qu'une première génération de travailleurs s'appliquât séparément à chacun de ces objets et qu'on laissât à la génération suivante le soin de chercher la loi universelle qui se dégagera peut-être de ces études particulières ». En somme, Fustel estime que la comparaison, qui peut être « une source féconde de découvertes », est prématurée, que les travaux d'analyse n'ont pas encore été poussés assez loin : ce sera à la génération suivante de faire les rapprochements qui aboutiront « peut-être » à la mise au jour de lois universelles.

Cet attrait pour la comparaison - fût-il mitigé dans le cas de Fustel de Coulanges - n'est pas le monopole des spécialistes des sociétés anciennes. Sous des formes différentes sans doute de celles que nous avons rencontrées chez un Niebuhr ou un S. Maine, des historiens des temps modernes pratiquent aussi le rapprochement, la confrontation, élargissent le cadre de leurs recherches. Prenons, par exemple, un écrivain aussi « classique » que Fr. GUIZOT. Dans les années 1820-1822, il consacre son cours d'histoire moderne en Sorbonne aux Origines du gouvernement représentatif, - en Europe, précise le titre [86]. Il est vrai que l'auteur se ravise aussitôt : « suivre dans l'Europe entière la marche des institutions politiques... serait une tentative trop vaste et trop longue... L'Angleterre, la France et l'Espagne fourniront à notre entreprise une matière bien suffisante » (t.I., p.28-29). Mais, même réduite à ces trois pays, la démarche reste remarquable : après tout, Guizot aurait pu se contenter d'analyser le système français ! Cette ouverture d'esprit se retrouve dans d'autres œuvres. Guizot étudie-t-il la Révolution anglaise ? Il souligne immédiatement ce qui la rapproche et ce qui la différencie de la Révolution française [87]. L'Histoire de la civilisation en Europe [88] se prêtait encore mieux, bien entendu, à la comparaison. Abordant le mouvement communal, Guizot en suit le développement en Italie, en Espagne, en Angleterre et en France (p.174 et sv.) ; l'analyse du phénomène monarchique l'entraîne encore plus loin, en Amérique, en Afrique et jusqu'en Chine (p.205 et sv.) ; l'organisation de l'Italie médiévale lui rappelle celle de la Grèce antique (p.231). Cette Histoire de la civilisation en Europe n'est pas une simple juxtaposition de données relatives aux divers pays du vieux continent : il s'agit vraiment d'histoire comparée, - même si le titre ne le dit pas.

Le titre retenu par A. de TOCQUEVILLE pour l'ouvrage qu'il consacre à la Révolution de 1789 n'annonce pas davantage de visée comparatiste. Et pourtant, L'Ancien régime et la Révolution regorge de comparaisons [89]. Je me borne à un seul passage, particulièrement éclairant en ce qu'il montre la fonction heuristique et herméneutique - pour employer des mots savants - du comparatisme : « J'ai eu l'occasion d'étudier les institutions politiques du moyen âge en France, en Angleterre et en Allemagne, et, à mesure que j'avançais dans ce travail, j'étais rempli d'étonnement en voyant la prodigieuse similitude qui se rencontre entre toutes ces lois, et j'admirais comment des peuples si différents et si peu mêlés entre eux avaient pu s'en donner de si semblables. Ce n'est pas qu'elles ne varient sans cesse et presque à l'infini dans les détails, suivant les lieux ; mais leur fond est partout le même. Quand je découvrais dans la vieille législation germanique une institution politique, une règle, un pouvoir, je savais d'avance qu'en cherchant bien je retrouverais quelque chose de tout semblable, quant à la substance, en France et en Angleterre, et je ne manquais pas de l'y retrouver en effet. Chacun de ces trois peuples m'aidait à mieux comprendre les deux autres » (p.74). L'Ancien régime n'a paru qu'en 1856, trois ans avant la mort de l'auteur, mais celui-ci avait vu depuis longtemps la faiblesse d'une enquête historique limitée à un cadre national : « J'ai toujours été pénétré d'étonnement », dit-il dans une lettre de 1828 à son ami G. de Beaumont, « en voyant tant de gens d'esprit et de mérite attribuer l'existence du régime féodal en France aux troubles de la seconde race [les Carolingiens] et à la faiblesse de la troisième [les Capétiens]. Il me semble voir un médecin qui attribuerait une fièvre maligne dont on guérit ou on meurt au bout de trois mois aux fatigues d'une partie de chasse. Une réflexion suffit pour détruire à mon avis le système dont je parle. Si la féodalité est un accident en France, par quelle bizarrerie de la fortune cet accident s'est-il renouvelé chez les Allemands, chez les Polonais où la féodalité existe encore, chez les Goths d'Espagne et jusqu'en Italie, extrémité méridionale de l'Europe ? » Pour l'auteur, la féodalité n'est pas un accident et il faut rechercher les « principes primitifs du système ». « Je dis », poursuit-il, « que cette recherche ne peut nulle part être faite avec plus d'avantage et de fruit que dans les temps qui précèdent la conquête des Normands, parce que, comme je l'ai dit plus haut, nul peuple à notre connaissance n'est plus près de l'état primitif des peuples du Nord que les Saxons et les Danois. Nul peuple n'en retrace plus fidèlement les institutions et je suis persuadé qu'une étude approfondie de ces temps expliquerait bien des choses inexplicables dans l'histoire des autres peuples, entre autres certaines maximes de droit public devenues lois dans toute l'Europe et dont on ne peut trouver la source... » [90].

