FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 1 - janvier-juin 2001



L'Élégie de Marcellus dans l'Énéide.
Rhétorique ou lyrisme ?


par


Franz De Ruyt

Professeur à l'Université de Louvain [*]


[Étude reprise, avec l'aimable autorisation de l'éditeur, de Les Études Classiques, t. 2, 1933, p. 138-144. Cette revue des Facultés universitaires de Namur (Belgique) possède sur la Toile un site particulier.]

[Le présent article avait également été repris dans le volume de Mélanges offerts au Prof. Franz De Ruyt à l'occasion de son éméritat : Fr. De Ruyt, Scripta minora, Louvain, 1975, p. 236-241 (Publications d'histoire de l'art et d'archéologie de l'Université Catholique de Louvain, 5).]


Plan


 

La fameuse élégie de Marcellus, mort prématurément, est un des passages de l'Énéide où Virgile a exprimé le plus librement son émotion, où il a mis le plus de poésie.

Et c'est un tel morceau que Norden déclare « le plus ancien épicedion façonné d'après les préceptes de la technê rhétoricienne » [1].

L'éloge funèbre à Rome

On sait que l'éloge funèbre était un genre à part chez les Romains. S'il faut en croire Denys d'Halicarnasse et Plutarque, ce serait même un genre national [2]. Polybe nous a laissé une description célèbre de cet usage [3] et les fragments d'éloges qui nous sont restés confirment son témoignage [4]. Il nous montre le cortège funèbre d'un grand de Rome, traversant les rues de la ville, arrivant au Forum et s'arrêtant au pied des rostres. Le cadavre y est exposé debout, parfois couché. Toute la lignée des ancêtres, dont les masques ont figuré dans le cortège, se groupe autour de la tribune. Le fils, ou quelque autre parent du défunt, monte alors sur les rostres et prononce un éloge funèbre. Après avoir énuméré les qualités du mort et les oeuvres qu'il accomplit durant sa vie, il montre combien le défunt est resté digne de ses ancêtres. Puis il fait l'éloge de ceux-ci à commencer par le plus ancien. C'était une façon bien romaine de placer les vertus et les exploits d'un personnage dans le trésor de la communauté sociale et religieuse : la famille.

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L'éloge funèbre de Marcellus

Aux funérailles de Marcellus, il y eut aussi un éloge funèbre. Nous savons par Dion Cassius qu'Auguste lui-même l'avait prononcé [5]. D'autre part, deux passages de Plutarque dans la Vita Marcelli et la Comparatio Pelopidae et Marcelli, où l'auteur cite Auguste parmi ses sources, semblent faire allusion, d'après la conjecture assez vraisemblable de Heeren, à cette laudatio funebris [6]. Voici comment s'exprime Plutarque, Vita Marcelli, 30, 4 : tauta men oun Libios de kai Kaisar ho Sebastos komisthênai tên hudrian pros ton huion eirêkasi kai taphênai lamprôs. - Comparatio Pelopidae et Marcelli, 1, 4 : hêmeis de Libiô(i) Kaisari kai Nepôti kai tôn Hellênikôn tô(i) basilei Ioba(i) pisteuomen hêttas tinas kai tropas hupo Markellou tôn sun Anniba(i) genesthai. Auguste aurait donc cité dans son éloge Marcellus, le vainqueur de Syracuse et l'illustre ancêtre du jeune défunt. Enfin Servius nous a même laissé, dans son commentaire de l'Énéide, 1, 712, une phrase d'Auguste, empruntée à cette laudatio de Marcellus : illum immaturae morti deuotum fuisse, « il a été voué à une mort prématurée » [7].

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L'élégie de Virgile et l'éloge funèbre de Marcellus

Si nous comparons à ces témoignages des auteurs les lamentations d'Anchise dans l'Énéide (VI, 868-886), nous constaterons aussitôt certaines coïncidences qui semblent autoriser à première vue l'idée d'une influence des « thrènes » funéraires et même du discours d'Auguste sur le poète. En effet l'éloge de l'ancêtre introduit celui du jeune homme; le vers 869 : Ostendent terris hunc tantum fata, rappelle : immaturae morti deuotum; et nous trouvons dans toute l'élégie l'énumération des qualités et des exploits - en espérance au moins - de Marcellus.

Mais si nous examinons de plus près ces similitudes, nous verrons bientôt qu'elles n'impliquent pas nécessairement un emprunt de Virgile aux « thrènes » funéraires, le contexte suffit à les expliquer.

