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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


 

QUINTILIEN
L'INSTITUTION ORATOIRE
LIVRE PREMIER

 Chapitre I

Des précautions que réclame l'enfant dans les commencements de son éducation. Des nourrices et des précepteurs.


 

(1) Vous est-il né un fils, concevez d'abord de lui les plus hautes espérances: cela vous rendra plus soigneux dès le commencement. On dit tous les jours qu'il n'est donné qu'à un très petit nombre d'hommes de comprendre ce qu'on leur enseigne, et que la plupart, faute d'intelligence, perdent leur peine et leur temps. Cette plainte n'est pas fondée: il s'en rencontre beaucoup, au contraire, qui ont autant de facilité à concevoir que d'aptitude à apprendre. C'est que cela est dans la nature de l'homme; et de même que l'oiseau est né pour voler, le cheval pour courir, la bête féroce pour nuire; de même l'homme est né pour penser, et exercer cette intelligence active et subtile qui a fait attribuer à l'âme une origine céleste.

 (2) Les esprits stupides et rebelles à toute instruction sont dans l'ordre intellectuel ce que les monstres sont dans l'ordre physique: le nombre en est infiniment petit. Ce qui le prouve, c'est qu'on voit briller dans les enfants des lueurs très vives d'espérance, qui s'évanouissent avec l'âge; d'où il faut conclure que ce n'est pas la nature qui leur a manqué, mais les soins. Il y en a pourtant qui ont plus d'esprit que d'autres:

 (3) d'accord; mais de ce qu'on montre plus ou moins de capacité, il ne s'ensuit pas que personne n'ait jamais rien gagné à l'étude. Quiconque est pénétré de cette vérité, dès qu'il sera devenu père ne saurait cultiver avec trop de soin l'espérance de former un orateur.

 (4) Avant tout, choisissez des nourrices qui n'aient point un langage vicieux. Chrysippe les souhaitait savantes, si cela se pouvait, ou du moins aussi vertueuses que possible; et sans doute c'est à leurs moeurs qu'il faut principalement regarder. Il faut tenir aussi pourtant à ce qu'elles parlent correctement.

 (5) Ce sont elles que l'enfant entendra d'abord, ce sont elles dont il essayera d'imiter et de reproduire les paroles; et naturellement les impressions que nous recevons dans le premier âge sont les plus profondes. Ainsi un vase conserve toujours l'odeur dont il a été imbu étant neuf, et la laine, une fois teinte, ne recouvre jamais sa blancheur primitive. Mais ce sont surtout les mauvaises impressions qui laissent les traces les plus durables. Le bien se change aisément en mal: mais quand vient-on à bout de changer le mal en bien? Que l'enfant ne s'accoutume donc pas, si jeune qu'il soit, à un langage qu'il lui faudra désapprendre.

 (6) Pour ce qui est des parents, je voudrais en eux beaucoup de savoir; et ici je ne parle pas seulement des pères. On sait combien Cornélie, dont le langage élégant a passé jusqu'à nous avec ses lettres, influa sur l'éloquence des Gracques. On dit aussi que la fille de Lélius ne parlait pas moins bien que son père; et nous lisons encore un discours de la fille de Q. Hortensius, prononcé devant les triumvirs, qui fait honneur à son sexe et n'en ferait pas moins au nôtre.

 (7) Ce n'est pas à dire que les pères, qui ont été privés du bienfait de l'instruction, doivent être moins soigneux de faire étudier leurs enfants; c'est au contraire un motif pour eux de veiller de plus près aux accessoires.

 (8) Ce que j'ai dit des nourrices, je le dis également des esclaves au milieu desquels sera élevé l'enfant qu'on destine à être orateur. Enfin, à l'égard des pédagogues, ce que j'ai à recommander par-dessus tout, c'est qu'ils soient véritablement instruits, ou qu'ils sachent du moins qu'ils ne le sont pas; car je ne connais rien de pire que ces gens qui, pour avoir une légère teinture des lettres, s'imaginent être savants: dans cette fausse opinion d'eux-mêmes, ils croient en savoir plus que tous les maîtres; et, abusant d'un certain pouvoir qui enfle ordinairement la vanité des hommes de cette espèce, ils sont impérieux, quelquefois cruels, et communiquent leur sottise à leurs élèves.

