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Tite-Live: Encyclopédie livienne - Plan de l'Histoire romaine - Hypertexte louvaniste

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Tite-Live - Histoire Romaine 

Livre XXI : Les événements de l'année 219/218

 


 

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Plan

 

Crédits

M. E. Pessoneaux, Oeuvres complètes de Tite-Live avec la traduction française de la Collection Panckoucke, t. III, Paris, Garnier, 1909. Cette traduction a toutefois été légèrement modifiée. On a notamment modernisé l'orthographe, adapté les noms propres aux usages actuels, introduit les divisions modernes en paragraphes et ajouté des intertitres généralement repris à A. Flobert, Tite-Live. La seconde guerre punique I. Histoire romaine. Livres XXI à XXV, Paris, 1993. (Garnier- Flammarion - GF 746).


 

1ère partie: [21,1-6] Causes de la seconde guerre punique

 

[21,1] Haines nationales et haine personnelle

(1) Dans cette partie de mon ouvrage, qu'il me soit permis, à l'exemple de la plupart des auteurs qui placent une préface en tête de leur histoire, d'annoncer que je vais écrire la plus mémorable de toutes les guerres, celle que les Carthaginois, sous la conduite d'Hannibal, firent au peuple romain. (2) Jamais deux cités, deux nations plus redoutables, ne mesurèrent leurs armes; jamais Rome et Carthage elles-mêmes n'eurent autant de forces et de puissance; ce n'était pas non plus sans connaissance de l'art de la guerre, mais avec l'expérience acquise dans la première guerre punique, qu'elles se mesuraient ensemble. L'inconstance du sort, les chances des combats furent telles que le vainqueur fut plus près de succomber. (3) C'était plutôt une lutte de haine que de force: les Romains s'indignaient de voir les vaincus provoquer les vainqueurs, et les Carthaginois trouvaient qu'on avait traité les vaincus avec tyrannie et cupidité. (4) On rapporte aussi qu'Hannibal, à peine âgé de neuf ans, au milieu des caresses enfantines qu'il faisait à son père, le supplia de l'emmener en Espagne. La guerre d'Afrique venait d'être heureusement terminée, et Amilcar, sur le point d'entreprendre une expédition nouvelle, offrait un sacrifice aux dieux; il fait avancer son fils au pied des autels, et lui ordonne de jurer, en étendant la main sur la victime, qu'au plus tôt il sera l'ennemi de Rome. (5) Ce courage altier ne pouvait se consoler de la perte de la Sicile et de la Sardaigne: le désespoir, disait-il, avait fait céder trop vite la première de ces provinces; l'autre, au milieu des troubles de l'Afrique, avait été enlevée par la perfidie des Romains, qui avaient imposé un nouveau tribut.

[Début]

 

[21,2] Mort d'Hamilcar (229); Hasdrubal le remplace

(1) Agité d'inquiétudes et de regrets, à peine il a conclu la paix avec Rome, que, pour relever la puissance de Carthage, il fait, pendant cinq années, la guerre en Afrique, puis en Espagne pendant neuf ans. (2) Nul doute qu'il ne méditât une expédition de plus haute importance. Si sa carrière se fût prolongée, les Carthaginois auraient, sous ses ordres, porté en Italie la guerre que son fils y porta dans la suite; (3) elle ne fut différée que par cette mort qui survint si à propos, et par l'enfance d'Hannibal. Un intervalle de près de huit années entre le père et le fils fut rempli par l'autorité d'Hasdrubal. D'abord favori d'Amilcar, qui voyait briller en lui la fleur de la jeunesse; (4) devenu ensuite son gendre à cause de ses qualités éminentes, et, par là, chef de la faction Barcine, si puissante auprès des soldats et du peuple, il resta, malgré les grands, seul maître de l'empire. (5) Plus politique que guerrier, en offrant l'hospitalité aux petits princes de l'Afrique, il se concilia par les monarques l'affection des sujets, et accrut ainsi, non moins que par la guerre et les armes, la puissance de Carthage. (6) Cependant la paix ne le sauva point. Un barbare, irrité de ce qu'il avait fait périr son maître, l'assassina au milieu de ses gardes: arrêté sur-le-champ, il montra un air aussi satisfait que s'il se fût échappé; et alors même qu'il était déchiré par les tortures, il garda une telle contenance que la joie surmonta chez lui la douleur, et qu'il sembla même sourire à ses bourreaux. (7) L'habileté d'Hasdrubal à gagner les peuples et à les soumettre à ses lois avait engagé les Romains à renouveler avec lui le traité d'alliance, aux conditions que l'Hèbre serait la limite des deux empires, et que Sagonte, placée entre les deux puissances, conserverait sa liberté.

[Début]

 

[21,3] La succession d'Hasdrubal (221)

(1) Après la mort d'Hasdrubal, personne ne douta que l'initiative des soldats qui avaient sur-le-champ porté le jeune Hannibal dans le prétoire et l'avaient proclamé général d'un cri et d'une voix unanimes, ne fût confirmée par le suffrage du peuple. (2) Il avait à peine atteint l'âge de puberté, que déjà une lettre d'Hasdrubal l'avait mandé près de lui. Dans une délibération du sénat à ce sujet, la faction Barcine appuyait vivement la proposition: Hannibal, disait-elle, devait s'habituer au métier des armes et recueillir l'héritage de la puissance paternelle. (3) Hannon, chef de la faction contraire, prit la parole: "On vous adresse, dit-il, une demande qui paraît fort juste, et pourtant je suis d'avis qu'elle soit rejetée." (4) La bizarrerie de cette opinion ambiguë avait fixé l'attention générale. "Oui, reprit Hannon, Hasdrubal se croit pleinement autorisé à réclamer du fils ce qu'il prodigua au père, à la fleur de sa jeunesse. Mais nous sied-il à nous de permettre que nos jeunes gens, pour faire l'apprentissage de la guerre, soient livrés d'abord aux caprices de nos généraux? (5) Craignons-nous d'ailleurs que le fils d'Amilcar ne voie pas assez tôt l'image du pouvoir absolu, de l'autorité royale que son père a exercée? Et, lorsque le gendre de ce souverain commande à nos armées par droit héréditaire, le sceptre du fils pèsera-t-il trop tard sur notre tête? (6) Que ce jeune homme reste à Carthage; qu'il y apprenne, par l'obéissance aux lois et aux magistrats, à vivre au sein de l'égalité: tel est mon avis. Craignons que cette faible étincelle n'allume un jour un vaste incendie."

[Début]

 

[21,4] Débuts d'Hannibal en Espagne (224)

(1) Quelques sénateurs, presque tous les plus sensés, partageaient cette opinion; mais, comme il arrive trop souvent, le parti le plus nombreux l'emporta sur le plus sage. Hannibal, dès son entrée en Espagne, attira sur lui tous les yeux. (2) "C'est Amilcar dans sa jeunesse qui nous est rendu, s'écriaient les vieux soldats. Même énergie dans le visage, même feu dans le regard: voilà son air, voilà ses traits." Mais bientôt le souvenir de son père fut le moindre de ses titres à la faveur. (3) Jamais esprit ne se plia avec plus de souplesse aux deux qualités les plus opposées, la subordination et le commandement: aussi serait-il difficile de décider s'il était plus cher au général qu'à l'armée. (4) Point d'officier qu'Hasdrubal choisît de préférence, s'il s'agissait d'un coup de vigueur et de hardiesse; point de chef, qui sût inspirer au soldat plus de confiance, plus d'audace. (5) Plein d'audace pour affronter le péril, il se montrait plein de prudence au sein du danger. Nulle fatigue, n'épuisait son corps, ne brisait son âme. (6) Il supportait également le froid et le chaud. Ses repas avaient pour borne et pour règle les besoins de la nature et non la sensualité. Pour veiller ou pour dormir, il ne faisait nulle différence entre le jour et la nuit. (7) Il donnait au repos les moments que les affaires lui laissaient libres, et il ne provoquait le sommeil ni par la mollesse du coucher ni par le silence. On le vit souvent, couvert d'une casaque de soldat, s'étendre à terre au milieu des sentinelles et des corps de garde. (8) Ses vêtements ne le distinguaient nullement des autres: ce qu'on remarquait, c'étaient ses armes et ses chevaux. Il était à la fois le meilleur cavalier, le meilleur fantassin. Le premier, il s'élançait au combat; le dernier, il quittait la mêlée. (9) De grands vices égalaient de si brillantes vertus: une cruauté excessive, une perfidie plus que punique, rien de vrai, rien de sacré pour lui, nulle crainte des dieux, nul respect des serments, nulle religion. (10) Avec ce mélange de qualités et de vices, il servit trois ans sous les ordres d'Hasdrubal, sans rien négliger de ce qu'il fallait faire ou voir pour devenir un grand capitaine.

[Début]

 

[21,5] La première campagne d'Espagne (221-219)

(1) Du jour même où il fut nommé général, il sembla que l'Italie lui avait été assignée pour département, et qu'il devait porter la guerre contre Rome. (2) Convaincu qu'il ne fallait pas perdre un moment, de peur que, s'il hésitait, il ne succombât, comme Amilcar, son père, comme Hasdrubal, à quelque coup du sort, il résolut d'attaquer Sagonte. (3) Mais, comme le siège de cette ville devait infailliblement attirer sur lui les armes romaines, il marcha d'abord contre les Olcades, nation située au-delà de l'Hèbre, et qui se trouvait dans le lot des Carthaginois plutôt que dans leur dépendance; il voulait paraître ne pas attaquer Sagonte, mais être comme entraîné à lui faire la guerre par suite de ses conquêtes et de la soumission des peuples voisins. (4) Cartala, cité opulente, capitale des Olcades, est prise et pillée. Frappées de terreur, les places moins importantes se soumettent au vainqueur, qui leur impose un tribut. L'armée triomphante, chargée d'un riche butin, alla prendre ses quartiers d'hiver à Carthagène. (5) Là, par un généreux partage des dépouilles ennemies, par son exactitude à payer la solde qui était due, Hannibal s'attacha de plus en plus les soldats et les alliés; et, au retour du printemps, il dirigea ses armes contre les Vaccéens. (6) Hermandica et Arbocala sont emportées d'assaut; Arbocala, soutenue par la valeur et le nombre de ses habitants, opposa une longue résistance. (7) Les réfugiés d'Hermandica, joints à ceux des Olcades, peuple soumis l'année d'auparavant, soulèvent les Carpétans; (8) ils attaquèrent Hannibal dans sa retraite du pays des Vaccéens, non loin du Tage, et retardèrent sa marche, qu'embarrassait déjà le butin. (9) Hannibal n'engagea point l'action; il fit camper ses troupes sur la rive du fleuve, et, lorsque le silence l'avertit que ses adversaires étaient plongés dans le premier sommeil, il traversa le fleuve à gué: laissant ensuite, par la disposition de ses lignes, un espace aux ennemis pour marcher sur ses traces, il résolut de les surprendre au passage. (10) Sa cavalerie reçut l'ordre de commencer l'attaque dès qu'ils seraient entrés dans l'eau. L'infanterie, placée sur la rive, avait en tête quarante éléphants. (11) Les Carpétans, avec les débris des Olcades et des Vaccéens, étaient forts de cent mille hommes, armée invincible à terrain égal. (12) Naturellement présomptueux, comptant sur le nombre, persuadés que la crainte avait été la cause de la retraite d'Hannibal, certains que le seul obstacle à la victoire était le passage du fleuve, ils poussent un cri de guerre, et, sans ordre, sans guide, ils s'élancent dans les eaux, chacun à l'endroit le plus voisin. (13) De l'autre rive du fleuve, on envoie contre eux un gros de cavalerie, et il s'engage, au milieu du courant, une lutte inégale, (14) où l'infanterie, qui n'avait point le pied ferme, et qui redoutait d'être submergée, pouvait être facilement culbutée, même par des cavaliers sans armes, qui auraient poussé leurs chevaux au hasard; tandis que les cavaliers, libres de leurs mouvements et de leur armure, dont les chevaux avaient pied dans les endroits les plus profonds, combattaient de près et de loin. (15) Une grande partie fut engloutie dans le fleuve; quelques-uns, emportés vers les Carthaginois par la rapidité du courant, furent écrasés sous les pieds des éléphants; (16) les derniers, trouvant plus de sûreté à regagner leur rive, au moment où, dispersés çà et là, ils cherchaient à se réunir, et à se remettre de cet affreux désordre, virent paraître Hannibal à la tête d'un bataillon carré; il traversait le fleuve, et bientôt il les eut chassés du rivage. Le pays fut dévasté, et, quelques jours après, les Carpétans étaient soumis. (17) Dès lors tout le pays situé au-delà de l'Hèbre, Sagonte exceptée, subissait le joug de Carthage.

[Début]

 

[21,6] Sagonte envoie une délégation à Rome (218)

(1) La guerre n'avait pas encore commencé avec Sagonte; mais déjà des contestations, germes de guerre, lui étaient suscitées avec ses voisins surtout avec les Turdétans. (2) L'auteur même du litige se présentait pour arbitre; il était clair que la force, et non le droit, l'emporterait: les Sagontins alors envoyèrent à Rome une députation pour demander des secours contre l'ennemi dont ils se voyaient menacés. (3) Publius Cornélius Scipion et Tibérius Sempronius Longus étaient consuls. La députation entendue dans le sénat, l'affaire mise en délibération, on fut d'avis de faire passer des députés en Espagne pour prendre des informations sur la situation des alliés: (4) dans le cas où leur cause paraîtrait juste, les ambassadeurs devaient sommer Hannibal de ne plus inquiéter les Sagontins, alliés de Rome; puis passer en Afrique, pour porter à Carthage les plaintes des alliés de Rome. (5) La députation à peine décrétée n'était point encore partie, qu'on reçut, plus tôt qu'on ne s'y attendait, la nouvelle du siège de Sagonte. (6) Alors l'affaire fut de nouveau déférée au sénat. Les uns assignaient pour département aux consuls l'Espagne et l'Afrique, et proposaient de combattre à la fois sur terre et sur mer, d'autres dirigeaient toutes les forces en Espagne, contre Hannibal; (7) d'autres enfin demandaient qu'on mît moins de précipitation dans une affaire de cette importance, et qu'on attendît le retour de la députation envoyée en Espagne. (8) Cet avis, qui paraissait le plus sage, l'emporta: on pressa le départ des députés Publius Valérius Flaccus et Quintus Baebius Tamphilus; ils avaient ordre d'aller trouver Hannibal à Sagonte, de se rendre à Carthage, s'il refusait de lever le siège, et même de demander qu'Hannibal leur fût livré en réparation de la rupture du traité.

[Début]

 


 

2ème partie: [21,7-15] La guerre de Sagonte (219-218)

 

[21,7] Préparatifs du siège; Hannibal est blessé

(1) Tandis qu'à Rome on se prépare et l'on délibère, déjà Sagonte était attaquée avec la plus grande vigueur. (2) C'était la plus puissante des cités au-delà de l'Hèbre, environ à un mille de la mer: dans l'origine, colonie de l'île de Zacynthe, elle avait reçu le mélange de quelques Rutules de la ville d'Ardée. (3) Bientôt sa prospérité s'était élevée au plus haut point, soit par les richesses que lui prodiguaient à la fois la mer et la terre, soit par l'accroissement de sa population, soit par l'austérité de principes qui lui fit garder jusqu'au dernier moment la foi jurée à ses alliés. (4) Hannibal, qui a paru sur son territoire, à la tête d'une armée menaçante, qui a porté la désolation dans les campagnes, vient attaquer la ville de trois côtés à la fois. (5) Un angle de la muraille donnait sur une vallée plus unie et plus découverte que tout le terrain des environs. Ce fut par là qu'il se proposa de conduire les galeries qui devaient le mettre en état de battre la muraille à coups de béliers. (6) Tant qu'on fut loin des murs, le sol aidait au transport des mantelets; mais des difficultés presque insurmontables se présentèrent, lorsqu'on vint à effectuer les attaques. (7) D'abord une tour immense dominait tous les ouvrages; et, comme la faiblesse de cet endroit était suspecte, les murailles présentaient là plus de force et d'élévation qu'ailleurs. Enfin l'élite des guerriers, au poste du péril et de l'honneur, opposait une plus grande résistance. (8) D'abord une grêle de traits repousse l'ennemi, sans laisser aux travailleurs la moindre sûreté. Bientôt ils ne se bornent plus à lancer leurs javelines du haut des murs et de la tour; ils s'enhardissent jusqu'à fondre sur les ouvrages, sur les postes ennemis; (9) et, dans ces mêlées, il succombait presque autant de Carthaginois que de Sagontins. (10) Hannibal lui-même, qui s'est avancé au pied du mur avec trop peu de précaution, est grièvement blessé à la cuisse d'un trait qui le renverse. Aussitôt parmi les siens, épouvante, confusion; peu s'en fallut que les ouvrages et les galeries ne fussent abandonnés.

[Début]

 

[21,8] Reprise du siège

(1) Pendant quelques jours, ce fut plutôt un blocus qu'un siège. Les Carthaginois attendaient la guérison d'Hannibal. Alors point de combat; mais la construction des ouvrages et les fortifications continuèrent avec la même activité. (2) Aussi les attaques recommencèrent avec plus de vigueur et sur plusieurs points malgré des obstacles inouïs, on fit avancer les galeries et le bélier. (3) Le Carthaginois avait une armée considérable; elle montait, dit-on, à cent cinquante mille hommes. (4) Les assiégés, pour tout défendre, pour tout surveiller, furent contraints de diviser beaucoup leurs forces: aussi ils allaient succomber; (5) car le bélier battait les murailles, et plusieurs parties étaient ébranlées. Une large brèche laissait d'un côté la ville à découvert; ensuite trois tours et la muraille qui se trouvait dans l'intervalle s'étaient écroulées avec un horrible fracas, (6) et les Carthaginois avaient cru que cet écroulement mettait la ville en leur pouvoir. Les deux partis s'avancent par là au combat, comme si chacun eût été protégé également par un rempart. (7) Ce n'était point ces mêlées irrégulières qui ont lieu dans tous les sièges lors d'une brusque attaque, mais deux armées rangées en bataille comme dans une plaine découverte, entre les décombres du mur et les maisons de la ville placées à peu de distance. (8) D'un côté l'espérance, de l'autre le désespoir, irritent les courages. Les Carthaginois se croient maîtres de la ville s'ils font un dernier effort; les Sagontins couvrent de leurs corps une patrie qui n'a plus de remparts. Aucun d'eux ne lâche pied; car l'ennemi s'emparerait du terrain abandonné. (9) Aussi plus la lutte était serrée, opiniâtre, plus elle devenait sanglante: aucun trait ne portait à faux entre les armes et le corps. (10) Les Sagontins avaient une sorte de trait qu'ils nommaient falarique, dont la hampe, de bois de sapin, était cylindrique dans toute sa longueur, à l'exception du côté d'où sortait le fer. Carré comme dans notre pilum, le fer était garni d'étoupe et enduit de poix: (11) il avait trois pieds de long, pour qu'il pût transpercer l'armure et le corps. Mais, lors même que la falarique se serait arrêtée sur le bouclier sans pénétrer jusqu'au corps, elle répandait encore l'effroi, (12) parce qu'on ne la lançait qu'embrasée par le milieu, et que le mouvement seul donnait à la flamme une telle vivacité que le soldat, contraint de jeter ses armes, était exposé sans défense aux nouveaux coups qui pouvaient l'assaillir.

[Début]

 

[21,9] Arrivée de l'ambassade romaine

(1) Le combat avait été longtemps indécis. Les Sagontins sentaient redoubler leur ardeur, parce qu'ils résistaient contre toute espérance; et les Carthaginois se croyaient vaincus, parce qu'ils n'avaient pu vaincre, (2) lorsque tout à coup les assiégés poussent un cri, et font reculer l'ennemi jusqu'aux ruines du mur. Le désordre, la confusion est dans ses rangs; il s'ébranle; enfin il fuit, il est en déroute et chassé dans ses lignes. (3) Cependant on annonce l'arrivée de la députation romaine. Hannibal envoie à sa rencontre jusqu'à la mer, afin de lui signifier qu'il n'y a point de sûreté pour elle à s'avancer au milieu d'une foule de nations sauvages qui ont les armes à la main; que, pour lui, dans une conjoncture si critique, il ne peut donner audience à des ambassadeurs. (4) Il était clair qu'après ce refus, ils iraient droit à Carthage: aussi, pour les prévenir, une lettre, un courrier, sont expédiés aux chefs de la faction Barcine, qui, d'avance, doivent disposer les esprits à rejeter toutes les concessions que le parti contraire pourrait faire aux Romains.

