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Sénèque

Consolation à Polybe

 


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Fondamentalement, cette traduction française est celle de la Collection Panckoucke, en l'occurrence celle de M. Charpentier - F. Lemaistre, Les Oeuvres de Sénèque le Philosophe, t. II, Paris, Garnier, 1860. Le texte a été saisi optiquement et revu par Jean Schumacher. Quelques modifications ont été apportées à l'original de 1860 : ainsi des divisions en paragraphes ont été ajoutées ; l'orthographe a été modernisée, et la graphie des noms propres adaptée aux éditions modernes ; les sous-titres proviennent de l'édition de René Waltz (Collection des Universités de France), Paris, 1961

La présente traduction s'intègre dans le vaste projet louvaniste des Itinera Electronica, et en particulier dans la rubrique "Hypertextes", où ce dialogue de Sénèque a sa place propre. Les possibilités de cette réalisation "Hypertextes" sont multiples; non seulement elle permet une lecture de l'oeuvre avec le texte latin et la traduction français en regard, mais elle donne également accès à un riche ensemble d'outils lexicographiques et statistiques très performants. Le mieux est d'aller voir tout cela de plus près...

 


Plan

 

 


   

La mort est la loi de l'univers

[1,1] --- Ces grands ouvrages, comparés au corps humain, semblent solides : considérés selon les lois de cette nature qui détruit, qui rappelle toutes choses au néant dont elle les a tirées, ils sont bien frêles. Comment rien d'immortel eût-il pu sortir de nos mortelles mains ? Les sept fameuses merveilles du monde, et ce qu'a pu bâtir de plus prodigieux encore la vanité des âges suivants, tout cela un jour on le verra couché au niveau du sol. Oui, rien n'est fait pour durer toujours, presque rien pour durer longtemps ; chaque chose a son côté fragile, et si le mode de destruction varie, au demeurant tout ce qui commence doit finir.

[1,2] L'univers aussi, selon quelques-uns, est condamné à périr ; et ce bel ensemble qui embrasse tout ce qui est dieu comme tout ce qui est homme, un jour, s'il est permis de le croire, un jour fatal le viendra dissoudre et replonger dans la nuit du premier chaos. Osons maintenant nous lamenter sur des morts individuelles ; osons gémir sur la cendre de Carthage, de Numance, de Corinthe, de toute ville précipitée encore de plus haut, s'il se peut, quand l'univers, qui n'a pas où tomber, doit périr comme elles ! Osons nous plaindre que les destins, qui consommeront cette ruine dont la pensée fait frémir, ne nous aient pas seuls épargnés !

[1,3] Quel être assez superbe, assez effréné dans ses prétentions, voudrait, sous l'empire de cette loi de la nature, qui ramène tout à la même fin, qu'il y eût exception pour lui et les siens, et que dans l'inévitable naufrage du grand tout une seule famille fût sauvée ?

[1,4] C'est donc une puissante consolation de songer qu'il ne nous arrive que ce qu'ont souffert avant nous, et ce que souffriront après nous tous les hommes ; et la nature, ce me semble, en rendant général le plus cruel de ses maux, a voulu que son universalité en adoucît la rigueur.

 


Les lamentations ne servent à rien

[2,1] Vous trouverez encore un sensible allégement dans la pensée que votre douleur est sans fruit pour l'objet de vos regrets comme pour vous, et vous ne voudrez plus prolonger ce qui est inutile. Certes, si l'affliction peut en rien nous profiter, je n'hésite pas : tout ce que mes malheurs m'ont laissé de larmes, je les répandrai sur le vôtre ; j'en retrouverai encore dans ces yeux épuisés par tant de pleurs versés sur mes maux domestiques, pour peu qu'ils vous puissent être de quelque avantage.

[2,2] Redoublons, unissons nos plaintes, je prends en main tous vos griefs :"O fortune ! si inique au jugement de tous, tu semblais jusqu'ici avoir respecté un homme qui, grâce à tes faveurs, était en assez haute vénération pour jouir d'une immunité presque sans exemple, pour voir son bonheur à l'abri de l'envie. Mais voici que tu lui infliges la plus grande douleur que, sauf la perte de César, il pouvait ressentir ; après avoir bien sondé toutes les parties de son âme, tu as compris qu'une seule était ouverte à tes coups.

[2,3] Car quel autre mal pouvais-tu lui faire ? Lui enlever son or ? jamais il n'en fut l'esclave ; aujourd'hui même, le plus qu'il peut, il l'éloigne de son coeur, et, dans une si grande facilité d'en acquérir, il n'y cherche pas de plus précieux avantage que de le mépriser.

[2,4] L'aurais-tu privé de ses amis ? Tu le savais si digne d'être aimé, qu'il eût aisément remplacé ceux qu'il aurait perdus. Car, de tous les personnages puissants dans la maison du prince, je n'ai connu que lui dont l'amitié, généralement si utile, était plus recherchée encore pour sa douceur.

[2,5] Lui aurais-tu ravi l'estime publique ? Il y possède des droits trop solides pour être ébranlés, même par toi. Aurais-tu détruit sa santé ? mais tu connaissais son âme, nourrie, et, pour dire plus, née au sein des études libérales, cette âme qu'elles ont affermie jusqu'à la rendre inaccessible aux souffrances du corps.

[2,6] Lui aurais-tu ôté la vie ? Combien peu par là pourrais-tu nuire à un génie auquel sa renommée promet l'immortalité ! Il a travaillé à se survivre dans la plus noble partie de son être ; et ses illustres, ses éloquentes compositions le rachèteront du tombeau. Tant que les lettres jouiront de quelque honneur, tant que subsisteront la puissance de la langue romaine et les charmes de la langue grecque, Polybe doit briller entre ces grands noms qui verront en lui le rival, ou, si sa modestie refuse cet éloge, l'associé de leur gloire.

[2,7]Ton unique pensée fut donc de trouver chez lui l'endroit le plus vulnérable. C'est en effet à l'élite des humains que tu réserves tes coups les plus habituels, tes fureurs, qui sévissent indistinctement, et qu'il faut craindre au milieu même de tes bienfaits. Il t'en eût si peu coûté d'épargner cette rigueur à un homme sur lequel tes faveurs semblaient départies avec choix et réflexion, et non, suivant ton usage, jetées sans discernement !"

[3,1] Ajoutons, si vous voulez, à ces plaintes les regrets que vous laisse un frère d'un si beau naturel, enlevé dès ses premiers progrès dans la carrière. S'il était digne de vous appartenir, vous étiez bien plus digne encore de n'avoir à verser aucune larme sur le frère même le moins méritant. Tous rendent de lui un même témoignage : il manque à votre gloire, rien ne manque à la sienne.