 (9) Leur défaut de jugement n'est pas moins nuisible aux moeurs: témoin Léonidès, gouverneur d'Alexandre, qui, au rapport de Diogène le Babylonien, avait fait contracter à ce prince certains défauts qui le poursuivirent jusque dans un âge avancé, et lorsqu'il était déjà un très grand roi.

 (10) Si je parais exiger beaucoup, que l'on considère qu'il s'agit de former un orateur, oeuvre laborieuse, en supposant même que nous n'aurons manqué à rien dans les commencements; qu'il reste encore beaucoup plus à faire, et des choses plus difficiles; que nous aurons besoin et d'une étude continuelle, et des maîtres les plus habiles, et des connaissances les plus variées.

 (11) Je dois donc prescrire la perfection: si le fardeau paraît trop pesant, ce sera la faute du maître et non de la méthode. Cependant s'il arrive qu'on ne puisse donner aux enfants des nourrices telles que je les veux, qu'on ait au moins un pédagogue instruit, qui soit toujours là pour reprendre à l'instant ce qu'elles auraient dit d'incorrect en présence de l'enfant, afin qu'aucun défaut n'ait le temps de s'enraciner. Il est, au reste, bien entendu que ce que j'ai prescrit d'abord c'est le bien, et que ceci n'est que le remède.

 (12) Je suis d'avis que l'enfant commence par la langue grecque, parce que le latin étant plus usité, l'habitude nous le fait apprendre, pour ainsi dire, malgré nous; ensuite, parce que l'ordre veut qu'il étudie d'abord les Grecs, qui ont été nos devanciers dans toutes les sciences.

 (13) Toutefois, je ne voudrais pas que cela fût observé trop scrupuleusement, et qu'un enfant fût longtemps à ne parler que grec ou à n'étudier que dans cette langue, comme on le fait généralement; car il arrive de là qu'on s'accoutume à une prononciation qui sent l'étranger, et à des formes de langage qui sont vicieuses dans un idiome différent, et dont on a de la peine à se corriger.

 (14) Le latin ne doit donc pas venir trop longtemps après le grec; mais les deux langues ne doivent pas tarder à marcher de front; et alors, en les cultivant simultanément, on ne risquera pas de nuire à l'une par l'autre.

 (15) Quelques-uns ont pensé que les études de l'enfant ne devaient commencer qu'à sept ans, parce que ce n'est guère qu'à cet âge qu'on a le degré d'intelligence et la force d'application convenables pour apprendre. C'était l'opinion d'Hésiode, au rapport d'un grand nombre d'écrivains antérieurs au grammairien Aristophane, et cela se trouve en effet dans son poème intitulé Préceptes; mais Aristophane nie que cet ouvrage soit de ce poète.

 (16) D'autres, et notamment Ératosthène, ont prescrit la même chose. Mais ceux-là pensent plus sagement, qui veulent qu'aucun âge ne soit privé de soin: de ce nombre est Chrysippe, qui, tout en accordant trois ans aux nourrices, est d'avis qu'elles s'appliquent à faire germer dès cet âge les meilleurs principes dans le coeur des enfants.

 (17) Or, pourquoi la culture de l'esprit ne trouverait-elle pas place dans un âge qui appartient déjà à la morale? Je sais bien que, pendant tout le temps dont je parle, on obtiendra à peine ce qu'une seule année donnera dans la suite. Mais il me semble que ceux que je combats ont voulu encore plus ménager les maîtres que les élèves dans cette partie de l'éducation.

 (18) Après tout, que pourront faire de mieux les enfants, du moment qu'ils commencent à parler? car enfin faut-il qu'ils fassent quelque chose. Or, pourquoi dédaignerait-on, si petit qu'il soit, le gain qu'on peut faire jusqu'à sept ans? En effet, si peu que rapporte le premier âge, l'enfant ne laissera pas d'être à sept ans capable d'études plus fortes, que si l'on eût attendu jusque-là pour commencer.

 (19) Ce bénéfice, accumulé chaque année, formera avec le temps un capital qui, prélevé sur l'enfance, sera autant de gagné pour l'adolescence. Appliquons la même règle aux années suivantes, afin qu'aucun âge ne soit arriéré dans les études qui lui sont propres. Hâtons-nous donc de mettre à profit les premières années, avec d'autant plus de raison que les commencements de l'instruction ne portent que sur une seule faculté, la mémoire; que non seulement les enfants en ont déjà, mais qu'ils en ont même beaucoup plus que nous.

