FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 1 - janvier-juin 2001



La marche initiatique d'Énée dans les enfers



par

Paul-Augustin Deproost

 Professeur à l'Université de Louvain

[Article repris, sans les illustrations et avec l'autorisation de l'éditeur, à la Revue Louvain, n. 34, décembre 1992, p. 17-20]


Plan


Sans renier les très nombreux commentaires qui ont jalonné dès l'antiquité l'interprétation du chant VI de l'Énéide de Virgile, il est aussi possible de lire, dans cette exploration de l'au-delà par un héros vivant, un voyage vertical et initiatique, où le temps et l'espace sont comme suspendus, en contrepoint du voyage réel et horizontal entrepris d'est en ouest, de Troie vers l’Italie.

Après Ulysse, Thésée, Hercule ou Orphée, Énée refait donc, de son vivant, le chemin, périlleux et réservé à quelques rares élus, qui conduit dans le royaume d'outre-tombe. Cependant, Énée marque une distance importante par rapport à ses modèles. Si l'on considère l'ensemble de l'Énéide, on s'aperçoit très vite que le héros virgilien, plus que le héros homérique, est un héros sans cesse tourné vers son passé, vers la cité détruite qu'il faut reconstruire ailleurs. Cette permanence du passé dans la formation du héros a pour conséquence qu'une étroite relation s'instaure dans le poème entre le monde des vivants et le monde des morts.

Les conditions de la descente

À l'inverse des autres héros antiques descendus aux enfers, Énée y pénètre accompagné ou, mieux, précédé d'un guide, la sibylle, qui apparaît au chant VI dans sa double fonction sacerdotale au service d'Apollon et d'Hécate, la Diane infernale. Trois conditions sont posées par la mystagogue pour entrer dans le royaume des morts; elles sont autant de préliminaires rituels, nécessaires à la réussite d'une expérience spirituelle d'exception, en l'occurrence celle de l'au-delà. La découverte et la cueillette du rameau d'or, inaccessible à l'oeil du profane, signifient une prédestination ou, du moins, une vocation privilégiée du héros par le destin. Les funérailles de Misène, dont le corps doit recevoir une digne sépulture pour ne plus souiller la flotte troyenne, purifient le héros et la collectivité qu'il dirige; on notera, du reste, qu'Énée apprend cette souillure par la prêtresse, parce qu'un profane n'a pas la science de l'impureté qui l'environne. Le sacrifice aux dieux infernaux introduit, enfin, des pratiques et imprécations de type magique, au terme desquelles la prêtresse exige précisément que les profani se retirent du bois sacré. L'initiation du héros peut alors commencer et aussitôt la sibylle le prévient des risques de son aventure; c'est l'annonce du chemin à parcourir et des épreuves, qui ponctuent toute initiation : « Et toi, mets-toi en route et tire ton épée du fourreau : c'est maintenant qu'il faut du courage, Énée, c'est maintenant qu'il faut un coeur ferme. »

