Bibliotheca Classica Selecta - Autres traductions françaises dans la BCS - Hypertexte louvaniste
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Fondamentalement, cette traduction française est celle de la Collection Panckoucke, en l'occurrence celle de M. Charpentier - F. Lemaistre, Les Oeuvres de Sénèque le Philosophe, t. II, Paris, Garnier, 1860. Le texte a été saisi optiquement et revu par Jean Schumacher. Quelques modifications ont été apportées à l'original de 1860 : ainsi des divisions en paragraphes ont été ajoutées ; l'orthographe a été modernisée, et la graphie des noms propres adaptée aux éditions modernes ; les sous-titres proviennent de l'édition de René Waltz (Collection des Universités de France), Paris, 1961La présente traduction s'intègre dans le vaste projet louvaniste des Itinera Electronica, et en particulier dans la rubrique "Hypertextes", où ce dialogue de Sénèque a sa place propre. Les possibilités de cette réalisation "Hypertextes" sont multiples; non seulement elle permet une lecture de l'oeuvre avec le texte latin et la traduction français en regard, mais elle donne également accès à un riche ensemble d'outils lexicographiques et statistiques très performants. Le mieux est d'aller voir tout cela de plus près...
Plan
Préambule. Sénèque veut consoler Helvia. Ses épreuves passées ont dû tremper son âme
[1,1] Souvent, ô la meilleure des mères, j'ai été tenté d'adoucir vos peines, souvent j'ai retenu l'élan qui m'y portait. Plusieurs motifs m'encourageaient à l'entreprendre. D'abord il me semblait que, suspendre au moins un instant vos larmes, s'il ne m'était permis d'en arrêter le cours, c'était me décharger du poids de toutes mes infortunes ; ensuite je n'ignorais pas que j'aurais plus d'empire pour ranimer votre courage, si je sortais le premier de mon abattement ; enfin, j'appréhendais qu'en laissant la victoire à la fortune, elle ne triomphât de quelqu'un des miens. Je m'efforçais donc de me traîner, la main appuyée sur ma blessure, pour mettre un appareil sur la vôtre.[1,2] Mais d'autres motifs retardaient l'exécution de mon dessein. Je savais qu'il ne fallait pas heurter de front votre douleur, dans toute la vivacité de son premier accès : les consolations n'auraient servi qu'à l'irriter et à l'aigrir. Dans les maladies même du corps, rien de plus dangereux que des remèdes précipités. J'attendais donc que votre douleur épuisât ses forces d'elle-même, et que, disposée par le temps à supporter les consolations, elle devînt plus docile et plus traitable. D'ailleurs, en parcourant les monuments des génies les plus célèbres sur les moyens d'adoucir et de calmer les chagrins, je n'y trouvais pas l'exemple d'un homme qui eût consolé sa famille, lorsque lui-même était pour elle un sujet de deuil. Ainsi, je flottais incertain dans cette situation toute nouvelle, tremblant d'ulcérer encore votre âme, au lieu d'y verser un baume consolateur.
[1,3] Je dirai plus, il fallait renoncer à tous ces lieux communs, journellement mis en usage pour apaiser les souffrances ; il fallait des expressions neuves à un homme qui, pour raffermir les siens, soulevait sa tête du fond même de son tombeau. Eh ! n'est-il pas naturel que, poussée à son dernier période, l'affliction nous ôte le choix des paroles, puisque souvent elle va même jusqu'à étouffer la voix ?
[1,4] Néanmoins je m'efforcerai de vous consoler, non par une vaine confiance en mes talents, mais parce que je puis être pour vous la consolation la plus efficace. O vous ! qui ne sûtes jamais rien refuser à votre fils, j'ose me flatter, quelle que soit l'opiniâtreté habituelle de la douleur, que vous lui permettrez d'imposer un terme à vos regrets.
[2,1] Voyez combien je présume de votre bonté : je suis certain d'avoir sur vous plus d'ascendant que la douleur, qui exerce sur les malheureux un si fatal empire. Ainsi, loin d'entrer brusquement en lutte avec elle, je commencerai par me ranger de son parti, je lui fournirai des aliments ; je l'étalerai tout entière, je rouvrirai toutes ses cicatrices.
[2,2] "Étrange manière de consoler, direz-vous, que de réveiller des chagrins morts dans notre souvenir, et de placer l'âme en présence de toutes ses infortunes, quand une seule ne suffit que trop à son courage !" Mais songez que des maux assez dangereux pour s'accroître en dépit des remèdes, se guérissent par des remèdes contraires. Je vais donc environner votre douleur présente du lugubre appareil de toutes vos afflictions -- ce ne sera pas employer de calmant, mais le fer et le feu. Qu'y gagnerai-je ? le voici : Vous rougirez, après avoir triomphé de tant de maux, de ne pouvoir souffrir une seule plaie sur un corps tout couvert de cicatrices.
[2,3] Laissons donc les pleurs, laissons les éternels gémissements à ces âmes faibles et amollies par une longue prospérité ; la moindre secousse de l'infortune les renverse, mais que celles dont toutes les années n'ont été qu'un enchaînement de malheurs, supportent les plus grandes peines avec un courage ferme et inaltérable. La continuité de l'infortune procure au moins cet avantage, qu'à force de tourmenter, elle finit par endurcir.
[2,4] Le destin vous a frappée sans relâche des coups les plus accablants ; il n'a pas même excepté le moment de votre naissance : à peine venue au monde, ou plutôt en recevant le jour, vous perdîtes votre mère, et votre entrée dans la vie fut une sorte d'exposition. Élevée sous les yeux d'une marâtre, votre complaisance et votre tendresse vraiment filiales lui donnèrent, malgré elle, des entrailles maternelles ; il n'est cependant personne qui n'ait payé bien cher même une bonne marâtre. Un oncle, dont la tendresse et la bonté égalaient le courage, vous fut ravi au moment où vous attendiez son arrivée ; et, comme si elle eût craint de rendre ses coups moins sensibles en les séparant, la fortune vous priva, dans le même mois, d'un objet adoré, d'un époux qui vous avait rendue mère de trois enfants.
[2,5] Votre deuil fut ainsi traversé d'un autre deuil pendant l'absence de tous vos fils, comme si les malheurs s'étaient à dessein appesantis à la fois sur vous, pour que votre douleur ne pût trouver aucun support. Je passe sous silence cette foule innombrable de périls et d'alarmes dont vous avez généreusement soutenu les continuels assauts. Naguère, sur ce même sein qu'ils venaient de quitter, vous avez recueilli les cendres de vos trois petits-
fils. Vingt jours après avoir rendu les honneurs funèbres à mon fils, mort entre vos bras, au milieu des plus tendres caresses, vous apprenez que je suis enlevé à votre amour. Il ne vous manquait plus que de porter le deuil des vivants.
[3,1] Ce dernier coup est le plus sensible de tous ceux qui vous ont frappée, j'en conviens ; il n'a pas seulement attaqué l'épiderme, il a percé votre coeur, déchiré vos entrailles. Mais, de même que des soldats novices jettent les hauts cris à la moindre blessure, et redoutent moins le fer de l'ennemi que la main du médecin, tandis que des vétérans, grièvement blessés, supportent l'amputation sans gémir, sans se plaindre, comme s'il s'agissait du corps d'un autre ; de même vous devez aujourd'hui vous prêter avec courage au traitement.
[3,2] Loin de vous les lamentations, les cris aigus et les manifestations bruyantes de douleur que fait d'ordinaire éclater une femme. Pour vous tant de malheurs seraient en pure perte, si vous n'aviez pas encore appris à être malheureuse. Eh bien ! trouvez-vous que j'en use avec mollesse ? Je n'ai rien retranché à vos infortunes ; je les ai toutes accumulées sous vos yeux ! En cela, j'ai montré de l'intrépidité ; car je prétends vaincre et non amoindrir votre douleur.