[3,2] Il n'y avait rien en lui que vous ne fussiez fier d'avouer. Un frère moins excellent ne vous eût pas trouvé moins tendre ; mais votre affection, rencontrant dans celui-ci une plus riche matière, s'y est déployée avec bien plus de complaisance. Il n'a usé de son crédit pour nuire à personne ; il n'a menacé personne de son frère. Il avait pris exemple de votre modération ; il avait senti de quel honneur, mais aussi de quel fardeau vous chargiez les vôtres, et il a suffi à cette tâche.

[3,3] Impitoyable destinée, que ne désarme aucune vertu ! Elle a moissonné votre frère avant qu'il connût toute sa félicité ! Mon indignation, je le sais, est trop faible : il est si difficile de trouver des paroles qui expriment dignement les grandes douleurs ! Poursuivons toutefois nos plaintes, si nos plaintes servent de quelque chose.

[3,4] Demandons à la fortune : "Pourquoi tant de violence et tant d'injustice ? Pourquoi s'est-elle repentie si vite de son indulgence ? D'où vient cette cruauté qui se rue si brutalement entre deux frères, qui de sa faux sanglante tranche les noeuds d'une si douce et si solide concorde, qui bouleverse cette vertueuse famille de jeunes hommes, tous dignes l'un de l'autre, qui sans motif en abat la fleur ? Eh ! que sert donc une pureté de coeur fidèle à toutes les lois de la morale, une frugalité antique, un empire constant sur soi-même au sein d'une puissance et d'une prospérité sans bornes, le sincère et invariable amour des lettres, une âme pure de toute souillure ?

[3,5] Polybe est dans les pleurs ; et, averti par la perte d'un frère de ce que le sort peut sur les autres, il tremble même pour les consolateurs qui lui restent. O catastrophe non méritée ! Polybe est dans les pleurs ; il a pour lui la faveur de César, et il gémit encore ! Sans doute, fortune insatiable, tu as voulu montrer que rien, pas même César, ne peut garantir de tes attentats."

[4,1] Nous pouvons accuser sans fin la destinée, mais la changer est impossible. Fixe et inexorable dans ses rigueurs, ni invectives, ni pleurs, ni raison ne l'émeuvent : elle n'épargne jamais personne, elle ne fait grâce de rien. Étouffons donc des lamentations infructueuses, qui nous réuniraient plutôt à l'objet de nos douleurs, qu'elles ne le tireraient de la tombe : ces tortures-là ne sont pas un remède. Il faut donc dès le principe y renoncer ; loin de nous de puérils soulagements et je ne sais quel amer plaisir de tristesse : l'âme s'y doit s'arracher.

[4,2] Si la raison ne met un terme à nos larmes, la fortune ne l'y mettra point. Jetez les yeux sur l'humanité qui vous environne : partout d'abondantes et inépuisables causes d'affliction. L'un est chaque jour poussé vers le travail par la détresse et le besoin ; l'ambition, qui ne connaît pas le repos, aiguillonne cet autre ; plus loin on maudit les richesses qu'on a souhaitées, et l'on trouve son supplice dans le succès de ses voeux ; ailleurs les soucis ou les affaires tourmentent, ou les flots de clients qui assiègent sans cesse nos vestibules ; celui-ci déplore la naissance de ses enfants ; celui-là gémit de leur perte. Les larmes nous manqueront plus tôt que les motifs d'en verser.

[4,3] Ne voyez-vous pas quelle existence nous a promise la nature en voulant que les pleurs fussent le premier augure de notre naissance ? Tel est le début de la vie, et la suite de nos ans y répond ; c'est dans les pleurs qu'ils se passent. Que ceci nous apprenne à nous modérer en ce qui doit se renouveler si souvent ; et, en voyant se presser sur nos pas cette masse d'afflictions imminentes, sachons tarir ou du moins réserver nos larmes. S'il est une chose dont il faille être avare, c'est de celle surtout dont l'usage n'est que trop fréquent.

[5,1] Pensez aussi, pour vous raffermir davantage, que le moins flatté de votre douleur est celui à qui elle semble s'adresser. Ou il vous la défend, ou il l'ignore. Rien n'est donc moins raisonnable qu'un hommage qui, offert à un être insensible, est stérile, et qui, s'il est senti, déplaît.

[5,2] Est-il un homme dans tout l'univers pour qui votre deuil soit un sujet de joie ? Je dirais hardiment que non. Eh bien, ces mêmes dispositions que nul ne nourrit contre vous, vous les prêtez à votre frère, en croyant qu'il voudrait vous déchirer le coeur, vous arracher à vos travaux, à vos nobles études, à César ! La chose est-elle vraisemblable ? Celui dont vous obteniez une affection fraternelle, une vénération presque filiale, un culte dû à vos lumières supérieures, celui-là vous demande des regrets, mais non du désespoir. Quel charme trouvez-vous au chagrin qui vous constitue, quand votre frère, s'il y a chez les morts quelque sentiment, désirerait y mettre un terme ?

[5,3] S'il s'agissait d'un frère moins tendre, dont le coeur fût moins sûr, j'emploierais le langage du doute, et je dirais : "Ou votre frère exige de vous des souffrances et des pleurs sans fin, et dès lors il est indigne de tant d'affection ; ou il est loin de les vouloir, et il faut renoncer à une douleur inefficace pour tous deux. À un coeur dénaturé, de tels regrets ne sont pas dus ; un coeur aimant les refuserait." Mais je parle d'un frère dont la tendresse vous fut trop bien prouvée : tout vous assure que la plus vive peine qu'il pût ressentir, serait que vous fussiez pour lui dévoré d'amertumes, de tourments non moins excessifs qu'immérités, et de voir incessamment vos yeux se remplir tour à tour et s'épuiser en larmes.

[5,4] Mais voici surtout ce qui doit épargner à votre tendresse des gémissements superflus : songez aux frères qui vous restent ; ne devez-vous pas les instruire d'exemple à se raidir sous l'injuste main qui les frappe ? Un grand capitaine, après un échec, affecte à dessein de la gaîté, et déguise sa position critique sous une joie factice, de peur qu'en voyant leur chef consterné, le courage des soldats ne s'abatte. Tel est maintenant votre devoir.

[5,5] Prenez un visage qui démente l'état de votre âme, et, s'il se peut, bannissez entièrement vos douleurs : sinon, concentrez-les, contenez-en jusqu'aux symptômes ; faites que vos frères se règlent d'après vous ; tout leur semblera honorable dès qu'ils vous le verront faire, et leurs sentiments se modifieront sur l'expression de vos traits. Vous devez être et leur consolation et leur consolateur : or, pourrez-vous arrêter leurs plaintes, si vous laissez un libre cours aux vôtres ?