Au seuil du royaume de l'au-delà

Le sacrifice aux dieux infernaux s'est déroulé dans une « caverne profonde », au centre d'un décor à dominante noire, usuel dans ce type d'expérience : forêts obscures, lac inquiétant, ténèbres malodorantes et grotte impénétrable, aux dimensions vertigineuses; et à l'inverse des nombreuses autres cavernes de l'Énéide, qui forment un univers clos d'où l'on ne sort que par où on est entré, la grotte de l'Averne s'ouvre par l'arrière sur un autre monde, qui est comme le négatif du monde des vivants. Tant il est vrai qu'aussitôt franchi le cap de l'inconnu, le palais d'Hadès est construit sur le plan plus familier d'une maison hellénistique, dont Virgile cite quelques éléments architecturaux. En effet, la caverne ouvre sur un monde tout à la fois très proche et très différent du monde des vivants, un monde inversé qui, dans une vision presque platonicienne, situe le lieu de la vérité de l'autre côté de la vie quotidienne. À partir de ce moment, le temps et peut-être même l'espace sont comme suspendus au profit d'une expérience intérieure où il est difficile de distinguer entre le rêve et la réalité. Ibant obscuri sola sub nocte per umbram : jusque dans ses couleurs absentes, le monde de l'au-delà ignore la claire vision, et dès l'entrée dans cet univers insaisissable la densité de l'expression poétique dématérialise à merveille l'itinéraire des deux pèlerins, dans un hypallage justement célèbre et l'effacement des temps de la narration au profit de la seule durée : « Ils allaient obscurs sous la nuit solitaire parmi l'ombre, à travers les palais vides de Dis et son royaume d'apparences; ainsi par une lune incertaine, sous une clarté douteuse, on chemine dans les bois quand Jupiter a enfoui le ciel dans l'ombre et que la nuit noire a décoloré les choses. » Lieux de passage par excellence, ces chemins d'obscurité rythmeront la succession des rencontres jusqu'au seuil des Champs Élysées.

L'itinéraire d'Énée dans les enfers

Après avoir maîtrisé sa peur dans le vestibule des enfers devant les assauts chimériques d'êtres effrayants qui ont pour mission de veiller à ce que nul n'entre ici s'il n'est initié ou en mesure de l'être, Énée parcourt un itinéraire qui, loin d'être aléatoire, marque une progression savamment organisée vers une quête de plus en plus active de la révélation. Une fois traversé le séjour désolant des ombres sans sépulture, c'est le passage du Styx, non sans peine. Compromis latin entre le paisible personnage de la mythologie grecque et le sinistre démon étrusque de la mort, le passeur des enfers est un être rébarbatif, inflexible, peu avenant. Fort de déconvenues antérieures, Charon n'accueille pas volontiers des « corps vivants dans une barque stygienne ». Mais la sibylle - et non Énée - lui présente le rameau d'or, qui apaise aussitôt sa mauvaise humeur. Si la piété du héros ne suffit pas à infléchir le bonhomme, la reconnaissance de l'objet mystérieux agit sur lui comme un pouvoir magique; et le verbe utilisé à cet effet - agnoscere, employé dans une versification particulièrement élaborée -, est celui qui évoque une connaissance, assortie d'une profession de foi à la vue, ici, d'un talisman qui impose la soumission à quelque chose que l'on n'explique pas, mais que l'on accepte et qui l'emporte sur toute autre considération. Plus tard, ce sera le verbe utilisé par les chrétiens pour traduire précisément l'acte de foi du baptisé ou de Pierre, dont le lexique de saint Jérôme mettra le nom en relation avec le participe agnoscens, où reconnaissance implique aussi confession.

Après cette épreuve, Énée entre dans les lugentes campi, « les champs de pleurs », séjour des victimes de l'amour et de ceux dont le destin a été anormalement et prématurément interrompu. Dans cet endroit d'affliction se résout une des apories les plus cruelles de l'Énéide : Énée y retrouve Didon, « toute récente de sa blessure ». Elle s'arrête pour écouter son ancien amant, mais ne dit rien et finit par fuir l'importun, certes pour retrouver son mari, mais aussi pour permettre au héros de renoncer définitivement à une passion qui risquerait une fois de plus de l'écarter de sa quête. Car dans l'Énéide, l'amour-passion est décidément loin d'être un absolu; il est un vertige tentateur, mais néfaste et sans cesse bridé par le déterminisme du destin héroïque. Énée ne peut s'attarder dans ce séjour qui correspond à un état de réalisation imparfait de l'âme dominée par ses passions jusque par delà la mort : « Ceux dont le dur amour a rongé le coeur de son poison impitoyable trouvent, à l'écart, des sentiers secrets, et des forêts de myrtes tout autour les protègent : le mal d'aimer ne les quitte pas jusque dans la mort même. »