Division du sujet
[4,1] Oui, j'en triompherai, je l'espère, d'abord en vous montrant que je ne souffre rien qui puisse me faire regarder comme malheureux, à plus forte raison rendre tels ceux qui me sont unis par les liens du sang ; puis, en m'adressant à vous-même en vous prouvant que votre sort n'est pas non plus si déplorable, puisqu'il dépend entièrement du mien
Première partie
Sénèque affirme qu'il n'est pas malheureux
[4,2] Je commencerai par le point le plus intéressant pour votre coeur : je n'éprouve aucun mal. Si je ne puis vous en convaincre, je démontrerai jusqu'à l'évidence que les peines dont vous me croyez accablé, ne sont pas insupportables. Peut-être refuserez-vous de me croire ; mais je m'applaudirai davantage de trouver la félicité dans ce qui d'ordinaire fait le malheur des hommes.[4,3] Ne vous en rapportez point aux autres sur mon compte, ne vous laissez pas troubler par des opinions incertaines ; c'est moi qui vous déclare que je ne suis point malheureux ; j'ajouterai, pour vous tranquilliser encore plus, qu'il m'est impossible de le devenir.
[5,1] La destinée de l'homme est heureuse, s'il ne sort point de son état. Pour nous faire goûter le bonheur, la nature n'exige pas de grands apprêts ; notre félicité est entre nos mains. Les objets du dehors n'ont qu'une faible puissance ; ils n'influent sensiblement sur nous ni en bien ni en mal. La prospérité n'enfle point le coeur du sage, l'adversité ne saurait l'abattre. Sans cesse, il a travaillé à placer dans sa vertu toutes ses ressources, à chercher en lui-même tout son bonheur.
[5,2] Mais quoi ! aurais-je la prétention de me donner pour sage ? Non. Si j'osais prendre ce titre, je soutiendrais non seulement que je ne suis point malheureux, mais je me proclamerais le plus fortuné des mortels, et pour ainsi dire le rival de Dieu même. Il me suffit, pour adoucir toutes les amertumes de la vie, de m'être confié aux sages. Trop faible encore pour ma propre défense, je me suis réfugié dans un camp de généreux soldats, qui savent combattre pour leurs personnes et pour leurs biens.
[5,3] Ce sont eux qui m'ont ordonné de veiller toujours comme en sentinelle, et de prévoir longtemps avant l'attaque tous les assauts, tous les coups du destin. Il n'accable que par surprise ; la vigilance lui résiste sans peine, de même l'ennemi ne nous renverse que par une attaque imprévue. Une longue préparation à la guerre, des mesures sagement prises, arrêtent aisément le premier choc, qui d'ordinaire est le plus furieux.
[5,4] Jamais je ne me suis fié à la fortune, lors même qu'elle paraissait me laisser en paix. Tous les avantages dont me comblait sa libéralité, richesses, dignités, gloire, je les ai mis dans un lieu où elle pût les reprendre sans m'ébranler ; il y eut toujours entre eux et moi un grand intervalle. Aussi le destin me les a-t-il ravis sans me les arracher. Les revers ne brisent qu'une âme déçue par les succès.
[5,5] L'homme qui, enchanté des faveurs de la fortune, les a regardées comme personnelles et durables, comme un titre à la considération publique, tombe dans l'abattement et le chagrin, lorsque son esprit vain et frivole, insensible à tout plaisir solide, se voit privé de tous ces hochets éphémères et mensongers. Qui ne s'est point laissé enfler au vent de la prospérité, ne s'abat pas au souffle du malheur ; il se montre invincible dans l'une et l'autre fortune ; au sein même de la prospérité, il s'est essayé contre les revers.
[5,6] Pour moi, je n'ai jamais fait consister le vrai bien dans les objets auxquels tous les mortels aspirent ; au contraire, je n'y ai trouvé que du vide, que des dehors spécieux, qu'un vernis séduisant ; rien au fond qui répondît aux apparences. Dans ce qu'on appelle mal, je ne vois rien d'aussi affreux que me le faisait l'opinion du vulgaire. Le mot lui-même, d'après l'idée générale et le préjugé, blesse les oreilles : c'est un son lugubre qu'on n'entend point prononcer sans horreur. Ainsi l'a voulu le peuple ; mais les décisions du peuple sont, en grande partie, abrogées par les sages.
Qu'est-ce que l'exil ? Un changement de lieu : chose en soi indifférente
Donc abstraction faite des jugements de la multitude, qui, sans rien examiner, se laisse éblouir par l'apparence, voyons ce que c'est que l'exil : ce n'est réellement qu'un changement de lieu. Or, pour ne point paraître en restreindre les effets, et lui ôter ce qu'il a de plus horrible, j'ajoute que ce déplacement est suivi d'inconvénients, tels que la pauvreté, l'opprobre, le mépris. Je combattrai plus tard tous ces inconvénients : bornons-nous à considérer, pour l'instant, ce que le déplacement a de fâcheux en soi.[6,2] Etre privé de sa patrie est, dit-on, un supplice insupportable. Eh bien regardez cette foule à laquelle suffisent à peine les habitations d'une ville immense : la plus grande partie de cette multitude est privée de sa patrie. Des villes municipales, des colonies, de tous les points de l'univers on afflue vers cette cité. Les uns y sont conduits par l'ambition, les autres par l'obligation attachée à des fonctions publiques, ou par des ambassades, ou par la passion du luxe qui recherche les villes opulentes, toujours favorables à la corruption ; ceux-ci sont attirés par l'amour des beaux-arts ou des spectacles ; ceux-là, par l'amitié ou par le désir de déployer leur talent sur un plus vaste théâtre ; quelques-uns viennent y trafiquer de leur beauté, quelques autres vendre leur éloquence.
[6,3] Enfin, des individus de toute espèce accourent dans cette capitale, qui a de grandes récompenses pour les vices comme pour les vertus. Appelez par son nom chacun de ses habitants, demandez-lui d'où il est ; vous verrez que la plupart ont quitté leur pays natal pour s'établir dans une cité, sans doute la plus grande, la plus belle du monde, mais dans une cité qui n'est pas leur berceau.
[6,4] De Rome, pour ainsi dire la patrie du genre humain, transportez-vous dans les autres villes ; il n'en est pas une dont les habitants ne soient la plupart étrangers. Abandonnez maintenant ces lieux, dont le site enchanteur et commode est le rendez-vous des nations ; parcourez les déserts, les îles sauvages, Sciathos, Sériphe, Gyare et la Corse ; vous ne trouverez aucune terre d'exil, où quelqu'un ne demeure pour son plaisir.
[6,5] Quoi de plus aride, de plus isolé que le rocher que j'habite ? quel pays plus pauvre en ressources ? quels habitants plus barbares ? quel aspect plus affreux ? quel climat plus dur ? et cependant on y voit plus d'étrangers que d'indigènes. Le changement de lieu offre en soi si peu de désagréments, que l'on s'est expatrié même pour venir dans cette île.
[6,6] Je connais des philosophes qui prétendent que l'homme a un penchant irrésistible à se déplacer et à changer de demeure. Son âme remuante et mobile ne se fixe jamais : elle se répand partout ; elle disperse ses idées dans tous les lieux connus et inconnus, toujours errante, toujours ennemie du repos, toujours amoureuse de la nouveauté.
[6,7] Vous n'en serez point surprise, si vous considérez son principe et son origine. Elle n'est pas une partie de cette masse terrestre et pesante qu'on appelle le corps ; elle est une émanation de la substance céleste ; or, les choses célestes sont, par leur nature, dans un mouvement perpétuel ; sans cesse elles sont emportées par une course rapide. Contemplez ces globes lumineux qui éclairent l'univers ; aucun d'eux ne demeure en repos ; ils roulent sans cesse et sont transportés d'un lieu dans un autre ; quoiqu'ils se meuvent avec l'univers, ils rétrogradent partout dans un sens contraire à celui du monde ; ils parcourent successivement tous les signes ; leur mouvement est continuel comme leur déplacement.
[6,8] Ainsi les corps célestes, suivant l'ordre et les lois de la nature, sont soumis à une révolution et à une translation perpétuelles : après avoir parcouru leurs orbites pendant un certain nombre d'années, ils reprendront leur route primitive. Croyez donc maintenant que l'âme humaine, formée des mêmes éléments que les corps célestes, souffre à regret le déplacement et les émigrations, tandis qu'un changement rapide et perpétuel fait le plaisir ou la conservation de Dieu même !