[Début]

 

[21,10] Audience de l'ambassade romaine à Carthage

(1) Cette fois les députés furent admis et entendus, mais encore sans fruit et sans succès. (2) Hannon seul, malgré l'opposition du sénat, parla en faveur du traité: il se fit un grand silence, tant l'orateur imposait à l'assemblée (3) qui ne partageait point son avis. "Au nom des dieux, arbitres et garants des traités, il les avait avertis, conjurés de ne point envoyer à l'armée le fils d'Amilcar. Les mânes, le rejeton d'un tel homme, s'indignent du repos; et jamais, tant qu'il restera quelqu'un de la race ou du nom de Barca, l'alliance avec Rome ne sera paisible. (4) Un jeune homme brûlait du désir de régner; une seule voie, à ses yeux, pouvait le conduire au trône, c'était de semer guerres sur guerres, de vivre toujours entouré d'armes et de légions. Eh bien! vous avez alimenté ce foyer terrible; Hannibal est à la tête de vos armées. Vous seuls avez donc allumé l'incendie qui vous dévore. (5) Vos soldats ont mis le siège devant Sagonte, d'où les écarte un traité solennel. Bientôt Carthage verra sous ses murs les légions romaines, guidées par les mêmes dieux, qui, dans la guerre précédente, ont vengé les infractions des traités. (6) Méconnaissez-vous donc, et vous et votre ennemi, et la fortune de l'un et de l'autre peuple? Des ambassadeurs venaient dans votre camp pour des alliés et au nom des alliés; votre digne général a refusé de les recevoir; il a foulé au pied le droit des gens. Cependant chassés comme ne l'ont jamais été les envoyés même d'un peuple ennemi, ils se rendent près de vous; ils vous demandent satisfaction d'après le traité. Ils n'accusent point la nation; ils inculpent un seul homme; ils réclament un seul coupable. (7) Plus ils agissent avec douceur, plus ils procèdent lentement, plus il est à craindre qu'ils ne déploient, dans la suite, une rigueur inflexible. Rappelez-vous les îles Aegates, le mont Eryx, et tous les désastres, qui, pendant vingt-quatre ans, vous ont accablés sur terre et sur mer. (8) Alors vous n'aviez point pour chef un enfant comme Hannibal, mais un Amilcar, son père, un autre Mars pour parler le langage de ses partisans. Tarente, ou plutôt l'Italie, fut attaquée par nous contre la foi jurée; Sagonte l'est de même aujourd'hui. (9) Aussi les hommes et les dieux se réunirent contre nous; des querelles de mots élevées sur les premiers infracteurs du traité cédèrent à l'événement de la guerre, qui, juge équitable, fit pencher la victoire du côté de la justice. (10) C'est contre Carthage qu'Hannibal fait avancer aujourd'hui ses tours et ses mantelets; ce sont les murs de Carthage que battent ses béliers. Les ruines de Sagonte (puissent les dieux détourner ce présage!) retomberont sur nos têtes, et la guerre que nous lui déclarons, nous aurons à la soutenir contre Rome. (11) Faut-il donc livrer Hannibal, me dira-t-on? Je sais que l'inimitié que je portais au père peut rendre vaines mes allégations contre le fils. Mais je n'ai pas vu sans plaisir la fin d'Amilcar, parce que, s'il existait encore, nous aurions déjà la guerre avec les Romains; et partant, ce jeune Hannibal, cette espèce de furie qui agite la torche des combats, je le hais et le déteste? (12) Livrons-le, croyez-moi, comme victime expiatoire d'un attentat à la foi jurée; et lors même que personne ne le réclamerait, il nous faudrait encore l'exiler aux dernières extrémités du monde, et le reléguer si loin, que son nom et sa renommée ne pussent arriver jusqu'à nous, et troubler le repos de la patrie. (13) Mon avis est donc qu'on envoie sur-le-champ une ambassade à Rome, pour donner satisfaction au sénat; une autre à Hannibal, pour lui signifier de lever le siège de Sagonte, et pour le livrer lui-même aux Romains, en exécution du traité; une troisième enfin, pour rendre aux Sagontins tout ce qu'on leur a pris. "

[Début]

 

[21,11] Échec des négociations

(1) Après le discours d'Hannon, personne ne chercha à lui répondre en forme, tant la majorité du sénat était pour Hannibal! On reprochait même à Hannon d'avoir parlé avec plus d'aigreur que Flaccus Valérius, le député romain. (2) Voici la réponse que reçut l'ambassade: "La guerre est venue des Sagontins, et non pas d'Hannibal. Le peuple de Rome commettrait une injustice, s'il préférait les Sagontins aux Carthaginois ses plus anciens alliés." (3) Tandis que les Romains perdent le temps à envoyer des députations, Hannibal, dont les troupes étaient fatiguées par les combats et les travaux, accorda quelques jours de repos, après avoir confié à plusieurs détachements la garde des mantelets et des autres ouvrages. Cependant il excite les courages, et par la haine de l'ennemi, et par l'espoir des récompenses. (4) Bientôt il a déclaré dans une assemblée que tout le butin, après la prise de Sagonte, appartiendrait aux soldats; alors telle fut leur ardeur, que, si le signal eût été donné à l'instant même, aucun obstacle n'eût semblé capable de les arrêter. (5) Les Sagontins, durant la suspension d'armes, qui arrêta quelque temps toute attaque de part et d'autre, ne cessèrent de travailler jour et nuit à relever un nouveau mur à l'endroit où la brèche avait laissé leur ville ouverte. (6) Dès lors le siège recommença avec plus d'acharnement; mais où porter les premiers secours? de ce côté? de cet autre? Mille cris confus empêchaient les Sagontins de le savoir. (7) Une tour mobile, dont la hauteur surpassait toutes les fortifications de la ville, s'avançait, et Hannibal était là pour tout animer de sa présence: Arrivée au pied de la muraille, la tour, au moyen des catapultes et des balistes disposées à tous les étages, eut bientôt renversé les combattants et dégarni les remparts; (8) alors Hannibal saisit l'occasion, et envoie environ cinq cents Africains avec des haches pour saper le mur par le bas, travail peu difficile, parce que les pierres n'étaient point unies par de la chaux durcie, mais seulement par de la terre détrempée, suivant l'ancienne méthode de construction. (9) Aussi n'était-ce pas seulement l'endroit sapé qui s'écroulait, et de larges ouvertures vomissaient dans Sagonte les bataillons carthaginois. (10) Ils s'emparent d'une hauteur, y placent des catapultes et des balistes et, pour se faire, dans la place même, une sorte de boulevard qui domine tout le reste, ils élèvent une muraille autour de la hauteur. De leur côté, les Sagontins construisent un mur dans la partie intérieure de la ville, qui n'est pas encore au pouvoir d'Hannibal. (11) De part et d'autre, activité extrême à défendre, à combattre; mais ces remparts intérieurs, dont s'entourent les assiégés, resserrent, de jour en jour, Sagonte dans l'espace le plus étroit. (12) En proie à un dénuement affreux, suite d'un long siège, ils voient s'évanouir l'espoir d'un secours étranger; Rome, leur unique ressource, est si loin d'eux; tout le pays d'alentour appartient à l'ennemi. (13) Cependant un peu de courage ranima les esprits abattus, à la nouvelle du départ précipité d'Hannibal qui marchait contre les Orétans et les Carpétans. Ces deux peuples, effrayés de la rigueur avec laquelle on poussait les levées, avaient arrêté les agents d'Hannibal. Il craignait un soulèvement; sa rapidité le prévint, et les rebelles eurent bientôt déposé les armes.

[Début]

 

[21,12] Tractations du Sagontin Alcon

(1) Les opérations du siège n'étaient point ralenties. Maharbal, fils d'Himilcon, qui commandait pour Hannibal, déploya tant d'activité, que ni le soldat ni l'ennemi ne s'aperçut de l'absence du général. (2) Il remporta quelques avantages, fit tomber, avec trois béliers, un pan de muraille, et, au retour d'Hannibal, put lui montrer des ruines toutes récentes. (3) Celui-ci conduisit sur-le-champ son armée devant la citadelle. Après une lutte sanglante, funeste pour les deux armées, une partie de la citadelle fut emportée d'assaut. (4) Deux hommes, Alcon de Sagonte et l'Espagnol Alorcus, tentèrent ensuite quelques voies d'accommodement. Alcon, à l'insu de ses compatriotes, passa la nuit dans le camp d'Hannibal, se flattant de gagner quelque chose à force de prières: mais insensible à ses larmes, le vainqueur irrité imposait les plus dures conditions; dès lors, le négociateur, devenu transfuge, resta chez l'ennemi, protestant que la mort attendait celui qui porterait aux Sagontins une pareille capitulation. (5) Car on exigeait d'eux entière satisfaction à l'égard des Turdétans; ils livreraient tout leur argent, tout leur or; ils sortiraient de la ville, avec un seul vêtement; ils iraient s'établir dans les lieux qu'auraient prescrits le Carthaginois. (6) "Jamais, disait Alcon, Sagonte n'acceptera de semblables propositions. - Le courage cède, quand tout le reste est vaincu, dit Alorcus, je m'offre pour médiateur." Soldat dans l'armée d'Hannibal, Alorcus avait eu avec les Sagontins des liaisons publiques d'amitié et d'hospitalité. (7) Il remit sans mystère ses armes aux sentinelles ennemies, franchit les retranchements, et se fit conduire devant le gouverneur de Sagonte. (8) Une multitude de citoyens de toutes classes s'était attroupée en un moment; on écarta la foule; le sénat donna audience à Alorcus qui prononça ce discours:

[Début]

 

[21,13] Discours de l'Espagnol Alorcus

(1) "Si Alcon, votre concitoyen, après être venu auprès d'Hannibal pour lui demander la paix, vous avait rapporté sa réponse, il m'eût été inutile de me rendre ici, comme envoyé d'Hannibal, et plus encore comme transfuge. (2) Mais, puisqu'il est resté chez l'ennemi, soit par sa faute, si ses craintes sont imaginaires, soit par la vôtre, si l'on ne peut sans péril vous dire la vérité, je suis venu, au nom de notre ancienne amitié, vous apprendre qu'il est encore pour vous quelques voies d'accommodement et de salut. (3) Votre intérêt seul, et non des considérations étrangères, me dicte ce langage. Vous le croirez, Sagontins; car, tant que vous avez résisté avec vos propres forces, ou que vous avez compté sur le secours de Rome, jamais je ne vous ai parlé de capitulation. (4) Mais aujourd'hui plus d'espoir du côté des Romains; vos armes, vos remparts même ne vous protègent plus; aussi je vous apporte une paix plus nécessaire qu'avantageuse. (5) Cet espoir, vous pouvez le réaliser, si vous acceptez en vaincus les conditions du vainqueur; si vous ne considérez point comme une perte ce que vous n'avez plus, puisque tout est au pouvoir de l'ennemi; si vous ne voyez qu'une faveur dans ce qu'il veut vous laisser. (6) Votre ville, déjà détruite en grande partie, presque tout entière en sa puissance, cessera de vous appartenir; il vous abandonne le territoire, et fixera la place où doit s'élever la nouvelle Sagonte. Tout l'or, tout l'argent de l'État, des particuliers, lui sera remis; (7) vos femmes, vos enfants, vous-mêmes aurez la vie sauve, si vous vous résignez à sortir de la ville, sans armes et avec deux vêtements. (8) Tel est l'arrêt du vainqueur, arrêt funeste et terrible, mais que la fortune vous fait une loi d'accepter; et je ne désespère pas, lorsqu'il sera maître de tout, de le trouver moins rigoureux sur quelque point. (9) Mais mieux vaudrait encore subir ce traitement, que de vous laisser massacrer, que de voir traîner, enlever devant vous vos femmes et vos enfants, victimes du droit de la guerre."

[Début]

 

[21,14] La fin de Sagonte (mars 218)

(1) Pendant qu'Alorcus parlait, la foule avait pénétré insensiblement, et le peuple s'était mêlé avec le sénat. Tout à coup les principaux sénateurs quittent l'assemblée avant qu'on ait rendu réponse, réunissent dans le forum tout l'or, tout l'argent des édifices publics, des maisons particulières, le jettent dans un bûcher allumé à la hâte, et la plupart se précipitent eux-mêmes dans les flammes. (2) Ce spectacle avait répandu la consternation et l'effroi dans toute la ville, lorsqu'un nouveau tumulte se fait entendre du côté de la citadelle. Une tour, battue depuis longtemps, venait de s'écrouler; une cohorte de Carthaginois s'élance à travers les décombres, et avertit Hannibal que la ville n'a plus ni postes, ni sentinelles. (3) Pensant qu'une telle occasion ne permet point de retard, il fait à la hâte avancer toutes ses forces, et, en un instant, la place est emportée. L'ordre est donné de passer au fil de l'épée tous ceux qui sont en état de porter les armes, mesure cruelle, mais que l'événement justifia; (4) car quel est le moyen d'épargner ceux qui, renfermés dans leurs demeures avec leurs enfants et leurs femmes, y mirent le feu pour trouver eux-mêmes la mort, ou ceux qui, les armes à la main, ne cessèrent de combattre qu'en expirant?

[Début]

 

[21,15] Problèmes de chronologie

(1) On fit dans la ville un butin immense: en vain les habitants avaient détruit à dessein presque tous leurs trésors; le glaive du vainqueur irrité avait fait à peine quelque distinction d'âge; les prisonniers étaient devenus la proie du soldat; (2) le produit des ventes donna encore une somme assez considérable; beaucoup d'objets de luxe et d'étoffes précieuses furent envoyés à Carthage. (3) Le siège de Sagonte dura huit mois, selon quelques historiens. Hannibal, ajoutent-ils, alla prendre ensuite ses quartiers d'hiver à Carthagène, et arriva en Italie, cinq mois après son départ de cette ville. (4) Si ce récit est exact, il est impossible que les consuls Publius Cornélius et Tibérius Sempronius aient reçu la députation des Sagontins, au commencement du siège, et que, pendant leur consulat, ils aient livré bataille à Hannibal, l'un auprès du Tessin, et tous deux ensemble sur les bords de la Trébie, peu de temps après. (5) Ou la marche de ces événements fut bien plus rapide, ou la prise, et non le commencement du siège de Sagonte, date des premiers jours de l'année où Publius Cornélius et Tibérius Sempronius entrèrent en magistrature; (6) car l'affaire de la Trébie ne peut être rejetée à l'année de Cneius Servilius et de Caius Flaminius, parce que ce dernier prit possession du consulat à Ariminum, après avoir été nommé à cette dignité par Tibérius Sempronius, qui, après la bataille de la Trébie, vint à Rome pour l'élection des consuls, et retourna ensuite rejoindre l'armée dans ses quartiers d'hiver.

[Début]

 


 

3ème partie: [21,16-22] Rome se prépare à la guerre

 

[21,16] Réactions à Rome après la chute de Sagonte

(1) Ce fut presque en même temps que les députés, de retour de Carthage, n'annoncèrent que des dispositions hostiles, et qu'on apprit la ruine de Sagonte. (2) Alors le sénat, consterné, et vivement touché du sort d'un peuple allié qui avait péri d'une manière indigne, rougit de ne l'avoir point secouru, et conçut de la fureur contre Carthage et des craintes pour l'avenir: il semblait qu'Hannibal fût déjà aux portes de Rome; les esprits troublés par tant d'émotions à la fois, s'agitaient plutôt qu'ils ne prenaient de résolution. (3) Jamais on n'avait eu à combattre un adversaire plus terrible et plus belliqueux; jamais Rome n'avait montré tant d'inertie, de faiblesse. (4) La conquête de la Sardaigne, de la Corse, de l'Istrie, de l'Illyrie, avait été pour les armes romaines un jeu d'escrime, et non une lutte réelle. Les Gaulois avaient causé un tumulte plutôt qu'une guerre; (5) mais les Carthaginois, ces superbes ennemis qui ont vieilli dans le rude métier des armes, qui, pendant vingt-trois ans, toujours victorieux en Espagne, n'ont connu que des succès sous trois généraux, Amilcar, Hasdrubal, et Hannibal, aujourd'hui leur chef intrépide, les Carthaginois, tout fiers de la ruine récente de la plus riche cité, ont passé l'Hèbre, (6) traînant après eux une foule de nations espagnoles, que suivront bientôt les Gaulois toujours avides de guerres. On aura l'univers entier à combattre en Italie et sous les murs de Rome.

[Début]

 

[21,17] Mobilisation à Rome (mars 218)

(1) Déjà l'on avait assigné les départements aux consuls; alors ils reçurent ordre de les tirer au sort. L'Espagne échut à Cornélius, la Sicile avec l'Afrique à Sempronius. (2) On décréta six légions pour cette année, des corps de troupes alliées, à la volonté des consuls, une flotte aussi nombreuse qu'il serait possible. (3) On leva, parmi les Romains, vingt-quatre mille hommes d'infanterie et dix-huit cents chevaux; parmi les alliés; quarante mille fantassins et quatre mille quatre cents hommes de cavalerie. La flotte était de deux cent vingt quinquérèmes et de vingt vaisseaux légers. (4) Ensuite l'on manda au peuple de signifier, d'ordonner la guerre contre Carthage. Des prières publiques eurent lieu dans la ville, et l'on supplia les dieux d'accorder une heureuse issue à la guerre que le peuple allait entreprendre. (5) Le partage des troupes se fit ainsi entre les consuls: Sempronius eut deux légions, composées de quatre mille fantassins, de trois cents chevaux; on ajouta de troupes auxiliaires, seize mille hommes d'infanterie et dix-huit cents de cavalerie, plus cent soixante quinquérèmes et douze vaisseaux légers. (6) Envoyé en Sicile avec ses forces de terre et de mer, Tibérius Sempronius devait passer en Afrique, si l'autre consul suffisait pour chasser les Carthaginois de l'Italie. (7) Cornélius reçut moins de troupes, parce que le préteur Lucius Manlius, qui se rendait dans la Gaule, avait lui-même un corps d'armée assez considérable. (8) Il eut aussi un nombre de vaisseaux fort limité; on lui donna seulement soixante quinquérèmes. L'ennemi, disait-on, ne viendrait point par mer, et il n'y avait pas à redouter de combat naval. Cornélius eut ensuite deux légions romaines avec leur cavalerie, quatorze mille fantassins et seize cents chevaux de troupes alliées. (9) Deux légions romaines et leurs six cents cavaliers, dix mille fantassins et mille chevaux auxiliaires, furent dirigés vers la Gaule, qui allait devenir, cette année, le théâtre de la guerre punique.