Au sortir de cette région des enfers, la route se partage en deux directions : la première, à droite, mène aux Champs Élysées, la seconde, à gauche, conduit au Tartare, la résidence maudite des grands criminels de la mythologie et de l'histoire. Cette image des deux routes reproduit au coeur de l'au-delà le vieux symbole (néo)pythagoricien du Biuium, graphiquement réalisé dans la lettre Y, qui représente le carrefour de la vie morale, au moment du choix décisif à l'adolescence entre le Bien et le Mal. Or l'on sait combien cette option est au coeur de toute expérience initiatique. Dans sa marche aux enfers, Énée rencontre ce carrefour, mais à un autre niveau : celui de la sanction post mortem des vices et des vertus, dont le croisement se superpose très exactement au carrefour moral de la vie terrestre.

Le héros accède, enfin, aux Champs Élysées, qui sont à la fois le lieu le plus difficile à atteindre et le plus reculé des enfers. Pour y entrer, il doit, une dernière fois, montrer le rameau d'or. Avec une différence par rapport aux épreuves précédentes : ce n'est plus la sibylle qui présente le rameau, comme un intermédiaire sacerdotal entre le candidat initié et la personne qui doit le recevoir. Cette fois, à l'invitation même de la prêtresse, « Énée avance dans l'allée, asperge son corps d'eau fraîche et devant lui, sur l'entrée, fixe le rameau ». En aval de ce geste purificatoire de la lustration du corps dans une eau fraîche, le poète chrétien Prudence développera dans les premières années du Ve siècle toute une spiritualité des eaux vives, dont celle de l'initiation baptismale, fortement imprégnée de l'esthétique virgilienne.

Le lieu de la révélation est un espace où apparaissent la couleur et la lumière, à la fois plus variée et plus claire que partout ailleurs. Sans doute peut-on voir ici l'annonce de la mutation spirituelle qui, dans l'initiation, s'accomplit par le passage des ténèbres de l'ignorance à la lumière de la révélation. Mais en même temps le paradis virgilien n'est pas un lieu cosmique; il est un prolongement de la vie terrestre dans un jardin idéal et délicatement épicurien à l'abri des remous de notre univers.

On sait comment s'achève ce voyage : brusquement, sans aucun épilogue rituel, aucun rite de purification, aucun conseil ni interdit de la part de la sibylle, mais, aussitôt achevée la révélation d'Anchise à Énée, le héros et la prêtresse quittent les enfers par une des deux portes du Sommeil, celle d'ivoire. Déjà présent parmi les allégories qui ont menacé Énée à l'entrée du royaume des morts, le Sommeil fixe les frontières des enfers virgiliens à l'intérieur d'un monde d'illusions, déconcertant, changeant et volatile comme un songe; et pourtant, au coeur de cet univers impalpable, Énée est initié au secret de son avenir personnel et national, et tout simplement au secret de la vie dans la révélation fantastique du cycle des réincarnations, qui introduit le futur au coeur même de l'au-delà, qui introduit la vie dans le royaume des morts.

L'échange initiatique entre le passé et l'avenir

Nous sommes bien au coeur d'un voyage initiatique, où l'épreuve initiale de « la mort symbolique » conditionne la réussite ultérieure de l'expérience. Au centre de l'épopée, Énée retrouve un passé inaltérable et irréversible, comme le prouve par exemple sa rencontre avortée avec Didon; mais en obéissant aux injonctions successives de la sibylle, il se résigne finalement à la quitter, en d'autres termes à y renoncer, à y mourir. Il peut alors « échanger » dans l'au-delà l'histoire de Troie qui était la sienne jusqu'alors contre l'histoire de Rome qu'il commence d'assumer dans la seconde partie du poème; et il est hautement symbolique que c'est un homme du passé, son père mort, qui « embrase l'âme d'Énée du zèle pour sa gloire à venir ». L'initiation se réalise dans un monde qui est au sens propre « au delà », qui à tous égards est en dehors de l'expérience quotidienne, quand il n'est pas son contraire, qui est au delà du temps. Et une des grandeurs de Virgile est d'avoir inscrit cette révélation dans le rapport étroit qui unit naturellement le père et le fils.