[7,1] Mais descendez du ciel sur la terre, vous y verrez des nations, des peuples entiers changer de demeure. Que signifient ces villes grecques au milieu des pays barbares ? Pourquoi la langue des Macédoniens se trouve-t-elle entre l'Inde et la Perse ? La Scythie et cette suite de nations farouches et indomptées ne nous montrent-elles pas des villes grecques bâties sur les rivages du Pont ? Ni la rigueur d'un éternel hiver, ni les murs des habitants, aussi âpres que leur climat, n'ont empêché des colonies de s'y fixer.
[7,2] L'Asie est peuplée d'Athéniens ; la féconde Milet a fourni à la population de soixante-quinze villes en des climats divers. Toute la côte de l'Italie, baignée par la mer inférieure, s'appelait la Grande-Grèce. L'Asie revendique les Toscans ; les Tyriens habitent l'Afrique, les Carthaginois l'Espagne ; les Grecs se sont introduits dans la Gaule, et les Gaulois dans la Grèce. Les Pyrénées n'ont pu mettre obstacle au passage des Germains. L'inconstance humaine s'est ouvert des routes inconnues et impraticables.
[7,3] Femmes, enfants, vieillards appesantis par l'âge, tous se faisaient traîner dans ces émigrations. Les uns, après avoir longtemps erré, ne choisirent pas le lieu de leur demeure, mais s'arrêtèrent par lassitude sur le rivage le plus voisin ; d'autres acquirent par les armes des droits sur une terre étrangère ; quelques nations, en naviguant vers des plages inconnues, furent englouties dans les flots, d'autres se fixèrent dans l'endroit où le défaut de provisions les força de rester.
[7,4] Toutes n'avaient pas les mêmes motifs pour quitter leur patrie et pour en chercher une autre. On a vu des peuples, après la destruction de leurs villes, échappés au fer de l'ennemi et chassés de leur territoire, se réfugier dans une contrée étrangère ; on en a vu s'éloigner d'une patrie déchirée par les séditions ; émigrer pour décharger leur pays d'une population exubérante ; fuir une terre ravagée par la peste, par de fréquents affaissements, ou par quelque autre vice insupportable d'un sol désastreux ; céder aux attraits d'une côte fertile et trop fameuse ;
[7,5] enfin tous se sont expatriés pour différents motifs. Il est donc bien évident qu'aucun être n'est resté dans le lieu où il avait vu la lumière. Sans cesse le genre humain se disperse ; chaque jour voit des changements sur ce globe immense. On jette les fondations de nouvelles villes ; on voit éclore de nouvelles nations à la place des anciennes, qui ont été détruites ou incorporées avec le peuple vainqueur. Toutes ces émigrations de peuples sont-elles donc autre chose que des exils publics ?
[7,6] Mais pourquoi de si longs détours ? pourquoi vous citer Anténor, qui fonda Padoue, Évandre, qui établit, sur la rive du Tibre, le royaume des Arcadiens ; et Diomède, et les autres princes, ou vainqueurs ou vaincus, que la guerre de Troie dispersa dans des contrées étrangères ?
[7,7] L'empire romain ne doit-il pas sa naissance à un exilé, à un fugitif qui, après la ruine de sa patrie, traînant avec lui quelques faibles débris, et forcé, par la nécessité et la crainte du vainqueur, de chercher un établissement lointain, aborda en Italie ? Que de colonies ce même peuple n'a-t-il pas ensuite envoyées dans toutes les provinces ! Rome est partout où elle a vaincu. Ses enfants s'enrôlaient volontiers pour ces émigrations ; et, quittant ses foyers, le vieillard, devenu colon, les suivait au delà des mers.
[7,8] Mon sujet n'exige pas un plus grand nombre d'exemples : il en est un pourtant que j'ajouterai parce que je l'ai précisément sous mes yeux. L'endroit même où je suis a souvent changé d'habitants. Sans remonter aux événements que le temps couvre de ses voiles, les Grecs fixés aujourd'hui à Marseille, après avoir quitté la Phocide, commencèrent par s'établir dans cette île. En furent-ils chassés par l'insalubrité de l'air, par le formidable aspect de l'Italie, ou par l'incommodité d'une mer privée de port ? on l'ignore, seulement il ne paraît pas que la férocité de ses habitants en fût le vrai motif, puisqu'ils ont pu vivre au milieu des peuples les plus sauvages et les plus barbares de la Gaule.
[7,9] Les Liguriens leur succédèrent, et firent place aux Espagnols, comme l'atteste la ressemblance des usages. En effet, les Corses ont la coiffure et la chaussure des Cantabres ; ils ont même quelques mots de leur langue ; car leur idiome primitif est entièrement altéré par leur commerce avec les Grecs et les Liguriens. Ensuite deux colonies de citoyens romains y furent amenées, l'une par Marius, l'autre par Sylla : tant cette roche épineuse et aride a vu renouveler souvent sa population !
[7,10] Enfin vous aurez de la peine à trouver une terre habitée aujourd'hui par les indigènes ; toutes les nations sont mélangées et, pour ainsi dire, entées les unes sur les autres ; elles se sont tour à tour succédé. Celle-ci a convoité ce que celle-là dédaignait ; une autre, après avoir expulsé les habitants d'un pays, en a été chassée à son tour. Tel est l'arrêt du destin : il n'est rien dont la fortune soit irrévocablement fixée.
La nature est partout la même ; nos vertus nous suivent partout
[8,1] Abstraction faite de tous les inconvénients attachés à l'exil, Varron, le plus docte des Romains, remarque, comme une consolation suffisante contre le changement de lieu, que, partout où l'on va, on jouit toujours de la même nature. M. Brutus regarde comme un dédommagement suffisant, la faculté qu'ont les bannis d'emporter leurs vertus avec eux.[8,2] Si chacune de ces consolations, prise à part, ne suffit pas à un exilé, on conviendra de leur efficacité quand elles sont réunies. À quoi se réduit en effet notre perte ? Nous ne pouvons faire un pas sans être suivis des deux choses les plus belles : de la nature, commun domaine des humains, et de notre vertu personnelle.
[8,3] Croyez-moi, le créateur de ce vaste univers, quel qu'il ait été, soit un dieu, maître de toutes choses, soit une intelligence incorporelle, capable d'opérer les plus éclatantes merveilles, soit un souffle divin, répandu avec une égale énergie dans les plus petits corps comme dans les plus grands, soit un destin et un enchaînement immuable de causes liées entre elles ; cet agent souverain n'a voulu nous laisser dépendre des autres que pour les choses les plus abjectes.
[8,4] Ce que l'homme a de plus excellent est au-dessus de la puissance humaine ; il ne peut être ni donné ni ravi : je parle de ce monde, le plus grand, le plus magnifique ouvrage de la nature, de cette âme, qui, faite pour contempler, pour admirer l'univers, dont elle est la plus noble partie, nous appartient en propre et pour toujours, et doit subsister avec nous aussi longtemps que nous subsisterons nous-mêmes.
[8,5] Marchons donc gaîment, d'un pas ferme et la tête levée, partout où il plaira à la fortune de nous envoyer. Parcourons tous les pays ; en est-il un seul dans l'univers entier qui soit étranger à l'homme ? Sur tous les points de la terre c'est de la même distance que nos regards se dirigent vers les cieux ; partout le séjour des humains est séparé par le même intervalle de la demeure des immortels.
[8,6] Pourvu donc que mes yeux ne soient pas privés de ce spectacle dont ils ne peuvent se rassasier ; pourvu que je puisse contempler la lune et le soleil, observer les autres astres, suivre leur lever, leur coucher, leurs distances, rechercher les causes de leur accélération et de leur ralentissement, admirer pendant la nuit ces milliers d'étoiles brillantes, les unes fixes, les autres s'écartant à une distance peu considérable, et roulant dans la même orbite ; les autres s'élançant tout à coup, d'autres paraissant tomber en éblouissant les yeux par une longue traînée de flammes, ou s'envolant rapidement avec un long sillon de lumière ; pourvu que je vive au milieu de ces grands objets, que j'habite avec les dieux, autant qu'il est permis à un faible mortel, et que mon âme, aspirant à contempler sa véritable patrie, se tienne toujours dans cette sphère élevée, que m'importe la fange que je foule à mes pieds ?
[9,1] Mais la terre où je suis ne produit pas des arbres utiles ou de pur agrément ; elle n'est point arrosée par des fleuves profonds et navigables ; elle ne porte rien qui puisse attirer les peuples étrangers, et suffit à peine à la nourriture de ses habitants ; on n'y taille point de pierres précieuses ; on n'en tire point de filons d'or ou d'argent.