[Début]

 

[21,18] La déclaration de guerre

(1) Toutes les dispositions étaient prises; mais, pour mettre les formes de leur côté, avant d'engager la lutte, les Romains envoient en Afrique cinq ambassadeurs d'un âge vénérable, Quintus Fabius, Marcus Livius, Lucius Aemilius, Caius Licinius et Quintus Baebius, avec ordre de demander aux Carthaginois si c'était au nom du gouvernement qu'Hannibal avait assiégé Sagonte. (2) S'ils en convenaient, comme on devait s'y attendre, et en revendiquaient la responsabilité, la guerre serait déclarée au peuple carthaginois. Arrivés à Carthage,(3) les députés furent introduits dans le sénat; et Fabius se borna à faire la question prescrite. Alors un des Carthaginois: (4) "Romains, dit-il, votre première ambassade était déjà téméraire, lorsque vous exigiez qu'on vous livrât Hannibal, comme auteur du siège de Sagonte. Mais celle d'aujourd'hui, plus mesurée dans les termes, est, dans la réalité, plus violente encore; (5) car alors c'était Hannibal qu'on accusait, qu'on réclamait. Maintenant c'est à nous que vous prétendez arracher l'aveu de la faute, et, sur cet aveu, nous demander aussitôt satisfaction. (6) Pour moi, je pense que la question est de savoir, non pas si l'entreprise contre Sagonte fut le résultat d'une volonté publique ou personnelle, mais si elle fut légitime ou injuste. (7) À nous seuls en effet appartient le droit d'interroger et de punir notre concitoyen, si, de son chef, il a transgressé nos ordres. Un seul point reste à discuter avec vous: y a-t-il violation de la foi jurée? (8) Or, puisqu'il vous plaît d'établir pour les généraux une distinction entre les actes d'autorité publique et ceux d'autorité privée, nous avons avec vous un traité conclu par le consul Lutatius. En stipulant les intérêts des alliés des deux peuples, on ne fit pas mention des Sagontins; ils n'étaient point encore vos alliés. (9) Mais, direz-vous, ils sont exceptés dans le traité fait avec Hasdrubal. Ici, la réponse est facile; vous-même me l'avez fournie: (10) un premier traité, rédigé par Lutatius, ne vous liait point, parce qu'il n'avait reçu ni la sanction du sénat ni celle du peuple; aussi votre gouvernement en exigea-t-il un second. (11) Si donc un traité n'est sacré avec vous qu'autant qu'il porte autorisation expresse de votre part, devons-nous, à notre tour, nous croire engagés par les conventions qu'Hasdrubal a signées à notre insu? (12) Au reste, ne parlez plus de Sagonte et de l'Hèbre: depuis longtemps vous formez d'ambitieux projets; qu'ils éclatent aujourd'hui!" Il dit; (13) alors Fabius fait un pli à sa toge, et dit: "Je porte ici la paix ou la guerre; choisissez." - " Choisissez vous-même!" lui crie-t-on avec une égale fierté. - (14) "La guerre!" répond Fabius en secouant sa toge. - "La guerre!" répètent les Carthaginois, "et nous saurons la soutenir, comme nous l'acceptons."

[Début]

 

[21,19] Activité diplomatique en Espagne

(1) Une question positive et une déclaration de guerre parurent plus convenables à la dignité du peuple romain qu'une dispute de mots sur la foi des traités, surtout après la destruction de Sagonte. (2) En effet, une discussion verbale eût-elle rien décidé, et quel parallèle pouvait-on établir entre le traité d'Hasdrubal et le premier traité de Lutatius, qui avait été modifié, (3) et qui contenait cette clause précise: valable seulement avec l'approbation du peuple; tandis que le traité d'Hasdrubal ne renfermait aucune restriction semblable; que, pendant sa vie, un long silence l'avait ratifié, et qu'après sa mort même, aucun article n'avait subi le moindre changement? (4) Mais, en admettant les premières conventions, les Sagontins n'étaient-ils pas compris dans la clause qui exceptait les alliés des deux nations? Car on n'avait point ajouté: ceux; qui l'étaient alors, ni ceux qui pourraient l'être par la suite. (5) Et, puisqu'il y avait liberté sur ce point, eût-il été juste de refuser l'alliance à un peuple prodigue envers nous de ses services, et ensuite de ne pas défendre en lui notre allié? Nous devions seulement aux Carthaginois de ne pas chercher à séduire leurs alliés, et, en cas de défection volontaire, d'interdire aux rebelles toute amitié avec nous. (6) Les ambassadeurs, en quittant Carthage, passèrent en Espagne, d'après l'ordre qu'ils avaient reçu de parcourir cette contrée, pour lui faire embrasser notre parti, ou la détacher de celui des Carthaginois. (7) Ils s'arrêtèrent chez les Bargusiens, qui leur firent un favorable accueil, parce que la domination carthaginoise leur était devenue insupportable. Plusieurs peuples au-delà de l'Hèbre furent tentés par l'espoir d'une fortune nouvelle. (8) Arrivée ensuite chez les Volcians, l'ambassade reçut une réponse qui, répandue bientôt dans toute l'Espagne, détourna les autres peuples d'une alliance avec Rome. (9) "N'avez-vous point de honte, Romains, leur dit un vieillard dans le conseil, de demander que nous préférions votre amitié à celle de Carthage, lorsque les Sagontins, pour l'avoir fait, se sont vus trahis par vous, leurs alliés, plus cruellement qu'ils n'ont été perdus par les Carthaginois, leurs ennemis? (10) Cherchez, croyez-moi, des amis, dans les lieux où n'est point connu le malheur de Sagonte; les ruines de cette cité seront pour le peuple de l'Espagne une leçon aussi terrible que solennelle, qui leur apprendra à ne point se fier à la parole, à l'alliance de Rome." (11) On intima aux députés l'ordre de sortir aussitôt du territoire des Volcians, et leurs négociations ne furent pas plus heureuses dans le reste de l'Espagne. Aussi, après un voyage inutile, ils passent dans les Gaules.

[Début]

 

[21,20] Échec des négociations en Gaule

(1) Là un spectacle nouveau, effrayant, frappa leurs regards. Les Gaulois, suivant leur usage, étaient venus tout armés à l'assemblée. (2) Dans un discours où ils vantaient la gloire, la valeur du peuple romain et la grandeur de l'empire, les envoyés demandèrent aux Gaulois de ne point donner passage sur leurs terres et par leurs villes aux Carthaginois qui allaient porter la guerre en Italie. (3) On entendit alors des éclats de rire si violents et de tels murmures, que les magistrats et les vieillards purent à peine calmer les jeunes guerriers. (4) Quelle impudence! quelle sottise! s'écriait-on. Demander que nous attirions sur nous la guerre, pour l'empêcher de passer en Italie! que nos campagnes soient dévastées, pour préserver du pillage celles de l'étranger! (5) Le tumulte enfin apaisé, on répondit aux ambassadeurs qu'on n'avait ni à se louer des Romains, ni à se plaindre des Carthaginois, pour servir la querelle de Rome contre ses ennemis. (6) Et de là, on savait que le peuple romain chassait les Gaulois du territoire et des frontières de l'Italie, leur faisait payer tribut et subir mille outrages. (7) Cette réponse fut à peu près celle des autres peuplades de la Gaule. Pas une parole d'amitié, de paix, ne fut adressée à la députation avant son arrivée à Marseille. (8) Là, nos fidèles alliés, qui n'avaient épargné ni soins, ni peines pour avoir des renseignements précis, lui dévoilèrent tous les projets d'Hannibal. "D'avance il avait gagné les Gaulois; mais il ne pouvait même pas trop compter sur leurs bonnes dispositions, à cause de leur caractère farouche et indomptable, à moins de répandre l'or, dont cette nation est si avide, pour se concilier l'affection des chefs." (9) Après avoir parcouru ainsi l'Espagne et la Gaule, les députés revinrent à Rome, peu de temps après le départ des consuls pour leurs départements. Ils trouvèrent toute la ville en suspens dans l'attente de la guerre; un bruit assez certain annonçait que déjà les Carthaginois avaient franchi l'Hèbre.

[Début]

 

[21,21] Hannibal prend ses quartiers d'hiver à Carthagène (219-218)

(1) Hannibal, après la chute de Sagonte, avait été prendre ses quartiers d'hiver à Carthagène. À la nouvelle de tous les actes, de tous les décrets de Rome et de Carthage, certain qu'il est et le chef et la cause de la guerre, (2) il fait vendre et partager les restes du butin; et, sans perdre un instant, il convoque les soldats espagnols de son aimée. (3) "Amis, dit-il, vous voyez, comme moi, qu'après avoir pacifié toute l'Espagne, nous sommes dans la nécessité, ou de terminer la guerre et de licencier l'armée, ou de transporter la guerre dans d'autres pays. (4) Oui, le seul moyen d'assurer à ces contrées les bienfaits de la paix et de la victoire, c'est d'aller chez d'autres peuples chercher la gloire et le butin. (5) Aussi, comme de lointains combats nous appellent, et que je ne saurais fixer l'époque où vous reverrez vos pénates et tout ce qui vous est cher, si vous voulez visiter vos familles, je vous accorde un congé. (6) Mais je vous attends ici, au retour du printemps, pour commencer, avec le secours des dieux, une expédition qui nous promet beaucoup de gloire et de butin." (7) Les Espagnols ne pouvaient qu'être flattés de la permission qu'on leur offrait de revoir leurs foyers: car ils regrettaient leurs familles, et prévoyaient pour l'avenir une plus longue séparation. (8) Le repos de tout un hiver leur fit oublier les travaux passés, allégea d'avance ceux qu'ils allaient souffrir, et rendit à leurs corps, à leurs âmes la vigueur nécessaire pour supporter de nouvelles fatigues. Les premiers jours du printemps les trouvèrent exacts au rappel. (9) Hannibal, après une revue de toutes ses troupes auxiliaires, passe à Cadix, pour acquitter un voeu en l'honneur d'Hercule. Il s'engage à de nouveaux sacrifices, si le succès couronne ses desseins. (10) Puis, partageant ses soins entre l'attaque et la défense, afin qu'au moment où il gagnera par terre l'Italie, en traversant l'Espagne et la Gaule, l'Afrique ne restât pas, du côté de la Sicile, exposée, ouverte aux attaques des Romains, il se proposa d'y laisser un corps d'armée formidable. (11) Il demanda donc à l'Afrique un renfort de troupes légères, et surtout d'archers. Ainsi les Africains devaient servir en Espagne, les Espagnols en Afrique, et tous, loin de leurs pays, déployer plus de zèle et de courage, parce qu'ils devenaient les garants mutuels de leur foi. (12) Il fit donc passer en Afrique treize mille huit cent cinquante fantassins armés de boucliers légers, et huit cent soixante-dix frondeurs baléares, avec douze cents cavaliers de différentes nations. (13) Il ordonne que la moitié de ces troupes forme la garnison de Carthage, et que l'autre soit répartie dans l'Afrique. En outre, ses recruteurs ont levé, dans les différentes villes de l'Espagne, quatre mille hommes d'élite, qui seront conduits à Carthage, pour lui servir à la fois d'otages et de défenseurs.

[Début]

 

[21,22] Le songe d'Hannibal

(1) Il ne crut pas devoir négliger l'Espagne; car il n'ignorait point les tentatives qu'avaient faites à leur passage les ambassadeurs romains, pour gagner les chefs de cette contrée. (2) Hasdrubal, son frère, dont il connaît l'activité, commandera en ces lieux. Il lui laisse une armée presque tout africaine; car elle est composée de onze mille huit cent cinquante fantassins venus d'Afrique, de trois cents Liguriens et de cinq cents Baléares. (3) À cette infanterie il ajoute, pour corps de cavalerie, trois cents Libyphéniciens, race mixte de Phéniciens et d'Africains; environ dix-huit cents Numides ou Maures, qui habitent près de l'Océan; un petit détachement de deux cents cavaliers ilergètes, peuplade espagnole; et, pour compléter son armée de terre, quatorze éléphants. (4) Il lui donna aussi une flotte pour défendre les côtes de la mer, élément où les Romains avaient été victorieux, et où on pouvait penser qu'ils renouvelleraient leurs attaques: composée de cinquante galères à cinq rangs de rames, de deux à quatre rangs, et de cinq à trois, elle n'avait que trente-deux quinquérèmes et cinq trirèmes armées et garnies de rameurs. (5) De Cadix, Hannibal revint à Carthagène, où l'armée avait eu ses quartiers d'hiver; puis, longeant la ville d'Onusa, il s'avança vers l'Hèbre et la côte de la mer. (6) Là, dit-on, il vit en songe un jeune homme brillant d'un éclat divin, et qui lui disait: "Jupiter m'envoie pour te guider en Italie; suis-moi, sans jamais détourner la vue." (7) Saisi de respect, Hannibal le suit d'abord, sans regarder autour de lui ni derrière. Par un instinct de curiosité si naturel à l'homme, il se demande quel peut être l'objet qu'on lui défend de considérer; il brûle de le connaître. (8) Il jette un regard, et alors il voit derrière lui un serpent d'une grandeur prodigieuse, qui s'avance au milieu d'un vaste abattis d'arbres et d'arbrisseaux; puis il entend un coup de tonnerre suivi d'un violent orage. (9) Il demande ce que signifie ce monstre, ce prodige; on lui répond: "C'est la dévastation de l'Italie. Marche donc sans interroger les dieux, sans chercher à soulever le voile de l'avenir."

 


 

4ème partie: [21,23-38] De l'Hèbre à la vallée du Pô

 

[21,23] Dans les gorges des Pyrénées

(1) Encouragé par cette apparition, il passa l'Hèbre sur trois points: d'avance il avait envoyé des émissaires pour gagner par des présents les Gaulois dont il allait traverser le pays avec son armée, et pour reconnaître le passage des Alpes. Quatre-vingt-dix mille fantassins et douze mille chevaux franchirent l'Hèbre sous ses ordres. (2) Bientôt les Ilergètes, les Bargusiens, les Ausétans et la Jacétanie, située au pied des monts Pyrénées, sont soumis. Tout ce pays est confié à la vigilance d'Hannon; il doit occuper les gorges qui joignent les Espagnes aux Gaules. (3) Hannibal lui laisse, pour garder cette conquête, dix mille hommes d'infanterie et mille de cavalerie. (4) Lorsque les troupes furent engagées dans les défilés des Pyrénées, et qu'une nouvelle devenue officielle eut appris aux barbares qu'on marchait contre les Romains, trois mille fantassins carpétans rebroussèrent chemin: ce n'était pas la guerre qui les effrayait, mais la longueur de la route et le passage impraticable des Alpes. (5) Hannibal, qui voyait du danger à les rappeler ou à les retenir de force, pour ne point irriter l'esprit farouche de ses soldats, (6) licencia plus de sept mille hommes auxquels il avait reconnu de la répugnance pour cette expédition: par là, il feignait d'avoir congédié aussi les Carpétans.

[Début]

 

[21,24] L'arrivée en Gaule

(1) Aussitôt, pour que le retard et l'inaction ne soient point funestes à ses soldats, il passe les Pyrénées avec le reste de ses troupes, et vient camper auprès d'Iliberris. (2) Les Gaulois avaient bien entendu dire qu'on portait le guerre en Italie; toutefois, comme la renommée publiait que les Espagnols au-delà des Pyrénées avaient été soumis par la force, et que des garnisons redoutables occupaient les places conquises, la crainte de la servitude fit prendre les armes à plusieurs peuplades de la Gaule, qui se réunirent à Ruscino. (3) Hannibal l'apprit; et, comme il redoutait plus la perte de temps que la guerre, il envoie aux chefs une députation, pour leur demander un entretien: "Qu'ils s'approchent donc d'Iliberris, ou bien il s'avancera jusqu'à Ruscino; la proximité rendra l'entretien plus facile. (4) Il les recevra avec plaisir dans son camp; avec plaisir aussi il se rendra près d'eux. C'est comme hôte, et non comme ennemi de la Gaule, qu'il se présente; s'ils le veulent. il ne tirera point le glaive avant d'être arrivé en Italie." (5) Après ces négociations, les petits rois de ces contrées vinrent aussitôt asseoir leur camp près d'Iliberris, et entrèrent sans crainte dans celui des Carthaginois. Gagnés par des présents, ils laissèrent l'armée traverser tranquillement leur pays, le long des murs de Ruscino.

[Début]

 

[21,25] Soulèvement des Boïens (juin-juillet 218)

(1) Cependant on n'avait en Italie d'autre nouvelle que celle du passage de l'Hèbre par Hannibal; elle avait été portée à Rome par les ambassadeurs de Marseille, (2) et déjà, comme s'il eût franchi les Alpes, les Boïens, de concert avec les Insubres, s'étaient soulevés, moins à cause de leur vieille haine contre les Romains, que pour un motif tout récent, le vif dépit que leur causaient les colonies de Plaisance et de Crémone qu'on venait d'établir dans leur pays, sur les rives du Pô. (3) Tout à coup ils saisissent les armes, viennent fondre sur cet établissement nouveau, répandent partout la terreur et l'effroi, au point que la multitude dispersée dans la campagne, et les triumvirs eux-mêmes, venus pour le partage des terres, ne se croyant pas en sûreté dans les murs de Plaisance, se réfugièrent à Modène. Ces magistrats étaient Caius Lutatius, Caius Servilius et Marcus Annius. (4) Point de doute pour le nom de Lutatius; mais, au lieu de Servilius et d' Annius, quelques chroniques portent Manius Acilius et Caius Hérennius; d'autres, Publius Cornélius Asina et Caius Papirius Maso. (5) Une autre circonstance offre aussi de l'incertitude: l'attaque fut-elle dirigée contre les députés qui venaient se plaindre aux Boïens de leurs violences, ou contre les triumvirs occupés à la distribution des terres? (6) Les Boïens assiégeaient Modène; mais comme ces barbares, novices dans l'art des sièges, et trop indolents pour les travaux que réclame la guerre, restaient oisifs au pied des murs, sans chercher à les entamer, ils feignirent de vouloir entrer en accommodement. (7) Au moment où nos députés se rendent à l'entrevue qu'ont demandée les chefs des Gaulois, ils sont arrêtés contre le droit des gens, au mépris même du sauf-conduit qui venait de leur être accordé pour l'instant de la conférence; et les Gaulois déclarent qu'ils ne les remettront en liberté que quand leurs otages leur seront rendus. (8) À la nouvelle de l'arrestation des ambassadeurs et du péril que courait la garnison de Modène, le préteur Lucius Manlius, n'écoutant que la colère, fait avancer sans ordre ses troupes vers la ville. (9) Des forêts bordaient alors la route, et presque tout le reste du pays était inculte. Manlius, qui n'a pas fait reconnaître le terrain, tombe dans une embuscade où il perd beaucoup de monde, et ne parvient que très difficilement à gagner la plaine: (10) là, il établit des retranchements; et, comme les Gaulois ne conçurent même pas l'idée de l'attaquer dans ses lignes, nos soldats reprirent courage, malgré la perte assez évidente de cinq cents des leurs. (11) On se remet en marche: tant que l'armée s'avance à travers champs, l'ennemi ne paraît point; (12) à peine a-t-elle de nouveau pénétré dans les bois, qu'on attaque son arrière-garde; la confusion, l'effroi est dans ses rangs; sept cents hommes sont tués, six étendards enlevés. (13) Les succès des Gaulois et la terreur des Romains cessèrent au moment où l'on sortit de cette gorge difficile et hérissée d'obstacles. Des lieux découverts protègent enfin la marche des troupes, qui se dirigent vers Tannetum, bourgade voisine du Pô: (14) là, des fortifications exigées par la circonstance, les approvisionnements qu'elles reçoivent par le fleuve, quelques secours des Gaulois Brixians, leur servent de soutien contre la multitude chaque jour plus nombreuse de l'ennemi.

[Début]

 

[21,26] Dans la vallée du Rhône

(1) Lorsque la nouvelle de ce péril subit fut portée à Rome, et que le sénat vit la guerre contre la Gaule se joindre à la guerre contre Carthage, (2) il envoya au secours de Manlius le préteur Caius Atilius avec une légion romaine et cinq mille alliés, levées nouvelles qu'avait faites le consul. Atilius arriva sans combattre à Tannetum; au bruit de sa marche, les ennemis avaient disparu. (3) De son côté, P. Cornélius a levé une autre légion à la place de celle qui était partie sous les ordres du préteur. Il quitte Rome avec une flotte de soixante vaisseaux longs, côtoie l'Étruri et les monts des Ligures, puis des Salluvii, vient débarquer à Marseille, (4) et campe près de la bouche du Rhône la plus voisine; car ce fleuve va se jeter à la mer par plusieurs embouchures. À peine Cornélius croyait-il qu'Hannibal avait franchi les Pyrénées; (5) mais, lorsqu'il le vit sur le point de passer aussi le Rhône, incertain du lieu où il s'opposerait à sa marche, surtout parce que ses soldats n'étaient pas bien remis des fatigues de la mer, il envoie trois cents cavaliers d'élite, avec des Marseillais qui doivent leur servir de guides et les Gaulois auxiliaires, pour tout observer et pour reconnaître l'ennemi sans se hasarder. (6) Hannibal, qui avait contenu par la crainte ou gagné par des présents tous les peuples qui se trouvaient sur sa route, était déjà parvenu sur le territoire des Volques, nation puissante qui habite les deux rives du Rhône. Dans l'impossibilité de défendre contre les Carthaginois la partie de leur territoire située en deçà du fleuve, les habitants, pour se faire du Rhône un rempart formidable, s'étaient presque tous réunis sur la rive opposée, et la couvraient de leurs bataillons. (7) Mais les autres peuples riverains, et ceux des Volques même qui n'avaient pu se résoudre à quitter leurs demeures, gagnés par l'or d'Hannibal, s'engagent à lui rassembler des barques de toutes parts, et à lui en fournir de nouvelles, dans le désir qu'ils ont de voir au-delà du Rhône l'armée carthaginoise, et leur pays délivré au plus tôt d'une multitude si considérable. (8) Une immense quantité de bateaux et de petites barques répandues çà et là pour la communication entre les deux rives fut promptement réunie. D'abord les Gaulois travaillaient seuls à la construction des barques, en creusant des troncs d'arbres; bientôt les Carthaginois eux-mêmes mirent la main à l'oeuvre, encouragés à la fois par l'abondance des matériaux et par la facilité du travail; ils formaient à la hâte des canots grossiers, susceptibles seulement de se soutenir sur les eaux, de recevoir les bagages, et de les transporter, eux et leurs effets.

