FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 16 - juillet-décembre 2008


Le fantastique périple des dema, des Marind-Anim de P. Wirz aux Romains d’A. Carandini.

Réflexions critiques sur un mauvais usage de la comparaison ethnographique (I)

par

Jacques Poucet

Professeur émérite de l'Université de Louvain
Membre de l'Académie royale de Belgique

<jacques.poucet@skynet.be>


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    A. Carandini reproche souvent aux historiens de Rome leur manque d’intérêt pour la comparaison, en particulier ethnographique. Il se déclare pour sa part très attaché à cette discipline et y fait régulièrement appel, l’estimant susceptible d’éclaircir des questions liées aux primordia et à la légende romuléenne. C’est dans cette optique qu’il fait intervenir les dema, un type d'êtres primordiaux identifiés dans les cultures des paléocultivateurs (Indonésie, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Australie, Amérique du Nord et du Sud) et grâce auxquels il pense pouvoir mieux expliquer le lointain passé de Rome. Ainsi Faunus, Latinus, Romulus, Quirinus, et d’autres personnages du monde romain, se voient interprétés par lui comme des dema ou des êtres qui s’en rapprochent et en affichent les traits. En réfléchissant sur ce cas concret, nous voudrions montrer que quand on veut en appeler à l’ethnographie, il faut faire de celle-ci un usage correct et qu'en l’occurrence A. Carandini utilise mal la notion de dema. Au lieu d'expliquer, il complique sans apporter de solution acceptable.

    L'histoire des dema, que nous tenterons de retracer de leur naissance à nos jours, montrera avec quelle facilité le sens de ce concept ethnographique s’est modifié au fil des décennies. Ces transformations, multiples et rarement justifiées, ne semblent jamais avoir fait l’objet d’une étude systématique. Il apparaîtra que quand les auteurs modernes parlent de dema, ils n’ont pas toujours à l'esprit la même réalité. Chacun voit et interprète le concept à sa manière, se bornant souvent à construire sur la construction du prédécesseur, laquelle ne reposait déjà – au mieux – que sur des hypothèses. On connaît les dangers pour la recherche de ces empilements d’hypothèses.

 Nous avons tenté de casser cette chaîne infernale, en essayant de retracer avec le plus de précision possible l’évolution du concept et ses multiples dérives. A. Carandini se trouve au bout de la chaîne, ou – si l’on prend une autre image – au sommet de la construction. On verra que son concept de dema n’a plus rien du concept de base, sinon le nom ; on verra aussi que le savant italien reprend sans aucune critique des positions dépassées et qu'il affiche une ignorance ou une indifférence superbe à l'égard de la bibliographie du sujet. Une conclusion s’impose : l’intervention des dema dans la légende romuléenne et aux origines de Rome n’est pas inadéquate : elle est simplement absurde.

     Notre enquête comportera trois étapes. La première étudiera les dema de 1921 à 1960, en l'occurrence la naissance du concept, ses premières évolutions et ses premières dérives (P. Wirz, L. Lévy-Bruhl, A.E. Jensen) ; la deuxième traitera d'abord de l’introduction de Romulus dans le groupe des dema, due à A. Brelich (1960), ensuite des réticences et des positions critiques de D. Sabbatucci ;  la troisième, centrée sur les travaux d’A. Carandini, analysera les nouvelles dérives d’une méthode mal contrôlée et mal informée.

     Cet article est le texte, revu et complété, d'une communication faite le 20 mars 2009 au Septième colloque international d'anthropologie du monde indo-européen et de mythologie comparée. Une version abrégée est parue en 2011 dans les Actes du Colloque :  A. Meurant [Éd.], Routes et parcours mythiques : des textes à l'archéologie. Actes du Septième colloque international d'anthropologie du monde indo-européen et de mythologie comparée, Louvain-la-Neuve, 19-21 mars 2009, Bruxelles, Éditions Safran Safran, 2011, p. 215-250 (Langues et cultures anciennes, 17).

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    Un autre article du présent fascicule 16 des FEC porte sur le démembrement de Romulus qu'A. Carandini  a cru pouvoir interpréter à partir d'une impressionnante collection de faits de démembrements puisés pour une bonne part dans les célèbres compilations du Rameau d'Or de  J. G. Frazer. Cet article analyse aussi d'une manière critique le travail d'A. Carandini en matière de comparaison ethnographique. Les observations qu'il contient dénoncent la légèreté, pour ne pas dire la superficialité, qui préside au choix, à la présentation et au traitement des exemples retenus. Elles notent ensuite l'absence totale de critique à l'égard des données de Frazer, acceptées comme paroles d'Évangile et retransmises au lecteur d'aujourd'hui avec la circonstance aggravante que les progrès de la recherche semblent superbement ignorés. Elles posent enfin la question de la pertinence des comparaisons ethnographiques invoquées lorsqu'il s'agit de résoudre la question du démembrement de Romulus. Comme toute méthode, la méthode comparative a ses règles. Des rapprochements hâtifs, superficiels et, au sens étymologique du terme, « impertinents », comme ceux d'A. Carandini, ne font que « jeter de la poudre aux yeux », compliquer la recherche et éloigner la solution des problèmes. Une version quelque peu abrégée de ce texte est paru dans Deuogdonion. Mélanges offerts en l'honneur du professeur Claude Sterckx, Rennes, TIR, 2010, p. 555-582.

    Ce même fascicule 16 des FEC contient aussi un troisième article consacré en grande partie à la découverte du fameux mur qu'A. Carandini avait retrouvé sur le Palatin et dans lequel il voyait la preuve archéologique que Rome avait bien été fondée  au milieu du VIIIe siècle, comme le racontait une Tradition qui devenait ainsi à ses yeux de l'Histoire authentique Cet article explique, autres exemples à l'appui, comment l'archéologie, lorsqu'elle se base sur une tradition littéraire mal comprise, fabrique en réalité de la « fausse histoire ». L'analyse de ce cas concret montre que le savant italien utilise aussi mal les textes que la littérature ethnographique. Il s'agissait d'une leçon tenue à Bruxelles, à l'Académie royale de Belgique, le samedi 13 décembre 2008, dans le cadre des activités de l'École doctorale n° 4 du F.N.R.S. belge. L'exposé s'intégrait dans la partie commune de la section « Histoire, Archéologie et Histoire de l'Art » qui avait pour thème cette année-là : « Faux et usage du faux ». Il est publié dans le Bulletin de l'Institut Historique Belge de Rome, t. LXXVII, 2007 [2010], p. 27-82.

    Ces trois articles adoptent le format PDF, dont l'impression, entre autres avantages, assure une pagination fixe, ce qui  facilite les citations et les discussions.  Le lecteur voudra bien considérer ces textes  comme des pré-publications. Toutes les remarques et observations, positives ou négatives, seront reçues par l'auteur avec reconnaissance.

 

Bruxelles, le 18 février 2009  (révision de décembre 2011)

 Jacques Poucet

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FEC - Folia Electronica Classica  (Louvain-la-Neuve) - Numéro 16 - juillet-décembre 2008

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