[9,2] Il n'y a qu'une âme rétrécie pour qui les objets terrestres aient des charmes. Tournons-nous vers ces beautés qui se montrent également partout, et partout resplendissent du même éclat ; et songeons que ce sont les choses d'ici-bas, avec les erreurs et les préjugés qu'elles enfantent, qui nuisent au vrai bonheur. En étendant ces portiques, en élevant ces tours, en prolongeant sans mesure cette suite de constructions, en augmentant la profondeur de ces grottes d'été, en surchargeant d'une masse de pierres les plafonds de ces salles de festins, vous ne faites que vous dérober de plus en plus la vue du ciel.
[9,3] Le sort vous a jeté dans un pays où la demeure la plus spacieuse est une cabane. Que je plains la petitesse de votre esprit et la bassesse de vos consolations, si vous ne souffrez cet inconvénient avec courage, qu'en songeant à la cabane de Romulus ! Ah ! dites plutôt : "Cet humble toit est l'asile des vertus ; il effacera en beauté tous les temples, dès qu'on y verra briller la justice, la modération, la sagesse, la piété, la connaissance parfaite de tous ses devoirs, la science des choses divines et humaines. Un lieu est-il jamais étroit, quand il contient cette foule de grandes vertus ? Un exil affreux, quand on peut s'y rendre avec un tel cortège ? "
[9,4] Brutus, dans son traité de la Vertu, assure qu'il vit Marcellus, exilé à Mytilène, aussi heureux que le comporte la nature de l'homme, et plus passionné que jamais pour les beaux-arts. Aussi ajoute-t-il qu'en le quittant, il crut lui-même partir pour l'exil, et non y laisser ce grand homme.
[9,5] O Marcellus ! tu fus plus heureux de mériter, dans ton exil, les éloges de Brutus, que ceux de la république, dans ton consulat ! Quel illustre banni que celui dont on ne peut se séparer, sans se croire exilé soi-même, et qui inspire de l'admiration à un personnage admiré même de Caton, son beau-père !
[9,6] Brutus assure encore que César ne voulut point s'arrêter à Mytilène, parce qu'il ne pouvait soutenir la vue d'un grand homme humilié par la fortune. Les sénateurs, par leurs prières unanimes, obtinrent son retour. À voir leur inquiétude et leur tristesse, on eût dit qu'ils avaient tous en ce jour les sentiments de Brutus, et qu'ils demandaient, non pour Marcellus, mais pour eux-mêmes, de n'être pas exilés en vivant loin de lui. Toutefois, le plus beau jour pour Marcellus fut celui où Brutus ne put le quitter, et où César n'osa le voir. Ces deux témoignages étaient également glorieux : Brutus s'affligea, César rougit de revenir sans Marcellus.
[9,7] Doutez-vous que ce grand homme ne se soit excité à la patience en se disant : "Etre éloigné de sa patrie n'est pas un malheur pour Marcellus. La philosophie, dont les principes vivent au fond de son âme, lui ont appris que tous les lieux de la terre sont la patrie du sage. Mais, que dis-je ? celui qui m'a banni, n'a-t-il pas été lui-même, pendant dix ans, privé de sa patrie ? Ce fut sans doute pour étendre les limites de l'empire ; mais en fut-il moins expatrié ?
[9,8] Le voilà loin de Rome, entraîné par l'Afrique qui nous menace avec orgueil d'une guerre nouvelle ; entraîné par l'Espagne qui ranime un parti vaincu et terrassé ; entraîné par l'Égypte infidèle, par le monde entier attentif à profiter de cet ébranlement de notre empire. À quel mal remédiera-t-il d'abord ? À quel parti s'opposera-t-il ? Sa victoire va l'emporter par la terre. Qu'il reçoive les respects et les hommages des nations ; pour toi, vis content de l'admiration de Brutus."
Conséquences de l'exil. La pauvreté. Elle n'est pas un mal
[10,1] Marcellus sut donc supporter l'exil ; le changement de lieu ne changea rien à son caractère en dépit de la pauvreté, qui n'est point un mal, quand on sait se préserver des extravagances du luxe et de la cupidité, ces deux fléaux destructeurs. Qu'il faut peu de chose pour l'entretien de l'homme ! Peut-on sentir le besoin quand on a la moindre énergie ?[10,2] Pour moi, je ne m'aperçois de la perte de mes richesses que par l'absence des embarras. Les appétits du corps sont bornés ; le corps veut seulement être garanti du froid, de la soif et de la faim ; au-delà tout désir est un vice, et non un besoin. Il n'est pas nécessaire de fouiller les plus profonds abîmes, de charger son ventre d'un immense carnage d'animaux, d'arracher les coquillages des bords inconnus de la mer la plus lointaine. Que les dieux et les déesses confondent ces insensés, dont le luxe a franchi les limites de ce vaste empire, objet de la jalousie universelle.
[10,3] C'est de par delà le Phase qu'ils font venir les mets de leurs fastueuses orgies ; ils ne rougissent pas d'aller chercher des oiseaux jusque chez les Parthes, dont nous ne sommes pas encore vengés. L'univers est mis à contribution par leur appétit blasé. Des extrémités de l'Océan on apporte des mets qui séjourneront à peine dans leur estomac affadi. Ils vomissent pour manger, ils mangent pour vomir ; et ces aliments, qu'ils ont cherchés par toute la terre, ils dédaignent de les digérer. Quel mal fait la pauvreté à qui méprise ces excès ? elle est même utile à qui les désire ; elle le guérit malgré lui ; et, dût-il rejeter les remèdes qu'il est forcé de prendre, l'impuissance, du moins, pendant ce temps, équivaut à la bonne volonté.
[10,4] C. César, que la nature semble n'avoir fait naître que pour montrer jusqu'où peuvent aller les vices les plus monstrueux avec une immense fortune, dévora dans un souper dix millions de sesterces ; et quoique soutenu par une cour fertile en expédients, à peine trouva-t-il le moyen de dépenser en un repas le revenu de trois provinces.
[10,5] Malheureux ceux dont le goût ne peut être réveillé que par des mets dispendieux ! Le prix de tels aliments ne provient ni de quelque saveur exquise, ni de la délicatesse du palais, mais de leur rareté et de la difficulté de se les procurer. Si l'homme voulait revenir à la raison, quel besoin aurait-il de tant d'artifices pour flatter sa gourmandise ? Pourquoi ces marchés ? pourquoi ces chasses et ces pêches, qui dévastent les forêts et dépeuplent l'océan ? Ne trouve-t-on pas partout des aliments ? la nature les a répandus en tous lieux. Mais on passe à côté sans les voir ; on parcourt les contrées, on traverse les mers ; et, quand on pourrait apaiser sa faim à peu de frais, on aime mieux l'irriter a force de dépenses.
[10,6] À quoi bon lancer des navires en mer ? dirai-je à ces insensés. Pourquoi armer vos bras contre les bêtes sauvages, contre les hommes même ? pourquoi courir tumultueusement de tous côtés ? pourquoi entasser richesses sur richesses ? Ne songerez-vous jamais à la petitesse de vos corps ? N'est-ce pas le comble de l'égarement et de la folie, d'avoir, avec des moyens si bornés, des désirs immenses ? Augmentez vos revenus, reculez vos limites, jamais vous ne donnerez à vos corps plus d'étendue. Je veux que le commerce ait comblé vos désirs, que la guerre vous ait enrichis, que l'univers ait amoncelé sous vos yeux des provisions immenses ; vous n'aurez pas de quoi loger tout cet appareil.
[10,7] Pourquoi donc rechercher tant de choses ? Nos ancêtres, dont les vertus nous soutiennent encore aujourd'hui malgré nos vices, étaient sans doute bien malheureux de préparer leurs mets eux-mêmes, de coucher sur la dure, de n'avoir ni plafonds brillants d'or, ni temples étincelants du feu des pierreries. Mais la foi était respectée, quand on jurait par des dieux d'argile ; mais ceux qui les prenaient à témoin, revenaient chez l'ennemi pour y trouver la mort, plutôt que de manquer à leur serment.