[Début]

 

[21,27] Le passage du Rhône (fin août 218)

(1) Déjà tout était à peu près disposé pour le passage; mais on voyait avec effroi toute la rive opposée couverte de guerriers et de chevaux. (2) Afin de les en déloger, Hannibal détache, à la première veille de la nuit, Hannon, fils de Bomilcar, avec un corps de troupes, la plupart espagnoles: il devra remonter le fleuve pendant un jour entier; (3) dès qu'il lui sera possible, le traverser dans le plus grand secret, et tourner l'ennemi, de façon à tomber, lorsqu'il en sera temps, sur son arrière-garde. (4) Les Gaulois qu'on lui a donnés pour guides lui apprennent qu'à environ vingt-cinq milles au-dessus le Rhône se partage pour former une petite île, et que là, plus large et partant moins profond, il peut offrir un passage. (5) Là, on s'empressa d'abattre du bois, de construire des radeaux pour le transport des hommes, des chevaux et des bagages. Les Espagnols, sans aucun apprêt, jetèrent leurs vêtements sur des outres, se placèrent eux-mêmes sur leurs boucliers et traversèrent le fleuve. (6) Le reste de l'armée passa sur des radeaux que l'on avait joints, et vint camper près du fleuve. La marche nocturne et les travaux du jour l'avaient fatiguée; elle prend vingt-quatre heures de repos: Hannon avait à coeur de suivre ponctuellement les instructions d'Hannibal. (7) Le lendemain, il se met en marche, et des feux allumés annoncent qu'il a effectué le passage, et qu'il se trouve assez près des Volques. À cette vue, Hannibal, pour profiter de la circonstance, donne le signal de l'embarquement. (8) Déjà l'infanterie avait ses canots prêts et disposés. Les cavaliers montaient les plus fortes barques, et conduisaient près d'eux leurs chevaux à la nage: ainsi rangés en première ligne, ils rompaient d'abord l'impétuosité du courant, et rendaient la traversée facile aux esquifs qui venaient après eux. (9) La majeure partie des chevaux, conduite avec une courroie, du haut de la poupe, traversait à la nage; l'on avait embarqué les autres sellés et bridés, pour servir à l'instant même où l'on aborderait.

[Début]

 

[21,28] Discussions sur les divers procédés utilisés pour la traversée

(1) Les Gaulois accourent sur le rivage avec des hurlements confus et leur chant de guerre, agitant leurs boucliers au-dessus de leurs têtes, et brandissant leurs javelots: (2) cependant, de leur côté, ils éprouvaient de la crainte à la vue de cette prodigieuse quantité de bâtiments contre lesquels le Rhône se brisait avec fracas; ils étaient frappés des cris multipliés des matelots et des soldats qui s'efforçaient de rompre le courant du fleuve, ou qui, parvenus à l'autre bord, animaient leurs compagnons encore au milieu des eaux. (3) À l'instant où l'appareil terrible qui se déploie à leurs regards les glace d'épouvante, un cri plus formidable se fait entendre derrière eux Hannon a pris leur camp. Bientôt il paraît lui-même, et les Gaulois sont exposés à un double péril: ici, les vaisseaux vomissent à terre des flots d'ennemis; derrière eux, une armée nouvelle les harcèle à l'improviste. (4) En vain ils veulent opposer de la résistance; repoussés sur tous les points, ils s'élancent par les issues qu'ils ont pu trouver, et pleins d'effroi, se dispersent çà et là dans leurs bourgades. Hannibal fait aborder à loisir le reste de ses troupes; il méprise désormais ses tumultueux ennemis, et asseoit son camp. (5) On employa, je pense, divers moyens pour passer les éléphants; ce qu'il y a de certain, c'est qu'ici les historiens varient beaucoup. Quelques-uns prétendent qu'à l'instant où les éléphants étaient rassemblés sur la rive, le plus furieux de ces animaux, irrité par son cornac qui se jeta à la nage, comme pour éviter sa colère, s'élança à sa poursuite, et attira ainsi le reste de la troupe; et qu'à mesure que chacun d'eux perdit pied, il fut, malgré sa frayeur pour les eaux profondes, entraîné à l'autre bord par le courant même. (6) Toutefois il paraît plus constant qu'on les fit passer sur des radeaux; c'était le parti le plus sûr, et il est probable qu'on le prit effectivement. (7) Un radeau de deux cents pieds de long, sur cinquante de large, partait du rivage et s'avançait dans le fleuve: pour qu'il ne fût point emporté par le courant, plusieurs câbles très forts le fixèrent à la partie supérieure de la rive; on le couvrit de terre, et l'on en fit une espèce de pont, qui présentait une surface immobile, afin que les éléphants pussent y marcher hardiment. (8) Un autre radeau de même largeur, long de cent pieds, destiné à traverser le fleuve fut joint au premier; et lorsque les éléphants, précédés de leurs femelles, étaient passés du radeau qui leur offrait la solidité d'une véritable route, sur celui qui s'y trouvait attaché, (9) aussitôt on rompait les faibles liens qui retenaient celui-ci, et quelques vaisseaux légers l'entraînaient vers l'autre bord: ainsi l'on débarqua les premiers éléphants, et successivement toute leur troupe. (10) Ils n'éprouvaient aucune frayeur, tant qu'ils étaient sur cette sorte de pont assez ferme; mais ils commençaient à témoigner de la crainte lorsqu'on détachait le second radeau qui les entraînait au milieu du fleuve. (11) Alors ils se serraient les uns contre les autres; et, comme ceux qui étaient aux deux extrémités reculaient à la vue des flots, il y avait quelques moments d'agitation que la peur même apaisait bientôt, alors qu'ils se voyaient environnés d'eau de toutes parts. (12) Quelques-uns cependant se laissèrent tomber à force de se débattre, et renversèrent leurs cornacs; mais leur masse même les soutint: peu à peu ils trouvèrent pied, et finirent par gagner la terre.

[Début]

 

[21,29] Première rencontre de l'armée romaine et de l'armée carthaginoise

(1) Pendant le passage des éléphants, Hannibal avait détaché cinq cents cavaliers numides vers le camp des Romains, pour examiner leur position, leurs forces, leurs projets. (2) Ce corps de cavalerie rencontre sur sa route les trois cents cavaliers romains envoyés, comme je l'ai dit plus haut, des embouchures du Rhône. Il s'engage alors un combat plus meurtrier qu'on ne pouvait l'attendre d'une poignée de soldats. (3) Sans compter beaucoup de blessures, le carnage fut à peu près égal de part et d'autre. La fuite et l'effroi des Numides laissèrent la victoire aux Romains, qui déjà succombaient à la fatigue. Les vainqueurs perdirent environ cent soixante hommes, moitié romains, moitié gaulois; les vaincus, plus de deux cents. (4) Tel fut le début, le présage de cette guerre; il annonçait pour Rome un résultat heureux: mais cette victoire même devait lui coûter bien des efforts et bien du sang. (5) Lorsque, après l'action, les deux détachements revinrent vers leurs généraux, il y eut incertitude de part et d'autre. Scipion ne voyait de plan à suivre que de régler ses mouvements sur les desseins et les tentatives de l'ennemi; (6) Hannibal ne savait s'il poursuivrait sa marche vers l'Italie, ou s'il livrerait bataille à cette armée romaine qui s'offrait la première à ses coups. Il fut détourné de cette idée par l'arrivée d'une ambassade des Boïens, qui avaient à leur tête Magalus, l'un des petits rois de cette nation. Ils promirent de guider sa marche et de partager ses périls, mais lui conseillèrent de ne commencer la guerre qu'en Italie, sans faire ailleurs l'essai de ses forces. (7) Les Carthaginois redoutaient l'ennemi; les souvenirs de la première guerre n'étaient point effacés: mais ils craignaient plus encore une route immense, et ces Alpes dont la renommée publiait des récits capables d'effrayer leur inexpérience.

[Début]

 

[21,30] Discours d'Hannibal

(1) Dès qu'Hannibal a pris la résolution de continuer sa route et de se porter sur l'Italie, il convoque une assemblée générale; et là, par des exhortations mêlées de reproches, il remue diversement l'esprit des soldats: (2) "Comment expliquer cette terreur subite qui vient de glacer des coeurs si intrépides? Depuis tant d'années leurs campagnes n'ont été que des victoires; ils n'ont quitté l'Espagne qu'après avoir soumis à l'empire de Carthage toutes les nations, toutes les terres qu'embrassent deux mers opposées. (3) Indignés de l'orgueil de Rome, qui exigeait qu'on lui livrât comme autant de criminels tous les vainqueurs de Sagonte, ils ont passé l'Hèbre pour anéantir le nom romain, pour être les libérateurs de l'univers. (4) Personne n'a reculé devant la longueur de la route, lorsqu'on s'avançait de l'occident à l'orient: (5) aujourd'hui qu'ils ont fourni plus de la moitié de la course, franchi les Pyrénées au milieu de peuplades sauvages, traversé le Rhône, ce fleuve si rapide, malgré les milliers de Gaulois qui s'opposaient à leur passage, malgré l'impétuosité du courant qu'il fallait dompter; aujourd'hui qu'ils ont devant eux les Alpes, (6) dont le versant opposé appartient à l'Italie, leur courage, désormais impuissant, s'arrêterait-il aux portes de l'ennemi? Enfin que sont les Alpes? des montagnes élevées: (7) en les supposant plus hautes que les Pyrénées même, aucune terre peut-elle jamais toucher le ciel, et devenir inaccessible aux mortels? Mais les Alpes sont habitées, cultivées; elles produisent et nourrissent des êtres vivants. Praticables pour quelques hommes, elles ne le seraient pas pour une armée? (8) Les députés qu'ils viennent d'entendre ont-ils donc, pour passer les Alpes, emprunté les ailes de l'oiseau? Les ancêtres des Boïens ne sont pas originaires de l'Italie: étrangers, ils sont venus y fixer leurs demeures; et ces Alpes, si terribles, ont vu d'innombrables bataillons gaulois, suivis d'une multitude d'enfants et de femmes, franchir sans danger, dans ces émigrations, leurs sommets redoutables. (9) Le soldat armé, qui ne porte avec lui que son bagage militaire, peut-il rencontrer des obstacles insurmontables? La prise de Sagonte ne leur a-t-elle pas coûté huit mois de périls et de travaux? (10) Lorsqu'ils marchent sur Rome, cette capitale du monde, quel obstacle peut leur paraître assez grand, assez redoutable pour arrêter leur entreprise? (12) Naguère les Gaulois ont pris ces murs que les Carthaginois désespèrent d'approcher. Enfin, ou ils sont inférieurs en résolution et en courage à un peuple qu'ils viennent, depuis quelques jours, de vaincre tant de fois; ou ils ne peuvent plus mettre à leur marche d'autre borne que la plaine qui s'étend du Tibre aux remparts de Rome."

[Début]

 

[21,31] En direction des Alpes

(1) Après les avoir ranimées par ces exhortations, Hannibal fait prendre à ses troupes de la nourriture, du repos, et leur ordonne de se tenir prêtes à marcher. (2) Le lendemain il part le long du Rhône en remontant son cours, et gagne le milieu des terres: ce n'était pas le chemin le plus droit pour arriver aux Alpes; mais plus il s'éloignait de la mer, moins il se croyait exposé à rencontrer les Romains, (3) qu'il ne voulait combattre qu'au sein même de l'Italie. (4) En quatre jours, il arrive à l'Ile: c'est là que l'Isère et le Rhône, après s'être précipités des Alpes chacun par un point opposé, se réunissent pour suivre une même direction, et laissent entre lui un certain espace de terrain qui, renfermé ainsi entre deux fleuves, a été nommé l'île par les habitants. (5) Près de là se trouvent les Allobroges, peuple qui ne le cède, en puissance, en renommée, à aucune nation de la Gaule. (6) Il était alors divisé par la querelle de deux frères qui se disputaient la couronne. L'aîné, nommé Brancus, d'abord possesseur du trône, en avait été chassé par son frère et par les jeunes guerriers du pays, qui, à défaut du droit, faisaient valoir la force. (7) La décision de ce démêlé, survenu si à propos, fut remise à Hannibal: nommé arbitre des deux princes, il rendit l'empire à l'aîné, d'après l'avis du sénat et des chefs. (8) Brancus reconnaissant fournit aux Carthaginois des provisions de toute espèce, et surtout des vêtements, que le froid si rigoureux des Alpes rendait indispensables. (9) Les dissensions des Allobroges apaisées, Hannibal, qui se dirigeait vers les Alpes, n'en prit pas encore directement le chemin. Il se détourna sur la gauche vers le pays des Tricastins, et, côtoyant l'extrême frontière des Voconces, il pénétra sur le territoire des Tricorii, sans éprouver sur sa route aucun retard, jusqu'aux bords de la Durance. (10) Cette rivière qui descend aussi des Alpes, est de toutes celles de la Gaule la plus difficile à passer. (11) En effet, malgré la grande quantité de ses eaux, elle ne peut soutenir de barques, parce que son lit, qui ne connaît point de rives, forme vingt courants toujours nouveaux, et présente partout des gués et des tourbillons qui rendent le passage incertain pour le piéton même, sans parler des roches pleines de gravier qu'elle charrie, et qui font perdre à chaque instant l'équilibre. (12) Les pluies, qui l'avaient grossie, occasionnèrent un grand tumulte dans le passage, parce qu'indépendamment des autres dangers, les soldats se troublaient eux-mêmes par leur propre effroi et leurs cris confus.

[Début]

 

[21,32] Le convoi atteint les Alpes

(1) Il y avait environ trois jours qu'Hannibal avait quitté les bords du Rhône, lorsque le consul Publius Cornélius, s'avance en bataillon carré vers le camp ennemi, résolu d'engager aussitôt l'action. (2) Mais lorsque Cornélius voit que tout est désert, que les Carthaginois ont pris beaucoup d'avance, et qu'il serait difficile de les atteindre, il retourne vers sa flotte, certain par là de courir moins de chances, et de rencontrer Hannibal à la descente des Alpes. (3) Cependant, pour ne point laisser l'Espagne sans secours, il fait passer dans ce département, que le sort lui avait assigné, son frère Cneius Scipion avec la plus grande partie de son armée: (4) ainsi Cnéius, opposé à Hasdrubal, protégera les anciens alliés, cherchera à s'en concilier de nouveaux, et pourra même chasser Hasdrubal de l'Espagne. (5) Cornélius, qui s'était réservé fort peu de troupes, regagna Gênes, comptant sur l'armée des rives du Pô pour la défense de l'Italie. (6) Hannibal, après le passage de la Durance, gagna les Alpes presque toujours par des pays de plaines, où les habitants n'entravèrent point sa marche. (7) Mais une fois au pied des montagnes, quoique la renommée, qui ordinairement exagère les objets inconnus, eût d'avance prévenu les esprits, lorsque l'oeil put voir de près la hauteur des monts, les neiges qui semblaient se confondre avec les cieux, les huttes grossières suspendues aux pointes des rochers, les chevaux, le bétail paralysés par le froid, les hommes sauvages et hideux, les êtres vivants et la nature inanimée presque entièrement engourdis par la glace, cette scène d'horreur, plus affreuse encore à contempler qu'à décrire, renouvela les terreurs de l'armée. (8) Au moment où elle franchit les premières éminences, apparaissent les montagnards sur ces rocs à pic qu'il faudra gravir: s'ils s'étaient postés dans des vallées couvertes, pour tomber à l'improviste sur les Carthaginois, ils les eussent mis complètement en déroute et massacrés. (9) Hannibal fait faire halte, et détache en avant quelques Gaulois pour reconnaître les lieux: apprenant qu'il n'y avait point de passage de ce côté, il campe entre les roches et les précipices, dans le vallon qui lui offre le plus d'étendue. (10) Les mêmes Gaulois, dont la langue et les moeurs étaient à peu près celles des montagnards, vont se mêler à leurs entretiens, et apprennent que le défilé est gardé seulement le jour; que la nuit, chacun se retire dans sa cabane. Sur cet avis, Hannibal s'avance, dès le matin, sur les hauteurs, comme pour forcer le passage, en plein jour et à la vue des barbares. (11) Toute la journée, des manoeuvres trompeuses cachent les véritables projets qu'il médite; le soir, il se retranche à l'endroit où il s'était arrêté d'abord; (12) et, dès qu'il s'aperçoit que les hauteurs sont libres et que les postes ne sont plus occupés, il fait allumer une grande quantité de feux pour persuader qu'il n'a effectué aucun mouvement, laisse les bagages, la cavalerie et presque toute l'infanterie; (13) à la tête d'une troupe légère, de ses plus intrépides soldats, il franchit en toute hâte le défilé, et vient s'asseoir sur les hauteurs qu'avaient occupées l'ennemi.

[Début]

 

[21,33] Passage du défilé

(1) Le lendemain, au point du jour, on lève le camp, et le reste de l'armée se met en marche. (2) Déjà les montagnards, à un signal donné, sortaient de leurs forts pour prendre leur poste ordinaire, quand tout à coup ils aperçoivent, au dessus de leurs têtes, une partie des Carthaginois maîtres de leur citadelle, et l'autre qui s'avance le long du chemin. (3) D'abord ce double spectacle, qui frappe et leurs regards et leurs esprits, les retient quelque temps immobiles; mais bientôt ils ont vu l'embarras des troupes dans le défilé, leur effroi, et surtout la confusion que les chevaux épouvantés jetaient parmi les rangs. (4) Persuadés que le moindre surcroît de terreur suffirait pour perdre leurs ennemis, ils s'élancent de toutes les pointes des rochers, par l'habitude qu'ils ont de se jouer également des hauteurs et des pentes les plus difficiles. (5) Alors harcelés par les barbares, obligés de lutter contre les difficultés du terrain, les Carthaginois avaient encore à soutenir contre eux-mêmes un choc plus violent que celui des montagnards, par les efforts que chacun faisait pour échapper le premier au péril. (6) Mais les chevaux principalement troublaient la marche: frappés des cris confus que répétait cent fois l'écho des bois et des vallons, ils s'agitaient tout tremblants; et, s'ils venaient à être frappés où blessés, c'était une frayeur, si vive qu'ils renversaient çà et là hommes et bagages de toute espèce. (7) Comme ce défilé était bordé des deux côtés de précipices immenses, ils firent en se débattant, rouler au fond de l'abîme plusieurs hommes tout armés; mais on eût dit le fracas d'un vaste écroulement, lorsque les bêtes tombaient avec leur charge. (8) Ce spectacle était affreux! Cependant Hannibal reste quelque temps sur sa hauteur avec son détachement, pour ne point augmenter l'embarras et le tumulte; (9) mais, lorsqu'il voit ses troupes coupées et le danger qu'il court de perdre ses bagages, ce qui eût entraîné la ruine de son armée, il descend, fond sur l'ennemi, et l'a bientôt chassé. Toutefois ce mouvement a causé un nouveau trouble parmi les siens; (10) mais un instant suffit pour le dissiper, dès que les chemins sont dégagés par la fuite des montagnards: les Carthaginois défilent alors tranquillement et presque en silence. (11) Ensuite Hannibal s'empare d'un fort, chef-lieu de cette contrée, et des petits bourgs environnants. Le bétail et le blé qu'il a pris nourrissent son armée l'espace de trois jours; et, comme ni les montagnards, qui n'étaient pas encore revenus de leur première épouvante, ni les lieux ne lui opposaient de grands obstacles, il fit quelque chemin pendant ces trois jours.