Niebuhr, Maine, Guizot, Tocqueville - on pourrait ajouter K. LAMPRECHT [91], et sans doute bien d'autres encore - la liste des historiens qui, sans se réclamer explicitement de la méthode comparative, l'ont pratiquée à des degrés divers ne manque pas d'éclat. On comprend dès lors qu'au début de ce siècle, comme on l'a vu au début de cet exposé, ladite méthode ait fait l'objet de tant de débats. On avait en mains, semble-t-il, un moyen de découvrir des faits nouveaux et de mieux expliquer la réalité historique. Il nous reste à voir - et ce ne sera pas le plus facile - comment se présente aujourd'hui l'histoire comparée.

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3. Le comparatisme dans l'historiographie contemporaine

La situation actuelle du comparatisme historique me paraît assez paradoxale. La méthode est pratiquée, et l'est abondamment. Par ailleurs, on a le sentiment qu'elle n'a pas conquis ses lettres de noblesse : des réticences subsistent, quand ce n'est pas une franche opposition. Il y a là un phénomène qui mérite qu'on s'y arrête quelques instants et qui demande, si possible, à être expliqué.

Il n'est pas question, bien entendu, de faire ici un inventaire systématique des ouvrages ou articles récents relevant de l'histoire comparée, ni même de tenter d'établir une bibliographie sélective sur le sujet. On se contentera de signaler quelques titres destinés à montrer la vitalité de ce type de recherche dans l'historiographie des dernières décennies, en commençant par un ouvrage qui, lors de sa publication - et de sa traduction en français -, a fait quelque bruit : K.A. WITTFOGEL, Oriental Despotism : A Comparative Study of Total Power, New Haven, 1957. L'auteur, un sinologue, y étudie l'émergence de l'État despotique dans l'Égypte ancienne, en Mésopotamie, en Inde, en Chine et associe cette forme d'organisation politique aux nécessités de l'irrigation : on serait en présence de civilisations « hydrauliques » [92].

Cherche-t-on des exemples dans l'histoire de l'antiquité gréco-romaine ? On en trouve à foison. Il y a une trentaine d'années déjà, P.A. BRUNT se livrait à une comparaison entre les impérialismes romain et britannique [93]. Dans un tout autre registre, on a souligné les ressemblances entre le ménadisme dionysiaque et les pratiques convulsionnaires de certaines populations africaines [94]. Le phénomène de l'esclavage, naturellement, n'a pas échappé à une analyse comparative [95]. Et, dans une étude toute récente consacrée aux foires et aux marchés dans l'empire romain, on voit l'auteur invoquer des situations parallèles dans le Mexique et la Pologne de l'époque moderne [96].

Les institutions du moyen âge ont donné lieu, elles aussi, à bien des études comparatives. Sans revenir sur les publications de M. BLOCH, dont il a été question ci-dessus, on pourrait mentionner, par exemple, celles de H. MITTEIS [97], de R. COULBORN [98], de R.W. KAEUPER [99].