[10,8] Le dictateur qui écoutait les députés des Samnites, en retournant lui-même sur son foyer un grossier aliment, de cette même main qui plus d'une fois avait terrassé l'ennemi, et posé le laurier triomphal dans le sein du grand Jupiter, vivait-il donc moins heureux que, de notre temps, un Apicius qui, dans une ville d'où les philosophes avaient reçu l'ordre de sortir, comme corrupteurs de la jeunesse, donna des leçons de gloutonnerie, infecta son siècle de sa doctrine, et fit une fin qui mérite d'être rapportée !
[10,9] Il avait prodigué pour sa cuisine un million de sesterces, absorbé en débauches une foule de présents dus à la munificence des princes, et englouti l'énorme subvention du Capitole : criblé de dettes, il fut forcé de vérifier ses comptes pour la première fois ; il calcula qu'il ne lui resterait plus que dix millions de sesterces ; et, ne voyant pas de différence entre mourir de faim et vivre avec une pareille somme, il s'empoisonna.
[10,10] S'imaginer être pauvre avec dix millions de sesterces, quel luxe épouvantable ! Eh bien ! croyez après cela que le bonheur se mesure sur la richesse, et non sur l'état de l'âme ! Il s'est donc rencontré un homme qui a eu peur de dix millions de sesterces, un homme qui a fui, par le poison, ce que les autres convoitent avec tant d'ardeur. Certes, ce breuvage mortel fut le plus salutaire qu'eût jamais pris un être aussi dégradé. Il mangeait déjà et buvait du poison, lorsque non seulement il se plaisait à ces énormes festins, mais encore s'en glorifiait ; lorsqu'il faisait parade de ses désordres ; lorsqu'il fixait les regards de toute la ville sur ses débauches ; lorsqu'il excitait à l'imiter une jeunesse naturellement portée au vice, même sans y être entraînée par de mauvais exemples.
[10,11] Tel est le sort des humains, quand ils ne règlent pas l'usage de leurs richesses sur la raison qui a ses bornes fixes, mais sur un appétit pervers dont les caprices sont immodérés et insatiables. Rien ne suffit à la cupidité, peu de chose suffit à la nature. La pauvreté dans l'exil n'est donc pas un mal : en effet, quel lieu si stérile qu'il ne fournisse abondamment à la subsistance d'un banni ?
[11,1] "Mais, dira-t-on, un exilé a besoin d'un vêtement et d'un domicile". S'il ne lui faut absolument que ce qu'exige la nature, je réponds de sa demeure et de son vêtement ; il en coûte aussi peu pour couvrir l'homme que pour le nourrir ; en l'assujettissant au besoin, la nature lui a donné les moyens d'y satisfaire sans peine.
[11,2] S'il désire une étoffe saturée de pourpre, chamarrée d'or, nuancée de couleurs, enrichie de broderies, ce n'est plus la fortune, c'est lui-même qu'il doit accuser de son indigence. Que gagnerez-vous à lui rendre ce qu'il a perdu ? Rentré dans ses foyers, il trouvera dans ses désirs plus de sujets de privations qu'il n'en a essuyé pendant son exil.
[11,3] S'il convoite un buffet étincelant de vases d'or ; une argenterie marquée au coin des plus célèbres artistes de l'antiquité ; cet airain, dont la manie de quelques riches, a fait tout le prix ; un peuple d'esclaves, capable de diminuer l'espace du plus vaste palais ; des bêtes de somme chargées d'un embonpoint factice et des pierres de toutes les contrées du monde ; vous aurez beau entasser tous ces objets de luxe, jamais ils ne rassasieront son âme insatiable. C'est ainsi qu'aucune boisson ne peut désaltérer celui dont la soif ne vient pas du besoin, mais de l'ardeur qui dévore ses entrailles : car ce n'est plus une soif, c'est une vraie maladie.
[11,4] Cet excès n'est pas particulier à la gourmandise et à la cupidité. Telle est encore la nature des désirs qu'engendre le vice et non l'indigence : tous les aliments que vous leur prodiguez, loin de les satisfaire, ne font qu'accroître leur intensité. Ainsi, tant qu'on respecte les bornes de la nature, on ignore le besoin ; dès qu'on en sort, on rencontre la pauvreté, même au sein de l'opulence. Oui, tout, jusqu'à l'exil, nous fournit le nécessaire ; et des royaumes entiers ne pourraient suffire au superflu.
[11,5] C'est l'âme qui fait la richesse ; elle suit l'homme en exil ; et, dans les plus affreux déserts, tant qu'elle trouve de quoi soutenir le corps, elle jouit de ses propres biens, et nage dans l'abondance. La richesse est aussi indifférente pour l'âme, que le sont pour les dieux tous les objets admirés des hommes ignorants et esclaves de leur corps.
[11,6] Ces pierres, cet or, cet argent, ces grandes tables circulaires d'un poli si parfait sont un poids matériel et terrestre, auquel ne peut s'attacher une âme incorruptible, toujours occupée de son origine, légère, exempte de tout soin, et prête à s'envoler au ciel dès qu'elle verra tomber ses chaînes. En attendant, malgré le poids des membres et l'épaisseur de la matière qui l'enveloppe, elle parcourt, sur les ailes rapides de la pensée, le séjour des immortels.
[11,7] Ainsi, dans sa liberté, participant à la nature des dieux, embrassant le temps et le monde, elle ne peut être bannie. La pensée s'élance dans toute l'étendue des cieux, dans les temps passés, dans les temps à venir. Ce faible corps, prison et lien de l'âme, est agité dans tous les sens ; c'est sur lui que s'exercent et les supplices, et les brigandages, et les maladies ; mais l'âme est sacrée, l'âme est éternelle, et nul bras ne saurait l'atteindre.
[12,1] N'allez pas croire que, pour diminuer les inconvénients de la pauvreté, qui ne semble pénible qu'autant qu'on la croit telle, je recoure seulement aux préceptes des sages. Considérez d'abord les pauvres, qui forment la portion la plus nombreuse du genre humain. ont-ils plus de tristesse et d'inquiétude que les riches ? Non, certes ; peut-être même sont-ils d'autant plus gais, que leur âme a moins d'occupations qui la partagent.
[12,2] Passons des pauvres aux riches : combien de fois dans la vie ne ressemblent-ils pas aux pauvres ? En voyage, leur bagage se réduit à peu de chose ; et, si la célérité est nécessaire, ils renvoient même leur cortège. À la guerre, quelle partie conservent-ils de leurs effets ? La discipline des camps interdit toute pompe.
[12,3] Non seulement la nature des circonstances, ou la stérilité des lieux, les met au niveau des pauvres, mais encore ils choisissent des jours où, ennuyés de leurs richesses, ils prennent leur repas sur le gazon, sans vaisselle d'or ni d'argent, dans des vases d'argile. Les insensés !... ce qui fait quelquefois l'objet de leurs désirs, ils le craignent toujours. O profond aveuglement d'esprit ! ô cruelle ignorance de la vérité ! Ils fuient ce qu'ils imitent afin de se procurer du plaisir.
[12,4] Pour moi, quand j'envisage les exemples de l'antiquité, je rougis de chercher des consolations contre l'indigence. Les progrès du luxe sont si effrayants de nos jours, que le bagage d'un banni excède le patrimoine d'un grand d'autrefois. On sait qu'Homère n'avait qu'un esclave, et Platon que trois. Zénon, le fondateur de la secte mâle et rigide des stoïciens, n'en avait point. Quelqu'un osera-t-il prétendre qu'ils étaient à plaindre, sans se faire regarder lui-même comme le dernier des malheureux ?
[12,5]Ménénius, ce médiateur de la paix entre le sénat et le peuple, fut enterré au moyen d'une contribution publique. Pendant que Regulus battait les Carthaginois en Afrique, il écrivit au sénat que son agent s'était enfui et que son champ restait sans culture. Le sénat ordonna que le bien de Regulus fût, en son absence, cultivé aux dépens de l'État. Certes, ce n'était pas payer trop cher la perte d'un esclave que d'avoir pour fermier le peuple romain.
[12,6] Les filles de Scipion furent dotées aux dépens du trésor public, parce que leur père ne leur avait rien laissé. N'était-il pas bien juste que le peuple romain, qui tirait tous les ans un impôt de Carthage, fût une fois tributaire de Scipion ? Heureux les époux de ces filles auxquelles le peuple romain tenait lieu de beau-père ! Estimez-vous plus fortunés ces hommes qui donnent à leurs comédiennes un million de sesterces en les épousant, que Scipion, dont les filles recevaient une modique dot du sénat, leur tuteur ?