[Début]

 

[21,34] L'armée d'Hannibal victime d'une embuscade

(1) Ensuite on arriva chez une nation assez nombreuse pour un peuple de montagnes. Là, il faillit périr dans une guerre ouverte, mais par ses propres armes, la perfidie et les embûches. (2) Une ambassade des chefs et des vieillards se rend près de lui: "Le malheur des autres, disent-ils, est pour eux une utile leçon; ils aiment mieux éprouver l'amitié que la force des Carthaginois. (3) Disposés à remplir les ordres qu'ils recevront, ils lui offrent des vivres, des guides, et des otages, garants de leurs promesses." (4) Hannibal, sans les croire aveuglément, sans dédaigner leurs offres, dans la crainte qu'un refus formel n'en fasse des ennemis déclarés, leur adresse une réponse obligeante. Il accepte les otages qu'on lui présente; il reçoit les vivres que l'on a déposés sur la route: mais, loin de voir dans les guides des amis sûrs, il ne les suit qu'avec une extrême circonspection. (5) Les éléphants et la cavalerie ouvraient la marche; lui-même conduisait l'arrière-garde avec l'élite de l'infanterie, promenant sur tous les points des regards inquiets et scrutateurs. (6) Lorsqu'on est entré dans un chemin étroit, que domine d'un côté la cime d'une montagne, les barbares s'élancent de toutes parts de leur embuscade; devant, derrière, de près, de loin, ils attaquent les Carthaginois, et font pleuvoir sur eux d'énormes quartiers de rocs; (7) c'est par derrière que se portèrent les plus grands efforts de l'ennemi. L'infanterie, qui. leur fit face, prouva que, si l'arrière-garde n'eut pas été bien appuyée, l'armée eût essuyé dans ces gorges le plus rude échec. (8) Cependant un péril affreux la menace encore, et va peut-être l'anéantir; car, au moment où Hannibal hésite à engager son infanterie dans ces défilés, parce que, moins favorisée que la cavalerie, qu'il est lui-même à portée de soutenir, elle n'a plus derrière elle aucun renfort, (9) les montagnards accourent par des sentiers détournés, coupent l'armée par le milieu, et barrent le passage; de sorte qu'Hannibal resta une nuit, séparé de sa cavalerie et de ses bagages.

[Début]

 

[21,35] Passage du col (mi-octobre)

(1) Le lendemain, les barbares mettent moins de vivacité dans leurs attaques, et on parvient à réunir les troupes et à franchir les gorges avec une perte assez considérable, en chevaux toutefois plus qu'en hommes. (2) Dès lors, les montagnards ne se montrèrent plus qu'en petit nombre; c'étaient des brigands, plutôt que des ennemis, qui venaient fondre tantôt sur la tête, tantôt sur la queue de l'armée, selon que le terrain leur était favorable, ou qu'ils pouvaient surprendre ou les traînards ou ceux qui s'étaient trop avancés. (3) Les éléphants dans les routes étroites, dans les pentes rapides, retardaient beaucoup la marche; mais leur voisinage était partout un rempart contre l'ennemi, qui n'osait approcher de trop près ces animaux inconnus. (4) On fut neuf jours à atteindre le sommet des Alpes, à travers des chemins non frayés où l'on s'égarait souvent, soit par la perfidie des guides, soit par les conjectures de la défiance même, qui engageait au hasard les troupes dans des vallons sans issue. (5) On s'arrêta deux jours sur ces hauteurs, pour donner aux soldats épuisés le repos nécessaire après tant de fatigues et de combats: là, plusieurs bêtes de somme, qui avaient glissé le long des rochers, regagnèrent le camp sur les traces de l'armée. (6) Déjà des maux sans nombre avaient jeté les esprits dans l'accablement le plus profond; bientôt, surcroît de terreur!, on voit tomber une neige abondante; c'était l'époque du coucher de la constellation des Pléiades. (7) On n'aperçut que monceaux de neige, lorsque, au point du jour, on se remit en marche; les Carthaginois avançaient à pas lents; l'abattement et le désespoir étaient peints sur tous les visages. (8) Hannibal prend alors les devants, s'arrête à une sorte de promontoire qui offre de toutes parts une vue immense, fait faire halte à ses soldats, leur montre l'Italie, et, au pied des Alpes, les campagnes baignées par le Pô. (9) "Vous escaladez, dit-il, en ce moment les remparts de l'Italie; que dis-je? les murs mêmes de Rome. Plus d'obstacles bientôt; tout s'aplanira devant vous: une bataille, deux tout au plus, et la capitale, le boulevard de l'Italie est dans vos mains, en votre puissance." (10) L'armée poursuit sa marche. L'ennemi, il est vrai, ne venait plus l'inquiéter que par la surprise de quelques bagages, s'il en trouvait l'occasion. (11) Au reste, la descente offrait bien plus d'obstacles que la montée, en ce que la pente des Alpes, qui, du côté de l'Italie, a moins d'étendue, est aussi plus rapide. (12) En effet, presque tout le chemin était à pic, étroit et glissant: là, nul moyen d'éviter une chute; et, pour peu que le pied manquât, impossible de rester à l'endroit où l'on s'était abattu; en sorte qu'hommes et chevaux allaient rouler les uns sur les autres.

[Début]

 

[21,36] L'aplomb rocheux

(1) On arriva ensuite à une roche beaucoup plus étroite encore, et si escarpée, que les soldats, sans armes, sans bagages, sondant la route à chaque pas, se retenant avec les mains aux broussailles et aux souches qui croissaient à l'entour, avaient une peine infinie à la descendre. (2) L'endroit, déjà fort raide par lui-même, l'était devenu bien davantage par un éboulement de terre tout nouveau, qui avait formé un précipice d'environ mille pieds de profondeur. (3) Devant ce terme fatal la cavalerie s'arrête. Qui peut donc entraver la marche? demande Hannibal étonné: un roc insurmontable, lui dit-on. (4) Il approche lui-même pour reconnaître les lieux: il ne voit d'abord d'autre parti à prendre que de faire un long, un immense détour à travers des lieux non frayés où le pied de l'homme n'a jamais passé; (5) mais cette route fut impraticable. Comme l'ancienne neige durcie se trouvait recouverte par la nouvelle, dont les couches étaient de médiocre épaisseur, cette neige molle, où l'on n'enfonçait point trop avant, présentait un passage assez facile. (6) Mais, lorsqu'elle eut disparu sous les pieds de tant de milliers d'hommes et de chevaux, l'on n'avançait plus que sur la première glace et sur l'humide verglas formé par la neige fondue. (7) Alors quelle lutte pénible et contre la glace si glissante, où l'on ne pouvait assurer ses pas, et contre la pente du rocher, où le pied manquait si facilement. Employait-on les genoux ou les mains pour se relever, si l'on venait à retomber au moment où cet appui manquait, aux environs plus de souches, plus de racines secourables pour les pieds ou les mains; il fallait rouler sur cette glace unie, dans cette neige détrempée. (8) Quelquefois les bêtes de somme pénétraient même jusqu'à la neige glacée, où elles glissaient aussitôt; et, comme elles faisaient mille efforts pour se soutenir, leur sabot brisait l'épaisseur de la glace: alors, prises comme dans un piège, elle restaient souvent engagées dans cette neige durcie et gelée à une grande profondeur.

[Début]

 

[21,37] Bivouac en pleine montagne

(1) Enfin, après bien des fatigues inutiles pour les hommes et pour les chevaux, on campa sur le sommet. Il fallut, pour cela, déblayer les neiges; on n'y parvint qu'avec des peines inouïes, tant la masse en était profonde et difficile à remuer! (2) L'on s'occupa ensuite de rendre praticable ce rocher, qui seul pouvait offrir un chemin. Obligés de le tailler, les Carthaginois abattent çà et là des arbres énormes, qu'ils dépouillent de leurs branches, et dont ils font un immense bûcher; ils y mettent le feu: un vent violent, qui s'élève, excite la flamme, et le vinaigre, que l'on verse sur la roche embrasée, achève de la rendre friable. (3) Lorsqu'elle est entièrement calcinée, le fer s'entrouvre; les pentes sont adoucies par de légères courbures, en sorte que les chevaux et les éléphants mêmes peuvent descendre par là. (4) On fut arrêté quatre jours près de ce roc; les chevaux étaient sur le point de mourir de faim, car les sommets des Alpes sont presque nus, et le peu d'herbe qui s'y trouve, est enterré sous la neige. (5) Les parties plus basses ont des vallées, quelques coteaux exposés au soleil, des ruisseaux le long des bois, et présentent déjà des lieux plus dignes d'être habités par les hommes. (6) On y mena paître les chevaux, et l'on accorda trois jours de repos aux soldats épuisés par les travaux qu'avait nécessités l'aplanissement de la roche. Bientôt on descendit en plaine; là, tout s'adoucissait, et le terrain et le naturel des habitants.

[Début]

 

[21,38] Examen critique des sources

(1) Tels sont les détails les plus importants sur la marche d'Hannibal. Si l'on en croit certaines annales, son armée mit cinq mois à se rendre de Carthagène en Italie, et quinze jours à franchir les Alpes. (2) L'on n'est point d'accord sur le nombre des troupes qu'il avait à l'époque de son arrivée: ceux qui le portent au plus haut, lui donnent cent mille hommes d'infanterie, et vingt mille chevaux; ceux qui le mettent au plus bas, disent qu'il avait vingt mille fantassins, et six mille cavaliers. (3) Lucius Cincius Alimentus, prisonnier d'Hannibal, comme il l'écrit lui-même, serait pour moi une autorité décisive, s'il n'eût jeté quelque confusion dans son calcul, en y comprenant les Gaulois et les Ligures: (4) si on les compte, quatre-vingt mille hommes d'infanterie, dix mille de cavalerie furent conduits en Italie. Mais vraisemblablement, et plusieurs historiens en font foi, l'armée carthaginoise ne s'éleva à ce total que par la jonction de ces peuples: (5) Cincius ajoute avoir entendu dire à Hannibal lui-même, qu'il avait perdu trente-six mille hommes, et une quantité prodigieuse de chevaux et d'autres bêtes de somme, depuis le passage du Rhône, (6) jusqu'à sa descente en Italie, sur les terres des Taurini, limitrophes de la Gaule Cisalpine. Comme tous les auteurs sont d'accord sur cette circonstance, je trouve fort étrange qu'il y ait tant d'incertitude pour l'endroit où Hannibal traversa les Alpes, et qu'on ait pu penser communément que ce fut par les Alpes Pennines, qui tiraient alors leur nom du mot Puni. Coelius dit qu'Hannibal prit par le mont de Crémone; (7) mais ces deux gorges l'eussent conduit, non pas chez les Taurini, mais chez les Gaulois Libi, à travers les montagnards Salassi; (8) et le moyen de se persuader qu'il eût gagné ainsi la Gaule Cisalpine, puisqu'il eût trouvé toutes les approches des Alpes Pennines fermées à ses troupes par des peuples demi-germains. (9) Un fait bien avéré, qui vient contredire l'opinion reçue, c'est que les Seduni Veragri, habitants de cette partie des Alpes, n'ont point connaissance que jamais passage d'une armée punique ait pu faire donner à leurs montagnes le nom de Pennines, ainsi appelées d'un dieu Poeninus qu'on adore sur le sommet de ces monts.

[Début]

 


 

5ème partie: [21,39-63] Début de la guerre

 

[21,39] Situation des deux armées

(1) Par une circonstance très favorable pour son début, Hannibal trouva les Taurini en guerre avec les Insubres, leurs voisins. Mais il se voyait dans l'impossibilité d'offrir son armée à l'un des deux partis, parce que ses troupes, en train de se refaire, sentaient d'autant plus vivement les maux qu'elles avaient soufferts. (2) En effet le repos après la fatigue, l'abondance après la disette, la propreté après la saleté la plus affreuse, avaient diversement éprouvé le tempérament des Carthaginois, défigurés et presque semblables à des sauvages. (3) Ce motif détermina le consul Publius Cornélius, lorsqu'il eut débarqué à Pise, et reçu l'armée des mains de Manlius et d'Atilius, à presser sa marche vers le Pô; et cependant il n'avait que de nouvelles recrues, encore intimidées des affronts qu'elles venaient d'essuyer; il voulait combattre l'ennemi avant qu'il eût réparé ses forces. (4) Il arriva à Plaisance; mais Hannibal avait déjà levé le camp; et la capitale des Taurini, qui avaient rejeté son alliance, avait été emportée d'assaut; (5) nul doute que la crainte, et même l'affection, n'eussent entraîné dans le parti de Carthage les Gaulois, riverains du Pô, si, au moment où ils ne cherchaient qu'une occasion de se révolter, il n'eussent été surpris par l'arrivée subite du consul. (6) De son côté, Hannibal partit de chez les Taurini, persuadé qu'à son aspect les Gaulois indécis le suivraient bientôt. (7) Déjà les deux armées étaient presque en présence, et, à leur tête, marchaient deux généraux, qui, sans se connaître encore parfaitement, éprouvaient l'un pour l'autre un sentiment d'admiration; (8) car le nom d'Hannibal était déjà fort célèbre à Rome, même avant la ruine de Sagonte, et le choix que l'on avait fait de Scipion pour l'opposer au héros carthaginois, inspirait à ce dernier la plus haute idée de son rival. (9) Ils avaient réciproquement ajouté à cette estime, Scipion, en rejoignant en Italie Hannibal qu'il avait manqué dans la Gaule: Hannibal, en formant le projet hardi de passer les Alpes, et en l'effectuant. (10) Scipion se hâta de traverser le Pô, et vint camper auprès du Tessin. Mais, avant de mettre ses soldats en ligne, il leur adressa ce discours pour animer leur courage.

[Début]

 

[21,40] Discours de Scipion

(1) "Soldats, si je menais au combat l'armée qui m'a suivi dans la Gaule, je me serais abstenu de vous parler. (2) En effet serait-il besoin d'exhorter ces cavaliers qui, sur les bords du Rhône, ont défait si glorieusement la cavalerie numide, ou ces légions, qui, poursuivant avec moi les mêmes ennemis en fuite, leur ont, à défaut de triomphe, arraché l'aveu de leur infériorité, de la crainte que leur inspirait une bataille? (3) Mais aujourd'hui, cette armée, qui doit servir en Espagne, y fait, avec mon frère Cneius Scipion, la guerre sous mes auspices, pour obéir aux ordres du sénat et du peuple romain; (4) afin cependant qu'un consul vous guidât contre Hannibal et les Carthaginois, je me suis offert volontairement pour une expédition qui ne m'était point destinée. Je dois donc, général nouveau pour vous, adresser quelques mots à des guerriers nouveaux pour moi. (5) Faut-il vous dire quelle sorte de guerre vous allez faire, et contre quels ennemis? Vous marchez contre ces Carthaginois, que, dans la guerre précédente, vous avez battus sur terre et sur mer; à qui vous avez imposé un tribut pendant vingt années; à qui vous avez arraché la Sicile et la Sardaigne, double trophée de la victoire, encore entre vos mains. (6) Vous serez donc, de part et d'autre, animés à ce combat par les sentiments que doivent y porter les vainqueurs et les vaincus. Et ce n'est point aujourd'hui la valeur, mais la nécessité, qui fait accepter à l'ennemi la bataille; (7) car le moyen de penser, quand son armée, intacte encore, a reculé devant nous, qu'après avoir perdu, au passage des Alpes, les deux tiers de sa cavalerie et de son infanterie, et peut-être plus d'hommes qu'il ne lui en reste, il ait trouvé plus de confiance en ses forces? (8) Mais, direz-vous, s'ils sont en petit nombre, leurs âmes et leurs corps sont doués d'une énergie qu'aucune force ne saurait vaincre. (9) Voyez-les: ce sont des spectres, des ombres; épuisés par la faim, le froid, la saleté la plus hideuse, froissés, meurtris au milieu des pierres et des rochers. Ajouterai-je qu'ils ont les articulations gelées, les nerfs raidis par la neige, les membres paralysés par la glace; que leurs armes sont brisées, rompues, leurs chevaux estropiés et boiteux? (10) Voilà la cavalerie, voilà l'infanterie que vous allez attaquer! ce sont les derniers débris d'une armée qui n'existe plus; et ma crainte la plus vive est qu'après l'action les Alpes ne semblent avoir vaincu Hannibal. (11) Mais peut-être pour punir un chef, un peuple infracteur des traités, les dieux eux-mêmes, sans l'intervention des mortels, ont dû engager et terminer la lutte; et nous, qu'on outrage après les dieux, achever l'oeuvre de vengeance commencée par eux."

[Début]

 

[21,41] Discours de Scipion (suite)

(1) "Je ne crains pas que personne puisse supposer que, sous un langage pompeux, je cherche, pour vous encourager, à cacher des sentiments étrangers à mes paroles. (2) J'étais libre d'aller en Espagne avec mon armée; c'était ma province, déjà même je m'y rendais: là, j'aurais trouvé un frère qui se fût associé à mes desseins, qui eût partagé mes périls; dans Hasdrubal, un adversaire moins redoutable qu'Hannibal, et sans doute le fardeau de la guerre eût été pour moi plus léger. (3) Toutefois, tandis que ma flotte côtoyait la Gaule, au bruit de l'arrivée des Carthaginois, j'aborde, j'envoie des cavaliers en avant, je viens camper sur les rives du Rhône; (4) ma cavalerie, la seule partie de mes troupes qui eût occasion d'en venir aux mains avec l'ennemi, a battu la sienne. Quant à son infanterie, elle s'éloignait de moi avec la rapidité d'une véritable fuite; je ne pouvais l'atteindre par terre, je me rembarquai, et avec toute la célérité que pouvait me permettre un aussi long circuit de terre et de mer, je vins la retrouver au pied des Alpes. (5) À présent ai-je l'air d'un homme qui, en voulant éviter une bataille, s'est jeté, sans le savoir, devant un ennemi redoutable, ou qui le premier accourt à sa rencontre, l'attaque, et le traîne au combat? (6) Je tiens à voir, si, depuis vingt ans, la terre a produit tout à coup une autre espèce de Carthaginois, ou, si je reverrai en eux les hommes qui ont combattu aux îles Aegates, et que vous avez estimés dix-huit deniers par tête, pour leur laisser la liberté, au mont Éryx; (7) si cet Hannibal est, comme il le prétend, l'émule des voyages d'Alcide, ou, s'il n'est pas, comme l'a laissé son père, le tributaire, le sujet, l'esclave du peuple romain. (8) Certes, s'il n'était égaré par l'attentat de Sagonte, il se rappellerait, sinon le désastre de sa patrie, du moins l'abaissement de sa famille, de son père, et ce traité signé de la main d'Amilcar, (9) qui, sur l'ordre de notre consul, évacua le mont Éryx; qui, tout en frémissant de rage, fut contraint d'accepter les lois sévères que nous dictâmes aux Carthaginois vaincus; qui s'engagea par serment à céder la Sicile, et à payer à Rome un tribut. (10) Aussi, soldats, ce n'est pas seulement la valeur que vous déployez contre un ennemi ordinaire, qu'il faut faire éclater ici, mais la colère, l'indignation qu'exciterait dans vos âmes la vue de vos esclaves saisissant tout à coup les armes contre vous. (11) Il n'a tenu qu'à nous, lorsqu'ils étaient enfermés sur le mont Éryx, de les laisser périr par le plus cruel de tous les supplices, la faim; nous pouvions faire passer en Afrique notre flotte victorieuse, et détruire, sans tirer le glaive, Carthage en peu de jours. (12) Nous avons cédé à leurs prières, nous avons levé le siège, nous avons fait la paix avec des vaincus; enfin, nous les avons considérés comme sous notre sauvegarde, lorsqu'ils étaient en proie à la guerre d'Afrique. (13) Pour prix de tant d'indulgence, les voilà qui, sur les pas d'un jeune forcené, viennent assiéger notre patrie; et plût aux dieux que vous n'eussiez à combattre que pour l'honneur, et non pour le salut de l'État! (14) Ce n'est plus maintenant, comme autrefois, pour la possession de la Sardaigne et de la Sicile, mais pour l'Italie qu'il faut combattre. (15) Point d'armée derrière nous pour arrêter l'ennemi, si nous ne sommes pas vainqueurs; plus d'Alpes nouvelles, dont le passage arrête Hannibal, et nous donne le temps d'armer contre lui de nouveaux bras. Ici, soldats, il faut rester inébranlables, comme si nous défendions les remparts mêmes de Rome. (16) Que chacun de vous se persuade qu'il va couvrir de son bouclier, non pas son corps, mais son épouse, mais ses jeunes enfants; qu'au désir de sauver sa famille, il ajoute encore cette idée que le sénat, que le peuple ont les yeux fixés sur nous en cet instant décisif. (17) Oui, soldats, de notre énergie, de notre valeur, dépend la fortune de Rome et de l'empire." Tel fut le discours du consul aux Romains.

