FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 1 - janvier-juin 2001


Infelix Dido ! (Virgile, Énéide, VI, 450-476)

par

Franz De Ruyt

Professeur à l'Université de Louvain [*]


[Étude reprise, avec l'aimable autorisation de l'éditeur, de Les Études Classiques, t. 11, 1942, p. 320-324. Cette revue des Facultés universitaires de Namur (Belgique) possède sur la Toile un site particulier.]

[Le présent article avait également été repris dans le volume de Mélanges offerts au Prof. Franz De Ruyt à l'occasion de son éméritat : Fr. De Ruyt, Scripta minora, Louvain, 1975, p. 247-251 (Publications d'histoire de l'art et d'archéologie de l'Université Catholique de Louvain, 5).]


 

Le tragique roman du IVe livre de l'Énéide, où Virgile nous a décrit en termes émouvants la passion de la reine de Carthage pour Énée et son dénouement par la fuite des Troyens et le suicide de Didon, aboutit au VIe livre, au fond des Enfers, à un épilogue dont la portée morale et l'expression fortement dramatique n'ont pas toujours été exactement comprises. La signification profonde de tout ce triste épisode s'y trouve nettement soulignée en une conclusion d'une haute valeur psychologique et qui rétablit complètement l'équilibre moral, rompu par le drame passionnel du IVe livre.

Virgile avait pris soin assurément de placer cette aventure, comme toutes celles de son épopée, sous le signe irrésistible d'une Fatalité supérieure à la volonté même des dieux. Énée ne pouvait évidemment que passer à Carthage. Instrument des destins de la nouvelle Troie en Italie, il ne pouvait se laisser écarter de cette mission essentielle. Junon elle-même, en provoquant le drame de Carthage, ne pourra détourner en faveur de cette ville l'arrêt du Fatum  ; c'est en vain qu'elle se sert pour cela de toute la puissance d'aimer, qui brûle encore dans l'âme d'une jeune veuve. Celle-ci sera la victime pitoyable de cet incident et Junon elle-même l'appelle d'avance : miserrima Dido (IV, 117). Ainsi, malgré tout, doit demeurer sauve notre sympathie pour les deux acteurs irresponsables de cette tragédie.

Fidèle jusque là au souvenir de Sychée, son époux défunt, la douce Didon, à la vue d'Énée et par l'intervention de Vénus et Éros, est saisie d'une passion aveugle, irrésistible et qui va la pousser aux pires extrémités :

ardet amans Dido traxitque per ossa furorem (IV, 101).

Elle en est tellement possédée qu'elle ne se demande même pas si Énée l'aime ! Aussi bien, la passion à laquelle elle se livre n'est-elle qu'une déformation de l'amour, une faute, un déséquilibre, dont elle n'a même pas conscience dans son aveuglement, car Virgile a pris soin de préciser, à ce point de vue, l'illusion funeste de Didon :

Nec iam furtiuum Dido meditatur amorem,
Coniugium uocat : hoc praetexit nomine culpam
(IV, 170-171).

Voilà l'erreur fatale et comment Didon fut trompée : elle a confondu la passion et l'amour ; c'est là tout son malheur. Infelix Dido ! Virgile l'a plainte en ces termes à plusieurs reprises : I, 749 ; IV, 68, 450, 596 et c'est l'expression que lui adresse Énée lui-même, quand il la rencontre aux Enfers, VI, 456, dans les bosquets de myrtes des Campi lugentes, où errent les victimes d'une malheureuse passion, les Phèdre, les Pasiphaé.

C'est que le héros troyen n'avait pas compris jusqu'alors toute l'étendue du malheur de Didon, car lui-même ne l'aimait pas vraiment. Au IVe livre, nous le voyons jouir des délices de Carthage et des faveurs de la reine sans arrière-pensée, puis, quand lui vient le rappel à l'ordre des dieux, se dégager précipitamment, s'excuser avec impudence en avouant qu'il ne songeait pas au mariage : nec coniugis umquam praetendi taedas (IV, 338-339), dormir tranquillement quand Didon a le coeur déchiré : carpebat somnos (IV, 555), se consoler, comme le duc de Mantoue de Rigoletto, en se laissant persuader cyniquement par Mercure : uarium et mutabile semper femina (IV, 569-570). Malgré toute la grandeur et la fatalité de sa mission historique, Énée joue bien ici le rôle classique du séducteur ; son aventure de Carthage ne semble pas tellement le noble conflit entre la passion et le devoir, puisque l'alternative arrive bien tard et que la voix du devoir n'a dominé qu'une passion assouvie, mais plutôt la suggestion d'un contraste moral entre l'amour réel et la passion coupable.