[12,7] Ose-t-on dédaigner la pauvreté devant les portraits de ces illustres personnages ? Un exilé peut-il s'indigner d'être privé de quelque chose, quand Scipion manque de dot pour ses filles, Regulus d'un homme à gages, Ménénius d'argent pour ses funérailles ? Les secours accordés à ces grands hommes ne furent-ils pas d'autant plus honorables, que leur indigence était réelle ? Voilà des défenseurs qui préservent la pauvreté d'outrage ; que dis-je ? des patrons qui lui méritent même la faveur.
Conséquences de l'exil. Le déshonneur. Il n'atteint pas le sage
[13,1] "Mais, dira-t-on, pourquoi séparer subitement des maux qui, pris à part, sont tolérables, et, réunis, ne le sont plus ? Le déplacement est supportable, si l'on se borne à changer de pays ; la pauvreté est supportable, si elle n'est pas jointe à l'infamie, capable seule d'abattre l'énergie de l'âme."[13,2] Voici ce que j'ai à répondre à qui cherche ainsi à m'épouvanter de la multitude des maux : Ayez assez de force pour résister à chacun des coups de la fortune ; vous n'en manquerez pas contre tous ensemble. Quand une fois la vertu a corroboré notre âme, elle la rend invulnérable de tous les côtés. Que la cupidité, la plus violente peste du genre humain, ne vous retienne plus, l'ambition ne vous arrêtera pas. Regardez votre dernier jour, non comme un châtiment, mais comme une loi de la nature ; et nulle terreur n'osera s'introduire dans un coeur dont vous aurez banni la crainte de la mort.
[13,3] Songez que les désirs de l'amour n'ont pas été donnés à l'homme pour la volupté, mais pour la propagation de l'espèce ; et toutes les passions respecteront celui que n'aura pas atteint ce fléau secret attaché à nos entrailles. La raison ne terrasse pas chaque vice isolément, mais tous à la fois ; sa victoire est générale.
[13,4] Pensez-vous donc que le sage soit sensible à l'infamie, lui qui renferme tout en lui-même, et qui s'est séparé des opinions du vulgaire ? Une mort ignominieuse, dites-vous, est pire que l'ignominie. Cependant voyez Socrate, cet air majestueux avec lequel on l'avait vu jadis réprimer l'insolence des trente tyrans, il le porte dans la prison, pour la dépouiller de l'infamie. Eh quoi ! pouvait-on voir une prison, là où était Socrate ?
[13,5] Ne faut-il pas fermer les yeux à la lumière, pour traiter d'ignominie le double refus qu'essuya Caton dans la demande de la préture et du consulat ? L'ignominie ne fut un honneur que pour ces deux charges.
[13,6] Le mépris qu'ont pour nous les autres, découle du mépris de nous-
mêmes. Les âmes viles et abjectes sont seules vulnérables à cette sorte d'outrage. Mais, quand on s'élève au-dessus des plus cruels événements, quand on triomphe des maux auxquels succombe le vulgaire, les infortunes elles-mêmes deviennent une égide sacrée contre le mépris. Tel est l'homme ; rien ne s'empare plus fortement de son admiration qu'une âme héroïque au milieu des revers.
[13,7] Dans Athènes, on conduisait Aristide au supplice. Tous ceux qui le rencontraient baissaient les yeux, et plaignaient, non le sort d'un homme juste, mais la justice elle-même. Cependant il se trouva un misérable pour lui cracher au visage ; affront d'autant plus révoltant, qu'il ne pouvait partir que d'une bouche impure. Aristide se contenta de s'essuyer le front, et dit en souriant au magistrat qui l'accompagnait : "Avertissez cet homme de bâiller désormais avec plus de décence." C'était outrager l'outrage même.
[13,8] Il en est, je le sais, qui regardent le mépris comme le malheur le plus insupportable et lui préfèrent la mort. Je leur répondrai que l'exil est souvent à couvert de tous les mépris. Un grand homme qui tombe est encore grand après sa chute : il n'est pas plus exposé à vos mépris que les ruines des temples qu'on foule aux pieds, et que la piété honore autant que s'ils étaient debout.
Deuxième partie. Raisons personnelles qu'a Helvia de se désoler : Sénèque les réfute
[14,1] Puisque, de mon côté, ma tendre mère, vous n'avez rien qui vous fasse verser éternellement des larmes, il faut que vos motifs d'affliction vous soient personnels. Or ils peuvent se réduire à deux : ou vous regrettez en moi un appui, ou vous ne pouvez supporter mon absence.[14,2] Le premier point ne demande qu'à être effleuré : je connais votre coeur ; vous n'aimez votre famille que pour elle-même. Laissons les motifs d'intérêt à ces mères qui, par de bizarres caprices, abusent de la puissance de leurs enfants ; à ces mères qui, exclues par leur sexe de la carrière des honneurs, font servir d'instruments à leur ambition leur fils, dont elles dissipent le patrimoine, dont elles cherchent à capter la succession, et fatiguent l'éloquence en faveur de leurs propres créatures.
[14,3] Pour vous, ma mère, toujours heureuse de la fortune de vos enfants, vous n'en avez jamais usé. Sans cesse vous avez mis des bornes à leur libéralité, sans en mettre à la vôtre. Encore sous la tutelle de vos parents, vous avez pris plaisir à augmenter la richesse de vos fils, en administrant leur patrimoine avec autant d'activité que s'il eût été le vôtre, et en le ménageant comme le bien d'autrui. Aussi avare de leur crédit que de celui d'un étranger, de toutes leurs dignités il ne vous est revenu que de la dépense et du plaisir : jamais votre tendresse ne vous a permis de songer à l'intérêt. Privée de votre fils, vous ne pouvez donc regretter ce que vous ne regardiez pas comme un bien personnel, quand il était présent.
[15,1] Toutes mes consolations doivent donc se tourner vers la véritable source de la douleur maternelle : "Je suis privée des embrassements de mon fils bien-aimé. Je ne jouis plus de sa présence ; je ne jouis plus de son entretien. Où est-il celui dont le regard rendait mon front serein, dont le sein recevait la confidence de toutes mes peines ? Où sont ces entretiens dont j'étais insatiable ; ces études auxquelles j'assistais avec un plaisir rare dans une femme, avec une familiarité peu commune dans une mère ? Où sont ces charmantes rencontres ? Où cette gaîté d'enfant qui, même dans l'âge mûr, éclatait à ma vue ?... "
[15,2] Vous vous représentez peut-être encore les lieux témoins de nos joies et de nos épanchements ; et il vous est impossible de ne pas retrouver les traces récentes de ma présence, souvenir si capable de déchirer une âme sensible. En effet, dans sa barbarie raffinée, la fortune a profité de la sécurité, qui vous faisait écarter toute appréhension funeste, pour vous rappeler à Rome, trois jours avant le coup qui m'a frappé.
[15,3] La distance des lieux qui nous séparaient, une absence de quelques années, semblaient vous avoir préparée à cette infortune ; et vous êtes revenue, on pour jouir de votre fils mais pour ne pas perdre l'habitude de le regretter ! Si vous vous étiez absentée longtemps auparavant, ma perte vous eût été moins cruelle ; l'intervalle eût adouci le regret ; si vous ne fussiez point partie, vous auriez eu du moins pour consolation dernière le plaisir de voir votre fils deux jours de plus. Mais les affreuses combinaisons du destin vous ont empêchée de jouir de ma prospérité, et de vous accoutumer à mon absence.
[15,4] Plus ce malheur est horrible, plus vous devez vous armer de courage, comme ayant affaire à un ennemi connu, et déjà terrassé plus d'une fois. Ce n'est pas d'un corps sans blessure que votre sang coule aujourd'hui, c'est sur vos cicatrices mêmes que le coup a porté.