Les deux Marcellus arrivent à la fin du fastueux cortège des célébrités romaines qui défile devant Énée. Le grand vainqueur ne pouvait être omis; sa victoire de Clastidium était fameuse et Naevius en avait même fait le sujet d'une tragédie. C'était donc, au temps de Virgile, un héros classique. À ce nom illustre Virgile associe le nom du jeune homme qui mourut trop tôt. Mais ce jeune homme était le gendre et l'héritier d'Auguste; on espérait beaucoup de sa valeur : in tantum spe tollet auos... Le rapprochement était donc flatteur pour le maître de l'empire.

Quant à immaturae morti deuotum ce n'est qu'une expression banale en regard de l'admirable vers de Virgile :

Ostendent terris hunc tantum fata, neque ultra
esse sinent.

et le poète n'avait pas besoin du discours funèbre d'Auguste pour savoir que le jeune Marcellus était mort avant son temps.

Enfin, il est tout naturel qu'Anchise fasse l'éloge de son petit-fils. Tout le monde à Rome avait manifesté d'ailleurs une sympathie très vive pour le jeune homme, sympathie d'autant plus sincère qu'elle ne pouvait encore être fondée que sur des espérances. Nous avons ici bien moins un discours solennel que l'émouvant récit d'un témoin de ces somptueuses funérailles, d'un témoin mêlé à la foule, dont il a recueilli les impressions, partagé la douleur. Le contexte et l'histoire suffisent donc à expliquer très raisonnablement les quelques ressemblances de cette élégie avec les éloges funèbres.

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La Rhétorique de Ménandre

Ed. Norden s'autorise néanmoins de ces rapprochements pour déclarer que Virgile nous a laissé une laudatio funebris, à la mode des rhéteurs romains car, dit-il, « le schéma du logos epitaphios était obligatoire pour lui, comme pour Auguste » [8]. Quel était ce schéma ? Norden renvoie à Ménandre, dont Spengel a recueilli les préceptes dans ses Rhetores Graeci [9]. Or, il s'agit du Ménandre de Laodicée, auteur de deux traités de rhétorique : Peri epideiktikôn, au IIIe s. de notre ère [10]. L'anachronisme - évidemment conscient - de Norden suppose donc ce postulat que la rhétorique n'aurait pas été modifiée depuis Virgile jusqu'à Ménandre. L'hypothèse est assez risquée, d'autant plus que l'Énéide est devenue très tôt un livre classique [11]. Comme l'a dit très bien Mlle Guillemin dans sa thèse à l'Université de Dijon, « il serait plus juste de chercher ce que les traités de Ménandre peuvent devoir à Virgile que d'affirmer que Virgile est tributaire des idées affirmées par Ménandre [12].

Examinons d'ailleurs ce schéma de Ménandre. Nous y trouvons une énumération complète de tout ce qu'on peut introduire dans un éloge funèbre: éloge du genos, de la genesis; espérances de la famille et des amis; beauté physique et morale, éducation, science, moeurs : justice, philanthropie, entregent, surtout les oeuvres accomplies. Puis Ménandre recommande à l'orateur de comparer le défunt à un héros ou à un demi-dieu, tels Héraklès ou Thésée. Ensuite il convient d'exhorter la veuve, les enfants et la famille à ne pas négliger le souvenir de leurs morts et l'on termine le discours par une courte invocation. Pour découvrir de tels clichés interchangeables, il n'était pas besoin de recourir à Ménandre. Cicéron déjà, dans son De Oratore, II, 11 et 84, fournissait « aux orateurs souvent improvisés des éloges funèbres des canevas tout prêts pouvant s'adapter à toutes les circonstances » [13].

Ces sortes de modèles fournis par les traités de rhétorique n'étaient donc pas plus obligatoires pour Virgile, ni même pour Auguste que, par exemple, les types de lettres ou de discours que l'on trouve dans nos « manuels pour gens du monde » . Ils fournissaient, à l'occasion, des lieux communs faciles, voilà tout.

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« Si qua fata... »

Mais si Norden eut tort de nous représenter Virgile imitant servilement des schémas conventionnels, trahissant - et dans ses plus beaux vers - l'originalité de son art et la sincérité de sa poésie [14], n'y a-t-il pas cependant certains indices qui établiraient des liens de parenté entre cette élégie et le genre oratoire ? Mlle Guillemin, qui s'était faite pourtant la championne de Virgile [15] contre « les injustices de la critique interne » et particulièrement celles de Norden, ne peut se résoudre à écarter délibérément ce préjugé.