 


Grandeur oblige

[6,1] Un autre moyen de vous préserver des excès de l'affliction, c'est de réfléchir que rien de ce que vous faites ne peut rester secret ; le suffrage de l'univers vous a imposé une grande tâche : osez la remplir. Cet essaim de consolateurs qui vous assiège, épie l'intérieur de votre âme, et tâche de surprendre jusqu'où va sa force contre la douleur ; si vous n'êtes habile qu'à user de la bonne fortune ; si vous sauriez souffrir en homme l'adversité, il n'est point d'yeux qui n'observent les vôtres.

[6,2] Tout est permis à ceux dont les affections peuvent se cacher ; pour vous, le moindre mystère est impossible : la fortune vous expose au grand jour. Le monde entier saura de quel air vous avez reçu cette blessure ; si au premier choc vous avez baissé votre épée, ou si vous êtes demeuré ferme. L'amitié de César et votre gloire littéraire vous ont désormais placé trop haut ; tout acte vulgaire, toute faiblesse de coeur vous compromettrait. Or, quoi de plus faible et de plus efféminé que de se laisser miner par le chagrin ?

[6,3] Si votre deuil est le même que celui de vos frères, il est moins libre dans son expression. L'opinion qu'on a conçue de vos talents et de votre caractère vous interdit bien des choses : on exige de vous de grands sacrifices, on en attend de plus grands encore. Si vous eussiez fait voeu d'entière indépendance, vous n'auriez pas attiré sur vous les regards de tous. Il vous faut maintenant remplir les belles promesses que vous avez données aux admirateurs de votre génie, à ceux qui en publient les productions, à ceux enfin, qui, s'ils n'ont pas besoin de vos puissantes faveurs, réclament du moins les fruits de votre plume : ils en sont dépositaires. Vous ne pouvez plus rien faire d'indigne de vos lumières et de vos vertus, sans qu'une foule d'hommes se repentent de leur admiration pour vous.

[6,4] Vous n'avez pas le droit de vous affliger sans mesure, et ce n'est pas le seul qui vous soit ravi : vous n'auriez pas droit de prolonger votre sommeil une partie du jour, de fuir le tourbillon des affaires pour le loisir et la paix des champs, de vous délasser par un voyage d'agrément des assidus travaux d'un poste laborieux, de vous récréer l'esprit par des spectacles variés, de régler à vos fantaisies l'emploi d'une journée. Mille choses vous sont interdites qui sont permises à l'humble mortel gisant dans un coin obscur. Une grande fortune est une grande servitude.

[6,5] Aucune de vos actions ne vous appartient. Tant de milliers d'audiences à donner, tant de requêtes à mettre en ordre, ces torrents d'affaires, qui affluent vers vous de tous les points du globe, et que vous devez placer à leur rang sous les jeux du maître du monde, veulent une immense contention d'esprit. Oui, je le répète, il vous est interdit de pleurer, afin de pouvoir écouter ceux qui pleurent. Pour essuyer les larmes de ceux dont la détresse cherche à aborder la pitié du plus doux des empereurs, il faut d'abord sécher les vôtres.

 


La pensée de César doit soutenir Polybe

[7,1] Voulez-vous enfin parvenir à l'allégement le plus efficace, à l'entier oubli de vos peines ? Que César occupe vos pensées : considérez de quel dévouement, de quel infatigable zèle vous devez payer sa haute bienveillance ; vous sentirez qu'il ne vous est pas plus accordé de ployer sous le faix, qu'à l'Atlas dont les épaules, s'il faut croire la fable, supportent le monde.

[7,2] Et César lui-même, à qui tout est permis, est par cela seul loin de pouvoir tout se permettre. Toutes les familles sont protégées par sa vigilance, la paix publique par ses travaux, les jouissances et les loisirs de tous par son ingénieuse activité. Du jour où César s'est voué au bonheur du genre humain, il s'est ravi à lui-même ; pareil aux astres qui poursuivent leur cours sans fin comme sans relâche, il lui est défendu de s'arrêter jamais, de disposer d'un seul instant.

[7,3] A bien des égards la même nécessité vous commande, vous arrache à vos goûts et au soin de vos intérêts. Tant que César gouverne la terre, vous ne pouvez le moins du monde vous livrer ni aux plaisirs, ni à la douleur, ni à rien qui vous soit personnel : vous vous devez tout à César.

[7,4] Et que dis-je ? puisque César, vous l'avouez hautement, vous est plus cher que votre vie, tant qu'il respire, vous ne sauriez, sans injustice, vous plaindre de la fortune. Tous les vôtres revivent en lui : vous n'avez rien perdu, vos yeux doivent être secs, sereins même : vous trouvez tout en lui, il vous tient lieu de tout. Il répugnerait trop à votre sagesse, à votre âme sensible et reconnaissante, de méconnaître votre félicité jusqu'à oser déplorer votre sort du vivant de César.

 


Autre remède : le travail

[8,1] Je vous indiquerai encore un autre remède, non sans doute plus puissant, mais d'un usage plus familier. C'est sous votre toit que vos chagrins menacent de vous saisir au retour : car, en présence de votre divinité, ils ne sauraient trouver accès ; César les comprime tous en vous ; mais, une fois loin de lui, la douleur, comme trouvant l'occasion, tendra des pièges à votre isolement, et peu à peu elle se glissera dans votre âme livrée au repos.

[8,2] Ne laissez donc aucune partie de votre temps inoccupée par l'étude : c'est maintenant que vos Muses chéries, si longtemps et si fidèlement aimées, vous paieront de retour, maintenant qu'elles réclament leur zélateur et leur pontife ; maintenant que vous ne devez plus quitter Homère et Virgile, qui ont bien mérité du genre humain, comme vous de toutes les nations et d'eux-mêmes, car vous les avez fait connaître à des peuples pour lesquels ils n'avaient point écrit. Ne redoutez rien pour tous les moments que vous mettrez sous leur sauvegarde. C'est maintenant que les faits de César réclament tous vos efforts ; il faut que tous les siècles en soient informés par un témoignage domestique : célébrez-les ; lui-même, pour la forme et le plan de ces annales, vous donnera et la matière et l'exemple.