Cette impression paraît confirmée par l'analyse de la fameuse rencontre d'Énée et Didon aux Enfers. Le suicide de la reine de Carthage dessille enfin les yeux d'Énée sur sa propre responsabilité : Funeris, heu, tibi causa fui ! (VI, 458). Mais ce retour sur soi-même n'est pas bien long. Le héros cherche à se disculper à grand renfort d'imprécations : per sidera iuro, per superos... ; il rappelle la contrainte fatale de sa grande mission historique : iussa deum, et en illustre la puissance inouïe par le fait même de son intrusion dans le monde infernal, par cette révélation extraordinaire des domaines de la mort et de l'Au-delà, qui lui est imposée de son vivant. Noble raison, qui pourrait sauvegarder la responsabilité personnelle d'Énée dans sa fuite précipitée de Carthage. Lui-même l'assure en un beau vers, dont l'élan serait pathétique :

Inuitus, regina, tuo de litore cessi (VI, 460),

si l'effet touchant de ces mots n'était coupé par le fait, assurément voulu par Virgile et compris par ses contemporains lettrés, que ce vers constitue une réminiscence élégante du poème 66 de Catulle, imité de Callimaque, sur la complainte des cheveux coupés de la reine Bérénice :

inuita, o regina, tuo de uertice cessi (Catulle, 66, v. 39).

Parfum d'érudition alexandrine, voire parodie spirituelle et déclamation romantique, mais qui pourrait bien suggérer le caractère superficiel des sentiments d'Énée.

L'aveu est bien plus explicite encore au vers 463, quand Énée découvre son coeur par une réflexion, dont la franchise brutale trahit le malentendu psychologique du triste roman de Didon :

                                        nec credere quiui
hunc tantum tibi me discessu ferre dolorem
(VI, 463-464) :

« et puis, je n'ai pu croire que je provoquerais en toi une si grande douleur par la séparation ». Notons bien la valeur de hunc... dolorem en évidence par disjonction au début et à la fin du vers : « cette douleur, dont maintenant je me rends compte, mais alors non ». Voilà qui jette une lueur crue sur la situation respective des partenaires, au point de rompre le charme trompeur de leur idylle et d'éclairer le sens profond de tout l'épisode. Didon aimait Énée d'une manière totale, jusqu'à mourir de désespoir à l'idée de le perdre, mais lui ne s'en rendait même pas compte (nec credere quiui...). Comme il a méconnu, bafoué cet amour profond ! Comme il était loin de le partager ! Ce n'était pour lui qu'un plaisir passager, le jeu du « flirt ». Il ne se donnait pas, comme Didon, corps et âme à son amour. Aussi l'ordre des dieux l'a trouvé docile, bien qu'il assure n'être parti qu'à contre-coeur : inuitus, mais ce n'était que l'abandon d'un plaisir, non la blessure déchirante et inguérissable de l'amour profond.

Aussi, cet aveu inconscient de l'incompréhension d'Énée pour son amour total provoque-t-il chez Didon, offensée par cette ultime méconnaissance, une vive réaction, qui marque la rupture définitive des amants de Carthage. À peine Énée a-t-il prononcé ces paroles maladroites que l'ombre de Didon, pâle dans la forêt comme un rayon de nouvelle lune (VI, 451-454), se détourne soudain et fuit en ennemie sans même regarder le héros. C'est en vain que, tout interloqué, Énée tentera de la retenir : Siste gradum... (465), quem fugis (466), cri d'amour répondant à celui de Didon elle-même jadis (IV, 315 : Mene fugis), mais maintenant il vient trop tard : l'équivoque est brisée.

Ainsi, les paroles mêmes d'Énée permettent d'imaginer les attitudes et les réactions des deux personnages. Virgile a d'ailleurs précisé ensuite les détails de la scène par une description aux effets dramatiques très poussés et qui correspondent parfaitement aux sentiments suggérés par le monologue d'Énée. Il nous montre d'abord Didon figée dans son ressentiment : torua tuentem (467), détournant ses yeux baissés : illa solo fixos oculos auersa tenebat (469), pour ne pas s'attendrir. L'imparfait tenebat souligne une tension de la volonté, un effort pour ne pas céder à la pitié, quand Énée s'excuse au début de son plaidoyer : incepto... sermone (470), tandis que le présent mouetur exprime l'aspect extérieur de cette attitude immobile, marmoréenne (471). Mais cette insensibilité roide et glacée n'est qu'apparente. Voilà soudain une réaction violente : tandem corripuit sese (472) : « enfin, elle s'arracha de là » et sans regret, car elle fuit en ennemie : atque inimica refugit. Ainsi, Didon avait hésité un moment, en se trouvant tout à coup face à face avec l'objet de sa violente passion. Mais l'équivoque de cet amour, soudain révélée par la déclaration brutale d'Énée au vers 463, a rompu le charme et rendu la raison à la victime de cette erreur tragique, en même temps que l'équilibre sentimental de son âme. Elle rejoint la région paisible, où son époux Sychée répond à ses aspirations dans la sérénité de l'amour partagé : respondet curis aequatque Sychaeus amorem (474) dans la paix légitime du mariage régulier : coniunx (473) [1].