Elle établit d'abord un rapprochement entre une phrase de Tacite dans Agricola : « Si quis piorum manibus locus... », un vers d'Ovide : « Si qua fides dubiis, uolucrum locus ille piarum... » et le « ...Si qua fata aspera rumpas » de Virgile sans insister pourtant sur la valeur de ces coïncidences nullement probantes. Dans Tacite et Ovide, en effet, il s'agit de souhaiter au juste une éternité de bonheur paisible dans l'autre monde. Au contraire, dans Virgile, c'est le souhait désespéré que le cours fatal du destin soit interrompu. Quel autre rapport y aurait-il donc entre ces trois textes que l'identité accidentelle d'expression : « si qua... » ? Cela suffit-il pour voir dans ce vers une trace de style oratoire ?

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Horace et Virgile

L'autre argument de Melle Guillemin est beaucoup plus sérieux. Il est fondé sur l'étude comparée de ce passage de Virgile et de l'ode 1, 24, d'Horace sur la mort de Varus. Norden avait opposé déjà ces deux textes, mais pour conclure dans le sens de sa thèse : « puisque cette ode d'Horace ne manifeste guère d'influence rhétoricienne, l'élégie de Virgile est bien le plus ancien exemple qui nous soit resté de cette influence » [16]. Pourtant « les idées principales sont les mêmes dans les deux morceaux » [17]. De fait, le canevas est presque identique :

1. Chagrin qu'on ne peut contenir :

Quis desiderio sit pudor aut modus (Horace).
Tum pater Anchises, lacrimis ingressus obortis (Virgile).

2. Sort cruel du défunt :

Ergo Quintilium perpetuus sopor urget (Hor.).
Ostendent terris hunc tantum fata (Virg.).

3. Vertus du héros :

Pudor, Iustitia, Fides, Veritas (Hor.).
Pietas, fides, dextera (Virg.).

4. Deuil de tous :

Multis ille bonis flebilis occidit (Hor.).
Quantos illum uirum... (Virg.).

5. On ne peut fléchir les destins :

Non lenis precibus fata recludere (Hor.).
... si qua fata aspera rumpas (Virg.).

Ce n'est donc pas, comme l'a cru Norden, dans la suite des idées que gît la dissemblance entre ces poèmes, c'est dans le sentiment qui les anime.

Horace accepte avec une résignation trop raisonnable ce qui ne se peut empêcher. Il énonce des aphorismes en un langage abstrait, distingué, mais sec, usant de métaphores savantes, évoquant Melpomène, Orphée, Mercure. Son émotion reste intellectuelle et, quand il arrive au bout de son ode, il est déjà presque consolé.

Virgile, au contraire, écrit ces lamentations douloureuses avec les larmes mêmes d'Anchise. Ces attendrissements, ces accents de chagrin profond, il les a pris, non dans son esprit mais dans son coeur. Convient-il de les assimiler, comme a fait Melle Guillemin, au procédé de commiseratio, que les orateurs employaient pour exciter par ce moyen la pitié de leurs auditeurs ? Mais Virgile n'avait pas besoin d'en appeler à la pitié. Ses contemporains avaient vu mourir Marcellus, ils avaient tous participé au deuil de la cour et de l'empire. Il n'est pas question ici, comme dans une plaidoirie, de provoquer une émotion, c'est l'émotion elle-même qui déborde et se répand en flots de poésie. Ces évocations grandioses et ces visions concrètes de l'avenir : le Champ de Mars hurlant sa plainte, le Tibre assistant aux funérailles, les corps à corps du guerrier, le cheval écumant qui se cabre, ces gémissements et ces éclats, n'est-ce pas l'expression naturelle d'un lyrisme sincère et vibrant ?

Mais cette prédilection pour le côté sensible, émouvant des choses, Virgile ne l'a pas apprise dans les écoles de rhétorique, elle appartient à son tempérament d'artiste. Nous en avons le témoignage d'Horace, et dans cette ode même :

v. 9 : Multis ille bonis flebilis occidit
nulli flebilior quam tibi, Vergili.

« Beaucoup le pleureront, mais nul le saura pleurer comme toi, Virgile. »

et plus loin surtout :

v. 13 : Quid si Threicio blandius Orpheo
auditam moderere arboribus fïdem...

« Que si tu accordes ta lyre avec plus de douceur (plus de sensibilité caressante) qu'Orphée de Thrace, une lyre qui séduit les arbres... »

... blandius : tout l'art de Virgile tient dans ce mot d'Horace.

Il n'est donc pas besoin de rechercher dans les traités de rhétorique des éléments boiteux de comparaison pour expliquer ces admirables vers, peut-être les plus beaux que Virgile ait écrits.

Tout devient naturel, si l'on a égard au contexte et aux sentiments du poète.