[8,3] Je n'irai pas jusqu'à vous conseiller d'appliquer à la composition de fables, d'apologues dans le goût d'Ésope, genre que n'ont pas essayé les Romains, cette grâce de style qui vous est propre. Il est difficile, sans doute, à une âme si rudement frappée, d'aborder tout à coup des exercices de pur agrément ; toutefois, tenez-vous sûr qu'elle est déjà raffermie et rendue à elle-même, si de compositions plus austères elle peut descendre à de moins graves sujets.

[8,4] Votre imagination, quoique malade encore et en lutte contre elle-même, se sentira distraite par le sérieux de ses travaux ; mais les choses qui veulent être traitées d'un esprit serein lui répugneront, tant qu'elle ne sera pas entièrement rentrée dans son assiette. Qu'elle commence donc par des sujets sévères, pour se détendre après sur de plus riantes productions.

 


Le mort lui-même n'est pas à plaindre

[9,1] Ce sera en outre un grand motif de soulagement de vous demander souvent à vous-même : "Est-ce pour moi que je m'afflige, ou pour celui qui a cessé d'être ? Si c'est pour moi, auprès de qui est le mérite de la faiblesse dont je me pare ? Elle devrait, pour être excusable, partir d'un plus noble fond ; quand des pensées d'intérêt s'y mêlent, le coeur y devient étranger. Or, rien ne sied moins à l'honnête homme que de faire de la mort d'un frère l'objet d'un calcul."

[9,2] "Si c'est pour lui que je me lamente, je dois admettre, dans l'appréciation de ma conduite, l'un de ces deux points : ou les morts sont privés de tout sentiment, et mon frère, échappé à toutes les disgrâces de la vie, se retrouve aux mêmes lieux où il était avant de naître, libre de tout mal, sans crainte, sans désir, sans souffrance aucune. Quelle est alors ma démence, de nourrir une douleur sans fin pour qui n'en éprouvera jamais ?"

[9,3] Ou le trépas nous laisse encore quelque sentiment, et ainsi l'âme de mon frère, renvoyée comme d'une longue prison, jouit enfin d'elle-même, de son indépendance, du spectacle de la nature ; et tandis qu'il regarde d'en haut les choses de la terre, il contemple aussi de plus près les célestes mystères, dont il a si longtemps et si vainement cherché la clef. Pourquoi donc me consumé-je à regretter un frère qui est heureux, ou qui n'est plus rien ? l'envie seule pleurerait son bonheur ; pleurer le néant est folie."

[9,4] Votre chagrin vient-il de ce que vous vous figurez votre frère dépouillé des brillants avantages qui l'entouraient de tout leur éclat ? Mais songez que s'il a perdu bien des choses, il en est davantage qu'il ne craint plus. Point de ressentiment qui le tourmente, de maladie qui l'abatte, de soupçon qui le harcèle ; l'envie au fiel rongeur, constante ennemie de tout ce qui s'élève, ne s'acharnera plus sur lui ; la crainte ne l'aiguillonnera plus ; la légèreté de la fortune, si prompte à changer de favoris, ne troublera plus son repos. Calculez bien : on lui a fait grâce plutôt que dommage.

[9,5] Il ne jouira ni de son opulence, ni de son crédit, ni du vôtre ; il ne rendra, il ne recevra plus de bienfaits. Est-il à plaindre d'avoir perdu tout cela, ou heureux de ne pas le regretter ? Croyez-moi, plus heureux est l'homme à qui la fortune est inutile, que celui qui l'a sous la main. Tous ces faux biens si spécieux, qui nous amusent de leurs trompeuses douceurs, trésors, dignités, puissance, et tant d'autres séductions devant lesquelles l'aveugle cupidité humaine s'ébahit, ne se conservent qu'à grande peine, sont vus avec envie ; ceux même qu'ils décorent en sont accablés : ils menacent plus qu'ils ne servent ; glissants et fugitifs, qui jamais peut les bien saisir ? Car n'eût-on dans l'avenir rien à craindre, une grande fortune à maintenir coûte bien des soucis.

[9,6] Veuillez en croire ceux qui approfondissent le mieux la vérité ; toute vie est un supplice. Lancés sur cette mer profonde et sans repos, dans les oscillations du flux et du reflux, tantôt portés par une subite élévation, tantôt précipités plus bas qu'auparavant, poussés, repoussés sans cesse, nulle part nous ne pouvons jeter l'ancre ; nous flottons suspendus aux vagues ; nous nous heurtons les uns contre les autres, faisant trop souvent naufrage, le redoutant toujours. Au milieu de ces flots si orageux et exposés à toutes les tempêtes, le navigateur n'a de port que le trépas.

[9,7] Ne pleurez donc pas, comme ferait l'envie, le bonheur d'un frère : il repose ; il est enfin libre, hors de péril, immortel ; il voit que César et tous les rejetons de César lui survivent ; il voit lui survivre Polybe et tous ses frères. Avant qu'elle changeât rien de ses faveurs, il a quitté la fortune immobile encore, et qui lui versait ses dons à pleines mains.

[9,8] Il jouit maintenant d'un ciel pur et sans nuage ; il a, de cette humble et basse région, pris son vol vers le séjour mystérieux qui ouvre aux âmes dégagées de leurs fers ses demeures bienheureuses. Dans son vague et libre essor, il découvre tous les trésors de la nature avec un suprême ravissement. Détrompez-vous, il n'a point perdu la lumière, il en respire une plus paisible,

[9,9] vers laquelle nous nous acheminons tous. Que plaignons-nous son sort ? Il ne nous a pas quittés, il a pris les devants. C'est, croyez-moi, un grand bonheur que de mourir au temps de la félicité. Rien n'est sûr ici-bas, fût-ce pour un seul jour. Dans l'impénétrable obscurité de ce qui doit être, qui devinera si pour votre frère la mort a été jalouse ou bienveillante ?

[10,1] Et une consolation infaillible pour vous, qui êtes juste en toutes choses, sera de penser, non qu'un tort vous a été fait par la perte d'un tel frère, mais que vous êtes redevable au ciel d'avoir joui longtemps et pleinement de sa tendresse.

 


Se réjouir de l'avoir eu serait plus juste que de se plaindre de l'avoir perdu

[10,2] J'appelle injustice, disputer au bienfaiteur tout droit ultérieur sur ses dons ; avidité, ne pas tenir pour gain d'avoir reçu, mais pour dommage d'avoir restitué ; ingratitude, nommer disgrâce le terme de la jouissance ; j'appelle déraison, s'imaginer qu'on ne peut goûter que des biens actuels, au lieu de se reposer aussi sur les fruits du passé et d'apprécier la fixité de ce qui fut jadis : car là du moins plus de révolution à craindre.