La faiblesse féminine est une mauvaise excuse
[16,1] Ne cherchez pas une excuse dans la faiblesse de votre sexe ; on lui accorde presque unanimement le droit immodéré, mais non illimité, de s'abandonner aux larmes. Aussi nos ancêtres, voulant par un décret solennel composer avec la douleur obstinée des femmes, leur ont accordé dix mois pour pleurer leurs époux ; ce n'était pas leur interdire le deuil, mais y mettre un ternie. Se livrer à une douleur sans fin, pour la perte de ses proches, est une faiblesse puérile ; n'en ressentir aucune, serait une dureté inhumaine. La meilleure manière de tempérer la tendresse par la raison, c'est d'éprouver des regrets et de les étouffer.[16,2] Ne vous réglez pas sur quelques femmes, dont la tristesse n'a fini qu'avec la vie. Vous en connaissez qui, après la perte de leurs fils, n'ont plus quitté le deuil. La fermeté, que vous avez déployée dès l'âge le plus tendre, vous impose d'autres devoirs. Le sexe n'est point une excuse pour celle qui n'a montré aucun des vices du sien.
[16,3] L'impudeur, ce fléau dominant de notre siècle, n'a pu vous ranger dans la classe la plus nombreuse des femmes. En vain elle étalait à vos yeux les perles et les diamants ; l'éclat de l'opulence ne vous a point paru pour l'humanité le premier bien. Élevée avec soin dans une maison austère et amie des moeurs antiques, vous sûtes échapper à la contagion de l'exemple, si dangereuse pour la vertu même. Jamais on ne vous vit rougir de votre fécondité, comme si elle vous reprochait votre âge. Bien différente de ces femmes qui n'aspirent à d'autre gloire qu'à celle de la beauté, jamais vous n'avez ni caché votre grossesse, comme un fardeau nuisible aux grâces, ni étouffé dans vos entrailles l'espoir naissant de votre postérité ;
[16,4] jamais votre visage ne s'est souillé de fard, et de couleurs empruntées ; jamais vous n'avez aimé ces vêtements, qui n'ont d'autre destination que de laisser tout voir. Une beauté supérieure à toutes les autres, et qui ne craint pas les outrages du temps, fut toujours votre unique parure ; la chasteté, votre plus noble éclat.
[16,5] Vous ne pouvez donc, pour autoriser votre douleur, mettre en avant le titre de femme ; vos vertus vous ont séparée des femmes vulgaires. Vous ne devez pas plus partager les pleurs que les vices de votre sexe. Les femmes mêmes ne vous permettront pas de vous dessécher de douleur sous le coup qui vous a frappée ; mais, après quelques larmes données à la nature, elles vous obligeront de reprendre courage ; je ne parle que de celles qu'une vertu éprouvée a rangées parmi les grands hommes.
[16,6] De douze enfants qu'avait Cornélie, le destin la réduisit à deux. Elle en avait perdu dix ; quel nombre ! et dix Gracques ; quelle perte ! Ses amis en pleurs maudissaient son destin : "Cessez, leur dit-elle, d'accuser la fortune qui m'avait donné des Gracques pour fils. " Une telle femme méritait de mettre au monde l'orateur qui s'écria devant le peuple : "Quoi ! tu oses insulter celle qui m'a donné le jour ?" Le mot de la mère me parait beaucoup plus énergique. Le fils mettait un haut prix à la naissance des Gracques, et la mère, même à leur trépas.
[16,7] Rutilia suivit son fils Cotta en exil. Elle lui était si tendrement attachée, qu'elle aima mieux supporter l'exil que son absence, et ne revint dans sa patrie qu'avec son fils. Après son retour, jusqu'au sein de la prospérité et des honneurs, elle le perdit avec le même courage qu'elle l'avait suivi, et l'on ne vit plus couler ses larmes depuis les funérailles de son fils. Elle montra du courage dans son exil, et de la raison à sa mort. Rien n'avait arrêté les mouvements de sa tendresse, rien ne put la faire persister dans une affliction inutile et insensée. Voilà les femmes au rang desquelles je veux qu'on vous place, vous qui toujours avez imité leurs exemples ; comme elles, vous saurez modérer ou étouffer le chagrin.
Le meilleur des dérivatifs est l'étude. Sénèque exhorte sa mère à en user
[17,1] Je le sais, la chose ne dépend pas de nous ; nulle affection n'obéit à l'homme, et encore moins celle que produit la douleur ; elle est opiniâtre et résiste à tous les remèdes. On veut quelquefois la comprimer et dévorer ses soupirs ; on affecte un air serein, mais notre sourire est trahi par nos larmes. D'autres fois on essaie de se distraire par des jeux et des combats de gladiateurs ; mais, au milieu des spectacles mêmes, je ne sais quel souvenir de notre perte vient encore se glisser dans notre âme.[17,2] Mieux vaut donc vaincre la douleur que la tromper ; l'illusion des plaisirs et la distraction des affaires ne l'empêchent pas de renaître ; au contraire, ces délais ne servent qu'à en augmenter la force et la violence ; mais le calme que la raison procure est durable. Je ne vous indiquerai donc pas les moyens auxquels, je le sais, on a souvent recours ; je ne vous exhorterai pas à vous distraire et à vous amuser par des voyages agréables ou prolongés, à donner beaucoup de temps à la révision de vos comptes et à l'administration de vos biens, à vous jeter sans cesse dans de nouvelles affaires. Ce ne sont là que des remèdes momentanés, ou plutôt ce ne sont pas des soulagements, mais des embarras. J'aime mieux mettre un terme à l'affliction, que de lui donner le change.
[17,3] Voilà pourquoi je vous conduis dans l'unique asile ouvert à ceux qui fuient les coups du destin, dans le sanctuaire de la philosophie. C'est elle qui guérira votre blessure, qui vous arrachera entièrement à vos regrets. Quand vous ne seriez nullement habituée à cette étude, il faudrait y recourir aujourd'hui. Mais, autant que vous l'a permis l'antique sévérité de mon père, vous avez, sinon approfondi, du moins effleuré toutes les sublimes connaissances.
[17,4] Plût au ciel que, moins attaché aux usages de ses ancêtres, ce père, le meilleur des époux, n'eût pas borné à une légère teinture votre étude de la philosophie ; vous ne chercheriez pas maintenant des armes contre la fortune ; vous feriez usage des vôtres. L'exemple des femmes, pour qui les lettres sont un moyen de corruption plutôt que de sagesse, força mon père à modérer votre passion pour l'étude ; cependant, grâce à votre rare aptitude, vous avez plus appris que les circonstances ne semblaient le permettre. Votre esprit est imbu des principes de toutes les sciences.
[17,5] Revenez maintenant vers elles ; elles feront votre sûreté, votre consolation, votre joie. Si elles ont véritablement pénétré dans votre âme, l'accès en sera désormais interdit à la douleur, aux inquiétudes, aux inutiles tourments d'une vaine affliction ; et votre coeur, toujours fermé aux vices, le sera également à tous les chagrins. Voilà, sans contredit, le rempart le plus sûr, le seul qui puisse vous soustraire aux rigueurs de la fortune.
Helvia doit se consoler aussi par l'affection de ceux qui l'entourent
[18,1] Mais comme en attendant que vous surgissiez au port que vous promet l'étude, il vous faut des appuis, je veux vous découvrir les motifs de consolation qui vous sont propres.[18,2] Jetez les yeux sur mes frères. pouvez-vous, tant qu'ils vivront, accuser la fortune ? Tous deux, par la diversité de leurs vertus, charmeront vos ennuis. Gallion est parvenu aux honneurs par ses talents ; Méla les a dédaignés par sagesse. Jouissez de la considération de l'un, de la tranquillité de l'autre, de l'amour de tous les deux. Je connais à fond les sentiments de mes frères ; Gallion recherche les dignités pour vous en faire honneur ; Méla embrasse une vie douce et paisible, pour se vouer tout entier à vous.
[18,3] La fortune vous a heureusement accordé des fils capables de vous aider et de charmer votre vie, vous trouvez un appui dans le crédit du premier, une jouissance dans les loisirs du second. Ils rivaliseront de zèle auprès de vous, et la tendresse de deux fils suppléera à l'absence d'un seul. Oui, je puis hardiment vous l'assurer ; il ne vous manquera que le nombre.
[18,4] Considérez encore les petits-fils que vous tenez d'eux ; le jeune Marcus, cet aimable enfant, dont la présence dissipe les plus noirs chagrins : point de blessure si vive et si récente que ne puissent guérir ses douces caresses.