Ce retour de Didon à Sychée, que des critiques à l'esprit romanesque ont cru devoir reprocher au doux Virgile [2], bien loin d'être choquant, rétablit l'équilibre éthique et souligne la leçon morale de toute l'aventure pour les lecteurs de l'épopée. Virgile marque ainsi une différence profonde entre la paix de l'amour véritable et la souffrance amère d'une passion désordonnée. Ce thème d'éducation sentimentale se retrouve d'ailleurs dans la poésie élégiaque. Tibulle aussi oppose l'orage passionnel à la brise délicate d'un amour paisible :

A miseri, quos hic grauiter deus urget ! At ille
felix, cui placidus leniter adflat Amor !
[
3]

De plus, ce dénouement moral, implicitement suggéré par Virgile avec une délicatesse du meilleur goût, contribuait à l'exaltation des vertus conjugales voulue par Auguste dans son programme de réforme des moeurs. On sait assez que l'Énéide était au service de cette propagande sociale et politique.

La scène s'achève en deux vers, où une fine touche élégiaque d'observation psychologique suggère encore le rôle d'Énée dans toute cette aventure par la manière même dont il regarde s'éloigner Didon ; il est ému par ce malheur immérité : casu concussus iniquo (475) et il la suit des yeux en pleurant : prosequitur lacrimis longe (476), tant il a pitié d'elle : et miseratur euntem. Voilà qui prouve assez que jamais Énée n'a répondu pleinement à l'amour de Didon, n'a pu se hausser au même plan sentimental : aequare amorem, comme Sychée, car cette pitié qu'il éprouve est un sentiment de spectateur et non d'acteur dans cette tragédie de l'amour [4]. Sans doute, il est trop tard maintenant pour une réparation, mais les termes mêmes de Virgile montrent assez que dans l'esprit du poète le désarroi d'Énée devant les ravages de son « flirt » est la conséquence même de sa conduite condamnable. Il a péché contre l'amour, autant qu'il a failli manquer à sa mission historique, car il a sciemment joué la comédie sentimentale, par plaisir égoïste et futile [5].

Didon ne fut que la victime du fatal malentendu entre le mariage et la faute (IV, 171 : coniugium... culpam). Aussi, l'amour solide et éternel de son époux Sychée lui est rendu dans l'autre monde, un amour qui se place dans l'ordre providentiel du Verbe, le Fatum, suivant le postulat déterministe de l'épopée antique. Elle n'a plus besoin d'Énée, ni de sa pitié bien tardive. Elle a retrouvé la paix de l'âme dans la sérénité du véritable amour.

Mais sa malheureuse passion, si puissamment décrite par Virgile en un drame profondément humain, avec un sens délicat des nuances psychologiques et une émouvante expression de grandeur tragique, demeure le symbole même de l'amour incompris, tant par elle-même que par Énée. Infelix Dido !


Notes

[*] Franz De Ruyt (1907-1992), émérite en 1975, a enseigné pendant près de quarante années à l'Université de Louvain où il s'est illustré dans les domaines de l'archéologie, de l'histoire de l'art, de l'étruscologie et de la philologie classique. Cfr une présentation détaillée de la vie et de l'oeuvre de ce savant dans les FEC 14-2007.[Retour]

[1] L'explication de ces vers par A. Thibaudet dans la Revue Critique, n. 170, 10 août 1920, est inadmissible ; aequat signifierait que la destinée de Didon égale celle de Sychée, sous prétexte que Virgile n'aurait jamais dépeint un amour réciproque et satisfait. [Retour]

[2] Voir F. Plessis - P. Lejay, Oeuvres de Virgile, Paris, Hachette, 1920, p. 529, n. 5. Cf. A. Bellesort, Virgile, Paris, 1924, 8e éd., p. 298 : « Sychée les gêne. Ils craignent qu'aux Enfers la victime du Troyen ne soit pas assez malheureuse. La sensibilité romanesque est impitoyable. » [Retour]

[3] Tibulle, Élégies, 11, 1, vers 79-80. Cf. F. De Ruyt, Tibulle. Choix d'élégies (Collection Lebègue), Bruxelles, 1941, p. 62-63. [Retour]

[4] Cf. le commentaire de Melle A.-M. Guillemin, Virgile. Énéide, livre VI, Paris, Hatier, 1936, p. 77 : « ce mot devrait barrer la route aux interprétations de ceux qui veulent qu'Énée ait répondu aux sentiments de Didon ; lorsqu'un homme vraiment épris voit celle qu'il aime lui tourner le dos, ce n'est pas de la pitié qu'il éprouve. » [Retour]

[5] Les efforts de L. A. Constans dans son beau livre L'Énéide de Virgile, Paris, Mellottée, s.d. (l939 ?), p. 139-163, pour interpréter favorablement les attitudes d'Énée ne nous ont pas convaincu. Il reconnaît pourtant que le héros cède à une « faiblesse humaine » (p. 143), mais ne peut se résoudre à le considérer comme « un séducteur qui a abandonné sa maîtresse » (p. 160), car le « plan épique » est supérieur à la morale « de la vie courante ». D'autre part il admet, p. 162, le dénouement moral de l'aventure et qu'il y ait ici un reflet des idées d'Auguste sur la réforme des moeurs. Alors ? [Retour]


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