[10,3] On resserre trop ses jouissances, si on n'en croit trouver qu'aux choses que l'on tient et qu'on voit, si les avoir possédées est compté pour rien. Car tout plaisir est prompt à nous quitter : il fuit, il s'envoie, et presque avant d'arriver il n'est plus. Que l'imagination se reporte donc sur le passé : tout ce qui jamais a pu nous charmer, rappelons-le, et que de fréquentes méditations nous le fassent mieux savourer. Les plaisirs n'ont de constant et de fidèle que leur souvenir ; leur présence dure trop peu.

[10,4] Vous avez possédé un excellent frère : comptez cela pour une félicité des plus grandes ; et au lieu de dire : "Je pouvais l'avoir plus longtemps," songez combien de temps vous l'avez eu. La nature vous l'avait, comme à tous les frères, non donné pour toujours, mais prêté. Il lui a plu de le redemander, sans attendre que vous vous en fussiez rassasié, elle a suivi sa loi.

[10,5] Qu'un débiteur s'indigne de rembourser un prêt, qui surtout lui fut fait gratuitement, ne passera-t-il pas pour injuste ? C'est à ce titre que vous reçûtes la vie, votre frère et vous : la nature a usé de son droit, en exigeant plus tôt ses avances de celui qu'elle a voulu. Ne l'accusez pas : ses conditions étaient connues ; accusez l'esprit humain si avide dans ses prétentions, si vite oublieux de ce que sont les choses, de ce qu'est l'homme lui-même, quand la nature ne l'en avertit pas.

[10,6] Réjouissez-vous d'avoir eu un si bon frère ; et la jouissance d'un tel bien, trop courte au gré de vos voeux, sachez au moins l'apprécier. Reconnaissez que si la possession fut des plus douces, la perte aussi était dans l'ordre des choses humaines. Il y a une inconséquence des plus grandes à vous affecter de ce que le sort vous ait, pour peu d'instants, gratifié d'un tel frère, et à ne pas vous applaudir qu'il vous en ait gratifié.

 


La mort est un événement normal

[11,1] - Mais une perte si imprévue ! - Hélas ! jouet de son illusion dans tout ce qu'il chérit, l'homme oublie volontiers sa condition mortelle. La nature n'a encore fait savoir à personne qu'il doive être exempt de ses inflexibles décrets. Journellement passent devant nos yeux les funérailles d'hommes connus ou inconnus de nous ; et nous pensons à autre chose, et nous appelons subite une catastrophe que chaque heure de la vie nous montre inévitable. Il n'y a donc pas là injustice du sort ; il y a dépravation d'esprit chez l'homme, insatiable en tout, et qui s'indigne de sortir d'un lieu où il fut admis à titre précaire.

[11,2] Combien était plus juste ce sage qui, apprenant la mort de son fils, fit cette réponse digne d'une âme héroïque : "En lui donnant la vie, je savais qu'il mourrait un jour." Faut-il s'étonner que d'un tel homme soit sorti un citoyen qui sût courageusement mourir ? La mort d'un fils ne parut pas au philosophe quelque chose de nouveau : car qu'y a-t-il de nouveau qu'un homme meure, lui dont toute l'existence n'est qu'un acheminement vers la mort ?

[11,3] "En lui donnant la vie, je savais qu'il mourrait un jour ;" et il ajoute avec plus de sagesse encore et de fermeté : "Je l'ai élevé pour cela." Oui, c'est pour cela qu'on nous élève tous : quiconque arrive à la lumière est promis au trépas. Heureux du prêt, qui nous est fait, rendons-le dès qu'on le réclamera. Le sort saisira l'un plus tôt, l'autre plus tard : il n'oubliera personne. Soyons donc prêts à tout instant : ne craignons jamais l'inévitable, et attendons toujours le possible.

[11,4] Citerai-je ces généraux, et les enfants de ces généraux, et tant d'hommes chargés de consulats ou de triomphes, payant tribut à l'inexorable destin ; des royaumes entiers avec leurs rois, des peuples avec les races qui les composent subissant la même fatalité ? Tout homme, que dis-je ? toute chose marche à sa dernière heure : mais tous n'ont pas même fin. C'est au milieu de sa course que la vie abandonne l'un, elle échappe à l'autre dès le premier pas ; tandis qu'une extrême vieillesse, déjà lasse de jours, obtient à peine le congé qu'elle demande : celui-ci tombe au matin, celui-là le soir ; mais tous s'avancent vers un même terme. Je ne sais s'il y a plus de folie à méconnaître la loi qui nous condamne à mourir, que d'impudence à y résister.

[11,5] Prenez en main, prenez ces oeuvres dont vos travaux ingénieux ont accru la célébrité, les chants de ces deux poètes dont vous avez rompu les vers avec tant de bonheur, que le mètre seul a disparu, sans qu'ils aient rien perdu de leur grâce ; car en les faisant passer dans un autre idiome, vous leur avez, chose si difficile, conservé sous un costume étranger, tous leurs mérites. Il n'est pas un des chants de leurs poèmes qui ne vous offre une foule d'exemples des vicissitudes humaines, des coups imprévus du hasard, et de larmes amères, provoquées par mille et mille causes.

[11,6] Lisez ces foudroyantes leçons si pathétiquement reproduites par vous, vous rougirez de faiblir si promptement, et de déchoir de la hauteur de vos discours. Gardez que ceux qui naguère admiraient, qui admirent encore vos écrits, se demandent comment de si sublimes et si fortes paroles ont pu sortir d'une âme si facile à briser.

 


Polybe est entouré de consolations puissantes. Éloge de l'empereur

[12,1] Au lieu de vous navrer le coeur, reportez-le sur les riches et nombreuses consolations qui vous attendent : tournez vos yeux sur des frères chéris, sur une épouse, sur un fils. La fortune vous a fait payer le salut d'eux tous au prix d'un seul sacrifice. Vous avez plus d'un asile où reposer votre douleur. Prévenez ici le blâme public : qu'on ne croie pas qu'en vous une seule douleur l'emporte sur tant de consolations.

[12,2] Vous voyez tous les vôtres frappés du même coup que vous-même ; vous sentez que, loin de pouvoir venir à votre aide, ils n'attendent que de vous quelque soulagement. Moins donc leurs lumières et leur génie approchent des vôtres, plus c'est votre devoir de résister au mal commun. Et c'est déjà une sorte d'allégement, que de partager sa peine entre plusieurs : un fardeau ainsi divisé doit réduire beaucoup la part qui vous reste.