[Début]

 

[21,42] Combats singuliers entre Gaulois

(1) Hannibal crut devoir parler aux yeux des Carthaginois; avant de s'adresser à leurs esprits, il fait donc ranger l'armée en cercle pour lui donner un spectacle; il place dans l'enceinte des prisonniers montagnards enchaînés; puis, jetant à leurs pieds des armes gauloises, il dit à un interprète de leur demander, si, pour prix de la liberté, d'une armure et d'un cheval destinés au vainqueur, ils veulent entrer en lice. (2) Tous jusqu'au dernier de s'écrier: "Un glaive et le combat!". On mêle leur nom dans une urne, et chacun alors témoignait le désir que le sort le choisît pour cette épreuve glorieuse. (3) À mesure que leurs noms étaient sortis, fiers, transportés de joie, au milieu des félicitations de leurs compagnons, ils s'élançaient en s'agitant selon la coutume de leur pays, pour saisir les armes. (4) Pendant la lutte, les prisonniers, les spectateurs eux-mêmes étaient animés d'un tel enthousiasme, que le succès du vainqueur ne paraissait pas plus beau à leurs yeux que le trépas héroïque du vaincu.

[Début]

 

[21,43] Discours d'Hannibal

(1) Hannibal, après avoir donné à ses guerriers le spectacle de plusieurs luttes pareilles, les fit sortir de l'arène. Ensuite il convoqua l'assemblée, et lui tint, dit-on, ce discours: (2) "Si l'aspect que vient de vous offrir une situation étrangère, vous fait apprécier avec les mêmes sentiments votre position personnelle, la victoire est à nous, soldats. En effet, c'était moins un spectacle qu'une image de votre état présent. (3) Peut-être aussi des chaînes plus étroites que celles de vos captifs, des entraves plus impérieuses vous sont-elles imposées par la fortune? (4) À droite et à gauche, renfermés entre deux mers, vous n'avez pas un seul vaisseau pour fuir: devant vous est le Pô, le Pô bien plus large, bien plus rapide que le Rhône; derrière, vous êtes pressés par les Alpes, dont le passage fut hérissé de tant d'obstacles, alors même que notre armée avait ses forces tout entières. (5) Il faut vaincre ou mourir à l'endroit où vous allez joindre l'ennemi. Mais le destin, qui vous a fait une loi de combattre, réserve à votre triomphe les récompenses les plus brillantes que les mortels puissent jamais demander aux dieux. (6) Quand la Sicile et la Sardaigne, enlevées à nos pères, seraient seules reconquises par notre glaive, ce serait déjà un prix à ne pas dédaigner. Mais tout ce que les Romains ont conquis et accumulé par tant de triomphes, tout cela passera entre vos mains avec les possesseurs eux-mêmes. (7) Courez à cette proie si belle; les dieux sont pour vous! aux armes, soldats! (8) Assez longtemps les monts inhabités de la Lusitanie et de la Celtibérie vous ont vus poursuivre quelques troupeaux sans aucun dédommagement de tant de fatigues et de dangers. (9) Le jour est venu où vous devez faire des campagnes plus fructueuses, et vous payer largement de vos peines, après avoir parcouru une si longue route, à travers tant de montagnes, de fleuves et de peuples armés. (10) C'est ici que le sort a fixé le terme de vos travaux; c'est ici qu'il vous prépare une retraite digne de vos longs services. (11) Si le nom de vos ennemis est imposant, n'en croyez pas pour cela le succès plus difficile. Plus d'une fois un adversaire méprisé livra de sanglantes batailles, et les rois, les nations les plus célèbres ont cédé au moindre choc; (12) car, effacez l'éclat éblouissant du nom romain, en quoi peuvent-ils vous être comparés? (13) Je passerai sous silence la guerre que vous fîtes pendant vingt années avec la valeur, la fortune que vous savez; mais c'est vous encore, qui, partis des colonnes d'Hercule, des bords de l'océan, et des dernières limites du monde, êtes arrivés ici en marquant votre passage dans l'Espagne, dans la Gaule, par la réduction des peuples les plus redoutables de ces contrées. (14) On vous oppose une armée sans expérience, qui, cet été même, fut battue, taillée en pièces, assiégée par les Gaulois, une armée qui ne connaît pas son chef, et n'en est point connue. (15) Est-ce moi, né pour ainsi dire, élevé du moins dans la tente d'un père, le premier des capitaines, moi, le conquérant de l'Espagne, de la Gaule, des peuples des Alpes, et, ce qui offrait bien plus de périls encore, des Alpes elles-mêmes, que je mettrai en parallèle avec ce chef de six mois, déserteur de son armée, (16) et qui, si on lui montrait aujourd'hui, sans les étendards qui les distinguent, les Carthaginois et les Romains, ne saurait, j'en suis certain, reconnaître quels soldats il doit commander? (17) Et je ne regarde pas comme un mince avantage de dire ici: Carthaginois, il n'est pas un de vous, sous les yeux duquel je n'aie fait quelque action d'éclat, pas un aussi, qui ne m'ait eu pour spectateur, pour témoin de sa vaillance, pas un à qui je ne puisse rappeler en quel temps, en quel lieu, je signalai mon courage. (18) C'est avec vous, qui, mille fois, avez reçu de moi les éloges et les distinctions militaires, qu'Hannibal, votre élève à tous, avant d'être votre général, va marcher au combat contre un chef et des soldats qui ne se connaissent point entre eux."

[Début]

 

[21,44] Discours d'Hannibal (suite)

(1) "De quelque côté que je tourne mes regards, je vois respirer partout la valeur et l'audace; je vois ma vieille infanterie, la cavalerie de deux nations belliqueuses, l'une qui se sert du frein, l'autre qui monte des chevaux libres; (2) vous, mes fidèles, mes intrépides alliés; et vous, Carthaginois, qui allez combattre pour la patrie, pour le plus juste des ressentiments. (3) C'est nous qui portons la guerre, ce sont nos étendards qui menacent l'Italie: quelle force, quelle hardiesse doit donner à nos armes l'espoir du succès et cette noble confiance qu'éprouve toujours l'agresseur, jamais celui qui est attaqué! (4) Nos âmes ne sont-elles pas encore enflammées de courroux, à l'idée des outrages indignes dont nous fûmes abreuvés? Ils nous ont réclamés pour le supplice, moi d'abord, votre général, vous tous ensuite qui avez assiégé Sagonte: livrés entre leurs mains, nous devions périr par les plus horribles tortures. (5) Nation farouche et superbe qui veut tout envahir, tout gouverner! la guerre avec ce peuple, la paix avec cet autre, nous ne pouvons la faire sans que sa justice ait prononcé: elle nous circonscrit, elle nous resserre dans les bornes étroites de quelques fleuves, de quelques montagnes. Gardez de les franchir, dit-elle, et elle même ne respecte pas les limites qu'elle a tracées. (6) Ne passez point l'Hèbre; n'ayez rien à démêler avec Sagonte. - Mais Sagonte est tout près de l'Hèbre. - Craignez de faire un seul pas. - (7) C'est donc trop peu de m'enlever mes plus anciennes provinces, la Sicile et la Sardaigne, vous voulez encore les Espagnes? Que je les cède, et vous passerez en Afrique. Que dis-je vous passerez? Les deux consuls de cette année sont envoyés, l'un en Afrique, l'autre en Espagne. Nous n'avons plus rien, rien que ce que le fer nous assurera. (8) Ils peuvent être peureux et lâches ceux qui derrière eux trouveront encore des ressources, qui voient leurs champs, le sol de la patrie prêts à les recevoir, lorsque des chemins sûrs et une terre amie auront protégé leur retraite, mais il y a pour vous nécessité d'être braves; plus d'alternative entre la victoire et la mort; tel est le cri d'un désespoir bien prononcé, il faut vaincre, ou, si la fortune est contraire, mourir au champ d'honneur, plutôt que dans la fuite. (9) Si telle est à tous votre résolution ferme, invariable, je le répète, soldats, la victoire est à vous: jamais, pour vaincre, motif plus puissant ne fut donné à l'homme par les dieux immortels."

[Début]

 

[21,45] Derniers préparatifs avant la bataille

(1) Ces harangues, ont, de part et d'autre, échauffé le courage des soldats. Les Romains s'empressent de jeter un pont sur le Tessin, et construisent un fort pour défendre le pont. (2) Tandis qu'ils s'occupent de cet ouvrage, Hannibal envoie Maharbal avec un détachement de cinq cents cavaliers numides, pour ravager les terres des alliés de Rome. (3) Il lui recommande surtout de ménager les Gaulois, et de mettre tout en oeuvre pour attirer les chefs dans son parti. Le pont terminé, l'armée romaine passe sur le territoire des Insubres, et s'arrête à cinq milles de Victumulae. (4) C'est là qu'Hannibal était campé: il rappelle en toute hâte Maharbal et son corps de cavalerie, et, à l'approche de la bataille, croyant que ses discours, ses exhortations n'ont pas encore assez animé l'ardeur des soldats, il convoque une nouvelle assemblée, et leur annonce les récompenses positives sur lesquelles ils peuvent compter après la victoire; (5) des terres en Italie, en Afrique, en Espagne, à leur choix, libres de tout impôt pour le propriétaire et ses enfants; l'équivalent en argent, s'ils le préfèrent; (6) la promesse du droit de cité à Carthage pour les alliés qui le demanderaient; des avantages réels pour ceux qui voudront retourner dans leur pays, et un établissement digne d'exciter l'envie de leurs concitoyens. (7) "Esclaves, qui avez suivi vos maîtres, dit-il, vous serez libres; et vous, leurs maîtres, je vous rendrai deux esclaves pour un. (8) Ma parole est sacrée, ajouta-t-il en saisissant, d'une main, un agneau, de l'autre une pierre: si je la violais, Jupiter, et dieux que je prends à témoin, immolez-moi, comme je vais immoler cet agneau." Il dit, et écrase contre la pierre la tête de la victime. (9) Dès lors, comme si les dieux se fussent rendus garants de leurs espérances, tous, impatients du retard qui seul à leurs yeux suspend l'accomplissement de leurs désirs, tous n'ont qu'une âme et qu'un cri pour demander le combat.

[Début]

 

[21,46] Bataille au bord du Tessin (début novembre)

(1) Les Romains étaient loin de faire éclater une pareille allégresse; des prodiges récents avaient ajouté à la terreur qu'ils éprouvaient déjà. (2) Un loup était entré dans le camp, avait déchiré ceux qui se trouvaient sur son passage, et s'était échappé sans recevoir lui-même aucune blessure; un essaim d'abeilles était venu aussi se poser sur un arbre qui couvrait la tente du général. (3) Après les sacrifices expiatoires, Scipion, à la tête de sa cavalerie et d'une troupe légère d'archers, s'avance vers le camp du Carthaginois pour examiner de près ses forces, le nombre et la qualité de ses troupes. Il rencontre Hannibal qui, de son côté, s'était mis en marche avec sa cavalerie, pour reconnaître les lieux d'alentour. (4) D'abord ils ne se distinguaient pas l'un l'autre; mais ensuite les nuages de poussière qui s'élevaient sous les pas de tant d'hommes et de chevaux, furent le signal de l'approche des ennemis. Les deux troupes s'arrêtent, et se préparent au combat. (5) Scipion place en avant les archers et les cavaliers gaulois; en seconde ligne, les Romains et ce que les alliés ont de plus intrépide. Hannibal met au centre ses cavaliers dont les chevaux connaissent le mors, et fortifie les ailes avec les Numides. (6) À peine un premier cri a-t-il annoncé la charge, que les archers s'enfuient au milieu du corps de réserve formé par la seconde ligne. Entre les cavaliers, le choc se soutint quelque temps avec assez d'égalité. Bientôt l'infanterie, qui se mêle à l'action, fait cabrer les chevaux; plusieurs cavaliers sont renversés; d'autres mettent pied à terre pour soutenir leurs compagnons pressés, enveloppés de toutes parts; et déjà ce n'était plus, pour ainsi dire, qu'un engagement d'infanterie, (7) lorsque les Numides, disposés sur les ailes, au moyen d'un léger mouvement tournant, paraissent sur les arrières de la ligne romaine. Effrayés de ce mouvement, les Romains le sont plus encore de la blessure du consul; mais son fils, à peine en âge de puberté, se jette en travers des ennemis, et détourne le danger qui menace son père. (8) C'est à ce jeune héros qu'il est réservé de terminer cette guerre, et de mériter le surnom d'Africain par sa brillante victoire sur Hannibal et les Carthaginois. (9) Cependant l'agitation d'une fuite complète ne se manifesta que du côté des archers qui, les premiers virent fondre sur eux les Numides. Le reste de la cavalerie serra les rangs, reçut le consul au milieu d'elle, le couvrit de ses armes, de son corps, et le ramena au camp, sans désordre, sans confusion dans sa retraite. (10) L'honneur d'avoir sauvé le consul est attribué par Coelius à un esclave ligure. Pour moi, j'aimerais mieux que la gloire en fût toute à son fils; c'est du reste l'opinion de la plupart des historiens, et celle que la renommée a consacrée.

[Début]

 

[21,47] Passage du Pô

(1) Tel fut le premier combat avec Hannibal: il prouva clairement la supériorité de sa cavalerie, et par conséquent l'infériorité des Romains dans les plaines découvertes, comme celles que l'on trouve entre le Pô et les Alpes. (2) Aussi, dès la nuit suivante, les soldats reçurent l'ordre de rassembler, en silence, tous les bagages; on leva le camp des bords du Tessin, et l'on se porta en toute hâte vers le Pô, afin de profiter du pont jeté sur le fleuve, et qu'on n'avait pas encore coupé. Les troupes y passèrent sans tumulte, et sans craindre la poursuite de l'ennemi. (3) Elles étaient à Plaisance, qu'Hannibal savait à peine leur départ des rives du Tessin. Cependant il fit prisonniers environ six cents hommes, qui étaient restés sur l'autre bord pour couler les radeaux, et qui avaient mis de la lenteur dans cette opération. Le pont ne put lui servir, parce que, les extrémités une fois détachées, le reste était entraîné par les eaux. (4) Coelius assure que Magon traversa, à l'instant même, le Pô à la nage avec la cavalerie et les fantassins espagnols; et qu'Hannibal remonta le fleuve pour faire passer à ses soldats les gués qu'il rencontra plus haut; il eut le soin de mettre ses éléphants en première ligne, afin de rompre l'impétuosité des vagues. Ceux qui connaissent le Pô, croiront difficilement ce récit. (5) En effet, il n'est pas vraisemblable que la cavalerie, sans perdre ni armes, ni chevaux, ait pu triompher de l'insurmontable rapidité du courant. Supposé même que tous les Espagnols eussent effectué leur passage sur des outres enflées, il aurait fallu prendre un circuit de plusieurs jours de marche, pour trouver des gués, où l'on pût risquer une armée avec tous ses bagages. (6) J'ajoute foi plus volontiers à ceux qui disent qu'on fut deux jours avant d'arriver à un endroit propre à recevoir un pont de bateaux, que Magon franchit le premier avec la cavalerie espagnole libre de toute charge. (7) Tandis qu'Hannibal, arrêté aux environs du fleuve pour donner audience aux ambassades gauloises, fait passer l'infanterie la plus lourde, Magon, avec ses cavaliers, se porte en une journée de chemin, vers l'ennemi, du côté de Plaisance. (8) Hannibal, peu de jours après, vint se retrancher à six milles de cette ville; le lendemain, il déploie ses forces à la vue de ses adversaires, et leur présente la bataille.

[Début]

 

[21,48] Scipion installe son camp près de la Trébie (novembre 218)

(1) La nuit suivante, il y eut dans le camp romain un massacre causé par les Gaulois auxiliaires; l'alarme cependant fut plus grande que la perte. (2) À peu près deux mille fantassins et deux cents cavaliers, qui ont égorgé les sentinelles aux portes, passent du côté d'Hannibal. Le Carthaginois leur adressa des paroles bienveillantes, fit briller à leurs yeux l'espoir des plus belles récompenses, et les envoya chacun dans sa cité, pour soulever en sa faveur les esprits de leurs concitoyens. (3) Scipion a vu dans ce meurtre le signal de la défection de tous les Gaulois; il redoute que les atteintes de ce forfait ne leur inspirent une sorte de frénésie qui les fasse courir aux armes; (4) aussi, malgré la douleur que lui cause sa blessure, il part secrètement, à la quatrième veille de la nuit suivante, se dirige vers la Trébie, et vient camper sur des hauteurs et des collines inaccessibles à la cavalerie. (5) Hannibal ne fut point trompé comme au Tessin; il détacha d'abord les Numides, puis tous ses cavaliers, qui certes auraient jeté le trouble dans l'arrière-garde romaine, si, trop avides de butin, les Numides ne se fussent répandus dans le camp abandonné. (6) Tandis qu'attentifs à fouiller çà et là, ils perdent les instants en recherches presque infructueuses, l'ennemi leur échappe des mains, ils le voient qui a passé la Trébie, et qui asseoit son camp; quelques traînards seulement, arrêtés en deçà du fleuve, tombent sous leurs coups. (7) Le consul, hors d'état de supporter un second déplacement, à cause des souffrances qu'il venait d'éprouver, et résolu d'ailleurs à attendre son collègue, qu'il savait rappelé de la Sicile, choisit, près de la rivière, l'endroit qui lui parût le plus convenable pour former des lignes stationnaires, et les fortifia avec beaucoup de soin. (8) Hannibal s'arrêta à peu de distance: mais, si la victoire de sa cavalerie lui avait inspiré de l'orgueil, il cédait à la crainte de la disette, de jour en jour plus affreuse dans une armée engagée sur le territoire ennemi, sans vivres, sans provisions; (9) il envoie donc un parti du côté de Clastidium, où les Romains avaient de nombreux magasins de blé. Le bourg allait être attaqué, lorsqu'on eut l'espoir de réussir par la trahison; elle ne se fit point payer chèrement; quatre cents écus d'or suffirent pour gagner Dasius de Brindes, commandant de la garnison, qui livra la place à Hannibal. Les Carthaginois trouvèrent là des approvisionnements, tant qu'ils restèrent sur la Trébie. (10) La garnison prisonnière ne fut en rien traitée avec rigueur; Hannibal voulait, dans les commencements de son entreprise, s'attirer une réputation de clémence.