 (20) Toutefois, je connais trop la portée de chaque âge, pour vouloir qu'on tourmente tout d'abord un enfant, et qu'on exige de lui une application qui ne laisse rien à désirer. Car il faut bien prendre garde de lui faire haïr l'étude dans un temps où il est encore incapable de l'aimer, de peur que sa répugnance ne se prolonge au-delà des premières années avec le souvenir de l'amertume qu'il aura une fois sentie. Que l'étude soit un jeu pour lui: je veux qu'on le prie, qu'on le loue, et qu'il soit toujours bien aise d'avoir appris ce qu'on veut qu'il sache. Quelquefois, ce qu'il refusera d'apprendre, on l'enseignera à un autre; cela piquera sa jalousie. Il luttera de temps en temps avec lui, et le plus souvent on lui laissera croire qu'il l'a emporté. Enfin, on le stimulera par les récompenses que comporte cet âge.

 (21) Voilà de bien petits préceptes pour un aussi grand dessein que celui que je me propose. Mais les études ont aussi leur enfance; et de même que les corps les plus robustes ont eu de faibles commencements, tels que le lait et le berceau, de même l'éloquence la plus sublime a commencé quelquefois par des vagissements, bégayé ses premiers mots, et hésité sur la forme des lettres. D'ailleurs, parce qu'une chose ne suffit pas, en est-elle pour cela moins nécessaire?

 (22) Que si personne ne blâme un père qui tient à ces petits détails, peut-on désapprouver un auteur de professer publiquement ce dont on le louerait, s'il le pratiquait chez lui? Ajoutez à cela que les petites choses sont plus proportionnées à l'intelligence des enfants. De même qu'il est certains mouvements auxquels le corps ne peut se plier que dans l'âge où les membres sont encore tendres, de même il est une foule de choses auxquelles l'esprit est inhabile, par cela même qu'il a acquis plus de force.

 (23) Philippe, roi de Macédoine, aurait-il voulu qu'Alexandre, son fils, apprit à lire du plus grand philosophe de son temps, d'Aristote, et celui-ci se fût-il chargé de cet emploi, si l'un et l'autre n'eussent senti combien il importait, pour le présent et pour l'avenir, que les premières études fussent dirigées par le maître le plus parfait?

 (24) Représentons-nous donc Alexandre, cet enfant si cher, si digne de soins (et quel enfant n'en est digne pour son père!); figurons-nous qu'on l'ôte d'entre les bras des femmes pour le confier à nos soins; et si j'ai quelque secret pour apprendre à lire en peu de temps, aurai-je honte de le mettre en usage? Car j'avoue que je n'aime pas ce que je vois faire généralement, qu'on apprenne aux enfants les noms et l'ordre des lettres avant qu'ils n'en connaissent la forme.

 (25) Cette méthode les retarde, en ce que, songeant bien moins à ce qu'ils voient qu'à ce qu'ils ont dans la mémoire, qui va plus vite que les yeux, ils ne portent point leur attention sur la forme. Aussi les maîtres, quand ils jugent que les enfants ont suffisamment retenu les lettres dans l'ordre où on a coutume de les écrire, se mettent-ils à intervertir et à bouleverser tout l'alphabet, jusqu'à ce qu'enfin leurs élèves parviennent à les reconnaître à leurs caractères et non, d'après leur ordre. Il sera donc mieux de les leur faire distinguer en même temps, comme on distingue les hommes et par leur extérieur et par leurs noms.

 (26) Mais ce qui est un obstacle à la connaissance des lettres n'en est pas un pour les syllabes. Je ne blâme pas au surplus l'usage d'exciter le zèle des enfants en leur donnant pour jouets des lettres figurées en ivoire, ou toute autre bagatelle qui les amuse, et qu'ils aient du plaisir à manier, à voir, à nommer.

 (27) Lorsque l'enfant commence à écrire, il sera bon de faire graver les lettres le mieux qu'on pourra sur une tablette, dont les sillons servent à guider leur style. Étant ainsi contenu de chaque côté par des bords, il ne sera pas sujet à s'égarer comme sur la cire, et ne pourra pas sortir des proportions voulues. L'habitude de suivre avec célérité des traces déterminées formera ses doigts, et il n'aura pas besoin que la main d'un maître vienne se poser sur la sienne pour la diriger.