[18,5] Quelles larmes sa gaîté ne tarirait-elle pas ? quel front, si chargé de nuages, ne s'éclaircirait à ses saillies ? quel caractère si grave ne partagerait son aimable enjouement ? quel esprit si rêveur n'interromprait ses méditations pour écouter ce babil charmant qu'on ne saurait se lasser d'entendre ? O dieux, puisse-t-il nous survivre !
[18,6] Destin cruel, épuise sur moi seul tous tes traits ! Infortunes, qui planez sur la mère et sur l'aïeule, tombez sur moi ! Que tous mes autres parents soient heureux, chacun dans sa sphère ; je ne me plaindrai ni de ma solitude, ni de mon sort. Puissé-je, seul, être la victime expiatoire de toute ma famille, et l'affranchir désormais de tout sujet de larmes !
[18,7] Serrez bien dans vos bras cette Novatilla, qui va bientôt vous donner des arrière-petits-fils ; Novatilla, que j'avais adoptée, qui tenait à mon sort par des liens si étroits, qu'elle peut, après m'avoir perdu, paraître orpheline, quoiqu'il lui reste un père. Aimez-la pour vous, aimez-la pour moi. La fortune lui a ravi depuis peu sa mère ; votre tendresse peut l'empêcher, sinon d'être affligée de cette perte, du moins de la sentir.
[18,8] Veillez tantôt sur ses moeurs, tantôt sur sa beauté. Les préceptes pénètrent plus avant, quand ils sont imprimés dans l'âge tendre. Qu'elle s'accoutume à vos discours, qu'elle se règle sur vos leçons. Vous lui donneriez beaucoup, même en ne lui donnant que l'exemple. Ce devoir, que vous avez toujours regardé comme sacré, vous servira de consolation. Une âme, dont la douleur est prescrite par la nature, ne peut en être détournée que par la raison ou par quelque occupation honnête.
[18,9] Parmi vos puissants motifs de consolation, je compterais encore votre père, s'il n'était absent. Cependant jugez, en consultant votre coeur, quel est son intérêt ; vous sentirez qu'il est plus juste de vous conserver pour lui, que de vous sacrifier pour moi. Toutes les fois qu'une douleur excessive s'emparera de vous et maîtrisera votre âme, songez à votre père. Sans doute, par les petits-fils et les arrière-petits-fils que vous lui avez donnés, vous n'êtes plus son unique appui ; mais le soin d'environner de bonheur la fin de sa carrière est un devoir que vous seule devez remplir. Tant qu'il vit, ce serait un crime de vous plaindre d'avoir trop vécu.
[19,1] Je ne vous parlais pas de votre plus grande consolation, de votre soeur, de ce coeur si fidèle, dans lequel comme dans une autre vous-même vous épanchez tous vos ennuis ; de cette âme qui a pour nous tous l'affection d'une mère : c'est avec elle que vous avez confondu vos larmes ; c'est sur son sein que vous êtes revenue de votre évanouissement.
[19,2] Elle épouse il est vrai tous vos sentiments ; néanmoins, dans mon malheur, ce n'est pas seulement pour vous qu'elle s'afflige. C'est entre ses bras que je fus apporté à Rome ; c'est à ses soins, à sa sollicitude maternelle que je dus ma convalescence après une longue maladie ; c'est son crédit qui me fit obtenir la questure. Trop timide pour parler, pour faire publiquement sa cour, elle a osé, par tendresse pour moi, sortir de sa réserve habituelle. Ni sa vie retirée, ni sa timidité villageoise, si on la compare avec l'effronterie de tant de femmes, ni son amour pour le repos, ni ses moeurs paisibles et solitaires ne l'arrêtèrent : pour moi, elle devint ambitieuse.
[19,3] Voilà, ma tendre mère, la consolation qui doit raffermir votre âme : unissez-vous encore plus à cette soeur, serrez-la plus étroitement dans vos bras. Les personnes affligées fuient les objets de leur vive affection, pour donner un libre cours à leur douleur. Réfugiez-vous dans son sein avec toutes vos pensées : que vous veuillez vous livrer à la même tristesse, ou y renoncer, elle dissipera ou partagera votre chagrin.
[19,4] Mais si je connais bien la sagesse de cette femme admirable, loin de vous laisser en proie à une douleur inutile, elle vous citera son propre exemple, dont j'ai moi-même été témoin. L'époux le plus cher, notre oncle, auquel elle s'était unie, vierge encore, elle l'avait perdu dans le trajet même ; quoiqu'elle eût à combattre à la fois la douleur et la crainte, elle triompha de la tempête, et, jusque dans son naufrage, elle eut le courage d'emporter le corps de son mari.
[19,5] O combien de femmes dont les belles actions sont perdues dans les ténèbres ! Si elle eût vécu dans ces temps anciens, dont la simplicité savait admirer les vertus, que de bouches éloquentes se seraient disputé l'honneur de préconiser une femme qui, oubliant la faiblesse de son sexe, oubliant la mer, si redoutable même aux plus intrépides, exposa ses jours pour ensevelir son époux, et qui, tout occupée du soin de ses funérailles, ne craignit pas d'être elle-même privée d'un tombeau ! La poésie a partout immortalisé l'héroïne qui se dévoua pour son époux. Eh ! n'est-il pas plus beau d'affronter le trépas pour donner un asile à ses cendres ? L'amour n'est-il pas plus sublime, qui, avec les mêmes dangers, rachète un trésor moins précieux ?
[19,6] Est-on surpris, après cela, que, pendant seize ans que son mari fut gouverneur d'Égypte, jamais elle ne parut en public, jamais ne reçut chez elle une personne de la province, jamais ne demanda rien à son époux, et ne souffrit la moindre sollicitation ? Aussi cette province, médisante et ingénieuse à outrager ses préfets, cette province, où ceux même qui évitèrent les fautes, ne purent échapper aux traits malins, admira votre soeur comme un modèle unique de vertu ; et, ce qui était encore plus difficile pour elle, malgré son goût pour les sarcasmes même qui ne sont pas sans péril, elle réprima entièrement la malignité de ses discours. Aujourd'hui même encore, l'Égypte souhaite une femme semblable, quoiqu'elle n'ose l'espérer. C'eût été beaucoup d'avoir, pendant seize ans, mérité l'estime de cette province ; c'est encore plus d'en avoir été ignorée.
[19,7] Je ne vous rapporte pas ces détails pour célébrer ses louanges : ce serait les affaiblir que de les esquisser si rapidement ; mais pour vous faire sentir la grandeur d'âme d'une femme que ni l'ambition, ni la cupidité, fléaux inséparables de la puissance, n'ont pu corrompre ; d'une femme que la crainte de la mort, à la vue de son vaisseau désarmé et d'un naufrage inévitable, n'a pas empêchée de s'attacher au corps de son époux, moins attentive à se sauver elle-même, qu'à emporter ce précieux dépôt. Montrez un courage égal : arrachez votre âme à la douleur, et ne laissez pas croire que vous vous repentiez de m'avoir mis au monde.
Sénèque affirme pour terminer qu'il est heureux, que son âme n'a jamais été aussi sereine
[20,1] Néanmoins, quoi que vous fassiez, comme il faut que votre pensée revienne toujours vers moi, et que maintenant aucun de vos enfants ne se présente plus fréquemment à votre souvenir, non qu'ils vous soient moins chers, mais parce qu'il est naturel de porter plus souvent la main sur la partie souffrante, voici l'idée que vous devez vous faire de moi : je suis heureux et content, tel que j'étais au sein de la prospérité ; je m'y trouve en effet, puisque mon âme, dégagée d'embarras, se livre à ses fonctions, tantôt en s'amusant d'études légères, tantôt, uniquement avide de connaître la vérité, en s'élevant à la contemplation d'elle-même et de l'univers.
[20,2] D'abord, elle examine la terre et sa position ; ensuite la nature de la mer qui l'environne, la cause de son flux et de son reflux ; puis elle considère ces effroyables météores, formés entre le ciel et la terre, et cette bruyante région des tonnerres, des foudres, des vents, des pluies, de la neige et de la grêle. Après avoir parcouru ces objets moins sublimes, elle s'élance vers la voûte des cieux, elle jouit du pompeux spectacle des sphères, et, se rappelant son immortalité, elle se promène au milieu des temps passés et des siècles à venir.
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