Dans cette mesure, l'initiation est autant connaissance de l'avenir que du passé, car la véritable science initiatique est celle qui permet de maîtriser les énigmes du passé dans la transparence de l'avenir. Aux enfers, cette connaissance permet à Énée d'exorciser définitivement de sa mémoire les souvenirs paralysants de la dernière nuit de Troie, des errances et des échecs méditerranéens. Associée au thème initiatique du raidissement contre le cours naturel des choses, cette démarche qui dépouille « le vieil homme » résume toute l'ascèse héroïque du renoncement aux attaches, notamment affectives, qui entravent l'obéissance au destin; c'était déjà tout le sens de l'aventure carthaginoise, où Énée a renoncé, en définitive, à la séduction d'une vie normale et commune pour répondre aux appels d'une quête dont il avait, pour un temps, mal mesuré l'objectif.

La révision chrétienne du mythe virgilien

La marche d'Énée dans les enfers est un des épisodes de l'Énéide qui ont permis aux poètes chrétiens de trouver dans la poésie virgilienne un mode d'expression privilégié pour les mystères de leur foi. Le Nouveau Testament étant particulièrement discret sur l'événement mystérieux de la descente du Christ aux enfers, les chrétiens lettrés du IVe siècle, qui avaient résolu le premier conflit entre culture profane et expression de la foi, se sont cru autorisés à interpréter cet événement par les souvenirs païens des descentes antiques, et bien sûr tout particulièrement celle d'Énée dans le chant VI de l'Énéide.

L'analyse du détail de ces paraphrases poétiques révèle jusqu'à un certain point un décalque très fidèle du modèle virgilien dans l'Hadès chrétien : la même pâleur ou absence de couleur, la même hydrographie mythique, la même tristesse du Tartare, etc. ; on trouve même dans les enfers d'une épopée biblique du VIe siècle un portitor, - c'est le terme virgilien qui désigne le passeur Charon -, mais c'est le Christ qui est désigné comme tel, comme portitor uitae, dans la mesure où, à rebours de Charon, il fait sortir les âmes des enfers pour les ramener à la vie. La fusion des descentes antiques et chrétiennes s'arrête à cet endroit précis : si le décalque virgilien contribue effectivement à une stylisation héroïque du Christ sur le modèle d'Énée, l'issue de la descente du Christ aux enfers présente avec le mythe païen une différence radicale qui rend, en définitive, les deux descentes irréductibles l'une à l'autre. Le Christ ne descend pas aux enfers pour y recevoir une initiation, mais, au contraire, pour y faire connaître la révélation du salut et vider le royaume d'Hadès de toutes les âmes qui y sont retenues contre leur gré; le voyage du Christ aux enfers entraîne dans la poésie chrétienne la défaite des espaces infernaux et rend obsolètes tous les usages des enfers virgiliens. Ceci explique notamment que, s'inspirant des images bibliques, les chrétiens effacent systématiquement de leur géographie infernale l'espace bienheureux des Champs Élysées profanes, pour ne retenir que « les tristes Tartares », seuls susceptibles de pareille libération. Installés dans un décor mythologique d'inspiration virgilienne, les enfers chrétiens s'en distinguent radicalement par la fonction qu'on leur reconnaît : loin d'être un lieu d'initiation, le royaume des morts où descend le Christ est une « prison », selon l'expression sibylline de la Première épître de Pierre, un lieu de désolation qui attend de la venue du Christ une nouvelle initiation à la vie. Étroitement associée au baptême dont elle est une typologie dès ce passage du Nouveau Testament, la descente du Christ inverse le sens du voyage initiatique d'Énée, puisque ce n'est plus un vivant qui cherche, pour son propre compte, chez les morts un message ésotérique, mais ce sont les morts qui reçoivent d'un vivant ressuscité la promesse désormais accessible à tous d'une vie nouvelle.


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