Le colonialisme était également un sujet tentant [100]. Ce fut le thème, naguère, d'un petit livre de R. SYME [101], aujourd'hui, d'un gros ouvrage de M. FERRO [102]. Et les révolutions, bien entendu, n'ont pas échappé à l'œil des comparatistes : c'est une longue liste de titres qu'on pourrait dresser ici où l'on trouverait, par exemple, les travaux de C. BRINTON [103], R.R. PALMER [104], J. GODECHOT [105], G. GUSDORF [106], Theda SKOCPOL [107]. La méthode comparative s'est aussi appliquée aux fascismes, aux guerres de paysans du XXe siècle [108], - que sais-je encore. Bref, la production en ce domaine est, on le voit, considérable.

Et pourtant, le comparatisme ne semble pas vraiment avoir acquis droit de cité dans le monde des historiens. Il n'y a pas beaucoup de revues qui aient adopté cette perspective [109] ; on voit peu de réunions scientifiques consacrées à ce type de recherches [110] ; la rubrique « Histoire comparée » n'apparaît guère dans les bibliographies [111].

C'est que certains historiens ont manifestement peu de goût pour ce genre d'enquête [112], réaction que l'on peut comprendre, au moins en partie, quand on voit les erreurs qui se glissent parfois dans des ouvrages aux perspectives trop vastes pour que l'auteur ait pu vérifier toutes ses assertions [113]. Mais ce désintérêt relatif pour le comparatisme, voire le rejet de la méthode, a, me semble-t-il, une autre cause, plus profonde. Ce n'est pas seulement qu'il y ait là source possible de maladresses - après tout, qui n'en commet pas ? -, plus grave est la transformation de la nature même des façons de travailler. Dans son plaidoyer de 1928, M.BLOCH soulignait que les résultats les plus intéressants du comparatisme pouvaient être attendus de l'étude de « sociétés à la fois voisines et contemporaines » [114]. Et l'historien se prépara à ce genre de recherches : « Il apprit des langues, le plus de langues qu'il put en sus de l'allemand et de l'anglais. Des langues modernes, des langues anciennes également : un peu de russe, de flamand, de scandinave, assez de vieil allemand pour pouvoir se plonger, sans perdre pied, dans une littérature d'exceptionnel intérêt ; assez de vieux saxon pour ne pas rester fermé à l'intelligence des sociétés nordiques d'outre-Manche. En même temps, il s'initiait aux réalités de la vie agricole. À la rotation des cultures. Aux techniques de défrichement, du labour, de la moisson. Et il découvrait cet immense domaine du cadastre, et des plans parcellaires, dont il allait devenir, en France, l'explorateur » [115]. Mettons en regard la déclaration d'un sociologue invité à un colloque traitant des Visions sur le développement des États européens : « As a general sociologist invited to contribute to the proceedings of a conference of historians, I am... wary of proffering observations about the origins of modern state in Europe which are based on little or no first-hand acquaintance with the documentary sources... » [116] Le contraste est flagrant. L'historien, fût-il acquis au comparatisme, veut rester en contact avec les sources elles-mêmes ; le sociologue admet qu'il travaille de seconde main - et encore s'agit-il ici d'une étude portant sur les seuls États européens. D'autres recherches comparatives se fixent des horizons bien plus larges. Dans les Guerres paysannes du vingtième siècle d'E. WOLF [117], par exemple, le territoire balayé va du Mexique et de Cuba à la Chine, en passant par l'Algérie, la Russie et le Vietnam !

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4. Conclusion

Tout imparfaites qu'elles soient, les pages qui précèdent auront montré, je l'espère, que, dès les origines, certains historiens ont été attirés par la comparaison, - pour des raisons qui, d'ailleurs, étaient souvent fort éloignées d'une véritable curiosité scientifique : il s'agissait de prononcer des jugements de valeur. Périclès surpasse-t-il Fabius Maximus ? La démocratie est-elle un régime préférable à la monarchie ? Les Croisades sont-elles plus importantes que les guerres Médiques ?