[Début]

 

[21,49] Opérations de Sicile (été 218)

(1) Tandis que la guerre, demeurait ainsi en suspens sur les bords de la Trébie, il se passa dans l'intervalle, près de la Sicile et des îles qui bordent l'Italie, des événements sur terre et sur mer, avant et depuis l'arrivée du consul Sempronius. (2) Vingt quinquérèmes et mille combattants avaient été envoyés par les Carthaginois pour ravager la côte de l'Italie; neuf de ces galères abordèrent à Lipari, huit à l'île de Vulcain, trois furent emportées par les vagues dans le détroit. (3) Celles-ci furent signalées à Messine, où Hiéron, roi de Syracuse, se trouvait alors pour attendre le consul romain; il fit avancer contre elles douze bâtiments qui les prirent ans résistance, et les conduisirent au port de Messine. (4) On sut par les prisonniers qu'outre l'armement de vingt vaisseaux, dont ils faisaient partie, et qui cinglait vers l'Italie, trente-cinq quinquérèmes allaient encore aborder en Sicile, pour y soulever les anciens alliés de Carthage. (5) Leur but principal était de s'emparer de Lilybée; mais, sans doute, la tempête qui les avait eux-mêmes dispersés, avait aussi jeté cette flotte vers les îles Aegates. (6) Le roi fait parvenir ces avis au préteur M. Aemilius, chargé du département de la Sicile, et lui recommande d'établir dans Lilybée une forte garnison. (7) Aussitôt le préteur envoie dans les cités voisines ses lieutenants et ses tribuns, avec ordre de recommander partout la vigilance la plus exacte. Et d'abord on pourvut à la défense de Lilybée. Outre les préparatifs de guerre, une proclamation enjoignit à tous les équipages de se munir de vivres pour dix jours, de les porter à bord, (8) et de s'embarquer au premier signal. Les vedettes, placées le long de la côte sur des hauteurs, devaient avertir d'avance de l'approche des vaisseaux ennemis. Tout était prêt; (9) et, quoique les Carthaginois eussent à dessein ralenti la marche de leurs navires pour entrer seulement au point du jour dans la rade de Lilybée, on n'en fut pas moins prévenu de leur arrivée, parce que la lune brilla toute la nuit, et qu'ils venaient voiles déployées. (10) Aussitôt les vedettes donnèrent le signal, et dans la ville on cria aux armes et l'on courut aux vaisseaux; une partie des soldats était sur les remparts, et aux portes; une autre, sur les vaisseaux. (11) Les Carthaginois, contraints de renoncer à une surprise, se tinrent, jusqu'au jour, à distance de la rade, occupés à baisser leurs voiles et à se disposer au combat. (12) Dès le matin, ils ramenèrent leur flotte en pleine mer, afin d'ouvrir pour la bataille un espace plus vaste, et de laisser libre aux bâtiments ennemis la sortie du port. (13) Les Romains ne refusèrent point l'action; ces mêmes parages leur rappelaient de glorieux souvenirs, et leurs guerriers étaient aussi nombreux que vaillants.

[Début]

 

[21,50] Bataille au large de Lilybée

(1) À peine est-on sur la haute mer, que les Romains tentent l'abordage, pour se mesurer corps à corps avec l'ennemi; (2) mais les Carthaginois, éludant cette manoeuvre, opposent la ruse à la force, et aiment mieux combattre avec les vaisseaux qu'avec les armes et les hommes. (3) En effet, leur flotte, abondamment pourvue de rameurs, manquait de soldats; et, sitôt qu'il y avait engagement, le petit nombre de leurs combattants était incapable de soutenir la lutte. (4) Ce fait étant connu, les Romains furent encouragés par leur grand nombre, et les Carthaginois effrayés de leur faiblesse. En un moment, sept de leurs vaisseaux furent enveloppés; le reste prit la fuite: on fit prisonniers, sur les sept bâtiments, dix-sept cents hommes, soldats, ou matelots, et, parmi eux, trois nobles carthaginois. (6) La flotte romaine, sans autre dommage qu'un seul vaisseau percé de part en part, mais qu'on parvint même à sauver avec les autres, rentra dans le port. (7) Ce fut après cette victoire, et avant que la nouvelle en eût été portée à Messine, que le consul Tiberius Sempronius arriva dans cette ville. Au moment où il entrait dans le détroit, le roi Hiéron alla à sa rencontre, avec une flotte pompeusement ornée: là, passant du vaisseau royal sur le bord du consul, (8) il le félicita d'être arrivé sans accident funeste avec ses navires et son armée, et lui souhaita une heureuse traversée en Sicile; (9) puis il l'informa de la situation de l'île, des desseins des Carthaginois, et promit de servir les Romains, dans sa vieillesse, avec le même zèle qu'il avait montré dans sa jeunesse, pendant la guerre précédente. (10) Il s'engagea à fournir gratuitement du blé et des habits aux légions et aux équipages du consul. Un grand danger, disait-il, menace Lilybée et les autres villes maritimes; les esprits y sont avides de changements. (11) D'après cet avis, le consul crut devoir se porter sur-le-champ, avec sa flotte, sur Lilybée; celle du roi, et le prince lui-même, partirent avec lui; ils apprirent en mer le combat de Lilybée, la défaite et la prise des vaisseaux ennemis.

[Début]

 

[21,51] Le consul rejoint son collègue au camp de la Trébie (novembre 218)

(1) À son arrivée à Lilybée, le consul congédia le roi Hiéron et sa flotte; et, après avoir laissé un préteur pour défendre les côtes de la Sicile, il passa en personne dans l'île de Malte, alors au pouvoir des Carthaginois. (2) À peine avait-il mis pied à terre, qu'on lui livra Amilcar, fils de Gisgon, commandant des troupes, avec un peu moins de deux mille soldats, la place et l'île entière. Quelques jours après, il revint à Lilybée; et, là, tous les prisonniers faits par le consul ou par le préteur furent vendus à l'encan, à l'exception des personnages d'une naissance illustre. (3) Lorsque Sempronius crut avoir assez pourvu, de ce côté, à la sûreté de la Sicile, il se dirigea vers les îles de Vulcain, où il y avait, disait-on, une flotte carthaginoise; mais il n'y trouva point un seul ennemi. (4) Déjà, sans doute, ils étaient partis pour ravager les côtes de l'Italie, et leurs dévastations sur le territoire de Vibo avaient jeté la terreur au sein même de Rome. (5) À l'instant où le consul regagnait la Sicile, il reçoit la nouvelle de leur descente, et une lettre du sénat, qui lui apprend l'arrivée d'Hannibal en Italie, et l'appelle au plus tôt au secours de son collègue. (6) Agité de tant d'inquiétudes diverses, il fait sur-le-champ embarquer l'armée, qu'il envoie à Ariminum par la mer supérieure; il charge le lieutenant Sextus Pomponius, à qui il laisse vingt-cinq vaisseaux longs, de veiller à la défense du territoire de Vibo et de la côte maritime de l'Italie; il complète au préteur Marcus Aemilius une flotte de cinquante bâtiments. (7) Après toutes ces dispositions en Sicile, lui-même, avec dix navires, longe la côte de l'Italie, pour se rendre à Ariminum: de là, il s'avance avec son armée vers la Trébie, et vient se joindre à son collègue.

[Début]

 

[21,52] Victoire indécise des Romains

(1) La réunion des deux consuls et de toutes les forces romaines contre Hannibal semblait être pour l'empire un gage de salut, ou il fallait désormais renoncer à toute espérance. (2) Cependant l'un des consuls, abattu par la défaite de sa cavalerie et par sa blessure, était d'avis de gagner du temps; l'autre, plein d'une ardeur nouvelle et partant plus hardi, ne pouvait souffrir de retard. (3) Tout le terrain entre la Trébie et le Pô était alors occupé par les Gaulois. Dans cette lutte de deux peuples si puissants, leur politique indécise tendait visiblement à se déclarer pour le vainqueur. (4) Les Romains ne leur demandaient que de rester neutres; mais Hannibal irrité s'écriait qu'eux-mêmes l'avaient appelé en Italie, pour être leur libérateur. (5) Cédant à la colère, à la nécessité de nourrir son armée par le butin, il envoie deux mille hommes d'infanterie, mille de cavalerie, presque tous Numides, et parmi eux quelques Gaulois, ravager tout le territoire jusqu'aux rives du Pô. (6) Incapables de résister, les Gaulois, qui jusqu'alors avaient flotté incertains, forcés par les outrages de leurs agresseurs, se déclarent pour ceux dont ils attendent des vengeurs; ils députent vers le consul, et implorent le secours des Romains pour leur pays, victime de sa trop grande fidélité envers Rome. (7) Cornélius ne trouvait ni le motif suffisant, ni l'instant favorable pour hasarder une action; les Gaulois aussi lui étaient suspects: que de fois ils avaient usé de perfidie! Le souvenir de leurs anciennes trahisons pouvait être effacé par le temps; mais devait-on oublier la révolte toute récente des Boïens? (8) Sempronius, au contraire, tenait que ce serait un lien indissoluble pour la foi des alliés, si l'on accordait une protection généreuse à ceux qui, les premiers, l'avaient réclamée. (9) Son collègue hésitait encore; il prend alors sa cavalerie, y joint mille fantassins, archers en grande partie, et les fait passer au-delà de la Trébie, pour défendre les terres des Gaulois. (10) Cette troupe rencontre celle d'Hannibal, dispersée, sans ordre, dont la plupart des soldats étaient d'ailleurs chargés de butin; elle l'attaque à l'improviste, y sème l'épouvante et le carnage, la met en fuite, et la poursuit jusqu'au camp, jusqu'aux avant-postes ennemis: là, repoussée par la multitude qui se précipite hors des lignes, elle rétablit le combat avec de nouveaux renforts. (11) Il s'ensuivit un engagement très disputé; et, quoique à la fin les chances fussent devenues égales, cependant l'avantage parut pencher du côté des Romains.

[Début]

 

[21,53] Impatience du consul Ti. Sempronius Longus

(1) Cependant, plus que tout autre, le consul avait trouvé le succès grand et mérité. Il était transporté de joie, d'avoir été vainqueur dans un genre de combat où son collègue avait été vaincu. (2) Il venait de relever, de ranimer le courage des soldats; tous, excepté Cornélius, demandaient à l'instant la bataille. Encore plus affecté au moral qu'au physique, l'autre consul, au souvenir de sa blessure, redoutait la mêlée et les javelots de l'ennemi; mais fallait-il laisser vieillir cette ardeur, près d'un malade? (3) pourquoi différer et perdre le temps? Attend-on un troisième consul, une troisième armée? (4) Les Carthaginois sont campés au sein de l'Italie, presque à la vue de Rome. Ce n'est plus la Sicile, la Sardaigne, enlevées à des vaincus, que viennent attaquer leurs armes; ce n'est plus l'Espagne, en deçà de l'Hèbre, qu'ils essaient d'envahir: c'est du sol paternel, de la terre de la patrie, qu'ils veulent chasser les Romains. (5) "Combien gémiraient nos pères, disait-il, accoutumés à porter la guerre près des murs de Carthage, s'ils nous voyaient, nous, leurs enfants, s'ils voyaient deux consuls, deux armées consulaires, au milieu de l'Italie, arrêtés par la crainte dans leurs retranchements: tandis que l'Africain a soumis à sa domination tout le pays entre les Alpes et l'Apennin!" (6) Tels étaient les discours qu'il tenait près du lit de son collègue malade, qu'il répétait presque publiquement dans sa tente. Il était aiguillonné et par l'idée de l'approche des comices, qui pouvaient remettre à d'autres consuls le soin de la guerre, et par l'occasion de faire rejaillir sur lui seul toute la gloire d'un succès, pendant la maladie de son collègue. (7) Aussi, malgré les représentations de Cornélius, il ordonne aux soldats de se tenir prêts à livrer bataille au plus tôt. Hannibal, qui voyait bien que la prudence était le parti le plus sûr pour l'ennemi, ne se doutait guère que les consuls agiraient avec légèreté et imprudence. (8) Mais, convaincu par la renommée d'abord, ensuite par ses observations, de la fougue, de l'emportement d'un des consuls, dont un succès sur ses fourrageurs avait dû accroître encore l'impétuosité, il ne désespérait plus que la fortune lui fournit bientôt l'occasion de frapper un grand coup. (9) Afin de ne point la laisser échapper, il redoublait de vigilance et d'activité, tandis que le soldat romain était peu aguerri, que le meilleur des deux généraux se trouvait, par sa blessure, hors d'état de combattre, (10) et que rien jusque là n'avait refroidi l'enthousiasme des Gaulois, dont il savait que le grand nombre le suivrait avec plus de répugnance, à mesure qu'on les entraînerait plus loin de leur patrie. (11) Ces motifs, d'autres encore, lui firent espérer une bataille prochaine: d'ailleurs, en cas de retard, il était résolu à la provoquer, lorsque ses espions, choisis parmi les Gaulois, qui excitaient moins la défiance, parce que cette nation servait dans les deux armées, lui rapportèrent que les Romains se disposaient au combat; il se mit alors à chercher dans les environs un lieu propre à une embuscade.

[Début]

 

[21,54] Les Romains acceptent le combat (fin décembre)

(1) Entre les deux armées coulait un ruisseau, renfermé, de toutes parts, dans des rives profondes et couvertes d'herbes marécageuses, de buissons, de broussailles, comme le sont d'ordinaire tous les lieux incultes. On pouvait cacher même de la cavalerie dans cet endroit obscur: Hannibal s'en aperçut, après avoir lui-même reconnu te terrain: "Voilà quel sera ton poste, dit-il à Magon, son frère: (2) choisis dans l'armée cent cavaliers, cent fantassins, et viens avec eux me joindre à la première veille. Il faut maintenant prendre de la nourriture et du repos." Il dit, et congédie le conseil. (3) Magon paraît bientôt avec sa troupe d'élite. "Je vois, dit Hannibal, des guerriers intrépides. Mais, afin de vous assurer l'avantage du nombre ainsi que de la valeur, vous choisirez chacun, dans tous les bataillons d'infanterie ou de cavalerie, neuf braves qui vous ressemblent. Magon vous montrera où vous devez vous embusquer. Vous aurez affaire à un ennemi incapable de rien voir dans ces ruses de guerre." (4) Les mille cavaliers et les mille fantassins de Magon sont partis. Hannibal, au point du jour, ordonne à la cavalerie numide de passer la Trébie, de voltiger le long du camp romain, et de harceler les avant-postes, pour attirer l'ennemi au combat; puis, lorsque l'action serait engagée, de lâcher pied peu à peu, afin de l'entraîner en deçà de la rivière. (5) Telles étaient les instructions des Numides. Les autres chefs de l'infanterie et de la cavalerie reçoivent l'ordre de faire dîner tous leurs soldats, de seller ensuite les chevaux, et d'attendre le signal sous les armes. (6) Sempronius, à la première alerte donnée par les Numides, fait d'abord avancer toute sa cavalerie, cette partie de ses forces dont il est si fier, puis six mille hommes d'infanterie, et enfin toutes ses troupes, tant il était avide de mettre à exécution sa résolution prise longtemps d'avance de livrer bataille. (7) Ce jour-là, la brume était assez piquante, et il tombait de la neige dans ces lieux situés entre les Alpes et l'Apennin, et refroidis encore par le voisinage des fleuves et des marais. (8) Comme les hommes et les chevaux étaient sortis précipitamment, sans avoir pris d'avance aucune nourriture, sans s'être munis d'aucune protection contre la rigueur de la saison, ils n'avaient plus de chaleur; et, à l'approche de la rivière, l'air, devenu plus vif, les glaçait de froid. (9) Bientôt ils entrent dans l'eau, afin de poursuivre les Numides qui fuient devant eux, et ils en ont jusqu'à la poitrine, à cause des pluies qui, la nuit précédente, ont grossi la Trébie: alors, à mesure qu'ils sortent de la rivière, ils sentent leurs membres si engourdis, qu'à peine ils peuvent tenir leurs armes; et, comme déjà la journée est avancée, ils se trouvent épuisés de fatigue et de besoin.

[Début]

 

[21,55] Les Carthaginois ont l'avantage

(1) Cependant les soldats d'Hannibal, qui ont allumé des feux devant leurs tentes, assoupli leurs membres avec l'huile distribuée dans chaque bataillon, et pris tranquillement leur repas, à la nouvelle que l'ennemi a passé la rivière, saisissent leurs armes, pleins d'ardeur et de force, et viennent se ranger en bataille. (2) Hannibal place en première ligne les Baléares, troupes légères, qui forment à peu près huit mille hommes; ensuite son infanterie, pesamment armée, tout ce qu'il a de braves, de vigoureux guerriers: il répand sur les ailes dix mille chevaux, et, en tête de chacune il dispose ses éléphants. (3) Le consul, qui voit sa cavalerie, ardente à la poursuite des Numides débandés, assaillie à l'improviste par ces mêmes Numides qui tout à coup lui opposent une vive résistance, fait sonner la retraite, la rappelle, et la distribue sur les deux ailes de son infanterie, (4) composée de dix-huit mille Romains, de vingt mille alliés de nom latin, et d'un corps d'auxiliaires cénomans, la seule des nations gauloises dont la foi ne s'était point démentie. Telles étaient les deux armées marchant au combat. (5) L'action fut engagée par les Baléares; mais, comme les légions leur présentaient une masse de forces trop imposante, on fit bientôt retirer sur les ailes ces troupes légères. Par ce mouvement, la cavalerie romaine fut aussitôt accablée. (6) En effet, quatre mille cavaliers, qui déjà par eux-mêmes avaient peine à résister à dix mille Carthaginois, la plupart aussi dispos que les Romains étaient épuisés, se trouvèrent encore écrasés par une grêle de traits que leur lancèrent les Baléares. (7) Avec cela, les éléphants, qui débordaient les extrémités des ailes, et dont l'aspect et l'odeur extraordinaire effrayaient surtout les chevaux, répandaient au loin le désordre. (8) Entre les deux infanteries, il y avait plutôt égalité de courage que de vigueur; car les Carthaginois, tout frais et bien nourris à l'avance, luttaient avec avantage contre des ennemis épuisés de faim et de lassitude, engourdis et paralysés par le froid. Cependant les Romains eussent résisté, s'ils n'avaient eu à combattre que de l'infanterie: (9) mais notre cavalerie une fois mise en déroute, les Baléares criblaient de traits nos fantassins sur les flancs, et déjà les éléphants s'étaient portés sur le centre. Bientôt Magon et les Numides, qui ont vu les Romains dépasser leur embuscade secrète, arrivent par derrière, et sèment çà et là le trouble et la consternation. (10) Cependant, au milieu de tant de maux qui la menacent de toutes parts, notre armée demeura quelque temps inébranlable, et, contre l'attente générale, soutint surtout le choc des éléphants. (11) Des vélites, disposés pour cet effet, leur firent tourner le dos, en leur lançant des javelines acérées; puis, se précipitant sur leurs traces, ils les perçaient sous la queue, à l'endroit où leur peau plus molle était plus accessible au fer.

[Début]

 

[21,56] Déroute de l'armée romaine près de la Trébie

(1) Au moment où, dans leur effroi, ils allaient se rejeter sur les Carthaginois eux-mêmes, Hannibal ordonna de les faire repasser du centre vers les extrémités, et de les diriger sur l'aile gauche, contre les Gaulois auxiliaires: la déroute ne fut pas un instant douteuse. Surcroît d'alarmes pour les Romains, à la vue de la fuite des auxiliaires. (2) Aussi, obligés de combattre sur tous les points, dix mille hommes environ, car le reste ne put s'échapper, s'ouvrirent un passage, par le massacre de beaucoup d'ennemis, à travers le centre de l'armée africaine, renforcée de Gaulois auxiliaires; (3) et, comme il leur était impossible de regagner le camp, dont la Trébie leur fermait l'entrée, ou de distinguer assez, à cause de la pluie, les endroits où ils auraient pu venir au secours des leurs, ils se rendirent droit à Plaisance. (4) Chacun ensuite chercha à s'échapper d'un côté ou d'un autre. Ceux qui coururent vers la rivière furent engloutis dans les eaux, ou accablés par les Carthaginois, s'ils hésitaient à tenter le passage. (5) Ceux qui, dans leur fuite, s'étaient dispersés à travers champs, prirent la route de Plaisance, sur les traces du corps d'armée qui effectuait sa retraite. D'autres enfin, enhardis par la crainte même de l'ennemi, s'élancèrent dans la Trébie, la traversèrent heureusement, et se réfugièrent dans leurs lignes. (6) Une pluie mêlée de neige, et la rigueur intolérable du froid, firent périr une grande quantité de chevaux et presque tous les éléphants. (7) Les Carthaginois ne poursuivirent pas les Romains au-delà du fleuve, et ils retournèrent dans leur camp, tellement transis et glacés, qu'à peine ils sentaient la joie de leur victoire. (8) Aussi la nuit suivante, lorsque le détachement commis à la garde de nos retranchements, et les faibles débris de nos troupes nombreuses passaient la Trébie sur des radeaux, les Carthaginois ne s'en aperçurent point; soit parce que la pluie tombait par torrents, (9) ou qu'incapables, par leur lassitude et par leurs blessures, de faire aucun mouvement, ils feignirent de ne rien entendre. Scipion, sans être inquiété dans sa marche silencieuse, conduisit sa division à Plaisance: de là, traversant le Pô, il gagna Crémone, pour que le cantonnement de deux armées ne restât point à la charge d'une seule colonie.