[12,3] Je ne cesserai non plus de vous offrir l'image de César : tant qu'il gouverne le monde, et qu'il prouve combien l'autorité se conserve mieux par les bienfaits que par les armes, tant qu'il préside aux choses humaines, vous ne courez pas risque de vous apercevoir d'aucune perte ; en lui seul vous trouvez un support, un consolateur suffisant. Relevez votre courage, et chaque fois que les larmes viendront remplir vos yeux, arrêtez-les sur César : elles se sécheront au radieux aspect de cette puissante divinité. Éblouis de son éclat, vos regards ne pourront se porter sur nul autre objet : il les tiendra fixés sur lui seul.

[12,4] Qu'il continue d'être nuit et jour le but de vos contemplations ; que votre âme et vos pensées ne s'en écartent jamais ; qu'il soit votre recours contre la fortune ; et sans doute ce prince, si débonnaire, si affectueux pour tous ceux qui lui appartiennent, aura déjà mis plus d'un appareil sur votre blessure et prodigué le baume qui doit charmer vos douleurs. Mais encore n'en eût-il rien fait, voir seulement César ou penser à lui, n'est-ce pas un adoucissement bien réel à vos maux ?

[12,5] Puissances du ciel ! prêtez-le longtemps à la terre ; qu'il égale les hauts faits d'Auguste et dépasse ses années ! que tant qu'il sera parmi les hommes, il ne s'aperçoive pas que rien dans sa maison soit mortel ! que le maître futur de l'empire, que son fils, dont il aura apprécié le long dévouement, soit le collègue de son père avant d'en être le successeur ! Que bien tard, et pour nos neveux seulement, luise le jour où sa famille le placera dans les cieux !

 


Supplique à l'empereur

[13,1] Que les mains, ô fortune ! le respectent ; qu'il n'éprouve ta puissance que par tes faveurs ; permets qu'il guérisse les plaies du genre humain depuis longtemps souffrant et épuisé ; tout ce que les fureurs de son prédécesseur ont ébranlé, permets qu'il le replace sur de fermes bases. Puisse cet astre, qui vint briller sur un monde tombé dans le chaos et englouti dans les ténèbres, ne s'éclipser jamais !

[13,2] Qu'il pacifie la Germanie, qu'il nous ouvre la Bretagne, qu'il continue et renouvelle les triomphes de son père, gloire dont moi-même je serai spectateur : c'est la première de ses vertus, sa clémence, qui me le promet. Car, en me précipitant dans l'abîme, il n'a pas juré de ne m'en point tirer ; que dis-je ? il ne m'y a pas même précipité : le sort me poussait à ma chute, et sa main divine m'a soutenu, et son indulgence a daigné adoucir pour moi la rudesse du coup. Il a intercédé en ma faveur auprès du sénat : il a fait plus que de me donner la vie, il l'a demandée pour moi.

[13,3] C'est à lui à voir comment il lui plaira d'apprécier ma cause. Sa justice la reconnaîtra bonne, ou sa clémence la rendra telle ; mais le bienfait sera égal pour moi, soit qu'il me voie, soit qu'il veuille me voir innocent. Heureux toutefois jusque dans mes malheurs, j'aime à considérer son active compassion parcourant tout le globe ; de ce même coin de terre où je suis enseveli, tant d'infortunés, plongés dans l'oubli d'une disgrâce de plusieurs années, en ont été arrachés par lui et ramenés à la lumière ! je ne crains pas d'être le seul qui échappe à sa pitié. Mais qui sait mieux que lui l'instant où il doit venir au secours de chacun ? Je ferai tout pour que sa clémence ne rougisse pas de descendre à moi.

[13,4] Bénie soit-elle, ô César ! Par elle, en effet, des bannis vivent sous ton règne avec moins d'alarme que naguère les premiers de l'empire sous Caligula. Plus d'angoisses, plus de glaive d'heure en heure attendu : chaque voile, qui se montre à l'horizon, ne nous fait plus pâlir. Grâce à toi, les rigueurs du sort ont leurs bornes ; l'avenir nous le fait espérer meilleur, et le présent est assuré. Ah ! sans doute, la foudre est juste dans ses coups, quand ceux même qu'elle frappe la révèrent.

 


Prosopopée de l'empereur. Exemples de courage donnés par des hommes illustres

[14,1] Ainsi donc, Polybe, le prince, qui est le consolateur de tous les humains, a déjà, si je ne me trompe, soulagé votre âme et appliqué, sur une si grave blessure, des remèdes encore plus puissants ; il n'a rien omis pour vous raffermir : tous les exemples propres à vous inspirer la résignation, sa mémoire si fidèle vous les a rapportés ; il vous a développé les préceptes de tous les sages avec son éloquence ordinaire.

[14,2] Nul n'aurait mieux rempli que lui cette tâche de consolation. De tels discours auront un tout autre poids, tombant de ses lèvres comme autant d'oracles : son autorité plus humaine brisera la force de votre douleur. Figurez-vous l'entendre vous dire : "Tu n'es pas la seule victime que la fortune se soit choisie, et qu'elle ait si indignement traitée. Existe-t-il, exista-t-il jamais, sur toute la face du globe, une seule maison qui n'ait pleuré quelque catastrophe ? sans m'arrêter à des faits vulgaires qui, plus obscurs, n'en sont pas moins frappants, c'est à nos fastes, aux annales de cette république, que je te ramène."

[14,3] "Tu vois toutes ces images qui remplissent le vestibule des Césars ? En est-il une que n'ait rendue fameuse quelque grande peine domestique ? Est-il un de ces hommes, ornements des siècles où ils ont brillé, qui n'ait eu le coeur déchiré du trépas des siens, ou qui ne leur ait lui-même laissé les plus cuisants regrets ?"

[14,4] "Te rappellerai-je Scipion l'Africain apprenant dans l'exil la mort de son frère ? Il l'avait arraché à la prison, mais à la mort il ne put le soustraire, et tous avaient vu combien sa tendresse pour lui se révoltait même contre les droits les plus justes, car le jour même où il enleva ce frère des mains de l'officier du tribun, il osa, homme privé, s'opposer à ce tribun du peuple. Eh bien ! cet homme supporta la mort de son frère avec autant de courage qu'il l'avait défendu."

[14,5] "Te citerai-je Scipion Émilien, témoin, presque en un seul et même moment, du triomphe d'un père et des funérailles de deux frères ? Et néanmoins, quoique adolescent à peine, et touchant encore à l'enfance, il vit sa famille ensevelie sous les trophées de son chef, il contempla ce brusque vide avec la fermeté d'un héros né pour faire revivre dans Rome les Scipions, et pour détruire Carthage."