 (28) Ce n'est pas un soin indifférent, quoique parmi les personnes de distinction il soit presque d'usage de le négliger, que celui d'écrire bien et vite. Ce qu'il y a de plus essentiel dans les études, ce qui seul leur fait porter des fruits véritables et jeter de profondes racines, c'est d'écrire, et cela dans l'acception propre du mot. Or une écriture trop lente retarde la pensée; grossière et confuse, elle est inintelligible; d'où résulte un second travail, celui de dicter ce que l'on veut transcrire.

 (29) On se trouvera donc toujours bien, et en tout lieu, mais particulièrement dans les correspondances secrètes ou familières, de n'avoir pas négligé ce point.

 (30) Quant aux syllabes, point d'abréviation. Il faut les apprendre toutes, et sans ajourner, les plus difficiles, comme on le fait ordinairement; et cela, afin qu'en écrivant les enfants, embarrassés par leur rencontre, soient obligés de s'y arrêter.

 (31) Bien plus, il ne faut pas se fier au premier effort de leur mémoire; mais il sera bon de leur faire répéter plusieurs fois la même chose, et de la leur bien inculquer. Et quand ils liront, qu'on ne les presse pas trop d'abord, soit pour articuler des mots entiers, soit pour lire avec vitesse, à moins qu'ils ne voient tout d'un coup et sans hésiter la liaison des lettres. Alors on pourra leur faire prononcer un mot tout entier, puis des phrases.

 (32) On ne saurait croire combien la précipitation retarde les enfants dans la lecture. Car il arrive de là qu'ils hésitent, qu'ils s'interrompent, qu'ils se répètent, et cela parce qu'ils veulent dire mieux qu'ils ne peuvent; et une fois qu'ils se sont trompés, ils se défient même de ce qu'ils savent.

 (33) Que la lecture soit donc d'abord sûre, ensuite liée; qu'elle soit longtemps très lente, jusqu'à ce que, à force d'exercice, ils parviennent à lire vite et bien.

 (34) Car, quant à ce que tous les maîtres recommandent, de regarder à droite et de porter les yeux en avant, le précepte ne suffit pas, c'est aussi une affaire de pratique, puisque, pendant que vous prononcez ce qui précède, vous avez à voir ce qui suit; et, chose très difficile, l'attention de l'esprit doit être partagée de manière que la voix fasse une chose et les yeux une autre. Lorsque l'enfant commencera, suivant l'usage, à écrire des noms, on ne se repentira pas d'avoir veillé à ce qu'il ne perde pas sa peine sur des mots vulgaires et pris au hasard.

 (35) Il peut, dès lors, tout en s'occupant d'autre chose, être initié à ce que les Grecs appellent glose, et acquérir, au milieu des premiers éléments, ce qui, dans la suite, exigerait un temps particulier. Et puisque je suis en train de donner de petits préceptes, je voudrais encore que les lignes d'écriture qui leur sont données comme modèles continssent non des pensées oiseuses, mais quelque moralité.

 (36) Le souvenir en reste jusque dans la vieillesse; et, empreint dans une âme neuve, il influe jusque sur les moeurs. Rien n'empêche enfin qu'il n'apprenne, tout en jouant, les paroles mémorables des hommes illustres, et des morceaux de choix, tirés principalement des poètes, dont la lecture est celle qui a le plus d'attraits pour les enfants. Car la mémoire, ainsi que je le dirai en son lieu, est très nécessaire à l'orateur; et ce qui contribue le plus à l'entretenir et à la fortifier, c'est l'exercice. Or, à l'âge dont nous parlons, et où l'on ne peut encore rien produire par soi-même, la mémoire est presque la seule faculté qui puisse être secondée par le soin des maîtres.

 (37) Il ne sera pas non plus indifférent, pour délier la langue des enfants et leur donner une prononciation nette, d'exiger qu'ils répètent avec le plus de vitesse et de volubilité possible certains mots et certains vers d'une difficulté étudiée, dont les syllabes enchaînées comme par force se heurtent et s'entrechoquent, et que les Grecs appellent GRECcalinoiv. Cette recommandation peut paraître minutieuse; cependant, si on la néglige, il se glisse dans la prononciation une infinité de défauts, qui, lorsqu'on n'y remédie pas dans les premières années, s'enracinent à tel point, qu'il n'est plus possible de s'en corriger dans la suite.

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Commentaires éventuels: Jacques Poucet (poucet@fusl.ac.be)

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