[Début]

 

[21,57] Voyage-éclair du consul à Rome; attaque de Victumulae

(1) Cet échec causa dans Rome une terreur si profonde, que déjà l'on croyait voir l'ennemi marcher sur la ville enseignes déployées. Plus d'espérance, plus de ressources pour repousser les assauts qu'il livrerait aux portes et aux remparts. (2) "Un consul avait été défait sur les bords du Tessin, l'autre rappelé de la Sicile, et les deux armées consulaires venaient encore d'être vaincues. De quels chefs, de quelles légions implorer désormais le secours?" (3) L'effroi régnait partout, lorsqu'on vit arriver Sempronius. Malgré mille périls, malgré la cavalerie d'Hannibal, répandue çà et là dans la plaine pour piller, plus téméraire que prudent, sans espoir de n'être point aperçu, de résister, s'il était découvert, le consul était parvenu à s'échapper. (4) Il tint les comices consulaires; c'est ce qu'on désirait le plus dans la circonstance présente: ensuite il retourne à ses cantonnements. On avait nommé consuls Cneius Servilius et Caius Flaminius. (5) Du reste, les Romains étaient sans cesse inquiétés dans leurs quartiers d'hiver par les cavaliers numides qui erraient de tous côtés, ou par les Celtibériens et les Lusitaniens, aux lieux où la cavalerie trouvait trop d'obstacles. Tous les approvisionnements leur étaient interceptés, à l'exception de ceux qui arrivaient par le Pô, sur des barques. (6) Il y avait près de Plaisance un marché, défendu par de solides murailles et par une forte garnison: Hannibal, qui se flattait de s'en rendre maître, s'avança avec sa cavalerie et ses troupes légères; et, comme le secret seul pouvait assurer le succès de l'entreprise, il tenta de nuit son attaque: mais il ne réussit pas à tromper la vigilance des gardes. (7) Le cri d'alarme fut poussé avec tant de force, qu'il retentit jusque dans Plaisance. Aussi, au point du jour, le consul était arrivé avec sa cavalerie; les légions avaient ordre de le suivre, formées en bataillons carrés. (8) Cependant il se livra un combat de cavalerie; Hannibal en sortit blessé, ce qui effraya les Carthaginois: la garnison, d'ailleurs, avait fait une vive résistance. (9) Après quelques jours de repos, et sa blessure à peine cicatrisée, il se remet en campagne pour attaquer Victumulae, (10) autre marché que les Romains avaient fortifié pendant la guerre des Gaulois. Il était devenu le séjour d'une foule d'habitants des peuplades voisines, et la crainte du pillage y avait alors rassemblé presque toute la population des campagnes. (11) Cette multitude, animée par le bel exemple qu'avait montré la garnison de Plaisance, court aux armes, et s'avance contre Hannibal. (12) C'était plutôt un rassemblement qu'une armée en bon ordre. L'action s'engagea sur la route même; mais, comme il y avait, d'un côté, une foule sans discipline, de l'autre, des soldats sûrs de leur général, une poignée de monde suffit pour mettre en déroute trente-cinq mille hommes environ. (13) Le lendemain la place capitula, et reçut garnison. On somme les assiégés d'apporter leurs armes; ils obéissent. Tout à coup le signal est donné aux vainqueurs de piller la ville, comme si elle eût été prise d'assaut; (14) il n'y manque aucune des horreurs qui d'ordinaire, dans l'histoire, signalent la prise des cités; tant la brutalité, la barbarie, et la plus cruelle insolence s'exercèrent contre ces malheureux vaincus. Telles furent, pendant l'hiver, les expéditions d'Hannibal.

[Début]

 

[21,58] Tourmente dans l'Apennin (début de 217)

(1) Il donna ensuite quelque repos aux soldats, mais pendant les grands froids seulement; (2) et, aux premières approches, encore douteuses, du printemps, il quitte ses quartiers d'hiver, et passe en Étrurie, pour soumettre cette nation, comme il avait fait pour les Gaulois et les Ligures, de gré ou de force. (3) Au passage de l'Apennin, il fut surpris par une tempête si affreuse, que seule elle sembla surpasser toutes les horreurs des Alpes. Une pluie mêlée de vent, qui donnait dans le visage des Carthaginois, les obligea de s'arrêter, parce qu'il leur fallait ou quitter leurs armes, ou s'exposer à être entraînés par le tourbillon, s'ils essayaient de lutter contre sa violence. (4) Bientôt, comme l'ouragan leur coupait la respiration, et les empêchait de reprendre haleine, ils se tinrent quelque temps assis, le dos tourné contre le vent. (5) Mais tout à coup un épouvantable fracas retentit dans le ciel, des éclairs brillent accompagnés de violents coups de tonnerre. Privés, pour ainsi dire, de l'ouïe et de la vue, tous demeurent immobiles d'effroi. (6) Enfin, la pluie tombe par torrents; et, comme elle donnait au vent une nouvelle force, ils se virent contraints de camper à l'endroit même où l'orage les avait surpris. (7) Mais dès lors commencèrent pour eux de nouvelles souffrances; car il leur était impossible de déployer ou d'établir les tentes; et s'ils venaient à réussir, rien ne restait en place, parce que le vent déchirait, emportait tout. (8) Peu après, l'eau, qu'il avait soulevée, se gela sur le sommet glacé des montagnes, et retomba en grêle neigeuse si épaisse, que, laissant tout autre soin, les soldats se couchèrent à terre, ensevelis plutôt qu'abrités sous leurs vêtements. (9) Il succéda une froidure si âpre, qu'au moment où cette triste jonchée d'hommes et de chevaux tenta de se relever et de se dresser sur ses pieds, elle fit longtemps de vains efforts, parce que leurs nerfs, engourdis par le froid, avaient ôté tout ressort à leurs articulations. (10) Enfin, lorsqu'à force de s'agiter, ils eurent recouvré le mouvement, ranimé leurs esprits, et que, de loin en loin, on eut commencé à allumer quelques feux, chacun, incapable de rien faire seul, implorait le secours d'autrui. (12) Ils restèrent deux jours comme assiégés dans ce lieu. Il y périt beaucoup d'hommes, de chevaux, et sept des éléphants qui avaient survécu à la journée de la Trébie.

[Début]

 

[21,59] Bataille indécise devant Plaisance (début mars 217)

(1) Renonçant à passer l'Apennin, Hannibal revint sur ses pas du côté de Plaisance, et alla camper à dix milles de cette ville. Le lendemain, il s'avance contre l'ennemi, à la tête de douze mille fantassins et de cinq mille cavaliers. (2) Le consul Sempronius, déjà de retour de Rome, ne refusa point le combat. Une distance de trois mille pas se trouvait, ce jour-là, entre les deux camps. (3) Le lendemain, l'action s'engagea avec acharnement, avec des chances diverses. Au premier choc, les Romains eurent une supériorité si prononcée, que, devenus maîtres du champ de bataille, ils repoussèrent les Carthaginois jusque dans leurs lignes, où ils entreprirent même de les assiéger. (4) Hannibal, qui n'avait laissé, près des retranchements et des portes que fort peu de troupes, resserra le reste vers le milieu du camp, et recommanda aux siens de ne s'ébranler que quand il en donnerait le signal. (5) Il était environ la neuvième heure, lorsque le consul, après avoir fatigué vainement ses soldats, et renonçant à l'espoir de forcer le camp, fit sonner la retraite. (6) Hannibal profita du moment où il vit l'ardeur des Romains se ralentir, et leur retraite s'opérer; tout à coup il détacha sa cavalerie par la droite, par la gauche; et, placé lui-même au centre avec l'élite de son infanterie, il s'élança hors des lignes. (7) Jamais lutte plus sanglante n'eût signalé la ruine des deux partis, si le jour eût permis qu'elle se prolongeât davantage. (8) La nuit vint mettre fin à l'animosité qui enflammait les combattants. Aussi l'attaque fut-elle plus vive que meurtrière; et, comme les chances s'étaient à peu près balancées, la perte fut à peu près égale; elle n'excéda pas, de part et d'autre, six cents hommes d'infanterie et trois cents de cavalerie. (9) Toutefois celle des Romains fut plus grande que nombreuse, parce qu'il périt, de leur côté, plusieurs chevaliers, cinq tribuns militaires et trois préfets des alliés. (10) Ensuite Hannibal se retira en Ligurie, et Sempronius à Lucques. À l'arrivée des Carthaginois, les Ligures, qui avaient surpris par trahison deux questeurs romains, Caius Fulvius et Lucius Lucrétius, avec deux tribuns des soldats et cinq chevaliers, presque tous fils de sénateurs, s'empressent, pour le convaincre qu'il aura en eux de sûrs et fidèles alliés, de lui livrer leurs captifs.

[Début]

 

[21,60] Arrivée de l'armée romaine en Espagne (automne 218)

(1) Tandis que ces événements se passent en Italie, Cneius Cornélius Scipion, envoyé en Espagne avec une flotte et une armée, (2) après être parti des bouches du Rhône, et avoir côtoyé les monts Pyrénées, était venu aborder à Empories: (3) lorsqu'il eut débarqué ses troupes, il soumit à l'empire de Rome, d'abord les Lacetani, puis toute la côte maritime jusqu'à l'Hèbre, soit en formant des alliances nouvelles, soit en renouvelant les anciennes. (4) Sa réputation de clémence lui donna du crédit sur les peuples maritimes, et jusque dans l'intérieur des terres et des montagnes, sur des nations plus fières de leur indépendance; il sut près d'elles se ménager la paix, les associer même à ses armes, et en tirer des cohortes redoutables d'auxiliaires. (5) Hannon commandait dans la partie en deçà de l'Hèbre; Hannibal l'avait laissé pour défendre cette contrée. Jaloux de prendre l'offensive, avant que toute la province eût abandonné son parti, il vint camper à la vue des Romains, et leur présenta la bataille. (6) Scipion l'accepta sans balancer; il savait qu'il aurait à lutter contre Hannon et contre Hasdrubal, et il aimait mieux les attaquer séparément que tous deux ensemble. (7) La victoire ne lui coûta pas de grands efforts. Il tua six mille hommes à l'ennemi, et lui fit deux mille prisonniers, outre le détachement préposé à la garde des lignes qui furent forcées; le général lui-même, avec plusieurs des principaux chefs, tomba au pouvoir des Romains; et Cissis, place voisine des retranchements, fut également emportée. (8) Le butin, fait dans la ville, se réduisit à presque rien: un attirail grossier, digne d'une peuplade sauvage, quelques misérables esclaves. (9) Mais le pillage du camp enrichit le soldat; on y trouva les effets les plus précieux de l'armée qu'on venait de battre, et de celle qui servait en Italie, sous les ordres d'Hannibal; car elle avait laissé, en deçà des Pyrénées, tout ce qui aurait pu l'embarrasser dans sa marche.

[Début]

 

[21,61] Combats autour de Tarragone (courant de l'hiver)

(1) Avant que la nouvelle de cette défaite fût devenue officielle, Hasdrubal avait passé l'Hèbre avec huit mille hommes d'infanterie et mille de cavalerie, espérant trouver les Romains à leur première arrivée; mais, informé du désastre de Cissis et de la prise du camp, il se dirigea vers la mer. (2) Non loin de Tarragone, il rencontra les soldats de la flotte et les matelots dispersés çà et là dans la campagne (car le succès engendre d'ordinaire la négligence); il envoya contre eux sa cavalerie sur tous les points, en fit un grand carnage, et les repoussa, dans un désordre plus grand encore, jusqu'à leurs vaisseaux. (3) N'osant pas ensuite s'arrêter plus longtemps en ces lieux, de peur d'être surpris par Scipion, il repassa l'Hèbre. (4) Le consul, au bruit de l'arrivée d'un nouvel adversaire, avait précipité sa marche; après avoir puni plusieurs capitaines de vaisseaux, et laissé quelques troupes à Tarragone, il revint avec sa flotte à Empories: (5) à peine il s'éloignait, qu'Hasdrubal était de retour; il soulève les Ilergètes, qui avaient donné des otages à Scipion; et, avec la jeunesse même de cette nation, il porte le ravage sur les terres des fidèles alliés de Rome. (6) Scipion sort de ses quartiers d'hiver; Hasdrubal évacue de nouveau tout le pays en deçà de l'Hèbre. Scipion, à la tête d'une armée redoutable, vient attaquer les Ilergètes, abandonnés de ceux qui les avaient poussés à la révolte; il les réduit à se renfermer tous dans Atanagrum, (7) leur capitale, et les y assiége. Peu de jours après, ce peuple avait reçu l'ordre de fournir un plus grand nombre d'otages que la première fois, avec une contribution en argent; il était soumis et dompté. (8) Le consul marcha ensuite contre les Ausetani, situés prés de l'Hèbre, et alliés aussi des Carthaginois: il met le siège devant leur ville; et les Lacetani, qui viennent, pendant la nuit, au secours de leurs voisins, à peu de distance de la place, au moment où ils vont y pénétrer, tombent dans une embuscade. (9) On leur tua douze mille hommes; le reste, presque sans armes, se précipita en désordre à travers champs pour regagner ses demeures; et les assiégés n'étaient plus protégés que par la rigueur de l'hiver, qui arrêtait les opérations du siège; (10) il dura trente jours, pendant lesquels il y eut rarement moins de quatre pieds de neige; elle avait tellement couvert les mantelets et les gabions des Romains, qu'elle devint un protection contre les feux lancés à diverses reprises par les ennemis, pour incendier les machines. (11) Enfin, abandonnés d'Amusicus, leur chef, qui s'était réfugié prés d'Hasdrubal, ils capitulent pour vingt talents d'argent. L'armée romaine retourna à Tarragone dans ses cantonnements.

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[21,62] Prodiges inquiétants à Rome

(1) À Rome, ou dans les environs, il y eut, cet hiver, grand nombre de prodiges; ou plutôt, par un effet ordinaire de la superstition, lorsqu'elle s'est une fois emparée des esprits, on en annonça beaucoup que l'on crut légèrement. (2) Par exemple, un enfant de six mois, de condition libre, avait crié "Triomphe!" dans le marché aux herbes; (3) dans celui aux boeufs, un taureau était monté de lui-même à un troisième étage, d'où il s'était ensuite précipité, effrayé par les cris des habitants de la maison; (4) dans le ciel avaient brillé des feux en forme de vaisseaux; le tonnerre était tombé sur le temple de l'Espérance, dans le marché aux herbes; à Lanuvium, la lance de Junon s'était agitée; un corbeau, descendu dans le sanctuaire de cette déesse, s'était perché sur le Pulvinar même; (5) dans la campagne d'Amiterne, on avait vu, à plusieurs endroits, des fantômes à figure humaine, vêtus de blanc, et qui ne se laissaient approcher par personne; dans le Picénum, il avait plu des pierres; à Caeré, les sorts s'étaient rapetissés; dans la Gaule, un loup avait arraché du fourreau l'épée d'une sentinelle. (6) Pour les autres prodiges, on chargea les décemvirs de consulter les livres de la Sibylle; quant à la pluie de pierres du Picénum, on ordonna neuf jours de sacrifices; et, à plusieurs reprises, toute la ville fut occupée de cérémonies expiatoires: (7) on fit d'abord des lustrations dans tous les quartiers de Rome; on immola les grandes victimes aux dieux qui furent désignés; (8) une offrande en or, du poids de quarante livres, fut portée à Lanuvium dans le temple de Junon; sur l'Aventin, une statue de bronze fut aussi consacrée à cette déesse par les dames romaines. On ordonna un lectisterne à Caeré, où les sorts s'étaient rapetissés; des supplications à la Fortune, sur le mont Algide; (9) à Rome aussi, un lectisterne dans le temple de la Jeunesse; puis, des prières dans celui d'Hercule nommément; enfin des supplications générales dans tous les sanctuaires. On immola cinq grandes victimes au Génie de Rome; (10) et le préteur Caius Atilius Serranus reçut l'ordre de se lier par des voeux solennels, dans le cas où, pendant dix années, la situation de la république n'aurait point éprouvé de changement. (11) Ces expiations, ces voeux, commandés par les livres Sibyllins, calmèrent en grande partie les frayeurs superstitieuses.

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[21,63] Entrée en charge du consul Flaminius (15 mars 217)

(1) Flaminius, l'un des consuls désignés, à qui le sort avait donné le commandement des légions en quartiers d'hiver à Plaisance, envoya à Sempronius une lettre et l'ordre formel de faire assembler, pour les ides de mars, cette armée dans un camp à Ariminum. (2) C'était là qu'il voulait entrer en charge; il n'avait point oublié ses anciennes discussions avec le sénat, lorsqu'il avait été tribun du peuple, puis consul; car alors on exigeait son abdication, on s'opposait à son triomphe. (3) Il avait ajouté à la haine que lui témoignaient déjà les sénateurs, en approuvant seul parmi eux une nouvelle loi que le tribun du peuple Quintus Claudius avait portée à leur préjudice: elle défendait à tout sénateur, ou à tout fils de sénateur, d'avoir en mer un bâtiment qui renfermât plus de trois cents amphores. (4) Ce nombre devait suffire pour le transport des fruits recueillis sur les terres; et toute spéculation mercantile était indigne de la dignité sénatoriale. Cette affaire, qui excita les débats les plus vifs, attira à Flaminius, partisan de la loi, l'inimitié de la noblesse, mais aussi la faveur du peuple, et par elle un nouveau consulat. (5) D'après ces motifs, persuadé que, soit par la supposition de quelque irrégularité dans les auspices, soit par le retard apporté aux Féries latines, ou enfin par d'autres embarras consulaires, on chercherait à le retenir à Rome, il prétexta un voyage; et, encore simple particulier, il se rendit secrètement dans la province où devait l'appeler le consulat. (6) Ce départ, devenu public, fit éclater de nouveaux ressentiments parmi les sénateurs déjà exaspérés; tous s'écriaient: "Ce n'est plus avec nous seulement, mais avec les dieux immortels que Caius Flaminius est en guerre. (7) Autrefois, nommé consul sous des auspices défavorables, lorsque les dieux et les hommes le rappelaient du champ de bataille, il fut sourd à leur voix: aujourd'hui, la conscience de ses dédains sacrilèges lui fait éviter l'aspect du Capitole, et les cérémonies augustes de la religion: (8) il craint, le jour de son installation, de pénétrer dans le sanctuaire de Jupiter Très Bon, Très Grand; de voir, de consulter le sénat qu'il hait seul, et dont il est haï; de présider les Féries latines; d'offrir, sur le mont Albain, un sacrifice solennel à Jupiter Latiar; (9) de se rendre au Capitole, sous d'heureux auspices, pour y proclamer les voeux de la république; puis, dans sa province, avec les ornements de sa dignité et le cortège de ses licteurs. Comme un valet d'armée, il est parti, sans insignes, sans suite, en secret, furtivement, à l'exemple de ces exilés condamnés à ne plus profaner le sol de la patrie. (10) Sans doute il soutiendra mieux la majesté du commandement, s'il prend possession de sa dignité à Ariminum, plutôt qu'à Rome, s'il revêt la prétexte consulaire dans une hôtellerie plutôt qu'en présence de ses dieux pénates. (11) Il faut le rappeler, le forcer à revenir, le contraindre à remplir, sous nos yeux, tous ses devoirs envers les dieux et les hommes, avant qu'il se rende à son armée, à son département." Tel fut l'avis général. (12) Les députés, que l'on jugea à propos d'envoyer à ce sujet, Quintus Térentius et Marcus Antistius, ne purent rien gagner sur l'esprit de Flaminius; il les accueillit comme il avait reçu, dans son premier consulat, les lettres du sénat. (13) Peu de jours après, il entra en charge. Au moment du sacrifice, la victime, déjà frappée, s'échappa des mains des sacrificateurs, et vint inonder de sang plusieurs des assistants. (14) La fuite et le désordre furent plus grands encore parmi ceux qui ignoraient le motif de cette alarme subite; elle fut généralement regardée comme un présage très effrayant. (15) Bientôt Flaminius a reçu les deux légions de Sempronius, consul de l'année précédente, et les deux du préteur Caius Atilius; l'armée se met en marche à travers les sentiers étroits de l'Apennin, pour gagner l'Étrurie.

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 FIN DU LIVRE XXI DE TITE-LIVE


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