[15,1] "Que dire des deux Lucullus, dont l'heureuse union fut rompue par la mort ? des trois Pompées, à qui le cruel destin n'a pas laissé le bonheur de tomber sous le même coup ? Sextus Pompée eut d'abord le chagrin de survivre à sa soeur dont la mort brisa les liens si solidement formés de la paix publique. Il survécut encore à ce digne frère, que la fortune n'avait tant élevé que pour le précipiter d'aussi haut que son père ; et après cette nouvelle épreuve, il put suffire, non seulement à sa douleur, mais aux soins de la guerre."

[15,2] "Partout s'offrent d'innombrables exemples de frères séparés par la mort, ou plutôt à peine un seul couple fraternel a-t-il été vu vieillissant ensemble ; mais ne sortons pas de la maison impériale. Où est l'homme assez dépourvu de sens et de raison pour se plaindre que la fortune lui inflige quelque deuil, quand il saura qu'elle a eu soif des larmes même des Césars ?"

[15,3] "Auguste a pleuré Octavie sa soeur, si chèrement aimée, et la nature n'a pas fait remise de ce tribut de larmes a l'homme auquel elle destinait le ciel. Et que dis-je ? accablé de tous les genres de deuil, il a vu périr le fils de sa soeur préparé par lui à lui succéder ; il a, pour tout comprendre en deux mots, vu périr ses gendres, ses fils adoptifs, ses neveux ; et nul de tous les mortels ne sentit plus que lui qu'il était homme, tant qu'il demeura chez les hommes. Cependant tant de coups terribles n'excédèrent pas les forces de cette âme qui suffisait à tout, et, vainqueur des nations étrangères, le divin Auguste sut encore vaincre ses douleurs."

[15,4] "C. César, fils adoptif et petit-fils d'Auguste mon oncle, au sortir de l'adolescence, perdit son frère chéri Lucius, prince de la jeunesse comme lui. C'est dans les apprêts de la guerre des Parthes, où il allait être blessé, qu'il reçut cette plaie, mille fois plus profonde, et il endura l'une et l'autre avec le même héroïsme, avec la même résignation."

[15,5] "Tibère, mon oncle, vit mourir dans ses bras, et couvert de ses baisers, mon père Drusus Germanicus, son frère puîné, qui nous avait ouvert le centre de la Germanie et soumis les races les plus indomptables. Que fit pourtant Tibère ? il mit un frein, non seulement à son désespoir, mais à celui des autres ; l'armée entière, accablée par la foudroyante nouvelle, réclamait les restes de son cher Drusus ; il la contint dans les bornes d'une affliction toute romaine ; il jugea que si la discipline militaire a ses règles, la douleur aussi a les siennes. S'il n'eût d'abord séché ses larmes, comment eût-il essuyé les nôtres ?"

[16,1] "Marc-Antoine, mon aïeul, le premier des hommes après son vainqueur, reconstituait la république sous le pouvoir triumviral dont il était le chef ; il ne connaissait point de supérieur, et, sauf ses deux collègues, voyait tout au-dessous de lui, lorsqu'il apprit la fin tragique de son frère."

[16,2] "O tyrannique fortune, quel jeu cruel tu te fais du malheur des humains ! Dans le même temps que Marc-Antoine siégeait arbitre du droit de vie et de mort sur ses concitoyens, le frère de ce Marc-Antoine était condamné, conduit au supplice. Le triumvir supporta cependant cette affreuse blessure avec autant de magnanimité que toutes les disgrâces précédentes : ses pleurs à lui, ce fut le sang de vingt légions immolées aux mânes fraternels."

[16,3] "Mais, pour ne pas rappeler mille autres souvenirs, dont plusieurs me sont personnels, le sort m'a frappé deux fois, et dans un frère et dans une soeur, et deux fois il a vu qu'il pouvait me blesser, mais non me vaincre. J'ai perdu Germanicus mon frère, et pour juger combien je l'aimais, il faut comprendre jusqu'où vont, chez un frère dévoué, ces affections du sang. En ai-je moins su régler ma douleur de manière à ne rien omettre de ce qu'exigeait le devoir d'un bon frère, comme à ne rien faire que l'on pût blâmer dans un prince ?"

[16,4] Supposez donc, Polybe, que c'est le père de la patrie qui vous rapporte ces différents traits ; lui qui vous montre qu'aucune chose n'est sacrée ni inviolable pour la fortune, qui a osé faire sortir des pompes funéraires de ces mêmes palais où elle vient chercher nos demi-dieux. Qu'on ne s'étonne plus de la trouver, en quelque rencontre, ou barbare ou injuste ! Aurait-elle pour des têtes privées la moindre équité, les moindres ménagements, elle dont l'implacable fureur a tant de fois souillé par la mort l'oreiller sacré des Césars ?

[16,5] En vain les plus amers reproches sortiront et de notre bouche et de la bouche de tout un peuple, elle n'en rabattra rien de ses rigueurs. Sourde à toute plainte, à toute expiation, ce qu'elle a fait des choses de ce monde, elle le fera toujours : il n'est rien que laisse en paix son audace, rien que ne touchent ses mains profanes. Elle forcera comme elle le fit de tout temps, les plus saintes barrières ; elle se fera jour, pour y porter le deuil, jusqu'en ces demeures qui ont des temples pour avenues ; et, sur les portiques de la toute-puissance, elle enlacera de crêpes les lauriers.

[16,6] Puissent seulement, si elle n'a pas encore résolu d'anéantir le monde, si le nom romain lui st encore cher, nos voeux et les publiques prières obtenir d'elle, qu'un prince donné au genre humain, déjà sur le penchant de l'abîme, soit aussi sacré pour elle qu'il l'est pour l'univers. Qu'elle apprenne de lui la clémence ; qu'elle soit douce envers le plus doux des princes.

[17,1] Pour vous, les yeux fixés sur ces grands hommes cités tout à l'heure, et déjà reçus dans le ciel ou dans une sphère voisine du ciel, souffrez sans murmure que le sort étende jusqu'à vous cette main qui frappe ceux même par qui l'humanité respire encore. Imitez leur courage à soutenir, à vaincre la douleur ; et, autant qu'il est donné à l'homme, marchez sur leurs traces divines.

[17,2] Partout ailleurs, dans les dignités et la noblesse, il y a l'obstacle des distances ; mais la vertu est accessible à tous : elle ne dédaigne jamais quiconque fait tant que de se juger digne d'elle. Quels plus beaux modèles pour vous que des hommes qui, pouvant s'indigner de n'être point exempts de ces calamités, n'ont pourtant pas tenu à injustice d'être en ce seul point assimilés aux autres, et n'y ont vu que le droit commun de la mort, qu'ils ont subie sans résistance farouche comme sans mollesse efféminée. Car ne point sentir ses maux, c'est n'être pas homme : ne pas les supporter, c'est manquer de courage.