Mais, dès le début aussi, le comparatisme débouche sur des conclusions plus substantielles. Analysant les pratiques religieuses des Perses et des Grecs, HÉRODOTE en déduit que la conception du divin des uns et des autres est différente : les dieux des Perses, contrairement à ceux des Grecs, ne sont pas anthropomorphes. POLYBE, qui a longuement étudié l'évolution des régimes politiques dans le monde gréco-romain, en arrive à formuler la « loi » de l'anakuklosis. Beaucoup plus tard, rêvant d'une « histoire accomplie », LA POPELINIERE souligne l'importance qu'il y a à ne pas s'enfermer dans son sujet : il faut chercher à connaître les « choses foraines », susceptibles d'éclairer la matière principale que l'on veut traiter.

Mais, s'il existe une si longue connivence entre l'histoire et le comparatisme, comment expliquer le malaise actuel, cette sorte de défiance vis-à-vis d'une méthode tellement prometteuse aux yeux de Pirenne, de Bloch et de beaucoup d'autres sans doute ? Je me demande si le comparatisme n'est pas, en réalité, victime de son succès. Mis en œuvre sur une large échelle par les praticiens des sciences sociales, mais d'une autre manière - du travail de seconde main ! - , il semble être devenu suspect à un certain nombre d'historiens de stricte observance. Il y aurait d'un côté l'histoire qui, selon la formule célèbre « se fait avec des textes » - entendons des sources primaires, des documents originaux - , de l'autre, la sociologie, l'anthropologie où l'on peut se permettre d'exploiter simplement les travaux d'autrui. Mais si l'histoire suppose l'utilisation directe des sources, tout comparatisme un peu large est évidemment condamné et même, à la limite, toute comparaison. Car une autre idée a connu une certaine vogue : l'histoire ne s'occuperait des faits singuliers. Quel intérêt y aurait-il, dans ces conditions, à étudier le système féodal en France et en Angleterre, à confronter la révolution de 1789 à celle de 1917 ? Nous manquons encore aujourd'hui, me semble-t-il, d'une véritable méthodologie de l'histoire comparée qui en fixerait les buts et les conditions de validité. Il faudrait, somme toute, reprendre et développer de manière systématique les réflexions auxquelles se livrait M. Bloch dans les années 1920/30. Il s'agit là, il est vrai, d'une tâche redoutable et l'on peut se demander qui aura jamais le courage de s'y atteler.

 

 

Jean-Marie HANNICK (hannick@anti.ucl.ac.be)
Professeur à l'Université de Louvain
 B 1347 Louvain-la-Neuve

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Bibliographie

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BLOCH Marc. 1928 : Pour une histoire comparée des sociétés européennes, dans Revue de Synthèse Historique, t. 46. 15-50. (= Mélanges historiques, t. I, Paris, 1961, 16-40).

BLOCH Marc. 1930 : Comparaison, dans Bulletin du Centre International de Synthèse, nr. 9. 31-39.

DAVILLÉ Louis. 1913-1914 : La comparaison et la méthode comparative en particulier dans les études historiques, dans Revue de Synthèse Historique, t. 27. 4-33 ; 217-257 ; t. 28. 201-229.

DUMOULIN Olivier. 1986 : Comparée (Histoire), dans A. BURGUIÈRE (Dir.), Dictionnaire des sciences historiques, Paris, 151-152.

GREW Raymond. 1990 : On the Current State of Comparative Studies, dans ATSMA - BURGUIÈRE. 1990. 323-334

PIRENNE Henri. 1923 : De la méthode comparative en histoire, dans Compte rendu du Ve Congrès International des Sciences Historiques. Bruxelles, 1923, éd. G. DES MAREZ - F.-L. GANSHOF. Bruxelles. 19-32.

SCHIEDER Theodor. 1965 : Geschichte als Wissenschaft. Munich-Vienne.

SÉE Henri. 1933 : Science et philosophie de l'histoire. 2e éd., Paris [Ch.VI La méthode comparative en histoire]

VEYNE Paul. 1971 : Comment on écrit l'histoire. Essai d'épistémologie. Paris [p. 152-157 L'histoire comparée - C'est une heuristique].

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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 2 - juillet-décembre 2001

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