C'est l'expression d'une douleur profonde. Il suffit, pour s'en rendre compte, de déclamer à haute voix ce passage, en s'efforçant de bien sentir la valeur émotive de chaque mot [18]. On verra que chaque élément de cette élégie est à sa place et ne pouvait pas ne pas y être. De nos jours encore, à la mort d'un jeune homme, on entend les mêmes réflexions, dites du même accent - et nul ne songe alors à la Rhétorique - : « Quel malheur, dit-on, de mourir si jeune ! Il ne laisse que des regrets et des espoirs déçus. Il manifestait déjà de si grandes qualités. Quelles merveilles il eût réalisées, s'il avait vécu ! Que l'on couvre de fleurs son cercueil ! »

Il n'y a, dans cette élégie de Marcellus, pas autre chose, et c'est là sa valeur humaine.

Ou plutôt si, il y a autre chose : le génie de Virgile.

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Notes

[*] Franz De Ruyt (1907-1992), émérite en 1975, a enseigné pendant près de quarante années à l'Université de Louvain où il s'est illustré dans les domaines de l'archéologie, de l'histoire de l'art, de l'étruscologie et de la philologie classique. Cfr une présentation détaillée de la vie et de l'oeuvre de ce savant dans les FEC 14-2007. [Retour]

[1] E. Norden, P. Vergilius Maro, Aeneis, Buch VI, Leipzig, 1916, 2e éd., p. 341. [Retour]

[2] Denys d'Halicarnasse, Antiquités romaines, V, 17, 3-6. Plutarque, Vita Publicolae, IX, 10. D'après ces auteurs, l'éloge funèbre ne serait pas emprunté aux Grecs. [Retour]

[3] Polybe, Historia, VI, 53-54. [Retour]

[4] Voir C. Martha, Études morales sur l'Antiquité, Paris, 1883, p. 3-14, et surtout Fr. Vollmer, Laudationum funebrium Romanorum historia et reliquiae dans les Jahrbücher für klassische Philologie, Supplem. 18, p. 445-528, Leipzig, 1892. [Retour]

[5] Dion Cassius, Histoire romaine, 53, 30 : auton ho Augustos dêmosia(i) te ethapsen epainesas hôsper eithisto kai es to mnêmeion ho ô(i)kodomeito katetheto. [Retour]

[6] J. Heeren, De fontibus Plutarchi, Göttingen, 1820, p. 124. Aussi : A. Weichert, Imperatoris Caesaris Augusti scriptorum reliquiae, Grimae, 1841, p. 117. [Retour]

[7] Servius, Ad Virgil. Aen. I, 712 : « deuota : uero de oratione Augusti translata locuti quam habuit in laudatione funeris Marcelli cum diceret illum immaturae morti deuotum fuisse. » [Retour]

[8] E. Norden, op. cit., p. 341. [Retour]

[9] Spengel, Rhetores graeci, III, pp. 418-422: peri epitaphiou, Lipsiae, 1853, 8e. [Retour]

[10] Cf. A. et M. Croiset, Histoire de la littérature grecque, V, p. 782 sqq. Paris. [Retour]

[11] Voir notamment Juvénal, Sat. VIl, 227; aussi Servius, Macrobe, Donat, etc. [Retour]

[12] A. Guillemin, Quelques injustices de la critique interne à l'égard de Virgile. Étude sur la méthode de Ed. Norden à l'occasion de son commentaire sur le 6e livre de l'Énéide, p. 22. Thèse de l'Université de Dijon. Chalon-sur-Saône, 1921. [Retour]

[13] C. Martha, op. cit., p. 14. [Retour]

[14] Cf. R. Heinze, Virgils epische Technik, Leipzig, 3e éd., 1915. Il déclare à propos des hypothèses de Norden, p. 424, n. 2 : « Virgil selbst, glaube ich, würde es als stilwidrif empfunden haben, die sermones seiner Personen nach den Schema der orationes zu komponieren. » [Retour]

[15] Tacite, Vie d'Agricola, 46 : « Si quis piorum manibus locus, si, ut sapientibus placet, non cum corpore extinguuntur magnae animae, placide quiescas. » - Ovide, Amores, II, 6, 51 : « Si qua fides dubiis, uolucrum locus ille piarum / Dicitur... » - Virgile, Énéide, VI, 882 : « Heu, miserande puer ! Si qua fata aspera rumpas. » [Retour]

[16] Norden, op. cit., p. 341. [Retour]

[17] Guillemin, op. cit., p. 24. [Retour]

[18] Voir à ce propos le magnifique schéma récitatif de ce passage dans l'étude de notre vénéré maître, M. le professeur Remy, Le mouvement dramatique dans les vers 752 à 886 du livre VIe de l'Énéide, dans Les Études Classiques, I, 1932, p. 114-116. [Retour]


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