 


Dernier exemple : Caligula

[17,3] Après avoir parcouru la liste de tous les Césars que le sort a privés de soeurs ou de frères, je ne puis en oublier un qui mérite une mention spéciale. Enfanté par la nature pour la ruine et l'opprobre de l'humanité, pour renverser de fond en comble un empire que relève la clémence du meilleur des souverains,

[17,4] Caligula, cet homme aussi incapable de se réjouir que de s'affliger en prince, évita, après la perte de sa soeur Drusilla, la vue et le commerce de ses concitoyens, n'assista pas aux obsèques de cette soeur, ne lui rendit pas les derniers devoirs mais retiré à sa maison d'Albe, chercha dans les dés, dans les cases d'une table de jeu et autres distractions pareilles, le soulagement du plus cruel chagrin. O honte du rang suprême ! un empereur romain pleure une soeur, et ce sont les dés qui le consolent !

[17,5] Ce même Gaius, dans tous les caprices du délire, tantôt laisse croître sa barbe et ses cheveux, tantôt parcourt en égaré les rivages d'Italie et de Sicile, n'étant jamais bien sûr s'il veut, pour Drusilla, des pleurs ou des autels : car, en même temps qu'il lui voue des temples et les honneurs divins, il frappe des plus cruels châtiments quiconque ne montre pas assez d'affliction. On le voit aussi impatient sous les coups de la mauvaise fortune, qu'il était dans la prospérité gonflé d'un orgueil plus qu'humain.

[17,6] Toute âme romaine répudiera l'exemple d'un insensé qui oublie son deuil dans des jeux hors de saison, ou qui l'aigrit encore par une négligence et par une malpropreté repoussantes, ou qui se console en barbare par le mal d'autrui.

 


Dernières exhortations

[18,1] Quant à Polybe, il n'a rien dans sa conduite qu'il lui faille changer. Il s'est de bonne heure passionné pour ces études qui relèvent si bien le prix de la prospérité, qui allégent si aisément l'infortune, qui font le plus bel ornement comme la plus douce consolation de l'homme. Plongez-vous donc davantage encore dans vos études chéries ; c'est maintenant qu'il faut vous en faire comme un rempart où la douleur ne trouve aucune brèche pour s'introduire jusqu'à votre âme.

[18,2] La mémoire de votre frère demande aussi que votre plume lui élève un monument durable. Car voilà les seules oeuvres de l'homme que n'outrage nulle tempête, que le temps ne consume jamais ; tout le reste, entassements de pierres, mausolées de marbre, tombeaux de terre élevés à d'immenses hauteurs, ne prolongent pas de beaucoup notre nom, destinés qu'ils sont à périr comme nous. Il n'est d'indestructible que les souvenirs transmis par le génie : tel est le généreux hommage, le temple que vous devez à votre frère. Consacrer son nom dans vos productions immortelles lui vaudra mieux que des pleurs et de stériles regrets.

[18,3] Quant à la fortune, sa cause, il est vrai, ne saurait se plaider maintenant auprès de vous ; car tous ses dons, dès qu'elle en a repris un seul, nous deviennent par là même suspects ; je tenterai néanmoins de la justifier, sitôt que le temps aura fait de vous un juge plus équitable : alors vous pourrez vous réconcilier avec elle. En effet, par combien de grâces n'a-t-elle pas d'avance compensé cette première injure, par combien de faveurs ne va-t-elle pas la racheter encore ! Et après tout, ce qu'elle vous a ravi, elle vous l'avait aussi donné.

[18,4] N'armez donc pas contre vous-même votre imagination, n'attisez pas vos douleurs. Si votre éloquence a le pouvoir d'agrandir les petites choses, tout comme de rabaisser et de réduire les grandes aux plus minces proportions, qu'elle réserve maintenant sa vigueur pour un autre usage ; qu'elle s'emploie toute à vous consoler. Et pourtant prenez garde : peut-être ses efforts seraient-ils même superflus : car, on ne s'en tient pas à ce qu'exige de nous la nature : la douleur a son affectation.

[18,5] Jamais, au reste, je ne prétendrai vous interdire toute tristesse. Je sais bien qu'il se trouve des gens d'une philosophie dure plutôt que courageuse, qui nient que le sage puisse connaître la douleur. Mais il paraît que ces hommes ne sont jamais tombés dans les souffrances ; autrement la fortune eût déconcerté leur fière sagesse, et les eût contraints, en dépit d'eux-mêmes, à confesser la vérité.

[18,6] La raison aura fait assez, si elle retranche le superflu, l'excès de la douleur ; quant à la supprimer toute, ne l'espérons, ne le désirons pas. Qu'elle garde plutôt une mesure qui, sans ressembler à l'insensibilité ni au délire, nous maintienne dans l'état d'une âme affectée, mais non jetée hors de son siège. Que vos pleurs coulent, mais qu'ils coulent pour cesser bientôt : que des gémissements s'échappent de ce coeur brisé ; mais qu'ils aient leur terme. Réglez votre affliction de manière à la justifier aux yeux des sages comme à ceux de vos frères.

[18,7] Faites que la mémoire de celui qui n'est plus puisse s'offrir à vous souvent et avec charme ; dans vos discours, parlez maintes fois de lui, et que vos souvenirs vous le représentent sans cesse. Or, il faut pour cela savoir trouver dans ces souvenirs plus de douceur que d'amertume. Car il est naturel que l'esprit finisse par s'éloigner des pensées auxquelles il ne revient qu'avec tristesse.

[18,8] Rappelez-vous tant de modestie, tant d'aptitude à entreprendre, d'habileté dans l'exécution, de fidélité dans les engagements. Racontez aux autres toutes ses actions, toutes ses paroles, et redites-vous-les à vous-même. Pensez à ce qu'il fut, et à tout ce qu'il promettait d'être. Car que ne pouvait-on pas hardiment espérer d'un tel frère ?

 


Excuses de l'écrivain

[18,9] Voilà, telles que je les ai pu rédiger, les réflexions d'un esprit dès longtemps affaissé et appesanti par la disgrâce. Si elles vous semblent au-dessous de votre génie, ou peu propres à guérir vos douleurs, songez combien l'homme qu'enlacent et absorbent ses propres maux, manque de loisir pour consoler autrui, et que les termes de notre idiome viennent difficilement au banni entouré de Barbares, dont le langage discordant, choquant même pour des barbares un peu civilisés, frémit incessamment a son oreille.

 

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